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La négociation de la prise en charge dans une maison de repos et de soins bruxelloise

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par Anne- Claire ORBAN
Université libre de Bruxelles - Master en anthropologie 2012
  

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CHAPITRE 2 :

UN ETABLISSEMENT DU 16ème SIECLE

« Il y a toujours trois soeurs dans la maison, elles s'occupent de petites choses, elles aident par exemple à tenir la caisse ou à organiser les messes, ... mais elles sont très âgées maintenant ! [...] Enfin, elles sont toujours chez elles ici, elles ont leur appartement dans une partie à part de la maison, avec leur cuisine et tout ce qu'il faut ! » (Mr Marc. directeur de la maison )

 

Comment ce bâtiment, à l'architecture quelque peu atypique, est-il devenu une maison de repos et de soins ? D'où viennent les soeurs qui circulent dans les couloirs ? Pour y répondre, il faut se tourner vers l'histoire de l'établissement, cette dernière prenant place dans le « monde » de la prise en charge (Becker 1988 ; D odier 1993). L'évolution du bâtiment et de la direction ainsi que celle du règlement et de la population accueillie forment les deux points de ce chapitre.

a Les Capucines » vues du ciel 2.1 Le bâtiment et sa direction

C'est au 16ème siècle, dans un quartier riche hors des remparts de la ville de Bruxelles, au croisement des rues A. et des U., que le Seigneur de Havré fit construire l'Hôtel Havré, s'insérant parfaitement dans le paysage de la « rue aristocratique bordée de vastes hôtels de maitre » (Mardaga 1994 : 413) qu'était la rue des U.. En 1673, l'hôtel et toutes ses dépendances sont vendus aux dames Ursulines de Mons, ayant, depuis peu, l'autorisation de migrer sur Bruxelles19. En 1798, les soeurs sont expulsées du bâtiment et le projet d'hospice de Grégoire Sjongers, à la tête de divers refuges pour indigents, est retenu.

Fin mai 1805, l'ancien couvent se recycle ainsi en « refuge pour vieillards aux Capucines » et accueille 32 pensionnaires. Sjongers à sa tête, le refuge est alors financé par certains « bienfaiteurs fortunés » (Expo 2003) de la ville de Bruxelles. En 1808, le bâtiment, alors propriété de Napoléon, est légué à la ville de Bruxelles à condition qu'elle s'engage à

19 Voir l'ouvrage de 1903 intitulé Sainte-Ursule et ses légions pour l'histoire de la migration de ces soeurs.

19

« maintenir cet établissement et de faire à ses frais les réparations de tout genre »20.

Après quelques années difficiles financièrement, la commission administrative fit appel, en 1837, aux soeurs de la Providence21, qui gérèrent alors la direction interne de l'établissement, et ce, jusqu'en 1977.

Début du 20ème siècle, le bâtiment étant vétuste et à la limite de l'insalubrité, des travaux de rénovation sont entrepris. Le financement provient d'abord de dons privés et ensuite du Conseil des Hospices (qui deviendra par la suite la Commission de l'Assistance Publique - CAP - , puis le Centre Public d'Action Sociale - CPAS - que nous connaissons actuellement). Ce dernier viendra également en aide au refuge lors de la première guerre mondial, le refuge abritant alors 357 pensionnaires (dont de nombreux orphelins et pauvres accueillis durant cette période difficile).

Un changement radical dans la gestion de l'établissement s'opère dans la période de l'entre deux guerres : « les liens entre le Refuge et la CAP sont très anciens, leurs relations, longtemps informelles, sont pour la première fois codifiées en 1929 de façon à les mettre en concordance avec les lois régissant la bienfaisance publique » (Expo 2003). Ce n'est que la continuation logique de ce processus qui s'illustre dans les années 70' : le CPAS de Bruxelles prend en main la gestion de l'établissement. Ceci entraîne une métamorphose importante au niveau directionnel : la laïcisation de l'établissement. A partir de 1977, la direction est laïque.

Le Refuge est requalifié « maison de repos » en 1976 et devient « maison de repos et de soins » en 1993, accueillant aujourd'hui 137 résidents. Cette dernière étape de l'évolution de l'établissement illustre la tendance générale annoncée plus haut de regroupement des lits MR et MRS. José Pince (2000), analysant les aspects financiers qui tournent autour de la prise en charge des personnes âgées, confirme que cette requalification de lits « normaux » en lits « pathologiques » constitue un réel avantage pour les établissements de prise en charge. De plus, plus l'établissement est grand, plus cela sera avantageux financièrement. Ces structures, mixtes et importantes, symbolisent selon lui les nouveaux dispositifs de prise en charge.

L'histoire de ce bâtiment recoupe bien celle que raconte Bernard Hervy (1999) : l'origine des maisons de repos (et de soins) serait à chercher dans les établissements religieux accueillant ces exclus (malades, orphelins, handicapés, vieillards,...), et ce, depuis le moyen-

20 Extrait du décret impérial, signé par Napoléon le 11 décembre 1808, faisant ainsi don du bâtiment à la ville.

21 Ces soeurs avaient acquis une bonne réputation en matière de gestion d'établissements de prise en charge et resteront actives en Belgique notamment dans les écoles, les prisons et les hospices.

20

âge22. Si en France, les hospices sont restés pour la plupart, des établissements religieux jusqu'en 1880, date à partir de laquelle s'opère la laïcisation de la fonction publique, en Belgique, la situation se rapproche plutôt de celle décrite par Robert Castel :

« même du point de vue institutionnel, le rôle de l'Église est à lire en continuité d'avantage qu'en rupture avec les exigences d'une gestion de l'assistance sur une base locale. Si les principales pratiques assistantielles se sont localisées d'abord dans les couvents et les institutions religieuses, et si l'Église a été longtemps la principale administrative de l'assistance, le passage s'est fait sans solution de continuité avec les autorités laïques. Il y a d'ailleurs moins eu passage que collaboration et renvois incessants entre une pluralité d'instances [...] dont les différences ne relèvent nullement de l'opposition du public et du privé » (1995 : 92).

C'est bien ce que la brève histoire de l'établissement met en avant : un va et vient entre aide religieuse et aide publique, de façon plus ou moins formalisée. Ainsi pouvons-nous comprendre la présence des trois dernières religieuses de la maison : « au pouvoir » jusqu'en 1977, ayant toujours vécu dans cet établissement, elles sont là chez elles et le CPAS les autorise à rester. Il ne leur incombe plus aucune obligation mais l'une d'elle s'occupe toujours de gérer la caisse du petit magasin (mouchoirs, bics, shampoings, etc.) tenue à l'accueil, l'autre s'occupe de la chapelle et des messes, et la troisième, fort âgée, reste dans l'appartement à l'écart de la vie de la maison. Ces soeurs sont, pour ainsi dire, une empreinte de l'histoire...

2.2 Evolution du règlement

Critères de sélection

En 1805, la maison actuelle se présente comme « un humble refuge abritant de pauvres vieillards » (Expo 2003) avec au total, 32 personnes dont 5 aveugles et 3 centenaires. À cette époque, les vieillards souffrant de maladies contagieuses se voyaient refusés et les personnes candidates devaient présenter leur certificat d'indigence, délivré par le curé de la paroisse. L'entrée et le séjour au refuge étaient alors gratuits.

L'augmentation du nombre de résidents entraîne une modification du règlement ainsi que les conditions d'accès. Ces dernières, en 1824, stipulent que :

«pour être admis au Refuge gratuitement, il faut avoir 70 ans accomplis, être domicilié à Bruxelles depuis dix ans au moins, et être muni d'un bon certificat de moralité et d'indigence, délivré par MM. les curés, maître des pauvres et commissaire de police de l'arrondissement du domicile (...) »

22 George Minois (1987) fait remonter l'origine de ces établissements au 13ème siècle.

21

(art.29) ; « aucun individu atteint de cécité, de maladies incurables et chroniques, ne pourra être admis » (art.37) (Expo 2003).

Il faut préciser qu'il ne s'agissait pas de chambres individuelles comme aujourd'hui mais bien de dortoirs, l'un pour hommes, l'autre pour femmes ; le risque d'épidémie et de contagion était donc bien réel. Néanmoins, tout doucement, la sélection de candidats se durcit.

Aujourd'hui, la sélection s'opère toujours sur base territoriale (art. 5/a du ROI), le certificat d'indigence et le rapport du chirurgien sont remplacés par un « bilan médical, psycho-social et financier » (art. 5/b du ROI) ; et le candidat doit être âgé de 60ans au moins23. Officiellement : « La maison de repos s'adresse à tout résident, qu'il soit valide ou qu'il nécessite des soins ou de l'aide dans les actes de la vie journalière. Elle dispose, en tout temps, du personnel suffisant en nombre et en qualification pour fournir au résident les soins nécessaires et assurer l'entretien et la propreté des locaux » (art. 6 du ROI). J'ai montré cependant dans le chapitre précédent que s'opérait une seconde sélection, propre à chaque établissement, selon le type d'architecture, le type de pathologie du candidat, selon le nombre et surtout l'emplacement des places disponibles dans l'établissement.

Normes d'hygîène

En 1816 sort le premier « règlement du directeur ». Celui-ci stipule entre autre que :

« Tous les samedis, le directeur fera une inspection bien exacte de la maison pour s'assurer si les literies, les murs, les fenêtres sont tenus bien propres et en bon état, ce qui est un point très essentiel tant pour la santé des Individus que pour l'honneur de la maison » (art.8) (Expo 2003).

Aujourd'hui, l'article 12 du ROI demandant au résident d'être décent sur lui, de maintenir sa literie propre et de respecter les ordres du personnel en matière d'hygiène, lui fait écho. Cependant, malgré le fait que « la direction de l'établissement veillera à la tenue et à l'hygiène des résidents » (art. 12), le directeur semble être totalement détaché de la vie pratique de la maison et délègue donc ces tâches au personnel.

îe sexuelle

En 1808, le premier couple de vieillards entre dans l'établissement mais ils dormiront dans les dortoirs séparés. Il faut attendre une quarantaine d'années pour que soit construite une aile réservée aux couples : « le mari et la femme y sont admis, et peuvent y continuer la vie

23 Une maison de repos et de soins, comme je le mentionnais, peut accueillir néanmoins 10 % de -- 60 ans.

22

commune » (règlement 1949). Néanmoins, les religieuses alors à la tête du refuge (jusqu'en 1977) ne voient pas d'un très bon oeil cette cohabitation des sexes. Aujourd'hui, et il me semble que c'est ici le domaine qui a le plus évolué, la maison de repos « garantit au résident le respect de sa vie sexuelle et affective et de son orientation sexuelle » (art.3 ROI). Certains membres du personnel restent toutefois mal à l'aise devant cette liberté promise et acceptent difficilement les relations sexuelles au sein des résidents.

Travail forcé

La gratuité du 19ème siècle n'était en réalité pas si gratuite : les pensionnaires se voient obligés de travailler aux côtés des soeurs. On peut lire dans le règlement de 1877 :

«Les pensionnaires valides doivent aide et assistance dans les travaux de ménage ou tous autres ; ces travaux seront proportionnés à leurs forces et à leurs aptitudes. Les pensionnaires désignés par les personnes déléguées ne peuvent se soustraire, sous peine de consigne ou d'exclusion, à l'obligation de soigner les infirmes» (art. 15) ; « Le travail dans les ateliers commencera, dans la première période [septembre - avril], à 8 %2 heures pour cesser à midi, et recommencera à 1 %2 heure pour finir à 4 %2 heures. Dans la seconde période [mai - août], les heures de travail sont fixées de 8 heures à midi et de 1 %2 heure à 5 heures de relevée » (art.21) (Expo 2003).

Ainsi les hommes s'occupent entre autre du charbon et du bétail ; les femmes de la préparation des repas. On retrouve cette logique, décrite par Robert Castel, de mise au travail forcé, comme il était le cas dans l'Hôpital général ou dans les dépôts de mendicité du 18ème siècle. Ces institutions de travail, basée sur « la technologie panoptique et la division des tâches » (1995 : 253), accueillaient les « pauvres », définis alors comme « toute personne qui n'aurait point de propriété apparente ou présumable, ou de moyens de subsistance honnêtes ou suffisants » (J. Bentham cité dans Castel 1995 : idem). Le refuge pour vieillards suivait cette même logique de mise au travail des pensionnaires.

Aujourd'hui, le seul « travail » en charge du résident se résume à « veiller à ne pas porter atteinte à la propreté de la chambre, de l'établissement et des abords » (art. 19/c ROI). Toutes les autres tâches se voient effectuées par le personnel, tant les repas24 que toutes petites réparati ons25. Loin de faire travailler les résidents, l'idée est maintenant de les laisser se « reposer », même s'ils désirent mettre la main à la pâte (cf. chapitre 7).

24 « L'établissement assure [...] au moins un repas chaud par jour [...] ; l'établissement doit pouvoir à tout moment servir une collation aux résidents qui le souhaitent [...] sans frais supplémentaires » (art. 13 ROI)

25 « Seul le service d'entretien est habilité à réaliser des menus travaux d'aménagement [...] » (art. 19/d ROI).

23

Culte

A titre plutôt anecdotique, si la prière du soir est obligatoire au milieu du 19ème au risque d'être « consignés pour huit jours et, en cas de récidive, pour quinze », fin de ce siècle, l'obligation est levée. Cependant, les pensionnaires se voient obligés de se rendre aux « services funèbres » (enterrements) de riches personnes car grossissant l'assemblée, ils reçoivent une petite somme d'argent que le refuge ne refuse pas. Ainsi, « à cet effet, ils s'habilleront de la manière la plus convenable possible » (art. 14, 1877). Aujourd'hui, la liberté de culte est de mise et aucune obligation ne persiste.

Civilité

En 1877 : « Il est strictement défendu de se servir d'expressions injurieuses ou grossières ; toutes querelles, injures et voies de faits sont sévèrement punies. Une première querelle est punie d'une consigne de huit jours à un mois, les récidivistes peuvent être exclus. » (art. 32) ;

En 2011 : « Afin de créer un climat paisible et harmonieux, les résidents sont invités à se comporter entre eux avec courtoisie et à s'aider mutuellement. Le résident traitera le personnel avec bienveillance et politesse [...]. » (art. 3)

Ces illustrations montrent bien la transition dans la gestion de corps que propose Michel Foucault (1975). Sans entrer dans les détails, on remarque d'abord l'utilisation de la menace de la sanction directe (exclusion) puis par la suite, la référence à la discipline, à la civilité, cachant alors les sanctions sous-jacentes, entendues sous l'expression « prendre les mesures qui s'imposent » (art. 21 du ROI).

*

J'ai tenté de montrer dans cette seconde partie de chapitre l'évolution des objets, ici le règlement et la convention, permettant la c oordinati on26 entre les acteurs que Nicolas Dodier (1993) appelle « appuis conventionnels communs » et que Foucault nomme « l'infra-pénalité » (1975). Il s'opère en réalité, un changement radical de vision des bénéficiaires. D'un refuge accueillant les indigents, s'élevant parfois à plusieurs centaines et ne possédant que peu de droits mais bien des devoirs, on trouve aujourd'hui un lieu tout autre :

En 1877 : «Tous les pensionnaires doivent respect et obéissance à l'Administrateur ainsi qu'aux personnes déléguées. Ils sont tenus de se conformer aux ordres qui leur sont transmis » (art.3)

En 2011 : « La maison de repos garantit au résident de pouvoir mener une vie conforme à la

26 Attention à ne pas confondre coordination et coopération. Cette dernière « doit [...] être comprise comme une condition nécessaire pour la réussite d'une activité coopérative » (Menger 1988 : 18). Pour aller plus loin, voir Ullman-Margalit E., 1977. The Emergence of Norms. Oxford : Clarendon Press.

24

dignité humaine, notamment en s'abstenant de toute mesure de contrainte à son encontre, [...]27. La maison de repos garantit au résident la plus grande liberté lors de son occupation des lieux, pour autant qu'elle ne porte pas préjudice aux autres et à la vie collective » (art 3 du ROI) .

Loin de nous le travail forcé, les obligations strictes, les interdits, etc. Aujourd'hui la priorité est aux résidents : ils forment le point central, le noeud autour duquel l'institution doit tourner. Dupré-Lévêque note qu'actuellement l'institution « n'est plus un lieu de pouvoir, capable de contraindre les résidents à certaines activités ou rôle, même si elle estime qu'ils sont essentiels à la stabilité de leur identité » (2001 : 221). L'établissement n'agit plus dans une optique de charité, qui placerait les bénéficiaires dans une position de redevabilité mais bien dans une optique de contrat où l'individu « est censé avoir accepté une fois pour toutes, [les lois] mêmes qui risquent de le punir » (Foucault 1975 : 106) et de réciprocité (Genard 2009). Le résident est de nos jours amené à participer à l'organisation de la vie collective via le conseil participatif et la « boite à suggestions » (cependant vide la plupart du temps). Il est également autorisé (art. 18 ROI) à introduire une plainte auprès du directeur et/ou auprès de l'administration. La logique est inversée : d'un pensionnaire soumis aux exigences du refuge, on passe à une maison de repos devant répondre aux exigences des résidents.

Encadré 1 : Le travail des résidents

Anselm Strauss (et c o. 1997) note que si il n'existe plus de travail officiel, les patients d'hôpitaux participent néanmoins activement à l'organisation du travail, assurant son bon fonctionnement. Les résidents agissent tout d'abord « avec tact » (Goffman 1973a : 219), c'est-à-dire qu'ils se conforment au rôle que l'on attend d'eux et ne cherchent pas à perturber la pièce : « on les comprend bien », « je vais pas les déranger pour ça », « si je peux les faire rire, je le fais ! Ça doit pas être facile de travailler ici tous les jours... », « tant que je peux le faire seule, autant le faire ! » sont des phrases souvent répétées par les résidents, faisant écho à l'idée de « dressage des corps » que je développe plus loin (cf. chapitre 8). Ainsi, il est demandé aux résidents de rec onnaitre le travail des soignants (de Hennezel 2004) et de coopérer (Genard 2009b)28. Toutefois, James Scott (2008) note que si cela illustre le « texte public », d'autres discours peuvent être tenus, illustrant alors le « texte caché » (cf. chapitre 9).

Ainsi, en plus de cette reconnaissance du travail du personnel, les résidents offrent différents degrés d'entraide au quotidien (faire leur lit, gérer leurs médicaments, etc.). Si Mallon y voit un moyen de se démarquer des autres en montrant que l'on peut se passer du personnel (2005 : 144), je pense que ces résidents ont également besoin de ces gestes pour se sentir « vivre », se sentir utiles (cf. déprise inquiète, chapitre 7). Il s'agit alors d'une

27 Exception : voir les « mesures en matière de contention, surveillance ou isolement » (art. 16)

28 Excepté pour les personnes placées en soins palliatifs envers qui « toute attente de réciprocité se trouve tendanciellement levée même si elle peut bien sûr être présente. Les conditions de l'intervention sont telles

que rien ne peut lui être demandé en échange.» (2009b : 6)

25

forme de coopération : les soignants délèguent aux résidents pour leur faire plaisir et ceux-ci prennent ces tâches à coeur, pour eux et pour soulager le pers onnel29.

Cette transition se ressent dans les termes utilisés également : le refuge, « lieu, endroit où quelqu'un qui est poursuivi ou menacé peut se mettre à l'abri » (Larousse 2013) devient résidence, maison, «bâtiment construit pour servir d'habitation aux personnes » (idem) ; le pensionnaire, « personne logée et nourrie dans un établissement public spécial » (idem) devient résident, « personne qui habite dans un lieu donné » (idem). Le refuge offrait hospitalité, la maison de repos encadre les différents « chez-soi », sur base d'un contrat, d'un accord explicite entre les deux parties30. De plus, les sanctions s'externalisent (art. 15 ROI) : le directeur peut se décharger de la responsabilité d'une décision et envoyer l'affaire au niveau du CPAS. Ce dernier peut alors l'envoyer devant la justice belge. On retrouve ici l'idée de Michel Foucault (1975) qui remarque que les sanctions se voient prises en dehors des lieux des délits, dans les tribunaux. Cela permet de donner un caractère officiel, légal, aux déviances rapportées mais aussi de déresponsabiliser les acteurs en jeu.

Je pense pouvoir avancer ici que la prise en charge des personnes âgées a évolué d'une prise en charge totale au niveau décisionnel (aucun espace pour l'autonomie des pensionnaires) mais demandant une aide physique (travail forcé), à aujourd'hui l'inverse : une prise en charge matérielle et physique mais une demande de participation financière et décisionnelle, illustrée par le schéma « Évolution de la prise en charge » :

Évolution de la prise en charge

Je me tourne encore vers Jean-Louis Genard pour aller ici plus loin. Le grand partage (fous/sains d'esprit ; coupable/innocent ; malade/en bonne santé ; etc.), dont je parlais plus

29 Notons le cas de Mme Van. qui a décidé de prendre en charge ses médicaments, non pas par désir de soulager le personnel, ni par souci de garder son autonomie mais mécontente des trop nombreuses fautes dans la préparation de ses médicaments...

30 Via la signature du règlement d'ordre intérieur et de la convention du CPAS tous deux arrêtés par le conseil de l'Action Sociale le 29 juin 2011« approuvée par les membres du Collège réuni de la Commission Communautaire Commune de Bruxelles-Capitale, [...] et ce, conformément à l'article 41, $1, de l'arrêté du Collège réuni du 3 septembre 2009 [...] » (ROI et Convention page 1)

31 Termes du dépliant officiel de la maison

26

haut, n'a donc plus lieu d'être aujourd'hui. Si, lors de la première modernité, les vieillards étaient enfermés, considérés comme irresponsables et demandant donc une prise en charge totale au niveau décisionnel, la deuxième modernité, se base sur le postulat que l'individu :

« se trouve à tout moment, dans sa fragilité, susceptible de basculer, de décrocher, mais en même temps, chacun possède toujours des ressources qu'il s'agit de déceler, et sur lesquelles il faut s'appuyer. » L'individu garde toujours ainsi « la capacité de se prendre en charge, de s'assumer, d'être responsable de soi, de s'en sortir, de pouvoir être autonome » (Genard 2009 : 35).

Ainsi les structures de prise en charge actuelles ont pour but de promouvoir l'autonomie de la personne le plus longtemps possible, contrairement à ce qu'Hélène Thomas observe (cf. chapitre 1). Elles forment de multiples « dispositifs de « capacitati ons » qui plutôt que de se contenter de ranger des êtres dans des classes [comme nous l'avons vu dans l'histoire de Jean-Pierre Bois], s'efforceront de les tirer vers des états de renforcement de leur pouvoir-être et faire, c'est-à-dire de leur autonomie » (Genard : 31). Ainsi, s'explique le désir de préserver l'autonomie, la capacité décisionnelle de la personne dans la maison observée.

En ce qui concerne le désir de laisser se reposer les personnes, le désir de créer des espaces où elles pourront terminer leurs jours « dignement », dans un « climat paisible et harmonieux »31, je pense que l'idée de « dette sociale » (Feller 2005 ; Gutton 1988 et Bois 1989 dans Bourdelais 1990) peut nous éclairer : ayant travaillé pour la patrie toute leur vie, il faudrait aujourd'hui témoigner du respect aux anciens. Ceci expliquerait en partie l'avènement d'une politique propre à la vieillesse, séparée de l'assistance aux pauvres, reconnaissant alors un statut particulier et une prise en charge particulière, plus respectueuse des personnes âgées. Michel Philibert note que ce droit au repos (illustré par le système de pension) a été octroyé aux personnes âgées depuis le milieu du siècle passé, suite au constat de leur inadaptabilité aux nouvelles conditions de travail, étant plus lentes et moins flexibles :

« A mesure que les gens vivent plus vieux, que les conditions sociales du travail laissent moins d'initiative et d'adaptation à sa tâche au travailleur individuel, à mesure que le travailleur âgé est perçu par son employeur et ses jeunes collègues comme incapable de tenir utilement son emploi, que les systèmes de pension se généralisent, une population âgée croissante se voit soumise à, ou bénéficiaire de, un statut particulier, et va vivre, pour une période de vie de plus en plus longue, dans une situation d'oisiveté pensionnée et instituée, avec des ressources diminuées, un droit au repos prenant insidieusement la relève du droit au travail » (Philibert 1984 : 21).

***

27

Le style de prise en charge prônée dans la maison de repos et de soins observée résulte d'une longue histoire, mêlant histoire sociale, dite « histoire générale » (Philibert 1984), et histoire spécifique à l'établissement, les deux étant inséparables (Dodier 1993). Les documents propres à la maison et les analyses d'historiens ont permis de montrer que l'évolution de l'établissement est à comprendre en lien avec l'évolution des formes de prise en charge de la personne âgée. Cela permet de « renouveler le regard et rompre avec l'évidence » (Urbain 2003 : 114), rompre avec la naturalisation de cette prise en charge en mettant ici en avant la spécificité de cette dernière (autonomie et contribution financière mais non corporelle) où les résidents sont au centre des préoccupations et le personnel à leur service. Ils deviennent clients à satisfaire et profitent de l'appui du directeur au lieu de pensionnaires dans une position de redevabilité. Gardez cela en tête à la lecture de ce mémoire car les conséquences de ce renversement se font toujours ressentir aujourd'hui.

Tournons-nous maintenant, comme annoncé en début de travail, vers les caractères public et bruxellois de la maison. Qu'elles en sont les implications concrètes ?

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand