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Administrer par l'écrit : le grand cartulaire de l'évêché de laon

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par Romain RIBEIRO
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Master II Recherche 2014
  

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INTRODUCTION

HISTORIOGRAPHIES, PROBLEMATIQUES ET ENJEUX

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Historiographies

L'intitulé de mon sujet - « Administrer par l'écrit : le Grand cartulaire de l'évêché de Laon » - m'oblige à m'inscrire dans une double mouvance historiographique : il s'agira, en premier lieu, d'appréhender et d'intégrer à mon propos les concepts proposés et largement développés par l'historiographie culturaliste, et plus particulièrement la branche se basant sur l'étude rigoureuse de la scripturalité, tout en insérant mon étude dans le renouveau actuel des approches socio-économiques qui régissent l'observation des sociétés médiévales.

Scripturalité et cartulaires

Longtemps, les historiens n'avaient recours aux sources écrites que dans un unique but de recensement des informations contenues dans ladite source, lequel recensement prévalait sur l'analyse purement formelle du document. Plus simplement, les historiens privilégiaient les idées et les thèmes développés aux moyens techniques mis en oeuvre pour les transmettre.

Toutefois, et ce dès le XVIIe siècle - pensons ici à dom Jean Mabillon, dont l'ouvrage De re diplomatica parût en 1681 -, certains spécialistes favorisèrent l'essor de l'analyse technique et scientifique des diplômes : la diplomatique. De nos jours, elle s'inscrit davantage dans des problématiques relevant de l'histoire culturelle en général, et de l'histoire des pratiques de l'écrit en particulier. Souvent associée aux autres sciences dites « auxiliaires » de l'histoire, la diplomatique peut se définir comme étant l'étude rigoureuse des actes écrits, où se trouvent consignés « soit l'accomplissement d'un acte juridique, soit l'existence d'un fait juridique, soit encore éventuellement un fait quelconque dès lors que l'écrit est rédigé sans une certaine forme propre à lui donner validité »2. Il s'agit donc d'une réflexion sur la valeur et l'authenticité de ces documents, notamment grâce à tout un arsenal de procédures, de classifications et de dénominations propres à cette discipline3. En France, l'un des précurseurs de cette discipline fut Arthur

2 CARCEL ORTI Maria Milagros (éd.), Vocabulaire international de diplomatique, Valence, 1994.

3 Diplomatique médiévale, GUYOTJEANNIN Olivier, PICKE Jacques et TOCK Benoît-Michel, Turnhout, Brepols (« Collection du Centre d'Études Médiévales de Nice »), n° 1, 1993.

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Giry4, un médiéviste du XIXe siècle, bien que ce soit au siècle suivant que cette discipline acquit ses lettres de noblesse, notamment grâce travaux d'Alain de Boüard5 puis d'Olivier Guyotjeannin6. Néanmoins, la diplomatique s'est aussi profondément diversifiée grâce aux recherches et aux contributions récentes d'historiens tels que Laurent Morelle, Michel Parisse, Pierre Chastang ou encore Étienne Anheim, pour ne citer qu'eux.

Mais il ne faut pas oublier non plus les disciplines connexes à la diplomatique, qui connurent un essor et acquirent une rigueur scientifique de manière concomitante à la diplomatique. Il s'agit en premier lieu de la philologie, qui demeure essentielle quant à l'analyse formelle et stylistique des textes ; puis vient la paléographie, discipline fondamentale pour ce qui concerne l'étude des textes médiévaux (à ce sujet il existe quelques ouvrages de synthèse clairs et accessibles7) ; et enfin la sigillographie, certains actes originaux étant parfois accompagnés d'un sceau, ou sinon en faisaient référence, le sceau n'ayant longtemps pas été l'objet d'une même attention de conservation que les actes écrits8. De même, la seconde moitié du XXe siècle a vu s'épanouir et se développer une discipline qui trouve un écho direct dans notre étude : la codicologie*. En effet, la codicologie correspond à l'étude des manuscrits reliés en codex, ancêtres de nos livres modernes. Cette discipline tend à analyser l'objet dans toute sa matérialité, c'est-à-dire de son principe de confection, en passant par le choix du support, de la mise en page ou de ses conditions de réalisation9. De ce fait, on assiste encore aujourd'hui à un renouvellement de l'approche des manuscrits, qui sont étudiés comme des objets en soi et non plus comme de simples supports d'informations10.

4 GIRY Arthur, Manuel de Diplomatique, Paris, 1925 (1894).

5 BOÜARD Alain (de), Manuel de Diplomatique française et pontificale, Paris, 1949 (1929).

6 GUYOTJEANNIN Olivier, « Le vocabulaire de la diplomatique en latin médiéval (noms de l'acte, mise par écrit, tradition, critique, conservation) », in O. WEIJERS (dir.), Vocabulaire du livre et de l'écriture au Moyen Age, Turnhout, Brepols, 1989, p. 120-134. ; GUYOTJEANNIN Olivier, « Antiqua et authentica praedecessorum nostrorum nos ammonent. Appel et rejet du passé chez les rédacteurs d'actes occidentaux (VIIIe-XIVe siècle) », in L'autorité du passé dans les sociétés médiévales, Jean-Marie Sansterre (dir.), Rome, École française de Rome (« collection de l'École française de Rome »), n° 333, 2004, p. 9-25.

7 BISCHOFF Bernhard, Paléographie de l'Antiquité romaine et Moyen Age occidental, (trad. Harmat Atsma et Jean Vez), Paris, Picard, 1985. ; POULLE Emmanuel, Paléographie des écritures cursives en France du XVe au XVIIe siècle. Recueil de fac-similés de documents parisiens avec leur transcription, précédé d'une introduction, Genève, Droz, 1966.

8 Jusqu'au IInd Empire, il était d'usage chez les conservateurs de séparer les sceaux des documents auxquels il été adjoints, ce qui, de nos jours, correspond à une véritable mutilation de l'acte, la charte ne pouvant alors se comprendre sans le sceau qui l'accompagne, véritable gage d'authentification ainsi que de datation et de localisation. Or, bien qu'il existait certains dessins et descriptions antérieurs, il fallut attendre le règne de Napoléon Bonaparte pour que les sceaux soient reproduits de façon systématique sous forme de moulages et conservés dans les dépôts publics.

9 LEMAIRE Jacques, Introduction à la codicologie, Louvain-La-Neuve, Institut d'études médiévales de l'Université catholique de Louvain, 1989.

10 Pour une synthèse globale sur la notion de scripturalité, voir l'article de Joseph MORSEL, « Ce qu'écrire veut dire au Moyen Âge. Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », Memini. Travaux et documents de la Société des études médiévales du Québec n° 4, 2000, p. 3-43.

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Qui plus est, ce ne sont pas des actes isolés qui occuperont principalement le développement de notre propos, mais bien un recueil d'actes compilés : un cartulaire. On désigne du mot cartulaire [liber c(h)artarum, c(h)artularium, codex aureux, etc.] toute transcription organisée (sélective ou exhaustive) de documents diplomatiques, réalisée par le détenteur de ceux-ci ou pour son compte, afin d'en assurer la conservation et d'en faciliter la consultation (on le distingue du recueil de chartes, établi par un érudit, ancien ou moderne, et non pas par l'intéressé lui-même à l'aide de ses propres documents)11.

Les cartulaires ont toujours été un réservoir de données pour les historiens, les originaux des actes transcrits ayant souvent disparu. C'est pourquoi un processus de compilation de ces manuscrits a été entamé à partir de la fin du XIXe siècle et a abouti en 1907, sous la férule d'Henri Stein, à la publication de la Bibliographie générale des cartulaires français12. Point d'orgue d'une série d'inventaires réalisés antérieurement et indice du perfectionnement de l'archivistique, l'ordre suivi est l'ordre alphabétique des localités, et concernant la description de chaque cartulaire, nous avons adopté cette classification : titre du cartulaire, date de sa composition, dates extrêmes des documents qu'il contient, nombre de pages ou de folios, lieu où il est actuellement conservé. Toutefois, cet inventaire fut rapidement dépassé par l'apparition de nouveaux manuscrits, tandis que d'autres connurent les ravages des deux conflits mondiaux, changèrent de cotes ou de lieu de dépôt. C'est pourquoi il connut et connaît encore une perpétuelle mise à jour, grâce notamment aux entreprises de la section diplomatique de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes (IRHT), qui s'attacha tout d'abord à l'élaboration de révisions régionales13, puis au développement d'un travail de microfilmage de tous les cartulaires conservés en France - toujours en cours d'ailleurs -, et enfin, avec l'aide de l'informatique, à la conception d'une base de données perfectible mais qui se veut globale et regroupant l'ensemble des cartulaires « au sens large » tel que l'envisageait d'ailleurs Henri Stein. C'est ainsi que naquit le répertoire CartulR14, basé sur la Bibliographie de Stein, complétée et corrigée, et qui se veut ouvert à tous les chercheurs.

C'est donc dans ce terreau propice que se développe depuis une vingtaine d'années en France une véritable réflexion sur les cartulaires, non plus en tant que vecteur d'informations, mais bien en tant qu'objet matériel et social. L'un des événements fondateurs de cette impulsion historiographique fut certainement la Table ronde organisée en décembre 1991 par l'École nationale des chartes et le Groupe de recherche 121 du CNRS, dont les interventions devinrent l'objet d'une publication15. Cet ouvrage traite

11 Diplomatique médiévale, GUYOTJEANNIN Olivier, PICKE Jacques et TOCK Benoît-Michel, Turnhout, Brepols (« Collection du Centre d'Études Médiévales de Nice »), n° 1, 1993, p.277.

12 STEIN Henri, Bibliographie générale des cartulaires français, Paris, 1907.

13 LE BRAZ Jacqueline, Répertoire des cartulaires de l'ancienne France, dans Bulletin de l'Institut de recherche et d'histoire des textes, 1963.

14 www.cn-telma.fr/cartulR/index/

15 GUYOTJEANNIN Olivier, MORELLE Laurent, PARISSE Michel, Les cartulaires : actes de la Table ronde organisée par l'École nationale des chartes et le GDR 121 du CNRS, Paris, 5-7 décembre 1991,

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notamment de l'insertion des cartulaires dans l'histoire de l'écrit, leurs principes de réalisation et de confection, leurs contenus, ainsi que des limites qui persistent dans l'histoire et l'historiographie des cartulaires. De surcroît, cette étude collégiale fut le précurseur de nombreuses autres études, locales ou régionales16, ainsi que de multiples travaux d'éditions. Or, ce travail de fond s'inscrit surtout dans un foisonnement conceptuel et scientifique autour de la scripturalité, au sein duquel les cartulaires ne représentent finalement qu'un objet d'étude parmi tant d'autres17.

En outre, cette tendance historiographique s'inscrit dans le courant plus général de l'histoire culturelle18, la culture étant entendue ici comme l'ensemble des représentations collectives propres à une société, l'histoire culturelle pouvant alors apparaître comme une modalité de l'histoire sociale, une histoire sociale des représentations. Elle se distingue ainsi des histoires qualitatives (histoire des arts, des sciences, des idées...) davantage articulées sur le jugement de valeur et attachées à la recherche prioritaire de la singularité, bien que certains historiens les incluent dans leur définition19. Pascal Ory, fondateur et président de l'Association pour le Développement de l'Histoire Culturelle, insiste sur la triple approche que sous-tend l'histoire culturelle : approche factorielle tout d'abord, le système culturel étant régit par un triple déterminisme (technique, économique et social, politique) ; approche pratique ensuite (usages sociaux des objets étudiés, etc) ; et approche formelle enfin.

Néanmoins, et de manière paradoxale en vue de notre objet d'étude, la cristallisation de cette discipline se construisit contre une histoire politique ou économique qui ignoraient l'effet des représentations, mais à côté de la sociologie de la culture ou de l'étude des politiques culturelles. Ce qui, sur ce point, la rapproche des cultural studies anglo-saxonnes, a-historiques et implantées dans les départements littérature des universités, non en histoire. Mais la spécificité française résulte justement par le fait de rabattre vers l'histoire le savoir anthropologique, qui permet une mise à

Paris, École des chartes, 1993.

16 CHASTANG Pierre, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XIe-XIIIe), Paris, éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2001. ; LE BLÉVEC Daniel (dir.), Les cartulaires méridionaux. Actes du colloque organisé à Béziers les 20 et 21 septembre 2002 par le Centre historique de recherches et d'études médiévales sur la Méditerranée occidentale avec la collaboration du GDR 2513 du CNRS, Paris, École des chartes, 2006. ; JEANNE Damien, « Une "machina memorialis". Les cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de Rouen », Tabularia « Études », n° 12, 2012, p. 29-62. ; ROSÉ Isabelle, « Panorama de l'écrit diplomatique en Bourgogne : autour des cartulaires (XIe-XVIIIe siècles) », Bulletin du centre d'études médiévales d'Auxerre, BUCEMA, n°11, 2007.

17 BERTRAND Paul, « À propos de la révolution de l'écrit (Xe-XIIIe siècle). Considérations inactuelles », Médiévales, n°56, 2009, p. 75-92. ; CHASTANG Pierre, ANHEIM Étienne (coll.), « Les pratiques de l'écrit dans les sociétés médiévales » Médiévales, n°56, 2009, p. 5-10.

18 ORY Pascal, L'histoire culturelle, Paris, PUF (coll. « Que sais-je ? »), 2004. ; BERTRAND Anne-Marie, « L'histoire culturelle du contemporain », in Bulletin des bibliothèques de France, n°6, 2004, p. 116117.

19 SIRINELLI Jean-François (dir.), RIOUX Jean-Pierre, Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997.

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distance nécessaire. On perçoit alors le noyau dur de l'histoire culturelle française, l'histoire des représentations, une approche ethno-anthropologique des sociétés, qui permet à Pascal Ory d'affirmer que « c'est le regard qui crée le champ », c'est-à-dire qu'il semble nécessaire de percevoir le culturel comme un regard, non comme un domaine.

C'est ainsi qu'un élargissement des approches, notamment vers l'anthropologie, a permis et permet encore de redécouvrir sous un oeil neuf ou selon des angles d'analyse différents des thèmes qui semblaient jusque-là épuisés. A ce sujet, on pense par exemple à l'apport indéniable de Jack Goody qui, par sa vision historique de l'anthropologie, a profondément renouvelé les études portant sur la scripturalité20. Mais cette interpénétration des disciplines est encore perceptible aujourd'hui, en témoigne le titre arboré par le n° 59 de la revue d'ethno-anthropologie française Terrain, paru en septembre 2012 - « L'objet livre »21 - où sont interrogées les implications sociales et culturelles de l'aspect concret du livre.

Renouveau de l'approche socio-économique des sociétés médiévales

L'historiographie française de l'époque romantique se fondait essentiellement sur l'histoire des grands personnages, des grandes batailles, des grands règnes de l'histoire de France. Par la suite, l'école historique positiviste fut le chantre de ce que l'on appelle « l'histoire bataille ». Or, c'est en réaction à cette pratique de l'histoire événementielle et politique que s'imposa l'approche socio-économique et le temps long au sein de la discipline historique, courant qui acquit ses lettres de noblesse à la fin des années 1920 lors de la création de l'École de Annales par Lucien Febvre et Marc Bloch, et de son pendant éditorial avec la Revue des Annales, de nos jours Annales. Histoire, Sciences sociales, productrice d'un dialogue innovant et raisonné entre les différentes sciences sociales22.

L'ouvrage qui semble faire une synthèse de cette approche est celui de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II23, où, à l'image de son plan en trois parties, l'auteur introduit son propos en développant un véritable programme historiographique. Il préconise effectivement de décomposer

20 GOODY Jack, La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage (traduit de l'anglais par Jean Bazin et Alban Bensa), Paris, les éditions de Minuit, 1978.

21 « L'objet livre », Terrain, n°59, 2012/2, 184 p.

22 Historiographies. Concepts et débats, DELACROIX Christian, DOSSE Françoise, GARCIA Patrick, OFFENSTADT Nicolas, Paris, Folio histoire, 2010.

23 BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1990 (9e éd.).

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l'histoire en trois niveaux non cloisonnés et interdépendants et utilise la métaphore maritime pour exposer cette manière de procéder : la couche profonde correspond au temps géographique, la couche intermédiaire au temps économique et social, et la surface à l'événement, au temps individuel. Ainsi, les positivistes ne s'intéressaient qu'à l'histoire de surface, captivante, mais simple récit, contrairement à l'histoire telle que la concevaient les Annales, c'est-à-dire fondée sur des explications de fonds. On ne comprend en effet le fonctionnement économique et social d'une société qu'en l'insérant dans un substrat géographique et environnemental, le temps économique et social représentant ensuite la trame de fond des événements historiques, qui ne sont alors que la partie émergée du processus historique. De ce fait, on observe la nécessité pour l'historien de s'inscrire dans une pluridisciplinarité tendant à converger vers une histoire globale. Et même si l'influence des Annales n'est plus aussi prégnante en ce début de XXIe siècle, leurs fondements historiographiques continuent de marquer et d'inspirer les historiens contemporains, notamment concernant l'interpénétration des sciences sociales afin d'embrasser un maximum de points de vue.

C'est donc bien dans cette mouvance que s'inscrivent les actuelles recherches socio-économiques des sociétés médiévales. A l'instar d'un Georges Duby qui faisait office de précurseur dans les années 1960/1970, notamment pour ses ouvrages et contributions sur l'économie et la société rurales24, ou d'un Robert Fossier, spécialiste lui-aussi des développements économiques et sociaux des sociétés rurales25, les récents travaux opèrent un véritable tournant dans le renouvellement des approches et des perspectives, après un relatif désintérêt de la question socio-économique durant les années 1980, voire le début des années 1990, du fait d'un sentiment d'essoufflement de la question d'un point de vue quantitatif. Car, effectivement, les études menées depuis une quinzaine d'années se basent davantage sur des analyses de type qualitatif. Pour ce faire, les historiens, malgré un manque évident et cruel de sources (on connaît rarement les transactions ou les diverses opérations économiques d'un paysan lambda, tandis que celles des seigneurs le sont pour une grande majorité), mettent surtout l'accent sur les conditions de fonctionnement de l'économie, plus que sur ses conséquences sur la société. C'est en tout cas dans ce sens que vont les programmes de recherche récents portant sur des thèmes dévalorisés par le passé, tels que le salariat, le marché de la terre26, les conditions socio-économiques de formation de communautés d'habitants27 ou encore le phénomène de

24 DUBY Georges, L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiévale (France, Angleterre, Empire, IXe-XVe siècles). Essai de synthèse et perspectives de recherches, Paris, Aubier, 1962, 2 vol. ; Hommes et structures du Moyen Age, Paris, 1973 ; Histoire de la France rurale, dir. Georges DUBY et Armand WALLON, 4 t., Paris, Éditions du Seuil, 1975 (rééd. Paris 1992).

25 FOSSIER Robert, La terre et les hommes en Picardie jusqu'à la fin du XIIIe siècle, Paris, 1968.

26 Marché de la terre au Moyen Age (Le), dir. Laurent FELLER et Chris WICKHAM, Rome, École française de Rome, 2005 ; Fortune de Karol (La). Marché de la terre et liens personnels dans les Abruzzes au Haut Moyen Age, Laurent FELLER, Agnès GRAMAIN, Florence WEBER, Rome, École française de Rome, 2005.

27 MORSEL Joseph, « Appropriation communautaire du territoire, ou appropriation territoriale de la

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retournement de la conjoncture économique à partir de la fin du XIIIe siècle28, rediscuté à la lumière de nouveaux systèmes d'interprétation.

Or, ce qui a permis ce redéploiement de l'approche socio-économique des sociétés médiévales, c'est sans aucun doute l'apport conceptuel des autres sciences humaines que sont l'anthropologie et la sociologie. En effet, comment comprendre les conditions préalables des transactions financières ou des donations pieuses sans avoir, en arrière-plan, un certain arsenal théorique sur l'anthropologie du don ou de l'échange29 ? Comment mettre en évidence les régimes de domination qui existent dans la question du salariat, du commerce ou du regroupement en communauté d'habitants parfois socialement éloignés, si ce n'est en interrogeant les théories développées par les sociologues30 ?

De ce fait, les recherches engagées dans ce sens se doivent quelque peu de s'inscrire dans les débats et les courants de pensées de ces sciences humaines. Or, concernant l'anthropologie économique, les historiens se sont davantage tournés vers le courant substantiviste31 plutôt que vers le courant formaliste, en ce sens que ce dernier se base sur un présupposé selon lequel l'économie obéit et a toujours obéi à la loi de l'offre et de la demande, selon la vision néo-classique. Ainsi, ce qui rapprocha les études historiques du modèle substantiviste tient en ce que ce courant convoque des procédures non-économiques dans la régulation des systèmes économiques, les phénomènes économiques ne pouvant être séparés de la société. C'est en tout cas le système invoqué par de nombreux anthropologues tel que Marcel Mauss qui, dans son Essai sur le don, a présenté le don et l'échange comme un phénomène social total où s'enchevêtrent aspects économiques, sociaux, politiques et religieux32. Qui plus est, certains travaux d'économistes valident ce parti pris, comme ceux d'André Orléan, pour qui le fonctionnement économique d'une société repose sur des rapports d'ordre subjectifs, mettant ainsi en avant la valeur profondément social des échanges33.

communauté ? » Observations en guise de conclusion, Hypothèses, 2005/1 p. 89-104.

28 Sur ce thème, on pense notamment aux travaux menés conjointement par Monique BOURIN et François MENANT, mettant en avant les conditions propres de la conjoncture de 1300 dans l'espace méditerranéen contre le schéma plus septentrional qui s'était depuis longtemps imposé.

29 MAUSS Marcel, Essai sur le don : forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2012 (2e éd.) ; GODELIER Maurice, L'énigme du don, Paris, Fayard, 1997.

30 WEBER Max, Économie et société (trad. Julien Freund, Pierre Kamnitzer, Pierre Bertrand, et alii), Paris, Plon, 1971 (1921) ; BOURDIEU Pierre, « Les modes de domination », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1976/2, p.122-132.

31 SAHLINS Marshall, Age de pierre, âge d'abondance. L'économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976 ; POLANYI Karl, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1994 [1983] ; ORLEAN André, L'Empire de la valeur, éd. du Seuil, 2011.

32 MAUSS Marcel, op. cit.

33 ORLEAN André, L'Empire de la valeur, éd. du Seuil, 2011. ; « La monnaie contre la marchandise », L'Homme, 162, avril-juin 2002 ; La Monnaie entre violence et confiance, avec Michel Aglietta, Paris, éd. Odile Jacob, 2002.

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Contextualisation historique de l'évêché de Laon

De nos jours, la ville que l'on désigne par des périphrases telles que « montagne couronnée » ou encore « promontoire sacré »34, tout comme ses faubourgs, villages et campagnes environnants, regorge d'une histoire ancienne et fortement ancrée dans l'histoire de France : forteresse stratégique durant l'Antiquité tardive, dernière « capitale » des Carolingiens, centre névralgique de l'économie et du royaume capétiens, ligueuse durant le règne d'Henri IV, terrain d'affrontement lors des guerres franco-prussienne et mondiales dans un passé plus récent35. Le Laonnois est une terre d'histoire, dont les historiens ne cessent, depuis le XVIIIe siècle - si ce n'est depuis le Moyen Age -, d'inventorier toute la richesse. Il me semble alors nécessaire d'en réaliser une brève synthèse et de l'insérer à une contextualisation historique de l'évêché, le cartulaire étant le fruit d'un long processus d'affirmation de l'institution épiscopale.

Les origines de l'évêché de Laon

Il est possible de faire débuter l'histoire de l'évêché de Laon lors du règne de Clovis qui, après s'être converti au christianisme, s'est vu félicité par le pape sur sa conversion, le priant d'être le protecteur de l'Église, ce qu'il fit en étendant l'empire de la religion et en augmentant ses états. Clovis donna à saint Rémy plusieurs terres, dont Anizy, Coucy et Leuilly, des villae proches de Laon. Le saint prélat les employa à former de nouveaux évêchés et à fonder plusieurs églises. Revêtu de l'autorité d'archevêque et de légat apostolique, il établit en 498 un évêque à Laon, qui n'était alors qu'une simple bourgade du diocèse de Reims, mais ancienne place forte des Gaules - selon Annie Dufour-Malbezin, toutefois, le démembrement de l'évêché de Laon du diocèse de Reims semble plutôt avoir eu lieu au VIe siècle, vers 551, avec pour limite méridionale la rivière de l'Ailette36. Saint Rémy érigea ensuite en cathédrale l'église Sainte-Marie où il avait été élevé, et assignant la terre d'Anizy à l'évêque, fit de grands biens à cette église, afin qu'on put y célébrer l'office divin avec dignité. Peu de temps après, l'évêché fut élevé en duché-pairie37. L'évêque de Laon est donc pair ecclésiastique du royaume et titulaire d'un

34 MARTINET Suzanne, Laon. Promontoire sacré des druides au IXe siècle, Laon, Courrier de l'Aisne, 1994.

35 BUR Michel (dir.), Histoire de Laon et du Laonnois, Éditions Privat, Toulouse, 1987.

36 DUFOUR-MALBEZIN Annie (éd.), Actes des évêques de Laon : des origines à 1151, Paris, 2001 (Documents, Études et Répertoires, publiés par l'Institut de recherche et d'histoire des textes, 65), p. 11

37 LE LONG Nicolas (dom), Histoire ecclésiastique & civile du diocèse de Laon, rééd. 1980 (Impression analistique de l'édition de Châlons, 1783, in-4°), p. 44.

