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Le jeu d'acteur à  l'épreuve de l'analyse du mouvement


par Mona Dahdouh
Université Paris VIII - Master Danse  2021
  

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ANNEXE 1

Entretien avec Laurent Berger

Mona : Pour commencer, comment avez-vous sélectionné les acteurs du laboratoire à Montevideo pour les répétitions de la scène de Richard III?

Laurent :Il y en a une que j'avais vu à la Comédie Nationale, et ça me paraissait incroyable qu'une personne qui appartient à un endroit si classique et une institution historique fasse la démarche de s'intéresser à un projet de recherche, ça me paraissait un luxe d'avoir ça. Non pas qu'elle ait eu moins de problème que les autres, au contraire elle a eu plus de problèmes, elle n'a pas l'habitude du travail expérimental. Tu imagines le grand écart qu'elle a accepté de faire, ça avait beaucoup de valeurs pour notre projet. Le garçon je l'avais eu dans un workshop deux ans auparavant et c'est un bon jeune acteur. Et après ça a été principalement sur dossier avec une petite audition.

Mona : Dans ce laboratoire, tu ne travailles pas sur le corps, mais plutôt sur le texte...

Laurent: Non, le texte c'est une étape indispensable pour pouvoir accéder au corps.

Mona : Bien-sûr, mais tu vas leur donner des indications sur une réplique, et c'est ça qui va avoir des conséquences sur leur manière de gérer leur corps, et donc on voit des différences entres les acteurs.

Laurent : Complètement, parce-que je ne dirige pas du tout la forme. Je veux qu'elle s'exprime. Et du point de vue vocal non plus je ne leur dis pas comment faire, il faut que la forme émerge.

Mona : En visionnant les vidéos, j'ai eu l'impression que c'était important pour toi de remettre en question le fait de construire un jeu à partir du personnage. Tu peux me dire pourquoi ?

Laurent Berger : C'est très clair pour moi. J'ai acquis la conviction, en particulier en travaillant sur Shakespeare, que le personnage est vraiment une fiction. C'est quelque-chose qui n'a pas

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de consistance. Et qui n'a surtout pas la morphologie de l'être humain. C'est une abstraction qui appartient à un théâtre qui me semble très codifié. J'ai besoin de m'en débarrasser pour faire émerger de l'acteur une espèce de « sur-personnage ». Ce n'est pas le personnage qui vient de l'intérieur sur lequel on construit le jeu, c'est le matériau proposé par la pièce, qui permet de développer un travail performatif où l'interprète va proposer sa propre expression et sa propre créativité. Pour le spectateur, ça constitue un personnage, je ne dis pas le contraire. Il voit un personnage, mais nous, on ne part pas de l'idée qu'il y a un personnage préexistant à l'acteur. Le personnage arrive après ce travail de l'acteur, ce n'est pas la base de son travail. Et pourquoi je suis partie sur cette réflexion à partir de Shakespeare ? Parce-que je me suis aperçu que le personnage, enfin ce qu'écrit Shakespeare ce sont des personnages qui n'existent pas. Ce qui arrive à Richard III, et Lady Anne, ça n'est jamais arrivé à personne et ça n'arrivera jamais à personne. Cette nana qui se fait séduire sur la tombe de son beau-père par l'assassin de son beau-père, c'est un mensonge. Tout ce qu'on pourrait rapprocher avec l'idée de personne, c'est du charlatanisme, c'est complètement faux. Tout ce qu'on nous vend pour construire ces personnages-là me semble erroné. Ça c'est le premier point.

Le deuxième point, c'est qu'on est dans une époque ou l'autonomie de la créativité de l'acteur me semble importante. Pour cela, j'essaie de le libérer un peu du metteur en scène et beaucoup de l'auteur, de ces contingences là. Donc le personnage, ce qu'on appelle historiquement « le personnage » n'est plus qu'une espèce de ressource dans laquelle on va puiser en fonction de ce dont on a besoin pour faire le spectacle mais pas à partir des structures émergentes de la pièce qui vont être le personnage, le conflit, la narration.On n'est pas étranger à ces structures mais on travaille plutôt à l'envers, à contre sens.

Mona : cette scène de séduction de Richard 3 tu las choisi parce-qu'elle n'est pas crédible ?

Laurent : je l'ai choisi parce-qu'elle montre en elle-même les limites de notre conception classique du personnage. D'ailleurs, Stanislavski l'avait bien senti, lui qui reste un des plus grands théoriciens du jeu d'acteur se trouvaient incapable de monter Shakespeare. C'est pour ça qu'il a décidé de travailler avec Craig, c'est qu'il se rendait bien compte que pour monter ce matériau il y avait besoin d'autre chose que de sa technique. Je l'ai choisi parce que c'est l'extrême. Il y aura de scènes de Hamlet où on trouvera la même chose, des scènes de Macbeth qui sont très fortes comme ça ou le meurtre de Desdémone par Othello, qui a tué sa

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femme en faisant un monologue de trois pages. Quand ça fait sauter la logique, l'acteur se rend bien compte qu'il faut trouver d'autres ressources. Et celle de Richard III c'est quand même le top. Et elle fait peur aux acteurs, c'est bien aussi pour moi. Ils ont l'impression que c'est un monument immense, et quand on le fait ils s'aperçoivent qu'on peut trouver d'autres chemins ; c'est important de ne pas avoir l'impression d'être écrasé par une histoire de la représentation, par une idée qu'on se fait du personnage. J'essaie de leur expliquer que c'est l'acteur qui est le maître du personnage et pas le contraire.

Mona : Le premier travail serait de comprendre qu'il faut arrêter de vouloir bien jouer ?

Laurent : Il faut arrêter de vouloir jouer selon les canons. Parce-que les canons finissent toujours par t'écraser. La tradition finit toujours pas t'écraser. Tu peux pas faire aussi bien que Laurence Olivier pour faire Hamlet et en même temps tu peux faire beaucoup mieux. C'est ce que j'essaie de faire avec l'acteur c'est de le replacer au centre absolu de son action et lui expliquer qu'il n'y a pas mieux qu'elle ou que lui pour jouer ce qu'on a à jouer. Ils ont du mal parce-qu'ils ont toujours cette espèce d'ombre de Richard III, de Al Pacino jouant Richard III et ils se disent « moi, petit acteur, qu'est ce que je vais faire à côté de Al Pacino ? » « Eh non, t'es pas à côté, tu ne fais pas le même travail, le travail que tu peux faire, il n'y a que toi qui peut sculpter ce personnage. Pour ça, il faut se débarrasser un peu du personnage, sinon ça devient le standard auquel on se compare tous. Il faut sortir du standard et retourner à l'action, au temps réel. La personne réelle qui va faire cette performance de jeu, elle est présente dans le plateau, elle est pas dans l'histoire du théâtre, elle est pas dans le livre, elle est pas éternelle, elle est momentanée et elle est absolue.

Mona : cette méthode de travail pourrait donc aussi éviter une forme « declichéisation » du jeu de Richard III ?

Laurent : Ça fait partie de cette position critique. Refuser le personnage c'est aussi refuser de s'inclure dans cette histoire de l'interprétation du personnage. Il y a eu beaucoup de gens comme Antoine Vitez, Daniel Mesguish qui au contraire jusque dans les années 1980 prétendent et ont l'ambition de s'insérer dans l'histoire de l'interprétation du rôle. Moi non, je pense qu'on a épuisé les pièces, on a épuisé ces ressources, si j'ose dire,de ligne direct de la

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pièce : on fait la pièce avec ses personnages, son histoire, sa situation. Mais je pense que ces pièces là peuvent servir encore à autre chose. Et on fait ce travail là aussi parce-qu'on est fatigués de cette impasse dans laquelle nous ont mené ces grands personnages. On les reconnaît tous, on sait comment ils vont être. Par exemple, je commence à travailler sur Richard III et l'acteur me demande comment faire pour cet handicap physique : quel handicap physique ? On a besoin d'aucune représentation de quelque-chose. On ne fait pas une représentation de quelque-chose, on exploite un matériau pour le travail de l'acteur.

Mona : un des matériaux pour ce travail, c'est l'acteur lui-même ?

Laurent Berger : Le matériau sur lequel je me concentre c'est vraiment l'acteur. Shakespeare est un outil qui permet d'ouvrir l'acteur à un maximum de ses potentialités. Moi je me concentre sur ce qu'on va pouvoir faire avec l'acteur pour trouver une certaine qualité scénique, et le reste, l'histoire, le personnage, il apparaîtra en fonction de cette qualité scénique dont on a besoin, et qui n'est pas la même pour chaque pièce et chaque personnage.

Mona : ça me fait penser à l'expression de Jérôme Bel « le degré zéro de l'acteur ». Tu as eu l'impression de tendre vers ça dans ce workshop ?

Laurent : Ce workshop m'a permis de mettre en perspective ces réflexions de Jérôme Bel, évidement qui m'a beaucoup influencé dans ce rapport au jeu. Tu t'aperçois quand tu vas en Amérique Latine que le degrés zéro c'est une vision un peu eurocentrée. Si tu vas en Uruguay, le degrés 0 du jeu pour nous c'est le degrés 10 pour eux et réciproquement. Quand on prétend nous être au degrés 0, de l'extérieur ce que voient les étrangers ce sont des acteurs hyper intellectuels, engoncés dans une vision cérébrale du jeu de la même manière que eux, quand ils sont au degrés 0, on a l'impression que c'est hyper émotif, et que c'est du jeu psychologique. Non, pour eux c'est leur degrés 0. C'est énorme ce que j'ai découvert sur cette relativité du degrés 0. Ça te donne le préjugé qu'il n'y a qu'une échelle. En fait, pour prendre une métaphore empruntée à la physique, on n'est pas dans un monde classique, on est dans un monde relativiste, dans la théorie d'Einstein et non celle de Newton. Le degrés 0, c'est toujours par rapport à toi, à un référent. Ça existe, mais ce n'est pas universel. La manière de jouer, la culture du jeu, c'est pas la même chose. C'est un degrés 0 par rapport au procédé de

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construction du personnage, dans un contexte particulier et identifié. Je m'intéresse à cette question de la perte des outils et de la virtuosité pour essayer de faire émerger quelque-chose de plus fragile, de plus mobile aussi avec l'acteur. Plutôt que du degrés 0 je parlerai de renoncer à ces outils, de déposer les armes.

Mona : Tu as eu impression qu'il y a eu quelque-chose de cet ordre là en Uruguay ?

Laurent : Il y a tout le temps une difficulté à déposer les armes,parce-que c'est une manière de se protéger. En Uruguay, tu vois deux exemples : d'un côté, chez la jeune fille Florencia qui joue depuis 15 ans à la Comédie Nationale, il y a des automatismes de compagnies traditionnelles, et chez lui aussi, il y a des outils de jeunes acteurs, plus enflammés. Mais dans cette manière de jouer systématiquement en énergie il y a aussi du conditionnement, d'être incapable de jouer en dehors d'un espèce de dessin qui n'est qu'un préjugé de la psychologie du personnage, il y a une déconstruction à faire. C'est une forme d'apprendre à relativiser la pertinence des outils qu'on utilise et de les adapter à un projet artistique qu'on a. C'est ce qu'on nous demande nous, en tant que metteurs en scène et scénographes, mais l'acteur on lui donne pas les outils pour faire ça. L'acteur et l'actrice ont les moyens de correspondre absolument au projet, mais ça demande d'être capable de laisser tomber ce qui fait apparemment leur force. Tu dois renoncer à des choses qui te semblent efficace au plateau. Et ça c'est dur.

Mona : Ce travail sur Richard III vous l'aviez fait avec d'autres acteurs à Montpellier quelques mois auparavant. Est-ce-que tu pourrais comparer l'appréhension et l'évolution du travail des acteurs de Montpellier et celui des acteurs de Montevideo ?

Laurent: Le numéro 1, c'est la perte des repères techniques. Le numéro 2, c'est le refus de caler le jeu, de fixer quoi que ce soit. Le troisième abîme, c'est lié à Shakespeare, c'est gérer l'énormité des strates à mettre en jeu dans le jeu, tout en continuant à rester simple. On a énormément approfondi le texte, et au moment où on joue il faut pratiquement oublier que c'est compliqué. Comme quand tu apprends à conduire une moto. Tu sais pas et tu tombes. Et après, tu fais de la roue arrière et tu te rends même pas compte que c'est compliqué. Arriver à intégrer la complexité à un tel point que ça devient naturel. Tu te demandes plus si pour passer la première il faut faire « gauche-droite », non, tu y vas et t'as pas peur de déraper. Comme le

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ski ou le surf, après t'es capable de faire des sauts, parce-que toute cette chose là était pratiquement incorporée à l'intérieur. Et c'est pas de la technique, c'est quelque-chose qui est neuronal, c'est une connaissance profonde du corps. Les neurologues parlent de la programmation physique ou la programmation mentale, c'est le schéma corporel. Tu as des acquis et tu ne te demandes pas. Un enfant met plusieurs mois à ouvrir une bouteille d'eau qu'il faut dévisser... Tu mets deux ans à apprendre à marcher, après tu marches toute ta vie, tu ne te poses pas la question. Ce sont ces choses là. Et ce n'est pas ce qu'on appelle des automatismes, c'est le corps et l'esprit ensemble. Ce n'est pas la compréhension, c'est quelque-chose où tout est lié et ça nous appartient.

Mona : Peux-tu me parler de cette difficulté de jouer sans partition physique pour les acteurs ? Cette crainte et cette difficulté n'ont-elles pas empêché les acteurs d'atteindre une certaine liberté dans leurs propositions au plateau ?

Laurent : Cette idée de ne pas figer les actions butte sur l'habitude des acteurs. Mais on ne peut pas proposer de travailler dans une dimension performative du jeu tout en continuant à travailler dans une partition physique, c'est une contradiction dans les termes. Dans la pratique, c'est un petit peu plus compliqué, en fonction de la complexité, du montage sur scène, du dispositif scénique, du nombre d'acteurs sur scène, etc... on va plus ou moins préciser un nombre d'éléments minimum dont l'acteur a besoin pour ne pas se sentir perdu, pour que ça ne génère pas une attention qui risque d'empêcher un travail sur la présence directe. Ensuite, on va construire, non pas une action figée, mais on va travailler sur un ensemble d'actions possibles, pour que les choses n'évoluent pas dans le vide mais qu'il y ait au mois trois ou quatre options de base qu'il sera en mesure d'enclencher.

Mona : Est-ce une manière de développer leur autonomie ?

Laurent : Le fait d'avoir cette diversité fera qu'il se sentira libre s'il est suffisamment inspiré, au moment de jouer, de choisir une autre option qui n'aurait pas été préparée. Mon travail consiste à ce qu'il se fasse confiance d'abord pour pouvoir ensuite, moi, faire confiance en ses choix. Ce n'est pas une question d'autonomie, c'est vraiment une manière de pousser le jeu dans une dimension plus performative, plus athlétique, de créer des vides qu'il devra remplir

sans reposer sur des rails. Comme dans le sport, il devra choisir sur le moment pour répondre à des situations réelles et pas seulement à une partition qui n'est qu'une abstraction, un artifice.

Mona : Les quatre acteurs ont-ils eu les mêmes difficultés ?

Laurent : Non, je dirais que la capacité à improviser du point de vue émotionnel c'était plus facile en Uruguay. En France, c'est là ou il y a eu le plus de problèmes. C'était des acteurs plus jeunes aussi. Pour Florencia, ça a été dur. Pour Luis, ça a été plus facile cet aspect de complexité de Shakespeare. Sur le fait de lâcher ces outils, c'est les gens qui avaient été le plus structurés par leurs écoles qui étaient dur. Et après, il y a eu la difficulté à improviser en France, à ne pas fixer des choses.

Mona : Et dans les déplacements des acteurs, les gestes, il y a eu des différences ?

Laurent : Il y a plus d'expressivité en Amérique Latine, ça c'est clair, mais il y a aussi une capacité à investir le corps plus naturelle, plus intuitive, tout de suite. En France, quand on passe au plateau on est encore dans la tête malgré tout.

Mona : Dans ta méthode j'ai noté quelques exercices, par exemple le fait de faire précéder leur réplique de « je dis que », le fait de se déplacer pour marquer un changement dramatique dans la scène, ou alors le fait d'échanger leurs répliques. Tu as vu des effets de ces exercices sur leur présence ?

Laurent : Je travaille de manière très peu méthodologique, et pourtant je crois que j'ai une méthode de fond. Mais je gère ça de manière très intuitive. Souvent ces exercices je les pense une seconde avant de les proposer. J'arrive le matin et je n'ai aucune idée que je vais faire ça. A un moment je sens qu'il y a besoin d'autre chose. Je n'ai pas de panel d'exercices à faire faire à l'acteur quand on fait Shakespeare...

Mona : Ça te permet d'être en lien direct avec les acteurs que tu as devant toi.

Laurent : Oui, ça se passe sur le moment. Au moment où je le fais, je suis convaincu de

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l'utilité de l'exercice. Après, je ne veux pas non plus un résultat direct. Je sais que c'est utile, je n'essaie pas un effet ou un autre. En fait, je travaille plutôt en déconstruction qu'en construction, donc c'est une manière de faire autre chose qui coule, mais je ne veux pas que ça dirige trop, je veux que ça décante et que ça apparaisse deux jours plus tard, je préfère. Parce-que sinon ça marque trop la scène. C'est pour ça que j'essaie de faire des exercices pas très directifs et un peu contradictoires avec ce qu'on travaille, dont l'objectif n'est pas clair... par rapport au problème qu'on a, c'est jamais un exercice qui répond au problème qu'on a, ça détourne le regard plutôt.

Mona : Le but c'est donc de désorienter l'acteur en quelques sortes ?

Laurent : Plutôt que désorienter, c'est montrer qu'il y a d'autres dimensions dans le jeu que celle du personnage, et son rapport direct à l' acteur. Et je préfère le faire transiter par ces dimensions pour qu'ensuite il voyage tout seul quand il en a envie, ça sert aussi de réveiller son plaisir de jouer autrement, en dehors des clous du personnage.

Mona : concernant les changements d'adresse dans le cadre de l'exercice de mise à distance de la situation dramatique et des personnages, as tu observé des effets au niveau des gestes des acteurs, leur déplacements, la gestion de leurs appuis ou leur regards ?

Laurent :Je ne m'intéresse pas tellement aux effets à court terme. Je donne des outils pour que l'acteur soit capable de générer lui-même sa propre instabilité, pour pouvoir être capable de... quand il commence à rentrer dans des rails, qu'il soit capable de générer lui-même de la nouveauté. Sur le moment je sais que c'est un des moyens de dire « regarde ailleurs, le monde est grand », et l'adresse c'est juste un élément pour réinjecter de l'extérieur, donc de l'inconnu dans le jeu de l'acteur. C'est pour ça que c'est intéressant cet exercice. Tout à coup, tu l'obliges à prendre en compte quelque chose qu'il maîtrise pas. Donc obligatoirement, sa réponse va l'obliger à sortir de quelque-chose qu'il n'avait pas prévu, si tu regardes le personnage à chaque fois au moment où tu dis cette réplique, c'est fini, tout se stabilise, tout se sclérose.

Mona : Le changement d'adresse et le déplacement de l'acteur quand il sent quelque-chose que quelque-chose se passe ça permet ça

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Laurent : et surtout ça fait perdre la peur de ça. Et quand tu n'as plus peur, le spectateur le sent. Et il y a un grand plaisir du spectateur à voir ça. A voir que l'acteur, tu sais que la veille, il n'a pas fait la même chose. On aime ça.

Mona : ça me renvoie à une phrase de Florencia que j'ai vu dans les notes de répétition où elle dit plus ou moins que vous avez travaillé à considérer la répétition comme un entraînement et non processus de préparation pour un résultat. « On a cherché à habiter la répétition, comme des acteurs qui jouent la scène différemment de jour en jour, avec l'énergie du moment, et ça permet de pouvoir trouver une liberté à chaque représentation ».

Laurent: C'est ça, il faut donner à l'acteur suffisamment d'éléments pour que le jeu soit possible, mais suffisamment peu pour que le jeu ne soit pas déterminé. Trouver cette espèce de marge. C'est un peu comme le sport. Pourquoi le foot est si magnifique, parce-que c'est le sport ou il y a le moins de règles. Les règles du foot tu les apprends en trois minutes. Tu ne dois pas toucher le ballon avec la main, tu dois mettre un but, tu ne dois pas faire de fautes. Et c'est réglé, il n'y a plus qu'à jouer. Et ça donne cent ans d'histoire du sport avec cinq ou sept règles. Donc tu as ce truc là, l'intrusion minimum, mais ça demande beaucoup de boulot cette disponibilité. Ça demande de répéter autant, voire plus, ça demande de se préparer à plein de trucs.

Mona : Ça demande de prendre des risques aussi...

Laurent: Oui, ça c'est encore autre chose. C'est vraiment important. C'est là qu'est le plaisir, c'est là qu'est la grandeur de tous ces gestes là. C'est pour ça que c'est beau, c'est pas gagné. Chaque jour, il y a le risque de rater, sans aucun doute.

Mona : Dans une répétition, tu prends l'image du karaté pour introduire un double état de jeu, alternativement dans le relâchement et dans l'attaque. Quel lien peux-tu faire entre ce relâchement dans le corps et un certain rapport des acteurs à la situation dramatique et aux personnages ?

Laurent : Le texte a aussi ses moments durs et ces moments mous. Dans le texte, il y a des moments où il y a un impact avec l'autre personne, et il y a des moments où il y a plus de

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recul, il est plus subjectif, il part dans la philosophie. Il faut sentir ce rapport entre dur et mou. Tu l'as dans les arts martiaux, mais aussi dans la danse orientale, dans les formes orientales de théâtre, il y a cette réflexion. Ça a été observé par Yoshi Oida et Eugenio Barba. Du point de vue de l'acteur, moi j'aime bien le karaté parce-que c'est très ludique. Il y un aspect ludique qui est important, se dire « je suis concentré mais parfois, cool ». L'acteur n'est pas toujours au même niveau de concentration sur ce qu'il a à faire. Et donc il n'est pas toujours au même niveau de tension. Il faut du relâchement : il y a des moments, pour certains aspects du texte où tu vas faire très attention au phrasé, et des moments où tu ne vas pas t'en occuper parce-que tu vas être dans un rapport plus détendu, et ça a aussi à voir avec ton émotivité... c'est la création du mouvement, c'est une question de cycle. Les choses ne sont pas figées.

Mona : Juste après, dans la même répétition, tu leur proposes de mettre en avant le fait qu'ils jouent ensemble, en tant que partenaires. En quoi l'exercice sur la contraction et le relâchement pourrait avoir un lien avec cette complicité dont tu parles ?

Laurent : C'est encore sortir le personnage de la focal, et amener l'acteur dans le temps présent. Parce-que le partenaire est vraiment là. C'est aussi quelque-chose auquel on ne pense pas assez souvent, c'est qu'on joue ensemble. Deux personnages comme Richard III et Anne, en fait, ils jouent ensemble. Et les acteurs oublient qu'ils jouent ensemble. C'est très difficile psychologiquement quand tu te confrontes à un personnage incarné par une personne de comprendre que c'est ensemble, que c'est un partenaire de jeu. C'est quelque-chose qu'il faut déconstruire profondément.

Mona : Pour toi ils ont le même objectif ?

Laurent : Absolument. Il y a plein de contrastes, ils vont lutter physiquement et vocalement l'un contre l'autre, mais il faut avoir une grande conscience qu'ils produisent le spectacle ensemble. C'est parce-qu' ils jouent tous les deux qu'il y a jeu, ce n'est pas chacun pour soi.

Mona : Tu penses que le personnage peut empêcher l'acteur de jouer ce qui se joue et le spectateur de le comprendre ?

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Laurent : Je n'aurais pas cette prétention. Je fais ce que j'ai à faire. Je sais que pour trouver une dimension vitale au théâtre, une ambition plus importante, j'ai besoin qu'on lâche ces vieux modèles. Si on veut trouver de nouveau une ambition de l'ordre de celle qui a amené à écrire cette pièce là, il faut arrêter d'être juste metteur en scène de pièces. Il faut qu'on soit plus autonome. Mais ça c'est mon problème à moi, pour d'autres artistes il y a d'autres problèmes, mais il faut reconnaître qu'en vingt ans les classiques ont complètement été évacués, et c'est pour ça, ça marche plus. Il y a quelque-chose qui s'est cassé dans cette mécanique de faire la même chose pendant une centaine d'année.

Mona : Dans ton texte de présentation du projet de recherche, tu parles d'expérimenter les rapports entre la construction physique et matérielle, et la construction imaginaire. Avez-vous fait des hypothèses sur le rapport entre ces deux constructions à partir de ce workshop ?

Laurent : On a trouvé des éléments très concrets pour comprendre à quel point le coeur du truc est dans la manière dont on partage des imaginaires. Sur la construction corporelle, ce n'est pas tellement le travail sur Richard III qui nous a apporté des éléments. On a fait des workshops beaucoup plus performants où je pourrais t'en dire beaucoup plus... On comprend bien que c'est la question du partage des imaginaires qui donne à la fois une forme d'unité -on joue à la même chose, et cette vitalité qui fait que on ne sait pas exactement ce qu'on va jouer à chaque fois.

Mona : Le partage imaginaire entre les acteurs ?

Laurent : Oui, et le metteur en scène

Mona : Dans la relation ?

Laurent : partager des choses qui ne soient pas fixées, on partage des fictions mais on essaie de les comprendre ensemble, et ensuite... tout ça pour que la performance soit toujours l'espace du choix et de la liberté vivante de l'interprète, du performer. Pour ça, il faut que dans l'imaginaire, il y ait pas mal de choses éclaircies, que ce soit très concret. Pour que le réel, la performance, ce que le spectateur voit ait cette poésie, il faut qu'il y ait une densité dans

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l'imaginaire et qu'on soit d'accord sur un certain nombre de trucs.

Mona : Et le processus de création, c'est une manière d'explorer les outils de cet imaginaire ?

Laurent: C'est une manière d'explorer les imaginaires et de les faire dialoguer. Que ce soit intuitif, que tout ça se passe, dans une espèce d'entente télépathique des acteurs.

Mona : je trouve que c'est très probant l'histoire de l'imaginaire partagé lors de la présentation publique en Uruguay. Il y a un dialogue entre eux.

Laurent : Ils ont fait des choses qu'ils n'avaient jamais fait avant le jour de la présentation.

Mona : il y a une écoute fine entre eux

Laurent : Oui, et toutes les strates qu'on fait avant servent à ça.

Entretien effectué sur Internet, le 25 mai 2021.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery