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Du débat politique à la salle de classe : Etude du conflit de représentations autour de la question raciale au Brésil

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par Antoine Maillet
IEP Paris - Master de Recherche Sociétes et Politiques Comparées 2006
  

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3. La formation du mythe de la démocratie raciale

Le concept de démocratie raciale est à manier avec précaution, en raison d'une généalogie trouble et surtout d'une multiplicité de sens. En tant qu'idéologie, il signifie une représentation de la société brésilienne comme connaissant des relations raciales harmonieuses. Il prend une valeur de mythe selon deux sens distincts : en tant qu'aspiration à une telle société, comme une fiction inspirant les acteurs ; ou comme tromperie, alors objet de dénonciation. Il en est parfois fait une utilisation encore plus politique pour décrire l'intégration des masses populaires au sein de la société nationale, comme dans les politiques mises en oeuvre par l'Estado Novo. Ce mythe est donc polysémique, et de ce fait complexe à utiliser. Au Brésil, un débat oppose deux disciplines : dans la perspective de la sociologie, le mythe est une représentation hégémonique  et un discours qui ne recouvre pas la réalité ; pour nombre d'anthropologues, le mythe est un concept performatif, qui suppose une projection vers l'avenir, un idéal qui doit se réaliser à terme. La perspective sociologique est ici privilégiée.

On attribue généralement à Freyre la paternité du concept. La réalité historique est plus ambiguë. Ces termes semblent certes réaliser la synthèse de sa pensée, qui aura une grande influence dans la recherche jusqu'aux années 1950, mais l'apologiste du métissage n'a pas forgé l'expression telle quelle. Il me parait utile de restituer le processus d'élaboration de cette notion, étudié par Antonio Sergio Guimaraes, pour en affiner la compréhension.

L'expression « démocratie raciale » apparaît pour la première fois sous la plume du sociologue français Roger Bastide en mars 194430(*). Il rédige pour le Diario de Sao Paulo une série d'articles sur les « Itinéraires de la démocratie », dans lesquels il rend compte de ses rencontres avec successivement George Bernanos, au sujet de la démocratie représentative, Jorge Amado, qui évoque la constitution du peuple brésilien et sa culture populaire, et Gilberto Freyre, pour parler des spécificités de la démocratie brésilienne, notamment de l'absence de démarcations rigides entre les Noirs et les Blancs. Il décrit dans cet article son retour depuis la propriété de Freyre. Dans un bus bondé, il observe les personnes revenant vers leur domicile « dans une énorme et amicale confusion de bras et de pieds » et le comportement attentionné d'un employé blanc envers l'ouvrier noir s'endormant à ses côtés. Cela constituerait selon lui « une belle image de la démocratie sociale et raciale que Recife m'offrait »31(*). Il est difficile de savoir s'il s'agit d'une interprétation de Bastide ou si Freyre lui a soufflé l'idée. Pour Guimaraes, il s'agirait d'une « traduction libre des idées de Freyre sur la démocratie brésilienne »32(*).

Ce n'est qu'en 1962 que Freyre utilise l'expression exacte de démocratie raciale. Il emploie jusque là d'autres adjectifs moins connotés, comme social, ou ethnique, même si le sens varie finalement assez peu. Il se situe dans la filiation du mythe du « paradis racial », image du Brésil qui fascine le monde depuis le XIX° siècle. L'absence de ségrégation officielle, quelques exemples de métis faisant partie de la bourgeoisie, ont conduit les voyageurs à conclure à l'absence de préjugé de couleur. La reformulation de cette idée ancienne sous le terme de démocratie s'inscrit dans les débats en cours dans les années 1930 et 1940, tant sur le plan national qu'international. Le concept de démocratie raciale a d'ailleurs plus un usage vers l'extérieur au départ.

Au Brésil, la vie intellectuelle dans cette période est agitée et divisée entre intégralistes proches du fascisme mussolinien et communistes. Au niveau mondial se met en place la lutte entre les démocraties libérales et les fascismes. Freyre n'est affilié à aucune des tendances mais fait l'objet de nombreuses critiques de droite. Il répond avec la thèse d'une démocratie ethnique, inséparable de la démocratie sociale, qui conditionne l'existence d'une démocratie politique. Il préfère à ce moment le terme ethnique, puisque l'usage du mot race devient alors proscrit dans les sciences sociales, car trop marqué par les horreurs nazies. En fait, il s'agit pour lui de faire admettre le Brésil parmi les nations démocratiques. Il lui faut pour cela recourir à une conception très personnelle de la démocratie. La démocratie représentative, qui peut exister à côté du racisme cru, comme aux Etats-Unis, n'est pour lui pas une forme unique. La variante brésilienne de la démocratie ne serait pas fondée dans un universalisme des droits, mais dans le droit pour chaque culture de s'exprimer, presque une vision esthétique de la démocratie33(*).

Cette version très culturelle de la démocratie ne laisse cependant pas de place à une expression spécifique des Noirs : Freyre combat ainsi violemment le mouvement de la négritude, accusé notamment d'être totalement inadapté au contexte brésilien. La démocratie raciale est celle où les cultures peuvent s'exprimer tant qu'elles n'entrent pas sur le terrain politique. Le concept connaît un très grand succès à l'extérieur et permet de redynamiser le mythe du paradis racial. A l'intérieur du pays, il faut bien reconnaître ses mérites par rapport au racisme scientifique. Dans son moment historique, la construction du mythe de la démocratie raciale était peut-être une avancée pour l'intégration des populations noires à la nation. Il faut aussi en saisir les limites, notamment la vision folklorisée des Noirs qu'il diffuse. C'est ainsi au nom de la démocratie raciale que le mouvement noir se verra reprocher, lorsqu'il revendiquera une identité culturelle propre, d'être anti-national34(*). Pour cette étude, il est en tous cas nécessaire de prendre la mesure de la force de cette vision, encore très présente, qui inspire la majorité des discours politiques sur la question raciale jusqu'à la période contemporaine. C'est pourquoi il a été attaché une grande importance à sa description : il s'agit bien de la matrice au fondement des représentations du sens commun sur les relations raciales au Brésil.

Le mythe né dans les années 1930 va cependant se figer, laissant apparaître toujours plus béant le gouffre le séparant de la réalité, à mesure que les travaux réellement scientifiques vont crûment mettre en évidence l'existence d'inégalités raciales.

* 30 GUIMARAES, Antonio Sergio, Democracia racial : o ideal, o pacto e o mito, Classes, raças e democracia, Sao Paulo : Editora 34, 2002, p. 142

* 31 BASTIDE Roger, extrait de la série d'article « Itinerario da democracia » in Diario de Sao Paulo, 31/03/1944, cité par GUIMARAES, Antonio Sergio, Classes, raças, op. cit. p. 141

* 32 GUIMARAES, Antonio Sergio, Classes, raças, op. cit, p. 138

* 33 GUIMARAES, Antonio Sergio, Democracia racial : o ideal, o pacto e o mito, Classes, raças e democracia, Sao Paulo : Editora 34, 2002, p.150

* 34 HANCHARD, Michael, Orpheus and power : the Movimento negro of Rio de Janeiro and Sao Paulo, Brazil, 1945-1988, Princeton University Press, 1994, p.115

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