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ducatus tenu du roi, position le plaçant à la tête d'une hiérarchie féodale puissante et lui permettant de recevoir l'hommage, le roi conservant toutefois d'importants pouvoirs sur la ville. Il tenait d'ailleurs, avec le roi, la monnaie de Laon et son entrée dans la cité devint une cérémonie complexe, chargée de symboles38.

Au sommet de la hiérarchie du clergé local, l'évêque, duc de Laon, menait donc la vie d'un grand seigneur temporel, soucieux de défendre ses intérêts39. Mais cet aspect, le mieux connu, sera développé un peu plus tard dans l'analyse.

Les événements de 1112

La notoriété de ces événements doit beaucoup au témoignage contemporain des événements d'un Guibert, abbé de Nogent-sous-Coucy, qu'il compile dans son Autobiographie40 ou d'un Hériman de Tournai41. Elle résulte aussi de la force symbolique de cet événement dans l'essor du mouvement communal en France du Nord.

En effet, Laon, vieille cité royale et marché régional (vin, céréales, fibres textiles), connaît au XIe siècle une prospérité enviable. Le siège de l'évêque-comte du Laonnois est devenu un enjeu majeur dans la rivalité des groupes aristocratiques. Les tensions et les excès proviennent du double pouvoir, royal et épiscopal, qui s'exerce sur la ville. Le roi et l'évêque se sont attachés un certain nombre d'hommes qui, riches de nouveaux domaines, rassemblent leurs propres partisans. La situation de la population de Laon devient alors de plus en plus confuse. En 1098, à la mort de l'évêque Hélinand, collaborateur du roi, son successeur, Enguerrand de Coucy, partisan de l'aristocratie locale, sépare le pouvoir épiscopal du pouvoir royal. En 1106, Enguerrand de Boves, châtelain de Coucy, réussit à y faire élire Gaudry, chancelier du roi d'Angleterre. Le nouvel évêque, confirmé par le pape, fomente complots et assassinats pour accroître son influence42 et abuse d'une fiscalité arbitraire pour remplir ses caisses. Il s'engage dans

38 SAINT-DENIS Alain, Apogée d'une cité : Laon et le Laonnois (XIIe-XIIIe siècles), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1994, p. 470.

39 id., ibid., p. 525

40 NOGENT Guibert (de), De vita sua. Autobiographie d'un moine du XIIe siècle, Clermont-Ferrand, Paleo (traduit du latin par M. Guizot et R. Fougère), 2002. Guibert, abbé bénédictin de Nogent-sous-Coucy, au diocèse de Laon, de 1104 à 1125 environ, écrivit ce De Vita sua, vers 1114. L'ouvrage comporte trois parties: la première est l'autobiographie de Guibert de 1055 à 1104| la deuxième est l'histoire du monastère de Nogent| la troisième est l'histoire de Laon et de ses évêques. Ce récit, très incisif, est celui d'un témoin oculaire dont les informations sont directes, d'où l'intérêt et la valeur de son témoignage.

41 TOURNAI Hériman (de), Les Miracles de Sainte Marie de Laon, ( éd. et trad. Alain Saint-Denis), Paris, CNRS éditions, 2008.

42 À la suite d'une querelle, l'évêque fomente une conjuration contre Gérard de Quierzy, châtelain royal et le fait assassiner dans la cathédrale en 1111. Le roi, avec les hommes de l'abbaye Saint-Jean, châtie ceux qui avaient osé troubler la paix de Dieu et souiller l'église cathédrale. Ce meurtre révèle la

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une lutte de clans qui désorganise la vie locale et crée l'exaspération. Les bourgeois influents, soudoyant les grands de son entourage, obtiennent, en son absence, l'octroi d'une première commune (droit de prêter un serment d'entraide pour assurer la protection de chacun et la paix publique), assortie d'avantages fiscaux (1111). Le tout est confirmé par le roi Louis VI. Gaudry, s'estimant lésé, réitère, à son retour, extorsions arbitraires et manipulations de monnaie, ruinant l'économie locale. Décidé d'en finir avec la commune, il achète l'approbation du monarque (18 avril 1112) et rompt le contrat, provoquant la conjuration des bourgeois et le déclenchement de la révolte.

Le jeudi 25 avril 1112, en début d'après-midi, un groupe de conjurés, à la tête d'une foule d'insurgés, prit d'assaut, pilla et incendia la maison fortifiée de Gaudry, l'évêque de Laon, aux cris de « Commune ! Commune ! ». Ce dernier, après avoir combattu, trouva refuge dans un tonneau de son cellier. Bientôt découvert, il en fut tiré par les cheveux, roué de coups, frappé à mort avec une hache double et son cadavre mutilé, traîné au coin de la rue la plus proche, fut exposé aux railleries et aux jets de pierres, tandis que le feu détruisait le chevet de la cathédrale et une partie du coeur de la cité43.

Les désordres, répressions et vengeances ne cessent pas avant 1115, date à laquelle le roi envoie Etienne de Garlande pour pacifier la cité. Un peu avant, le souverain avait imposé un nouvel évêque, Hugues, sacré le 4 août 1114, dont l'action rapproche de nouveau les deux pouvoirs. Toutefois, la documentation est quasi muette sur la mise en place d'un nouvel ordre social et économique. Le successeur d'Hugues, Barthélemi de Jur, est, lui, élu sans intervention extérieure. Le calme revenu dans la ville, le roi, Louis VI, bien que mécontent de son peuple de Laon, accepta de lui donner des marques de bonté dans une assemblée tenue à Compiègne en 1128 : il y publia une charte de Paix contenant 22 articles en faveur de la ville de Laon et son territoire depuis Ardon jusqu'à Breuil, en y comprenant Leuilly. Il rappella tous les bannis et n'excepta de l'amnistie que 13 personnes. Ce fragile compromis accordait à l'élite bourgeoise une juridiction municipale et des privilèges fiscaux, mais sans préjudice à ceux des seigneurs, de l'évêque, du chapitre et même du châtelain, s'il a des droits44. L'opposition acharnée de l'évêque Roger de Rozoy (1174-1207) empêcha l'extension de ce régime au comté du Laonnois pourtant intimement lié à la cité. Un siècle de procès incessants avec le chapitre affaiblit l'institution. Malgré une révolte sanglante en 1295, cette Paix sera maintenue jusqu'en 1331, où de nouveaux soulèvements incitent Philippe VI à briser définitivement la commune et à installer un prévôt royal45, ce qui montre à quel point cette situation

concurrence entre les aristocrates, l'évêque et le roi.

43 SAINT-DENIS Alain, op. cit.

44 LE LONG Nicolas, op. cit., p.241

45 BAUDOT Jean-Louis., « La Commune de Laon : organisation et fonctionnement d'une institution médiévale (1128-1331) », in Mémoires de la Fédération des sociétés d'histoire et d'archéologie de l'Aisne, 44 (1999), p. 105-144 ; HUART-FLEURY Suzanne (D'), Les institutions communales de la ville de Laon (1128-1331), thèse de l'École Nationale des Chartes, 1947.

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favorisa l'intervention croissante de la monarchie capétienne dans les affaires de la ville46.

Dès lors, l'émergence et l'affirmation progressives de la commune marquèrent un tournant dans l'histoire de l'évêché de Laon, l'évêque devant composer avec un pouvoir concurrent - et qui plus est laïc - au sein-même de la cité, voire au-delà. De ce fait, il n'est pas surprenant que le cartulaire s'ouvre sur une charte de 1190 qui indique la suppression de ladite commune par Philippe-Auguste. Or, le cartulaire contient nombre de chartes relatives à la commune et visant notamment à restreindre ses prérogatives. De là à affirmer que le cartulaire a été confectionné dans le but d'affaiblir la commune, il n'y a qu'un pas. Mais il serait erroné de concevoir l'élaboration du cartulaire sous le prisme de cette unique perspective. En effet, l'histoire de l'évêché de Laon ne se conditionne pas à son seul rapport avec la commune, mais s'incrit dans un régime d'historicité beaucoup plus large, que le cartulaire permet d'aperçevoir.

Splendeurs et misères d'un évêché

Tout d'abord, malgré ces tensions, Laon et son évêché connurent aux XIIe et XIIIe siècles une certaine prospérité, à laquelle l'oeuvre des différents évêques qui se succédèrent durant cette période n'y est pas étrangère, bien que le pouvoir épiscopal fut de plus en plus obligé de composer avec des puissances concurrentes (siège apostolique, roi, bourgeoisie urbaine).

Le redressement semble clairement s'être mis en marche à partir du canonicat de Barthélémy de Jur47, qui eut la lourde tâche de réparer ces désastres et de rétablir l'ordre. Ancien trésorier de la cathédrale de Reims et chanoine de Laon, il est familier du clan aristocratique des Roucy et fut recommandé par Anselme, le grand maître de l'École de Laon. L'oeuvre engagée par Barthélemy contraste avec celle de ses prédécesseurs, car la période de son épiscopat correspond à un retour au calme de la société laonnoise et du diocèse48, à un développement intellectuel accompagné d'un certain rayonnement religieux, en parfaite adéquation avec la mise en place de la réforme grégorienne, notamment par le biais de donations à des abbayes d'autels récupérés auprès de laïcs ou provenant de la mense épiscopale. Dans le même temps, il tenta de limiter les spoliations

46 AUBERT, R. (dir.), Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris : Letouzey et Ané, [s.d.], 2008, Fascicule 175b-176, p. 522

47 TÉTARD Jean-Louis, « Barthélémy, évêque de Laon, moine cistercien de Foigny », in Mémoires de la Fédération des sociétés d'histoires et d'archéologie de l'Aisne, tome XLVI, 2001, p. 7-20 ; FLORIVAL, « Barthélémy de Jur, évêque de Laon », in Études historiques sur le XIIe siècle, 1877.

48 Barthélémy essaya continuellement de faire revenir à de meilleurs sentiments les seigneurs de son diocèse, encouragea ses fidèles à entrer en lutte aux côtés de Louis VI contre Thomas de Marle qui dévastait le diocèse, le tout en employant tant la persuasion que l'excommunication, pour le bien de son diocèse, comme celle prononcée le 6 décembre 1114 contre Thomas de Marle, lors du concile de Beauvais.

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des avoués et de limiter leur puissance en définissant leurs droits avec exactitude49. Mais son action spirituelle s'exprima surtout par l'accueil des ordres naissants (prémontrés, cisterciens, templiers), action qui franchit les limites de son diocèse (donations à Saint-Denis, Saint-Amand ou encore à Saint-Martin de Tournai).

Fondateur ou protecteur d'abbaye, l'évêque n'en était pas moins administrateur et homme politique. Effectivement, Barthélemy, tout au long de son épiscopat, fut amené à rédiger de nombreux cartulaires, actes de propriété et chartes pour différents seigneurs et communautés religieuses. C'est aussi durant son canonicat que l'on observa les prémisses de ce que l'on pourrait appeler la « centralisation » du commandement temporel du diocèse autour de l'autorité épiscopale, comme le stipule cette charte royale octroyée en 1125 à la demande de Barthélémy, où Louis VI unit à l'évêché de Laon les offices onéreux de vidame et de prévôt du Laonnois sous la condition expresse qu'ils ne soient jamais aliénés, ces offices étant alors occupés par des laïcs sous prétexte que la décision des affaires séculières troublait le repos de l'évêque et l'exercice de son ministère50. Toutefois, l'oeuvre politique majeure de Barthélemy fut sans doute la charte de 1128 qu'il favorisa dans le Laonnois, dont il fut, sinon l'initiateur, tout au moins le protecteur, et qui prit le nom « d'Institution de paix », le nom de commune étant probablement trop difficile à lui donner après la première expérience qui l'amena sur le siège épiscopal.

Finalement, après avoir tenté en vain de réformer le chapitre cathédral, il résigna son épiscopat, pourtant marqué par une restauration politique et religieuse efficace du diocèse, en 1151 et se retira en l'abbaye cistercienne de Foigny en qualité de simple moine.

L'abbé de Saint-Martin, Gautier de Saint-Maurice, lui succéda, mais décéda en 1153. Gautier de Mortagne devint alors évêque de Laon. Ancien doyen du chapitre de Laon, il s'était déjà opposé à Barthélemy quand celui-ci voulait réformer ce chapitre, et avait de grandes ambitions, comme en témoigne sa volonté de reconstruire la cathédrale et le palais épiscopal, ravagé par l'incendie de 1112 mais dont ses prédécesseurs avaient quelque peu délaissé la réfection, réfection qui aurait été contraire à leur recherche monastique de pauvreté51. Or, cet exemple est-il un marqueur de sa volonté d'affirmer son opposition à Barthélemy, un désir d'affermir son autorité ou plus simplement un révélateur de son besoin d'argent ? Nul ne sait. Fidèle à sa ligne de conduite, il s'en prit d'abord, en vain, à l'ordre des prémontrés et aux donations faites par Barthélemy à cet ordre, ce qui apparaît, aux yeux d'Alain Saint-Denis, comme une manifestation de la rancoeur du chapitre contre les deux précédents prélats, accusés d'avoir enrichi les

49 Parmi quelques faits d'armes, il exhorta puis contraignit Enguerrand II, en 1138, à remettre l'église collégiale du château de Coucy, détenue contre le droit ecclésiastique et desservie par des chanoines séculiers. Il obtint également la restitution à l'abbaye Saint-Vincent des biens usurpés par Thomas de Marle.

50 LE LONG Nicolas, op. cit., p. 241.

51 SAINT-DENIS Alain, op. cit., p. 187.

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Prémontré52. Débouté, il attaqua alors directement Barthélemy auprès du pape et reprocha à son prédécesseur d'avoir dilapidé les biens du diocèse, attaque dont s'acquitta le principal intéressé53. L'affaire se termina par un compromis passé en la cathédrale de Laon, en présence du jeune Louis VII et de l'archevêque de Reims, assisté de tous les évêques de sa province, ainsi que seize abbés du diocèse54.

Perçu de nos jours comme un évêque bâtisseur55 et un gestionnaire rigoureux, Gautier fut attentif à toutes les questions d'argent, car pour financer toutes ces constructions, il tenait à avoir des finances saines. En effet, il surveillait avec un soin méticuleux les domaines ruraux de la mense épiscopale tout en oeuvrant pour leur rationalisation économique (défrichements, constructions d'exploitations, plantations de vignes ou imposition du droit de vinage pour les locataires des vignes). Aussi, grâce à sa ligne de conduite pragmatique et rationnelle, Gautier fit reconstruire de nombreuses maisons en ruine dans la cité, conjointement à de nouvelles acquisitions sur l'ancien parvis qui lui valurent la possibilité de revendiquer un certain nombre de droits de justice sur le nouveau marché56, et, pour protéger les terres de son évêché des entreprises des Coucy, seigneurs de Marle, il fit élever à Pouilly-sur-Serre une tour entourée de murs puissants et protégée par de profonds fossés57. L'épiscopat de Gautier de Mortagne fut donc marqué par un certain accroissement du temporel épiscopal, mais surtout par une mise en valeur d'un potentiel préexistant et une gestion plus rigoureuse des domaines négligés58.

52 Id., ibid. p. 151.

53 « Lorsque je fût entré dans l'évêché de Laon, je l'ai trouvé dans un état déplorable, ruiné par les séditions et par le feu. La cathédrale tombait en ruine et les revenus en étaient modiques. On sait tout ce que j'ai fait pour réparer les maux ; je n'ai cependant rien donné aux chanoines de la manse épiscopale que les porcs mâles dont je me trouvais même embarrassé. Il n'y avait à mon arrivée dans le diocèse que cinq abbayes pauvres et portées au relâchement. On y a vu par le secours de Dieu fleurir la piété et l'abondance. J'ai aidé aussi à fonder neuf autres monastères qui font l'édification du diocèse ; mais je ne me suis pas servi pour cela des biens de l'évêché. Le pape Calixte m'ayant recommandé St Norbert, pour lui procurer une solitude conforme à ses désirs, je ne lui ai donné de l'évêché qu'une terre inculte de deux charrues au plus, dont une partie est à Versigny et l'autre à Cuissy. Des seigneurs donnèrent à la vérité, de mon consentement, des terres qu'ils tenaient de moi en bénéfice ; mais je me suis toujours réservé les cens et le vinage. Au reste l'évêché n'est-il pas bien dédommagé par la gloire d'avoir donné naissance à tant d'église qui en dépendent et qui sont desservies par des personnes d'une vie pure et exemplaire » : lettre apologétique de Barthélemi de Jur, transcrite dans LE LONG Nicolas (dom), op. cit., p. 268.

54 LE LONG Nicolas, op. cit., p. 268 : ce compromis offrit la possibilité aux religieux de rester les paisibles possesseurs de leurs biens moyennant contrepartie financière au bénéfice de l'évêque.

55 MARTINET Suzanne, « Un évêque bâtisseur : Gautier de Mortagne », in Mémoires de la Fédération des sociétés d'histoire et d'archéologie de l'Aisne, tome VIII, 1961-1962, p. 81-92.

56 SAINT-DENIS Alain, op. cit., p. 189.

57 MARTINET Suzanne, « Un évêque bâtisseur... », p. 84.

58 SAINT-DENIS Alain, op. cit., p. 152

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De ce fait, craignant que les biens de son évêché et ses nouvelles acquisitions ne fussent saisis après sa mort au profit du roi qui s'emparait des revenus et des biens qu'il n'avait pas affranchis, l'évêque Gautier obtint de Louis un privilège qui affranchit à perpétuité ses acquisitions, plantations, améliorations, granges, bétails, vignes, les maisons de l'évêque situées à Laon et hors de la ville avec leurs meubles, de sorte que si l'évêque, avant sa mort, avait fait un testament, il serait valable ; si au contraire il venait à mourir intestat, son argent, ses provisions de toute espèce appartiendraient au roi, excepté le grain nécessaire aux semailles et à l'entretien des fermiers. Le vin provenant des vignes plantées ou acquises par ledit Gautier furent aussi réservés à son successeur ou a l'extinction des dettes. Si l'évêché tombait, par la mort de l'évêque, à la nomination du roi, ses officiers, pour lever les revenus, ne pourraient demeurer dans les maisons de Laon ou dans d'autres endroits non fortifiés, car ceux à qui l'évêque avait loué les biens en auraient l'administration et resteraient dans les maisons ou fermes de l'évêché59.

Alors que le transept de la cathédrale se trouvait en voie d'exécution, la mort saisit Gautier en juillet 1174. Le roi exerça alors ses droits sur l'évêché et octroya à l'ensemble des villae episocpi une Paix et une commune, modelée sur celle de Bruyères. Or, la fin du XIIe siècle étant marqué par une période d'essor économique, accompagné du fait que les terres d'églises étaient exploitées sans concessions (corvée, taille à merci, contrôle des mobilités), les paysans devinrent désireux d'accéder aux mêmes avantages que leurs confrères des terres communales60. De même que l'expansion de la charte de Bruyères au domaine épiscopal pouvait représenter un intérêt certain pour les citadins désireux d'étendre le droit urbain aux campagnes environnantes.

C'est pourquoi le chapitre réagit à ce qui apparaissait pour lui comme une menace, du fait de la présence d'enclaves stratégiques. Gautier II de Mortagne, neveu du précédent et trésorier du chapitre fut donc élevé à la dignité d'évêque, mais mourut peu de temps après. L'élection de son successeur fut donc actée le 9 août 1175, en la personne Roger de Rozoy, doyen du chapitre de Châlons-sur-Marne, ancien chanoine de Notre-Dame de Laon et fils cadet de Clarembaud, seigneur de Rozoy, lignage dont les alliances - à savoir la famille de Hainaut et celle de Champagne - se révèlent peu favorables à Louis VII.

Contrairement à Gautier de Mortagne, Roger voulut se démarquer par son action politique. En effet, il entreprit des démarches en direction du pape dans le but de dissoudre la commune du Laonnois, en vain. Il réitéra alors sa requête en direction du roi, pour une issue semblable. Ces deux échecs successifs convainquirent l'évêque de se tourner vers les bourgeois de Laon, devenus des interlocuteurs dotés d'une certaine influence au sein de la cité. Il leur concéda de nombreux droits ainsi qu'une place pour la construction d'un beffroi, signe de sa volonté de conciliation. Néanmoins, tout cela n'empêcha pas, en 1178,

59 LE LONG Nicolas, op. cit., p. 269.

60 SAINT-DENIS Alain, op. cit., p. 248-255.

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de voir se renouveler des troubles liés à la commune qui, rétablie par Louis VII, portait préjudice à l'évêque, du fait que les bourgeois, en payant un cens annuel, étaient libres, avaient une justice particulière de maire et d'échevins, qui ne punissaient les délits que par des amendes pécuniaires et, souvent, empiétait sur les droits et privilèges de l'évêque et du clergé.

Ces événements marquèrent donc une rupture définitive dans le comportement de l'évêque envers la commune et poussèrent Roger à mander la protection du roi et le crédit de ses amis pour abolir cette commune. Mais le roi n'ayant point d'égard à ses pressantes sollicitations, le prélat mortifié et piqué de ce refus, engagea ses parents et ses amis à prendre les armes pour réduire un peuple ingrat et rebelle. Renaud de Rozoy, son frère, Jacques d'Avesnes, le comte de Rethel et d'autres seigneurs marchèrent avec leurs troupes contre la commune de Laon, soutenue des vassaux de Saint-Médard, de la commune de Crépy et de celle de Vailly. Les défenseurs de la commune ne purent tenir contre de tels soldats aguerris. Mais cette défaite infligée aux milices communales, dirigées par le prévôt royal, apparut comme un camouflet pour le roi, qui s'indigna contre Roger et ses partisans et engagea une expédition royale en ordonnant la saisie du domaine épiscopal. Pour venger ce massacre, il s'avança avec des troupes sur Renaud de Rozoy, ne pouvant faire tomber sa colère sur l'évêque réfugié cher Gautier, évêque de Langres. Louis VII arrivé au château de Nizy, appartenance du comte de Roucy, y trouva des députés du seigneur de Rozoy qui lui firent satisfaction et conclurent la paix, à condition que Renaud reconnaisse tenir du roi son château de Rozoy. Roger, ayant voulu supprimer la commune dans son diocèse, dut, à cause de cela, faire amende honorable devant le roi, et passer devant un tribunal ecclésiastique, car il avait été accusé de s'être trouvé en armes au combat et d'avoir tué des bourgeois, ce qu'il nia après avoir prêté un serment probatoire sous l'injonction du pape. Il n'obtint le pardon de Louis VII que l'année suivante61.

Ainsi, Roger sortit blanchi de ce simulacre et récupéra siège de Laon, tout comme les biens qui lui étaient attachés. Preuve de ce retour en grâce de Roger aux yeux d'un roi vieillissant, l'évêque célébra à Bapaume, en 1180, le mariage de son fils Philippe avec Isabelle, fille du comte Baudouin. Mais son accord passé avec le comte de Flandres en 1185 contraria fortement le nouveau roi Philippe Auguste, qui chercha à contrecarrer les plans de l'évêque tout en cherchant à ménager le clergé et les paysans du Laonnois (possibilité d'en référer à justice royale, plafonnement des prélèvements...). Roger, pour revenir dans les bonnes grâces royales, lui abandonna donc La Fère en 1188, le roi étant engagé dans une phase d'expansion territoriale62, moyennant suppression de la commune, ce que le roi fit en 119063. Il dut, par la suite, prêter allégeance au roi de France contre

61 LE LONG Nicolas, op. cit., p. 272-273.

62 Le Vermandois fut réuni à la couronne en 1183 (cf. LE LONG Nicolas, op. cit., p. 274).

63 LE LONG Nicolas, op. cit., p. 276 : « Je casse totalement cette commune comme contraire aux droits et à la liberté de l'église de Laon, et je le fais pour l'amour de Dieu, de la Sainte Vierge, en vue de la justice et du voyage de Jérusalem que je suis prêt d'accomplir ». Cf G2, A. D. de l'Aisne, 1, f° I r° : [...] communiam Laudunensii contra jura et libertatem ecclesie beate Marie Laudunensis institutam omnio quassamus et omnes cartas et scripta super institutione vel confirmatione communie facta ;

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1000 livres, ce qui l'amena à lever des tailles exceptionnelles, très mal supportées par les paysans. De ce fait, le chapitre, en 1197, l'accusa de mauvaise gestion de l'évêché. S'en suivit une enquête pontificale qui humilia Roger, apparaissant comme un personnage négligent et corrompu. A la mort de l'évêque Roger, le 21 mai 1207, on pouvait observer la prééminence du chapitre, ennemi juré des institutions bourgeoises et de l'arbitraire, qui joua un rôle de modérateur face à l'évêque, dont il ne cessa désormais d'affaiblir les pouvoirs, et qui se donna pour devoir de protéger les paysans contre les excès des officiers épiscopaux.

Son successeur, Rainaud de Surdelle, chanoine de l'église de Notre Dame de Laon ne tint le siège épiscopal que 3 ans et mourut le 16 mars 1210. Robert de Châtillon, fils de Guy et d'Adélaïde de Montmorency, représentant de la haute aristocratie, lui succéda. Il se croisa avec l'archevêque de Reims et d'autres prélats lors de la croisade contre les Albigeois. Revenu de Languedoc, il gouverna son diocèse avec zèle, soutint les droits de son église, affranchit des serfs du Laonnois, à condition qu'ils ne serviraient point contre l'église et qu'ils ne transmettraient leurs biens qu'à ses vassaux. Il fut fortement impliqué dans les affaires temporelles, notamment à Anizy où il avait fait construire des maisons à Anizy dans une enceinte de murs flanqués de tours. Soutien logistique de Philippe Auguste lors de la bataille de Bouvines, il mourut l'année suivant, le 29 octobre 1215.

1215 correspond donc à l'année de l'élection d'Anselme de Mauny64, ancien chanoine devenu archidiacre. Accusé de népotisme, Anselme mena une politique indépendante le faisant sans cesse entrer en conflit avec le chapitre, qui désirait ardemment le mettre sous tutelle. Fort de la suppression de la commune du Laonnois, il en profita pour consolider ses positions dans le domaine épiscopal, n'ayant de cesse de remanier le temporel en multipliant les acquisitions - de biens fonciers ou de droits divers.

Mais parallèlement, comme le suppose Alain Saint-Denis, il semble que l'évêque taxa lourdement les habitants des campagnes, ce qui eut pour conséquence une certaine vague d'émigration de ceux-ci vers les terres du seigneur de Coucy. Cette remarque, anecdotique mais significative, apparaît alors comme révélatrice d'un état conflictuel latent entre les deux seigneurs. En témoigne l'excommunication prononcée par Anselme de Mauny envers Enguerrand de Coucy, accusé d'avoir ravagé les terres de l'Église et violé la tranquillité de la cathédrale en y enlevant de force le doyen qui avait fait mettre en prison certains de ses vassaux pour les obliger à restituer les biens qu'ils avaient enlevés à l'église de Laon. Mais Enguerrand finit par faire amende honorable.

amore dei et beate Virginis et justicie et respectu peregrinationis nostre Jerosolyma penitus infirmamus [...].

64Id., Ibid., p. 286-294 ; SAINT-DENIS Alain, op. cit., p. 469-471.

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L'évêque Anselme, qui avait assisté au sacre de Saint Louis comme duc et pair, et transigé avec le comte de Soissons pour les limites de leurs domaines respectifs, mérita l'estime du roi par sa fidélité et sa soumission. Louis IX recherchant le consensus en réponse aux agitations bourgeoises et communales (Reims, Saint-Quentin, Compiègne, Senlis), il n'en oublia pas de favoriser la paix et l'avantage des églises. La ville de Laon n'était pas moins agitée, mais en 1233, Anselme, dans une nouvelle démonstration de largesse, leva l'excommunication portée contre le maire et les échevins, qui avaient mis en prison des vassaux de l'église. Il mourut le 3 septembre 1238, mais son épiscopat fut marqué par l'efficacité de son action temporelle.

A peine élu, Garnier, son successeur, ancien doyen et archidiacre de Laon, contraignit les maire et échevins à lui faire, comme à ses prédécesseurs, hommage et serment de fidélité, et à jurer solennellement de conserver sa personne, son honneur et sa vie, et de l'accompagner partout où il voudrait, pourvu qu'ils pussent revenir chez eux le même jour. Les échevins n'osant contredire ces droits de l'évêque, voulurent de leur côté l'obliger à conserver la commune et leurs privilèges. On convint de s'en rapporter à l'arbitrage de Henri de Dreux archevêque de Reims, sous peine de 300 livres pour le récusant. D'après la sentence de l'archevêque, les maires et les échevins se présentèrent dans la cour de l'évêché accompagnés du peuple, se mirent à genoux et firent à l'évêque serment de fidélité65, ce qui amena Garnier à leur assurer de sa bonne foi, selon les termes de leur accord passé66. Ce jugement fut observé et confirmé par Saint Louis en 1241 et en 1331 par Philippe de Valois qui dans son diplôme reconnaît que l'évêque a droit après son sacre de rappeler les bannis. Cet usage de faire prêter serment étant devenu une source de dispute entre le clergé et le peuple, on en dispensa par la suite les maire et échevins moyennant 2000 livres payables en 5 ans.

On observe donc chez Garnier une certaine fermeté à l'égard de la commune, tout comme son prédécesseur, mais contrairement à ce dernier, l'épiscopat de Garnier fut marqué par une plus grande coopération avec le chapitre. De même, tout comme ses prédécesseurs, il fut soucieux de mettre en valeur le temporel épiscopal, et c'est sous son canonicat que la maison de l'évêque se transforma en palais épiscopal, suite à une série de travaux67. Croisé lors de la première expédition de Saint Louis en Terre sainte, il trouva la mort en 1249.

65 LE LONG Nicolas, op. cit., p. 296 : « Je vous jure, Garnier évêque de Laon, que je garderai de bonne foi votre vie, vos membres et votre honneur temporel, sauve la fidélité due au seigneur Roi ».

66 Id., Ibid., p. 296 : « Moi Garnier évêque en vertu de la consécration que j'ai reçu à Reims, je vous conserverai votre honneur et votre tranquillité, suivant la charte du seigneur roi, et conformément à l'usage de mes prédécesseurs »

67 CREPIN-LEBLOND Thierry, « Recherches sur les palais épiscopaux en France du Nord au Moyen-Age (XIIe-XIIIe siècles) d'après divers exemples des provinces ecclésiastiques de Reims et de Sens », in École nationale des Chartes. Positions des thèses, 1987, p.63-69.

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L'année suivante fut marquée par l'élévation au siège épiscopal d'Itier de Mauny, ancien archidiacre et doyen de l'église de Laon, frère d'Anselme. Sacré en 1250 par évêque de Senlis dans l'église St Arnoul de Crépy en Valois, et en vertu d'un privilège accordé par une bulle du pape aux évêques de Laon, Itier, en l'absence de celui de Soissons, sacra cette année-là archevêque de Reims Thomas de Beaumets, fils de Gilles Châtelain de Bapaume et d'Agnès de Coucy. Perçu par ses contemporains comme un évêque doué de toutes les qualités de l'esprit et corps, il joignit une prudence consommée à la piété la plus solide. En effet, c'est sous son impulsion que fut construit l'Hôtel-Dieu de Laon, qu'il soumit à son chapitre en y plaçant des religieuses de l'ordre de Saint-Augustin et en y rattachant les maladreries de Pouilly, Pontavert, Bruyères, etc68. Il mourut le 22 mai 1260.

L'évêque qui lui succéda se prénommait Guillaume de Moustier, dit de Troyes, un ami et compatriote de Jacques Pantaléon, ancien chanoine de Laon et futur Urbain IV. Sa collaboration avec le chapitre, devenu alors maître de l'église de Laon et menant seul la guerre contre la commune, fut donc étroite. Il établit notamment un compromis avec le roi en 1266, compromis qui garantissait et renforçait sa juridiction dans la ville. A sa mort, en 1270, il fut remplacé par Geoffroy de Beaumont, dont la mort brutale en 1273 provoqua une crise de succession qui laissa le siège vacant pendant 6 ans. Or, ni le roi - qui faisait alors valoir son droit de régale -, ni le chapitre - qui disposait alors d'une marge de manoeuvre et d'une autonomie accrues - n'avaient intérêt à abréger cette vacance.

Cet état de cause était toutefois symbolique de la prédominance générale acquise par les chapitres cathédraux de la province de Reims qui, de fait, s'attirèrent le mécontentement de leurs évêques respectifs, notamment parce qu'ils faisaient cesser régulièrement l'office divin et mettaient les villes en interdit. L'archevêque de Reims décida alors d'assembler à Compiègne un concile qui fit rentrer les évêques dans leurs droits et réprima les prétentions des chapitres69. C'est ainsi qu'au sujet de la vacance du siège épiscopal, la rivalité entre Jean de Rumigny, chanoine de Laon, et Guillaume de Châtillon, chantre de la cathédrale d'Auxerre et préconisé par le pape Nicolas III, tourna à l'avantage du second, qui fut élevé sur le siège de Laon en 1279.

Sa première action fut donc, on ne s'en étonne pas, de chercher à étendre les bornes de sa juridiction et de son duché devant la recrudescence d'autorité et de pouvoir qu'acquirent ses principaux rivaux dans le diocèse durant cette vacance de 6 ans (roi, chapitre, commune, seigneurs locaux). Mais cette entreprise fut contrariée en 1282, lorsque le bailli de Vermandois, représentant de la justice royale, restreignit le duché de 18 villages, faisant défense à son official de connaître des affaires du Laonnois et du comté de Roucy. Son action épiscopale fut donc largement entravée par l'action des

68 SAINT-DENIS Alain, Institution hospitalière et société. L'Hôtel-Dieu de Laon, 1150-1300, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1983.

69 LE LONG Nicolas, op. cit., p. 305-306.

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pouvoirs concurrents, notamment le pouvoir royal.

C'est pourquoi, c'est contre la commune qu'il mena bataille, lui intentant notamment un procès devant le Parlement de Paris cette même année 1282, trois ans avant sa mort. Ainsi, l'évêque porta « un coup décisif en obtenant du Parlement de Paris un long document précisant les limites de sa juridiction et les droits de ses hommes, qui se voient dispensés de payer les taxes du marché... »70.

De surcroît, dans la lignée de son prédécesseur, Robert de Thorote, fils de Jean, châtelain de Noyon, et de Lucie d'Honnecourt, eut à coeur d'améliorer la cohésion du domaine épiscopal en multipliant les acquisitions. Désireux de porter le coup de grâce à la commune, il profita des émeutes qui secouèrent la ville en 1294 pour affaiblir celle-ci, en faisant expressément appel à Philippe le Bel, qui condamna très sévèrement les bourgeois de Laon suite à l'emprisonnement d'un clerc (forts dommages et intérêts, détention des sergents de la commune, cérémonie de réparation), et démit de leur fonction le maire et les jurés de la ville. Mais toutes ces mesures n'empêchèrent pas une nouvelle révolte urbaine qui éclata en 1295 dans un contexte d'extrême tension. Deux écuyers, qui s'étaient querellés avec un des membres les plus influents de la commune, et un clerc de leur parenté, furent traînés hors de la cathédrale par le peuple, puis lapidés. L'un d'eux succomba à ses blessures. Le chapitre fit cesser les offices divins et se plaignit auprès du roi et du pape Boniface VIII, qui jeta l'interdit sur la cité de Laon et excommunia les coupables. L'année suivante le roi abolit la commune et y installa un gardien royal. Toutefois, il la rétablît à titre provisoire en 1297, année de la mort de l'évêque Robert. En contrepartie, les bourgeois durent verser de très importants dédommagements au chapitre et acceptèrent une cérémonie de réparation fort sévère. Le pape, quant à lui, accorda son absolution aux responsables de l'émeute en 1298, tout en levant l'interdit et les excommunications qu'il avait pronconcés.

Les évêques qui suivirent restent moins connus, mais leur contribution à l'élaboration du Grand cartulaire nécessite d'effectuer une brève contextualisation de leur épiscopat. Robert de Thorote mourant en 1297, c'est un certain Gazon de Savigny qui lui succéda. Cet évêque, bien que réalisant de nouvelles acquisitions foncières au compte de l'évêché, s'est davantage fait remarqué par son mode de vie courtisan que par son action effective en tant qu'évêque de Laon. En effet, faisant parti de l'entourage de Philippe le Bel, il vécut très souvent à Paris. A sa mort, en 1307, il fut remplacé, du consensus du roi et du pape, par Gazon de Champagne, ancien chanoinde de Saint-Quentin et docteur em droit canon. Il abdiqua cependant en 1315 et mourut l'anné suivante. C'est alors que Raoul Rousselet fut transféré de l'évêché de Pampelune à celui de Laon. Habile dans les affaires et propre aux négociations, le roi l'employait souvent avec succès et le nomma même

70 BUR Michel (dir.), op. cit., p. 123.

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exécuteur de son testament. Mort le 16 octobre 1323, il fut alors remplacé par Albert de Roye, qui ne semble pas avoir contribué à l'achèvement du cartulaire.

L'évêché de Laon à la fin du XIIIe siècle

Le Laonnois représentait une des régions les plus riches d'Europe, en particulier grâce à la réputation de ses vignes, le XIIIe siècle étant alors apparenté à une période d'apogée pour la cité et ses évêques, ducs et pairs de France, bien que ceux-ci durent de plus en plus composer avec des pouvoirs qui pouvaient leur apparaître comme concurrents (commune, chapitre, roi, seigneurs locaux)71. C'est pourquoi, les différents évêques qui se succédèrent eurent à coeur de consolider leurs positions dans le domaine épiscopal en alliant toute une série d'acquisitions foncières et juridiques à un développement d'institutions judiciaires évoluées - la centralisation était telle que l'on observe, au début du XIIIe siècle, l'apparition d'une véritable cour épiscopale - et à un contrôle de plus en plus étroit des officiers épiscopaux par le biais d'instruments de pouvoir modernes, le cartulaire pouvant apparaître comme un de ces instruments. Mais ces efforts furent bien souvent générateurs de conflits et devinrent un ferment d'instabilité. Ce fut tout d'abord le cas au sein de la cité, la faute à une interprétation différente du texte de 1128 par les différents protagonistes, en particulier par les magistrats communaux qui, trop souvent combatifs à mauvais escient sous prétexte de maintenir la paix urbaine, faisaient saisir par leurs hommes les responsables du désordre sans se soucier de leur appartenance - le motif d'arrestation de sergents ou de serviteurs du chapitre ou de l'évêque représentaient en effet 50% des procès. De plus, les rivalités quasi permanentes entre les autorités royale et épiscopale modifièrent souvent une toile de fond rendant la situation politique peu claire aux yeux des acteurs72.

Mais le Laonnois, marqué par l'aboutissement d'une forte poussée démographique longue de plus d'un siècle, comme ce fut le cas dans de nombreuses régions du royaume73, ne fut pas épargné par ce climat d'instabilité générale qui régnait alors en ville, et les évêques durent s'adapter aux évolutions sociales que ce phénomène impliquait. En effet, le pouvoir judiciaire du prélat s'étendant à tous ses hommes de corps, y compris ceux qui vivaient dans la Paix, c'est en toute prudence qu'il devait agir et dans un certain esprit de conciliation. Ce fut par exemple le cas d'Anselme de Mauny qui, semble-t-il, taxait lourdement les habitants des campagnes, ce qui entraîna, comme l'avance Alain Saint-Denis, une vague d'émigration de ces habitants vers les terres de Coucy, plus avantageuses fiscalement. Dès lors, l'affaire se conclut par l'établissement d'une charte réglant le droit d'entrecours entre les deux seigneuries, charte présente dans le cartulaire. Tout comme en

71 AUBERT, R. (dir.), op. cit., p. 530

72 SAINT-DENIS Alain, Apogée d'une citée..., p. 598-599.

73 FOSSIER Robert, La terre et les hommes en Picardie jusqu'à la fin du XIIIe siècle, Paris, 1968.

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1259 lorsque l'évêque Itier accorda à ses hommes d'Anizy une charte de franchise - et non une commune -, imposant la suppression de la mainmorte et du formariage parallèlement à l'instauration de quelques privilèges fiscaux, dans une volonté de repeupler le bourg74.

Quoi qu'il en soit, et outre ces situations conflictuelles qui marquèrent l'histoire de l'évêché, l'institution épiscopale bénéficia largement du prestige acquis par la ville, que ce soit lors de la période carolingienne, en tant que centre politique, ou lors de la période capétienne, qui vit se développer et rayonner l'école de Laon, la ville étant alors devenue un centre intellectuel et culturel reconnu à travers l'Europe entière, en témoigne l'influence qu'eut le maître Anselme sur toute une génération de théologiens européens. De ce fait, cet essor intellectuel permit à la cité, à ses institutions et à tous les espaces environnants, de bénéficier d'une visibilité accrue et d'une meilleure insertion dans l'évolution des systèmes de représentation. Chaque entité voulant sa part du gâteau, ce fut certainement un facteur déclenchant de nombreux rapports de forces qui s'instituèrent à partir de là. La diffusion progressive de l'écrit au sein de la société - certains laboureurs usaient de l'écrit pour officialiser une transaction foncière par exemple - et un souci accru de sa conservation participèrent et contribuèrent à un processus de « rationalisation » sociétale via l'usage de l'écrit75. Ce n'est donc pas un hasard si l'évêché décida de l'élaboration de cartulaires durant ce XIIIe siècle où fleurissaient les cartulaires et autres manuscrits menant à cette rationalisation de la pensée médiévale76.

Notre étude se devra donc de considérer ce contexte culturel lié à un usage pragmatique de l'écrit dans une société qui devient de plus en plus rationnelle, et dont les cartulaires en sont l'une des finalités les plus abouties, ceux de l'évêché de Laon ne dérogeant pas à la règle.

74 SAINT-DENIS Alain, op. cit., p.471.

75 GOODY Jack, La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage (traduit de l'anglais par Jean Bazin et Alban Bensa), Paris, les éditions de Minuit, 1978 ; Pouvoirs et savoirs de l'écrit, Paris, La Dispute, 2007. BERTRAND Paul, « À propos de la révolution de l'écrit (Xe-XIIIe siècle). Considérations inactuelles », Médiévales, n°56, 2009, p. 75-92.

76 BERTRAND Paul, loc. cit. ; CHASTANG Pierre, ANHEIM Étienne (coll.), « Les pratiques de l'écrit dans les sociétés médiévales » Médiévales, n°56, 2009, p. 5-10 ; DEFLOU-LECA Noëlle, « L'élaboration d'un cartulaire au XIIIe siècle : le cas de Saint-Germain d'Auxerre », in Revue Mabillon, n. s., 8 (1997), p. 183-207.

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Processus historique et cartularisation

Outre les rapports entre les évêques de Laon et les différent(e)s institutions ou seigneurs, cette contextualisation historique nous permet de mettre à jour quelques présupposés latents et d'établir nos premières hypothèses quant aux conditions d'élaboration du Grand cartulaire de l'évêché de Laon.

En effet, bien que l'appel au Parlement de Paris datant de 1282 de l'évêque Guillaume de Châtillon contre la commune paraît avoir été l'un des premiers éléments déclencheurs de la rédaction du cartulaire (nous verrons effectivement plus loin dans l'analyse qu'une première phase d'écriture semble s'être opérée à partir de 1287), d'autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte.

En premier lieu, la vacance de 6 ans que connut l'évêché entre 1273 et 1279, durant laquelle les pouvoirs concurrents de l'évêque purent étendre leur capacité d'action, peut apparaître comme une justification quant à une volonté épiscopale de réaffirmation, voire de restauration, de son autorité rognée, si ce n'est accaparé. Dès lors, la confection d'un cartulaire fut peut-être le moyen pour l'institution épiscopale de cristalliser à travers le recours à l'écrit des états de fait anciens, de consolider des acquis territoriaux antérieurs menacés et ainsi de patrimonialiser un espace à reconquérir.

Toutefois, ceci ne reste qu'hypothétique. Car, en second lieu, dans l'éventualité que les années qui suivirent la vacance du siège épiscopale ne furent pas une période de perte d'influence de l'évêque sur sa juridiction, cette hypothèse ne saurait être corroborée. En effet, le cartulaire n'est-il pas plutôt une démonstration de la richesse et de la puissance de l'autorité épiscopale, la confection d'un cartulaire demeurant onéreuse et n'étant, la plupart du temps, l'apanage que de personnes ou d'institutions influentes ? Dans cette optique, il faudrait alors percevoir le cartulaire en tant qu'ambition politique, le tout adjoint à un processus de monumentalisation par le biais de l'écrit. Il est tout à fait probable qu'à l'instar d'un Gautier de Mortagne qui entreprît la reconstruction de la cathédrale dans les années 1150, d'un Garnier qui, dans les années 1240, permît la transformation de la maison de l'évêque en un véritable palais épiscopal, ou d'un Itier de Mauny qui, une décennie plus tard, dans un élan de magnanimité et de charité symboles de sa puissance, ordonna la construction de l'Hôtel-Dieu de Laon, l'institution épiscopale des années 1280 eût à coeur de matérialiser plus de deux siècles de domination temporelle au sein d'un codex, véritable document-monument de par son format et son contenu.

Néanmoins, ces deux hypothèses n'apparaissent pas nécessairement comme contradictoires, car le caractère monumental du cartulaire peut correspondre à une manoeuvre ostentatoire en réponse à une perte d'influence, prétendue ou avérée. Pourquoi une telle compilation ne fut décidée qu'à la fin du XIIIe siècle et non dès l'émergence de pouvoirs concurrents ? S'agirait-il alors d'une décision réactionnaire destinée à mettre en scène une autorité et un faste perdus, ou plutôt d'une reprise en main - dans toute sa portée symbolique, notamment si l'on se réfère au caractère manuscrit de la rédaction du

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cartulaire - d'un territoire, de sa juridiction et de ses privilèges de la part de l'autorité épiscopale ? C'est donc à partir de ce terreau conjecturel que des tentatives de réponse essayeront de germer tout au long de notre analyse.

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Problématiques

Transcriptions d'actes à des fins juridiques ou économiques, les cartulaires ont été envisagés, depuis peu nous l'avons dit, comme des constructions volontaires, révélatrices d'une idéologie, témoignant des systèmes de valeurs à l'honneur dans les milieux qui les ont élaborés. C'est pourquoi les perspectives adoptées portèrent une attention tant aux spécificités codicologiques de ces registres qu'au contexte historique qui les a vu naître, afin de donner sens à la rédaction des cartulaires : phénomènes de mémoire et d'oubli, instrumentalisation des archives au service d'un projet politique ou d'une défense d'un patrimoine, notamment lorsque la mise en page et la mise en série des chartes procèdent d'une subite mise en scène, mais aussi perception de l'espace vécu et administrée sur lequel le commanditaire a des droits. Il s'agit alors de comprendre comment des gestionnaires s'emparent du patrimoine à travers l'écrit, dans une période d'essor d'une administration épiscopale, issue plus ou moins directement des directives de la réforme grégorienne.

De ce fait, nous recouperons notre étude à travers trois axes principaux qui paraissent englober les problématiques soulevées par le sujet : c'est en effet après s'être interrogé sur les conditions d'élaboration du cartulaire que nous analyserons la fonction mémorielle qui peut être assignée ou non au Grand cartulaire de l'évêché de Laon, pour enfin en proposer une étude anthropologisante, étudié dans cette approche en tant qu'outil normatif.

Étude des conditions d'élaboration du cartulaire

Tout d'abord, le processus de « cartularisation » correspond à une mise en ordre des archives, c'est-à-dire que la confection et la rédaction d'un cartulaire représentent un travail archivistique de fond basé sur une rationalisation de l'accès aux documents, de par notamment la condensation formelle de l'information, ainsi que sur une hiérarchisation de ces mêmes documents selon leur importance et sur la place qu'ils doivent occuper ou non dans le codex. Un cartulaire est donc le fruit d'un long et minutieux travail de choix, de classement et de recopiage des actes, et procède dès lors d'un lien indéfectible avec les archives et/ou le chartrier de l'institution. Il s'agit ainsi de traiter le cartulaire par rapport « à tout un ensemble documentaire et narratif, de manière à mettre à jour les stratégies textuelles adoptées par les établissements pour consolider leurs acquisitions patrimoniales

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et leur position dans le réseau de pouvoir local77 ».

Si pour certains cartulaires les procédés de sélection tiennent de l'importance typologique accordée à l'acte78, d'autres prennent davantage en compte des critères d'ordre géographique79, chronologique - c'est le cas pour les cartulaires-chroniques par exemple, la linéarité de l'histoire étant un principe constitutif de la confection du codex - ou encore purement économique80. Mais qu'en est-il de notre objet d'étude ? Quels furent les procédés de sélections des actes et les logiques de rédaction ? Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous nous attarderons sur deux éléments qui semblent apporter des éléments de réponse : le Petit cartulaire de l'évêché de Laon (G 1) et la table des matières liminaire du Grand cartulaire. En effet, s'interroger sur les raisons ayant poussé l'institution épiscopale à confectionner un second cartulaire tout en reprenant une majorité des actes transcrits dans le G1, souvent conservés dans leur enchaînement logique, légèrement remaniés ou insérés dans des dossiers plus étoffés, peut éventuellement nous permettre de cerner la ou les logique(s) qui ont pu prédominer à la confection même du cartulaire. De plus, le fait que certains actes du G 1 aient été retranscrits dans le Grand cartulaire de l'évêché de Laon (G 2) et non d'autres serait révélateur d'une finalité différente accordée à chaque codex. Si le G1 s'ouvre sur une série de quatre bulles papales consacrant l'autorité de l'évêque en matière de justice spirituelle, suivie d'une autre de quatre chartes chargeant les évêques du royaume en général et celui de Laon en particulier d'excommunier les barons de France hostiles aux immunités et aux droits de l'Église, puis se poursuit par toute une suite d'affaires propres au temporel épiscopal, le G 2, quant à lui, s'ouvre sur un dossier concernant les rapports conflictuels que les évêques de Laon connurent avec la commune, puis s'ensuivent les affaires portant sur le pagus épiscopal, plus ou moins développées et complétées par rapport au G 1, voire complètement absente du précédent cartulaire.

77 CHASTANG Pierre, Lire, écrire, transcrire. Le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc (XIe-XIIIe), Paris, éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2001, p. 219.

78 « Classer et compiler : la gestion des archives du Mont-Cassin au XIIe siècle », CHASTANG Pierre, FELLER Laurent, in Écritures de l'espace social. Mélanges d'histoire médiévale offerts à Monique Bourin, BOISSEUIL Didier, CHASTANG Pierre, FELLER Laurent, MORSEL Joseph, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010. Dans cette contribution, les auteurs indiquent, à la p.350, que le cartulaire de Pierre Diacre n'est pas organisé selon l'ordre d'une chronique, mais de manière typologique, avec un classement manifestement hiérarchique et diplomatique (privilèges pontificaux, préceptes impériaux et royaux, donations, livelli, renuntia, serments).

79 Certains classements sont en effet organisés selon une progression géographique qui va du centre vers périphérie, c'est-à-dire des espaces les plus importants du point de vue patrimonial vers ceux qui ne regroupent que quelques biens. Parfois même, le classement épouse le parcours géographique, plus ou moins rationnel, qu'un collecteur a pu effectuer.

80 Nombre de cartulaires sont organisés en dossiers selon des aires économiques prédéfinies (tenures, villae), ce qui participe à une gestion rationnelle de l'espace, symbolisée par une organisation rationalisée du codex.

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Ainsi, doit-ont voir les deux cartulaires comme indépendants l'un de l'autre, ou doit-on plutôt percevoir le G 1 comme une construction séquentielle préalable et nécessaire à l'élaboration du G 2, adapté, remanié et complété selon un contexte et une finalité différent(e)s ? Dès lors, si le G 1 semble consacrer l'autorité de l'évêque, et ce depuis plus de trois siècles81, le G 2 paraît être un instrument chargé d'assurer et d'inventorier les possessions, biens et prérogatives alloués aux évêques de Laon, comme si face à l'émergence et à l'affirmation grandissante des pouvoirs concurrents - le chapitre, la commune, le roi, pour ne citer qu'eux - l'autorité épiscopale se voyait dans la nécessité d'assurer ses acquis. De ce fait, cette hypothèse pourrait être un facteur d'explication quant à l'ordonnancement quelque peu épars et illogique de certains actes se retrouvant isolés du dossier auquel ils auraient pu être insérés. Qui plus est, les différentes phases d'écritures, repérées à travers des changements de mains particulièrement significatifs, correspondent à une compartimentation chronologique et peuvent correspondre à différentes phases de recensement d'archives non coordonnées. Ou alors, ces ajouts successifs furent-ils transcrits au fil des revendications de l'évêché ? C'est ce que nous tenterons de vérifier dans cette étude.

Il n'en reste pas moins qu'un second élément nous permettrait éventuellement d'ordonner ce qui peut apparaître comme du désordre : la table des matières. « Ordonner le chaos, voilà la création » se plaisait à dire Guillaume Apollinaire, bien qu'il ne s'agisse pas ici de « chaos » à proprement parlé, les archives étant à considérer comme un système d'ordonnancement à part entière. En effet, le listage des rubriques*, même s'il apparaît ici comme partiellement achevé, correspond à une utilisation pragmatique de l'écrit, chargée d'apporter de la lisibilité à un support qui reste opaque - la centaine de feuillets et la longueur inégale des actes rendent la lecture et le repérage particulièrement complexes. Or, l'absence d'une telle liste dans le G 1 renforcerait l'idée que le G 2 en serait un prolongement plus abouti et pragmatique dans son utilisation de l'écrit. Toutefois, l'absence de rubriques de certains actes ou, dans le cas contraire, la mention de rubriques absentes du cartulaire sont révélateurs de la non-coordination des scribes lors des différentes phases de rédaction et peut représenter une faille dans notre tentative de compréhension de l'ordonnancement du codex. De même, le caractère rétrospectif, c'est-à-dire rédigé a posteriori, de cette table des rubriques abonde dans le sens de l'hypothèse d'une relative absence de logique de classement a priori, si ce n'est selon l'ordre préétabli par le G 1 par exemple.

Tous ces éléments sur les conditions d'élaboration du cartulaire symbolisent bien le renouveau des approches tant codicologiques que paléographiques opéré depuis quelques années à propos des cartulaires. Il s'agit ici de mettre en évidence et de

81 G2, A.D de l'Aisne, 110, f° XXXIX r° : charte de Lothaire II, datée de 975, qui, sollicité par l'évêque de Laon confirme les biens des religieux bénédictins de l'abbaye de Saint-Vincent considérée comme le second siège de Laon et le lieu de sépulture des nobles laïques de la ville. Par cette charte, il est reconnu aux évêques de Laon une légitimité qui remonte jusqu'au Xe siècle, comme pour témoigner de l'ancrage historique de l'institution épiscopale et ainsi consolider son autorité.

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comprendre les moyens mis en oeuvre dans le but d'atteindre une ou des finalité(s) précise(s) et déterminée(s). Or, ces finalités sont doubles : matérielles - le codex - et symboliques - l'usage de l'écrit permet à l'institution épiscopale d'ancrer son action dans le temps. En même temps qu'une construction matérielle, le cartulaire est donc producteur d'une construction mémorielle de l'évêché.

Les dimensions mémorielle et identitaire du cartulaire

Bien qu'onéreux et long à réaliser, un cartulaire n'en demeure pas moins un choix intentionnel de l'institution commanditaire. Le cartulaire devient alors un instrument d'identification, un outil mémoriel permettant à une communauté de perpétuer une certaine histoire et de consolider sa mémoire82. Or, afin d'illustrer notre propos, nous aurons ici recours à l'exemple invoqué par Pierre Chastang dans sa thèse de doctorat83 : dans ce passage, l'auteur aborde l'élaboration de cartulaires monastiques du début du XIIe siècle sous le regard de la querelle entre deux abbayes bénédictines : Aniane et Gellone. Leur opposition datant de 1066, avec pour principal enjeu la prééminence d'Aniane sur Gellone, qui, sachant qu'elle n'a pas les moyens documentaires de lutter sur le terrain des origines carolingiennes du monastère, oppose à Aniane une « stratégie hagiographique » autour du personnage de saint Guilhem. Dans la production textuelle, l'offensive est toujours anianaise (l'abbé d'Aniane se plaint par exemple que les moines de Gellone auraient élu leur abbé seuls ; revendications autour de la Vraie Croix, que Charlemagne aurait donné à Aniane ; accusations de simonie), mais Gellone en sortit toujours vainqueur. Ainsi, alors que les Anianais rédigent un codex d'une complexe architecture, les moines de Gellone, sans doute sûrs de leur bon droit, ne copièrent en tête du manuscrit que leur version de l'acte de dotation de Guilhem, qui daterait du 14 décembre 804. Pierre Chastang démontre ainsi que la rédaction de cartulaires correspond à une mise en perspective critique (par l'opération de tri) des documents conservés au chartrier.

Dès lors, on s'aperçoit que même si, effectivement, le caractère juridique ou économique semble prédominer, c'est bel et bien l'ancrage mémoriel d'une grandeur passée ou tout simplement d'acquisitions diverses accroissant et légitimant l'autorité du commanditaire qui motiva essentiellement les demandeurs84. En remobilisant les documents d'archives, les cartularistes font littéralement histoire, bien que cette histoire

82 GEARY Patrick J., La mémoire et l'oubli à la fin du premier millénaire (traduit de l'anglais par Jean-Pierre Ricard), Paris, Flammarion, 1996.

83 CHASTANG Pierre, op. cit., p. 153.

84 JEANNE Damien, « Une "machina memorialis". Les cartulaires des léproseries de la province ecclésiastique de Rouen », Tabularia « Études », n° 12, 2012, p. 29-62. Dans cet article, l'auteur énumère plusieurs léproseries, dont celles de Saint-Gilles de Pont-Audemer, qui ont, semble-t-il, rédigé un cartulaire dans le but de sauvegarder des privilèges menacés et ainsi garantir leurs droits dans une période de déclin progressif de ces institutions.

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soit largement biaisée et fragmentaire. En effet, l'écrasante majorité des actes transcrits sont le fruit d'une légitimation centripète, c'est-à-dire en faveur de l'évêché, que ce soit en matière de justice ou de ventes.

Quoi qu'il en soit, le cartulaire représente une photographie de près de deux siècles de gestion patrimoniale du temporel épiscopal, accordant, par l'usage de l'écrit, un caractère éternel et perpétuel aux transactions et acquisition effectuées, ainsi qu'aux accords passés. De plus, la robustesse et la longévité du support - le parchemin - sont censées aller symboliquement de pair avec celles de l'institution et de son action. De même qu'indirectement, c'est la mémoire de toutes les personnes impliquées dans les affaires présentes dans le cartulaire qui sont entretenues, personnes physiques (donateurs, contractants, rois, papes) ou ce que l'on appelle aujourd'hui « morales » (communes). Cet aspect des choses peut donc nous amener à nous interroger sur la valeur de l'écrit, certaines chartes n'étant que la mise par écrit de traités oraux (dons de terres, transferts de droits). Doit-on nécessairement cliver écriture et oralité ? Sont-ils au contraire imbriqués dans un processus linguistique uniforme, et non dual, l'écrit n'étant au final qu'une retranscription fictive d'un discours entre individus ? Il s'agit là d'un point qu'il semblerait intéressant d'approfondir, le cartulaire, en tant que transcription figée de rapports humains, pouvant mettre à jour l'ambivalence de l'écrit dans une perception contemporaine souvent abusivement caricaturale de la société médiévale, séparant lettrés et illettrés.

Néanmoins, si le cartulaire peut apparaître comme un outil mémoriel pour l'institution commanditaire à un temps donné, il le devient à double sens pour l'historien, qui y trouve les données quantitatives et qualitatives nécessaires à son travail de recensement. Par exemple, il serait intéressant d'observer les occurrences de la monnaie employée lors de transactions afin d'analyser le degré d'ouverture et de développement de l'économie locale, de son insertion ou non dans un réseau d'échanges, de dégager les évolutions des monnaies employées selon les périodes, ou bien encore d'étudier les variations du prix d'un même produit au fils des ans.

De plus, une telle étude pourrait aisément être complétée par un examen attentif des divers lieux d'exploitations au sein d'un même espace, espace qu'une analyse lexicométrique des noms de lieux pourra matérialiser à travers une carte. Ainsi, le Grand cartulaire de l'évêché de Laon est censé nous permettre de réaliser une certaine spatialisation du diocèse - du pagus épiscopal tout du moins - ainsi qu'une analyse statistique de l'espace étudié sur une période donnée.

Toutefois, bien que l'aspect mémoriel joue un rôle non négligeable dans la décision de rédaction d'un cartulaire, celle-ci répond souvent à un contexte particulier enjoignant à l'institution désignée de réaliser une compilation de ses droits. Par ce biais, tout cartulaire devient alors un support normatif de référence.

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Le cartulaire : un outil référentiel

Comme nous l'avons souligné plus haut, un cartulaire correspond à une légitimation centripète des droits d'une communauté. Or, cette légitimation s'effectue essentiellement dans un processus de régulation ou d'anticipation des conflits, tant militaires que d'intérêts. De ce fait, l'évêque est largement perçu comme seigneur temporel plutôt que comme pasteur spirituel. Ainsi, en tant que seigneur temporel - les évêques de Laon sont ducs et pairs du royaume de France - l'évêque se doit de consolider son pouvoir de type féodal qu'il détient sur son territoire. De même qu'à partir de la réforme grégorienne, l'autonomisation de l'Église l'incita de plus en plus à dominer le pouvoir laïc, en leur enlevant notamment les pouvoirs traditionnels qu'ils exerçaient sur leurs territoires, ce qui donna naissance à des bases de domination beaucoup plus fortes et entraîna des renégociation de liens, bien que toujours au profit de l'Église85. Le cartulaire apparaît alors comme une arme juridique dans un rapport de force entre l'évêque et ses subordonnées ou rivaux : affaiblissement de la commune, du prévôt, du vidame86, délimitations de seigneuries dans des conflits de cospatialité ou d'interface87, la relation d'autorité étant à la fois socio-politique et spatiale - un conflit d'interface révèle en effet un rapport de force entre un centre et une périphérie.

Dès lors, la compilation d'actes à valeur juridique s'apparente à une normalisation des rapports de force, c'est-à-dire que la mise par écrit des actes nécessaires à la résolution d'un conflit équivaut à l'établissement symbolique de normes, en tant que règles jurisprudentielles, régissant un territoire donné. Ici, le caractère normatif du cartulaire ne s'apparente donc pas à une norme-résultat, qu'il est possible de définir comme un énoncé général réglant un certain nombre de problèmes, mais plutôt à une norme-processus, c'est-à-dire une activité dialogique destinée à rétablir un certain ordre, en ce sens que la rédaction du cartulaire fut décidée justement parce que la réalité pratique (les comportements des acteurs) différait du discours normatif (les chartes)88. Ainsi, bien que

85 MAZEL Florian, La noblesse et l'Église en Provence, fin Xe-début XIVe siècle. L'exemple des familles d'Agoult-Simiane, de Baux et de Marseille, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2002.

86 SAINT-DENIS Alain, Apogée d'une cité..., p.473

87 Dans le G2, les principaux conflits d'interface entre la seigneurie épiscopale et les autres seigneuries portent sur la frontière sud du diocèse, commune avec le territoire du comte de Soissons, ainsi que sur la frontière ouest, lors des conflits avec les seigneurs de Coucy.

88 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980 : dans cet ouvrage, Bourdieu établit clairement une distinction entre norme, comprise en tant que règle, et pratique, c'est-à-dire les usages, qui par ailleurs dépassent souvent le cadre des normes, implicites ou explicites, du fait notamment d'une adaptation aux nécessités du monde social. Les pratiques n'apparaissent donc pas comme de simples exécutions des normes explicites, mais traduisent un sens de jeu que les acteurs acquièrent par le biais de l'habitus : le sens pratique. Ainsi, c'est sous cet arrière-plan conceptuel qu'il nous est possible d'observer l'efficience normative du cartulaire, en ce sens qu'il normalise l'ordre des choses en rappelant les règles que les usages transgressent.

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le cartulaire apparaisse comme une compilation d'actes pratiques, il devient effectivement normatif et référentiel dans son établissement via la symbolique de l'écrit.

Toutefois, peut-on affirmer que l'outil normatif que représente le cartulaire est une conséquence nécessaire des séries de conflits qui impliquèrent sa rédaction ? Ou sa conception n'est-elle pas plutôt le moyen pour l'institution commanditaire de prévenir tout conflit potentiel en établissant une forme de jurisprudence lui étant favorable ? Une réponse claire et définitive ne saurait être donnée à ces interrogations, mais le recours aux classifications de l'anthropologie juridique semble pouvoir orienter l'analyse de cette étude. En effet, il existe trois approches anthropologiques concernant la régulation des conflits au sein des sociétés : l'analyse normative, l'analyse processuelle et l'approche synthétique.

1° Pour les théoriciens de l'analyse normative, le droit consiste en un certain nombre de normes explicites, écrites et codifiées, qui s'imposent aux individus, les infractions étant sanctionnées par contrainte ou menace. Dès lors, le présupposé serait que la norme impose les pratiques et que tout écart des pratiques par aux normes doit être sanctionné, ce qui implique la nécessité d'une institution centralisée dotée d'un appareil judiciaire, d'une police. Dans cette optique, le cartulaire serait bien cet outil de jurisprudence nécessaire à la régulation des conflits, c'est-à-dire des pratiques qui s'écarteraient des normes présentes dans le cartulaire. Les contraintes employées peuvent alors prendre différentes formes : autorité papale, royale ou encore archiépiscopale, menace d'excommunication, de suppression d'une commune, etc. De ce fait, le rôle de la chancellerie épiscopale89 et des hommes de corps de l'évêque - vidame, prévôt, sergents - serait de contrôler et de gérer les potentiels sources de conflits. Toutefois, l'appareil judiciaire n'apparaît pas toujours assez fort pour imposer ces normes écrites et codifiées, le rapport de force pouvant jouer en sa défaveur. C'est ici que l'analyse processuelle apporte un élément de réponse à cette possible défaillance.

2° En effet, l'analyse processuelle consiste à suivre le déroulement d'un conflit ou d'une infraction afin d'observer tous les moyens utilisés par les parties et autorités concernées pour les régler. Dans cette approche fonctionnaliste, le droit n'aurait pas pour fonction de punir mais d'assurer la réciprocité des individus - non leur égalité - pour assurer la cohérence de la société. D'où l'importance du compromis, pouvant se faire devant un tribunal, à défaut d'imposer une peine. Tout conflit aboutissant souvent à la paix90, s'impose l'idée que pour arriver la paix, tout conflit apparaît comme une nécessaire instance de régulation, car il ferait repartir les acteurs sur de nouvelles bases et produirait ainsi de nouvelles normes. Par conséquent, une telle approche semble pouvoir s'insérer dans notre étude, car la constitution de dossiers s'inscrit dans cette démarche processuelle,

89 BRUNEL Ghislain, « Chartes et chancelleries épiscopales au Nord de la France », in A propos des actes d'évêques (dir. Michel PARISSE), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1991, p. 228-243.

90 Vengeance (La), 400-1200, BARTHELEMY Dominique, BOUGARD François, LE JAN Régine, Rome, École française de Rome, 2006.

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l'agencement des actes transcrits correspondant au déroulement des conflits en question. De même que la récurrence ou non des décisions prises tout au long d'une affaire permettent d'en mesurer leur efficience ou leur défaillance. Néanmoins, cette analyse comporte des limites : en effet, cela reviendrait à analyser les normes d'une société uniquement à travers ses conflits, mais les conflits seuls ne peuvent expliquer toutes les normes. Dans le même temps, tous les conflits ne se terminent pas par la paix ou peuvent avoir pour seul but de faire reconnaître des droits et non d'aboutir à un compromis. C'est pourquoi, certains optent pour une troisième voie, que l'on nomme approche synthétique.

3° Effectivement, l'approche synthétique s'intéresse au contenu et à l'utilisation des normes, qui deviennent alors un enjeu, un objet de négociation. Ainsi, l'évolution des normes est censé aller de pair avec l'évolution de la société. De ce fait, les différentes phases d'ajouts repérées dans le G2 serait-elles une adaptation des normes parallèlement à l'évolution des rapports de force au sein du diocèse entre les différents protagonistes ? Par exemple, le cartulaire contient de nombreuses chartes royales supprimant la commune. Or, celle-ci ne fut définitivement abolie qu'en 1331, bien que la charte la plus récente date de 1321, ce qui montre que le cartulaire ne représente pas forcément un objet fixe, mais mouvant et flexible, s'adaptant aux évolutions sociétales. Ainsi, Pierre Bourdieu, dans une réflexion sur la dialectique entre norme et pratique - analyse qui rejoint quelque peu celle de Max Weber - développa l'idée selon laquelle toute « norme officielle contraignante ne détermine la pratique que lorsque l'intérêt à lui obéir l'emporte sur l'intérêt à lui désobéir »91, c'est-à-dire que c'est le droit qui détermine les rapports de force, l'adaptation des normes aux pratiques qui permet à la société d'avancer.

Qui plus est, la table des matières renforce cette conception normative du cartulaire, car cette liste implique un caractère excluant, tout acte n'y étant pas retranscrit étant implicitement invalidé par l'institution épiscopale. A la manière des listes d'invités, tout individu - ici toute charte - n'étant pas inscrit est de facto exclut du groupe inclus92. De même, cette démarche exclusive sous-tend un principe de hiérarchisation fort, chaque acteur étant dépositaire des choix opérés par le commanditaire. Ainsi, le cartulaire devient littéralement un objet révélateur de la domination symbolique que souhaite imposer l'évêque sur ses concurrents93.

91 BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980, p.170

92 GOODY Jack, La raison graphique..., Paris, Editions de Minuit, 1978, p.184 : « Ranger des mots (ou des "choses") dans une liste, c'est en soi une façon de classer, de définir un « champ sémantique », puisqu'on inclut certains articles et qu'on en exclut d'autres. De plus, ce rangement place ces articles en ordre hiérarchique. Aux articles ainsi ordonnés on peut affecter des chiffres (des logogrammes représentant des nombres) de manière à les numéroter de 1 à n tout au long de la liste.

93 BOURDIEU Pierre, « Les modes de domination », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1976/2, p.122-132.

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Mais sans aller jusque-là, il semble que le cartulaire, en tant qu'instrument normatif, est aussi à percevoir par son efficience sociale au sein d'un réseau donné, c'est-à-dire que son élaboration serait une étape dans la normalisation des rapports entre les individus, assurant ainsi leur réciprocité comme l'analyse processuelle le souligne. En effet, il est possible de caractériser le cartulaire comme un livre d'échanges (financiers, épistolaires, féodaux, religieux, etc.), tout échange devant alors être perçu comme la recherche d'un lien sans forcément la recherche d'un quelconque profit ou intérêt, tel que le don fait aux églises, bien que sur ce point les avis divergent94. Quoi qu'il en soit, c'est cette réciprocité qui garantirait le caractère légal du don, en tant que créateur de lien social. Il serait alors intéressant d'observer la valeur accordé à l'échange dans le Grand cartulaire de l'évêché de Laon (serments, ventes, etc.) parallèlement à une étude sur la valeur de l'écrit et du support employé, problématiques déjà soulevée dans le premier paragraphe de notre deuxième axe de réflexion95.

94 En effet, si l'on à tête le modèle maussien du don, celui-ci implique la notion de contre-don, c'est-à-dire qu'ici les donateurs, en échange de leur don, espèrent que l'église en question prie pour le salut de leur âme afin de leur permettre d'accéder au paradis. De ce fait, il ne serait plus question ici de don, mais d'échange, comme en témoigne la thèse de Jacques CHIFFOLEAU sur la comptabilité de l'au-delà, à savoir que les ecclésiastiques marchanderaient leurs prières contre de l'argent, que la morale chrétienne nommerait « don ».

95 « Quoi qu'il en soit, le cartulaire représente une photographie de près de deux siècles de gestion patrimoniale du temporel épiscopal, accordant, par l'usage de l'écrit, un caractère éternel et perpétuel aux transactions et acquisition effectuées, ainsi qu'aux accords passés. De plus, la robustesse et la longévité du support - le parchemin - sont censées aller symboliquement de pair avec celles de l'institution et de son action. De même qu'indirectement, c'est la mémoire de toutes les personnes impliquées dans les affaires présentes dans le cartulaires qui sont entretenues, personnes physiques (donateurs, contractants, rois, papes) ou ce que l'on appelle aujourd'hui "morales" (communes) », p.48.

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Enjeux

L'un des enjeux majeurs de notre étude se constituerait du fait de s'insérer au sein d'une mouvance historiographique qui se développe et se renouvelle, mais qui reste encore à parfaire. Il s'agira donc de fonder l'analyse sur des concepts préexistants tout en ayant une approche détachée de tels carcans épistémologiques. L'examen approfondi du Grand cartulaire de l'évêché de Laon ne devra donc pas négliger cet arrière-plan historiographique, mais devra, dans le même temps, effectuer une mise en perspective du corpus documentaire spécifique à un territoire.

Dans premier temps, il sera donc question d'étudier le cartulaire en tant qu'objet, en tant qu'outil scriptural ayant des caractéristiques qui lui sont propres, autant dans sa conception matérielle que dans sa composition interne. Néanmoins, il est essentiel de ne pas isoler cette analyse et ainsi de la confronter aux études préexistantes, car le manuscrit s'inscrit dans une tradition documentaire particulièrement riche et significative. Qui plus est, l'examen codicologique et paléographique du cartulaire ne doit pas amener à faire l'écueil du contenu informationnel qu'il recèle.

En effet, dans un second temps, nous tâcherons d'extraire et d'interpréter au mieux les informations que contient le codex, celles-ci étant à analyser dans leur état brut comme au regard d'un arrière-plan socio-anthropologique. Par exemple, si nous avons à faire à un acte relatant une transaction, il s'agira d'en étudier les informations brutes (individu, prix, objet) tout en l'insérant dans analyse contextuelle nécessaire à sa compréhension. Dès lors, nous nous attèlerons à cerner les visées ayant amenées à la confection du cartulaire.

Quoi qu'il en soit, il semble nécessaire de ne pas omettre le fait que le cartulaire représente un instrument matériel mis au service d'un discours. De ce fait, les deux grands axes développés ici ne sont pas à étudier séparément, mais ont vocation à s'interroger et se répondre mutuellement dans une certaine interdépendance épistémologique.

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PREMIERE PARTIE

USAGES ET REPRESENTATIONS DE L'ECRIT DANS LE GRAND CARTULAIRE DE L'EVECHE DE LAON

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