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La négociation de la prise en charge dans une maison de repos et de soins bruxelloise

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par Anne- Claire ORBAN
Université libre de Bruxelles - Master en anthropologie 2012
  

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9.3 Une transgression sélective

Que ce soit Jeanne ou Christelle, toutes deux transgressent les règles dans l'intérêt du résident. Il y a deux ans, Christelle a relevé une résidente, ne pouvant pas se résoudre à la laisser à terre. De même, ayant du mal à refuser de l'eau à une personne, il lui est déjà arrivé de lui donner à boire, le personnel nursing ne se présentant pas directement. Pourtant, si un résident a besoin d'un pull, d'un verre d'eau, de se laver les mains, tombe, veut manger, etc. l'aide-ménagère doit faire appel à une aide-logistique ou une soignante.

Néanmoins,, si Christelle accepte de transgresser les règles pour ce qui lui semble juste, brandit ces dernières quand il s'agit de se faire respecter du personnel nursing. Elle me raconte que si les soignants n'évacuent pas les pampers sales des chambres et si personne ne se présente alors qu'elle appelle, alors elle lance ces derniers au milieu du couloir principal : « si ma chef arrive à ce moment là, moi j'explique qui faut pas se foutre de ma tête hein ! ». Même constat pour les excréments de résidents au sol, c'est aux soignants de ramasser le plus gros, l'aide-ménagère ne fait que peaufiner le travail. Christelle a fait un jour une scène devant un tas d'excréments, elle a crié aux soignants que ce n'est pas sa tâche ! Sa chef s'en est mêlée et lui donna raison. Habituée à ces situations, Christelle apprend également aux nouveaux aides-ménagers à ne pas se laisser avoir, ne pas se laisser attribuer des tâches qui ne leur incombent pas : « ils [le personnel nursing] essaient d'avoir les jeunes en leur disant de nettoyer à leur place, mais moi ça je les préviens les jeunes ! Et je les défends ! ».

Encadré 14 : Les techniques de délégation (2) - Le « sale-boulot ».

Si il existe une délégation de l'écoute et de la conversation (cf. encadré 7), il existe également une délégation du « sale-boulot » intra ou inter-fonctions, vers notamment les aides-ménagères et les stagiaires. À l'inverse des aides-ménagères qui peuvent faire valoir leurs droits et refuser d'effectuer une tâche, les stagiaires, cotés à la fin de leur stage, ont tout intérêt à accepter le travail qu'on leur donne. Ainsi Christelle, aide-ménagère, me raconte que lorsqu'il y a des défécations de résident au sol, du vomi dans les draps, etc. bref, des « tâches jugées ennuyeuses, rebutantes ou indignes » (Becker 1988 : 37), l'équipe nursing envoie facilement un/une stagiaire98.

J'ai également observé une aide-soignante assez âgée (donc ayant connu les années de gloire des aides-soignantes -- « le monde à l'envers ») exiger d'un stagiaire infirmier de faire le tour des chambres, prendre les commandes des boissons et des morceaux de tartes, aller les chercher à la cafeteria et se charger de la distribution, tâche réservée aux aides-logistiques. A décharge de la soignante, il faut avouer que ce stagiaire n'était pas des plus motivés et suscitait assez souvent l'énervement de l'équipe en coulisses...

 

98 Becker reprend ici les idées de Everett Hughes, 1971. The Sociological Eye. Chicago : Aldine, pp 311-315.

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Ces situations peuvent être éclairées par les théories de Michel Crozier qui « défini[t] le pouvoir en terme « relationnel »: on n'a pas de pouvoir hors de relations avec autrui, et ce que l'on appelle pouvoir, c'est une relation dans laquelle les « termes de l'échange » vous sont favorables » (1994). Les soignantes auraient donc du pouvoir sur les stagiaires : elles tirent avantage de l'échange malgré le fait que ces stagiaires viennent pour apprendre les gestes infirmiers et se positionnent « au-dessus » des aides-soignantes.

On le voit, au niveau de l'organisation du travail, cette aide-ménagère, et je suppose la plupart d'entre elles, mais à des degrés divers de révolte, font valoir leurs droits. Christelle ne veut pas se voir attribuer les tâches ingrates, elle ne veut pas que son travail devienne le « boulot-fourre-tout », un boulot de « renfort » (Becker 1988), reprenant tout ce qu'on laisse derrière, c'est-à-dire les tâches résiduelles. Elle utilise ici la division du travail pour revaloriser son métier, pour se réaffirmer et, si possible, enfoncer le personnel nursing :

«Moi ma salle de bain, elle est propre, le reste je m'en fou ! » dit-elle en déplaçant les chariots de cette pièce vers le couloir, « j'aimerais que le directeur il vienne et il voit ça et alors j'lui dirais « ah mais monsieur, moi ça c'est pas ma tâche ! C'est elles qui mettent ça n'importe où ! » (Christelle).

Ce comportement serait typique des divergences d'intérêt au sein d'un monde. Becker note qu'un employé « engagé pour [...] une fonction précise, à laquelle il consacre tout son temps, [... peut devenir] si fier, si jaloux de son travail qu'il peut, par un comportement typiquement corporatiste, contrarier le processus d'ensemble [...]. Du moment qu'il a accompli correctement sa tâche, le reste lui importe peu » (1988 : 102).

Les aides-ménagères99 opèrent donc une transgression sélective des règles. Ainsi, « les règles n'ont pas le statut universel, à tout moment, elles requièrent un jugement par rapport à leur application à tel ou tel cas » (Strauss 1992b : 94). En coulisses (entendu ici, les chambres des résidents), les transgressions sont fréquentes alors que sur la scène publique, ces mêmes règles sont mises en avant et défendues scrupuleusement. Les aides-ménagères jouent donc entre mise à distance de la division du travail et mise en avant de cette dernière. Ces transgressions doivent toutefois rester inconnues de la direction, il s'agit de fautes professionnelles (même si on peut imaginer que le directeur et la chef d'entretien ne soient pas dupes et se doutent bien des arrangements entre résidents et personnel d'entretien) et du personnel nursing, cela mettrait à mal leur crédibilité !

99 Parler aux noms « des » aides-ménagères est osé puisque je n'ai rencontré que peu d'entre elles. Je n'avance donc pas que ces comportements soient communs à tous les membres du groupe. Les « article 60 », présents pour une courte durée et exprimant peut-être moins leurs revendications, forment déjà une variation.

Avant de passer à la discussion finale, je vous propose de comprendre en détail les données ici présentées par la description de ma méthodologie d'enquête et de recherche.

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Ces situations de délégation de travail par les soignants (« stratégie offensive ») et la non-acceptation de ce travail (« stratégie défensive ») répondent à ce que Michel Crozier et Erhard Friedber décrivent concernant le comportement de l'acteur dans une organisation :

« Son comportement [de l'acteur] pourra et devra s'analyser comme l'expression d'une stratégie rationnelle visant à utiliser son pouvoir au mieux pour accroître ses "gains", à travers sa participation à l'organisation. En d'autres termes, il tentera à tout instant de mettre à profit sa marge de liberté pour négocier sa "participation", en s'efforçant de "manipuler" ses partenaires et l'organisation dans son ensemble de telle sorte que cette participation soit payante pour lui. La mise en oeuvre de telles stratégies comportera toujours deux aspects contradictoires et complémentaires. En effet, chaque acteur s'efforcera simultanément de contraindre les autres membres de l'organisation pour satisfaire ses propres exigences (stratégie offensive) et d'échapper à leur contrainte par la protection systématique de sa propre marge de liberté et de manoeuvre (stratégie défensive) » (Crozier et Friedberg 1977 : 79 -- 80)

***

Si pour Pascale Molinier (2013) les « voix étouffées » s'illustrent dans la personne de l'aide-soignante, sur mon terrain, ces voix non-entendues se sont révélées être les aides-ménagères. En effet, aides-soignantes et infirmières travaillant main dans la main, c'est avec ces aides-ménagères que la distance se fait plus ressentir, à l'instar des observations de Michel Castra en soins palliatifs (2003 : 184). Ces aides-ménagères, ne connaissant rien de la personne âgée (ni degré de dépendance, ni situation financière, etc.), permettent à cette dernière de se construire une identité différente de celle de véhiculée par le personnel nursing, lui permettent d'échapper au monde de la maison de repos et de créer un « espace autre » (Foucault 2004) où un rapport plus égal prend forme : deux être humains, inconnus l'un de l'autre, apprennent à se c onnaitre. Ce rapport égalitaire, amené notamment par leur place officielle dans l'organigramme (extérieure et structure aplatie), permet à l'un comme à l'autre d'évacuer tension et énervement et de trouver un équilibre au sein de l'établissement. Par ce dernier chapitre mettant en avant le rôle des aides-ménagères dans la prise en charge des résidents, j'espère redonner valeur et importance à ces personnes, participant ainsi au « repeuplement du monde » (Henni on 1993) de la prise en charge des personnes âgées dans cette maison de repos et de soins.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand