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La négociation de la prise en charge dans une maison de repos et de soins bruxelloise

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par Anne- Claire ORBAN
Université libre de Bruxelles - Master en anthropologie 2012
  

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6.6 Une situation qui coince

Je terminerai ce chapitre par une situation courante mettant en avant et confrontant ces 4 dimensions, appliquant la méthode d'Anselm Strauss (1992b) : l'analyse de différents points de vue d'acteurs autour d'un événement précis qu'est ici, la chute d'une résidente en pleine nuit. Mme De. est une personne démente et fortement désorientée. La nuit, elle se lève et se promène dans la maison. Elle se perd et tente alors d'entrer dans les chambres d'autres résidents, parfois en s'énervant. La nuit du 06 au 07 février, vers 3h00, Mme De. tombe non loin de la porte de Mr et Mme W., se cognant la tête contre la rampe. Ces derniers se réveillent et Mme W. sort. Leur voisine, Mme C., appelle l'équipe de garde qui après un court instant arrive et accompagne Mme De. dans sa chambre. Le lendemain je la vis, son visage était couvert de bleus.

Au petit matin du 07 février donc, au rapport infirmier (roulement d'équipe), une des soignantes de nuit se plaint du comportement de cette résidente, bruyante et dérangeante pour les autres résidents et dangereuse pour elle-même. Elle demande alors à la directrice nursing si des mesures de contention ne pourraient pas être envisagées. Directement, Mme Petit s'écrie : « il n'est pas question de barreaux ici ! », l'utilisation de mesures de contention ne rentrait pas dans la philosophie de la maison, « en plus, c'est illégal sans prescription... ». La soignante de nuit reprit alors, « et des calmants peut-être ? », « Non, reprend Mme Oste, prenant la relève pour la journée, elle ne réagit pas bien aux calmants... ». La directrice nursing se rend compte de l'impasse de la situation et termine par : « c'est un problème, mais c'est comme ça... ». Aucune solution envisagée pour résoudre la situation, le rapport prit fin.

Dans la matinée, je me rends dans le bureau de Mme Petit pour reparler de cet événement. Elle m'explique que dans ce cas, c'est la personne individuelle « qui a gagné », elle restera libre de ses mouvements, comme la maison le demande ; les autres résidents, la collectivité, « ont perdu » la bataille, et devront subir les allées et venues de cette résidente

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démente jusqu'au jour où elle ne saura plus marcher. La maison garantissant la liberté de la personne, aucune mesure de contention (dure ou molle) ne peut être envisagée. Plus encore : « normalement, ajoute-t-elle, il faut placer les lits le plus bas possible... si on pense que le résident risque de tomber, on peut mettre un tapis de mousse au pied de son lit pour qu'il ne se fasse pas mal en tombant par exemple... mais on ne peut pas le maintenir au lit ». On préfère ainsi que le résident tombe, se lève, réveille les autres plutôt que de le contraindre à rester couché. Entre bien-être de la communauté et respect de la mobilité individuelle, le deuxième choix prime. Et elle termine : « personne n'a la faute... C'est une situation qui coince... ».

K. Wetzelaer, formateur de soignants notamment concernant la contention, décrit bien cette tension entre liberté de la personne qui a le droit d'aller et venir et contention qui garantit pourtant la sécurité autant d'elle-même que de son entourage. Tout le noeud est ici : comment allier liberté et sécurité ? Contenir une personne immobile, comme le demande la soignante de nuit, irait à l'encontre des principes de la maison, suivant cette philosophie palliative du « non-forçage » mais de l'incitation (informations des fiches de formation).

Du côté des résidents, Mr et Mme W. ainsi que Mme C. s'énervent contre cette personne qui frappe aux portes, les ouvre et entre dans leurs chambres. Mme W. me raconte que trois fois la semaine précédente, elle s'était levée, entre 3 et 4 heures du matin, pour raccompagner cette dame dans sa chambre. Pourquoi vous n'appelez pas alors l'infirmière de nuit? « Oh, elles ont tellement de travail, on ne va pas les déranger pour ça ! » elle ajoute : « et puis, souvent la fille, elle dort, et elle a bien raison d'ailleurs, c'est normal, je vais pas la réveiller pour reconduire cette dame alors que moi aussi je sais où est sa chambre... ». On sent alors la tension entre le domicile qui devrait être un espace intime et privé et la vie en collectivité, notamment avec des déments. Pourtant, Mme W. se rend compte que cette dame n'y est pour rien, qu'elle est malade, elle se rend compte qu'il n'y a pas de solution puisque appeler l'équipe nuit ne résoudra pas la situation, Mme W. sait qu'elle doit prendre sur elle et supporter les dérangements « de cette situation qui coince ». Soit le schéma :

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... où la liberté d'une personne est privilégiée au détriment de la tranquillité des résidents, du personnel, et de la santé de cette dernière. Ceci rejoint le constat que Goffman pose dans son analyse d'un hôpital psychiatrique : « la conviction qu'il faut, dans son intérêt [d'un reclus], respecter certaines règles peut imposer la nécessité d'en violer d'autres, ce qui exige un difficile dosage des fins poursuivies » (1968 : 125).

***

Négocier un ordre social (Strauss et c o. 1997) mêlant acteurs hospitaliers, philosophie palliative, préservant des « chez-soi», le tout entouré de contraintes institutionnelles, telle est la difficile mission de la maison de repos et de soins. Antoine Hennion, à propos de l'art, pose la question : « Comment rendre compte de ce qui se passe sans considérer d'un côté l'oeuvre, la production culturelle, de l'autre le public ? Comment dépasser ce grand partage ? » (1993 : 216). Ce grand partage, je tente de le surmonter dans la suite de ce mémoire en mettant en avant les micro-scènes quotidiennes, formant le monde quotidien, formant « la » prise en charge des personnes âgées, tiraillée entre ces philosophies distinctes, entre ces trois « types-idéaux », encadrés de contraintes institutionnelles.

Tout d'abord, si de prime abord, tous les acteurs en jeu s'accordent sur l'objectif principal de la maison, ces derniers l'appliquent différemment au quotidien, selon leur vision, leur valeurs, etc. J'ai déjà montré qu'il existe une forme de rétention de l'information de la part du personnel nursing (cf. Supra), les tensions ne s'arrêtent pas là et s'illustrent de nombreuses façons. Comment le bien-être des résidents prend-t-il forme, prend-t-il « acte » (Baszanger 1995) selon les différents acteurs ? Entrons dans le chapitre 7.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus