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Du débat politique à la salle de classe : Etude du conflit de représentations autour de la question raciale au Brésil

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par Antoine Maillet
IEP Paris - Master de Recherche Sociétes et Politiques Comparées 2006
  

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4. La fondation de l'étude des relations raciales

La première recherche scientifique réalisée sur les relations raciales au Brésil est l'oeuvre d'un Nord-Américain, Donald Pierson. C'est peu surprenant quand on sait l'intérêt émis par de nombreux voyageurs étrangers pour ce thème au Brésil. Beaucoup de Nord-Américains notamment viennent au début du XX° siècle, surpris que les Brésiliens ne soient pas confronté comme eux à un « problème noir ». La réthorique du paradis racial permet d'entretenir cette ambiguïté. Dans le cas de Pierson, il s'agit d'un sociologue, élève de Robert Park. Il effectue une recherche à Bahia en 1938 qui l'amène à qualifier la société brésilienne, dans sa thèse puis dans le livre Brancos e Pretos na Bahia35(*), de « société multiraciale de classe ». Il se heurte à deux obstacles, des contraintes dont il ne parvient pas à se libérer.

D'abord, il subit l'influence de Freyre et de sa vision de l'histoire, qu'il adopte sans posture critique. D'autre part, il ne prend pas ses distances avec ses conceptions américaines, et reste donc peu sensible aux subtilités de la situation brésilienne. En effet, il observe bien que la couleur peut amener à cataloguer les individus, mais il n'en déduit pas l'existence de racisme. Au contraire, il ramène ses observations à des questions de classe, qui sont selon lui fondamentales dans ces options. Dans la mesure où la couleur ne représente pas une barrière infranchissable, puisqu'il observe quelques noirs et métis hors des couches les plus pauvres de la société, la société brésilienne est donc composée de classes, dont on peut sortir, et non de castes, fermées. Analysant la réalité brésilienne avec son regard formé aux Etats-Unis, il ne peut voir autre chose que l'absence de ségrégation. Il contribue ainsi à renforcer la thèse de la démocratie raciale, par le biais d'une caution scientifique, d'autant plus valable que venue de l'étranger. L'idée selon laquelle les inégalités au Brésil s'expliquent uniquement par des facteurs sociaux, élément fondamental des représentations qui informent le discours non savant sur les inégalités, s'ancre. Il reprend aussi à son compte l'idée que les manifestations culturelles et plus généralement une identité spécifique des noirs sont amenées à disparaître, car elles font obstacle au développement économique. D'autres chercheurs poursuivent dans cette voie jusqu'aux années 1950 et la mise en place du cycle d'étude de l'UNESCO.

La première partie du XX° siècle est donc un moment fort dans la définition de l'identité nationale brésilienne, encore indécise. L'impossible rêve de former une nation blanche laisse place à l'exaltation du métissage, même si l'eurocentrisme ne disparaît pas pour autant dans le discours intellectuel, maintenant l'ambiguïté sur ce que recouvre cette conception du métissage, où le blanchiment reste un horizon. Passant du domaine des idées à celui de la politique, on peut voir que l'émergence du concept de démocratie raciale va induire une certaine évolution, concomitante de la volonté d'intégrer les masses populaires au système politique.

B. Action publique et facteur racial : du blanchiment à l'intégration par le travaillisme

Jusqu'aux années 1930, des politiques implicitement raciales sont mises en oeuvre. Puis le gouvernement de Getulio Vargas fait sienne l'idéologie de la démocratie raciale, compatible avec le discours du travaillisme, qui prône l'intégration des masses populaires. L'enjeu de cette partie est de voir comment s'articulent l'évolution des représentations des relations raciales et les politiques publiques mises en place à cette période.

1. Le blanchiment à l'oeuvre : immigration et éducation

Une idéologie raciste domine au Brésil au début du XX° siècle. Elle se caractérise par la volonté de blanchiment de la population, une politique clairement eugéniste visant à l'amélioration de la race brésilienne. Le blanchiment jusque là n'est pas en soi une politique publique, et ne correspond pas non plus à une doctrine clairement énoncée. Le souhait de voir la race s'éclaircir reste du domaine de l'implicite, et recouvre plusieurs sens. Le plus littéralement, il correspond à la volonté d'augmenter la proportion de personnes de peau blanche dans le pays, en favorisant la venue d'immigrants européens. Mais le blanchiment repose aussi sur l'idée que le mélange racial mènera à la disparition progressive des Noirs, puis des métis, selon la croyance que les gènes des Noirs seraient moins résistants que ceux des Blancs. Enfin, plus métaphoriquement, il suppose l'acculturation des Noirs, qui doivent renier leur héritage culturel africain. L'idéologie du blanchiment est donc ambiguë et recouvre en fait des positions assez différentes : elle peut par exemple être favorable au métissage ou l'avoir en horreur pour ceux qui privilégient l'immigration. Elle porte dans tous les cas une vision méprisante des Noirs, que l'on retrouve au fondement de deux politiques publiques de première importance dans la période : l'immigration et l'éducation.

L'immigration est un grand enjeu de la vie politique au tournant du XIX° siècle. Les producteurs de café souhaitent remplacer les esclaves par une main-d'oeuvre venue d'Europe. L'Etat et les planteurs subventionnent le voyage de plusieurs millions d'immigrants. Ainsi, entre 1884 et 1933, presque un million et demi d'Italiens, un peu plus d'un million de Portugais et six cent mille Espagnols s'installent sur le territoire brésilien36(*). Ces arrivées massives, dans le but explicite de remplacer une main-d'oeuvre noire qui est livrée à elle-même après l'abolition, peuvent être considérées comme le résultat d'une politique publique à fortes connotations raciales. Les élites considèrent qu'un stock de population européen permettra une amélioration de la race brésilienne, selon leur perspective eugéniste. La juxtaposition de l'abandon des populations noires après l'abolition avec le soutien à l'immigration ne laisse guère de doute à ce sujet. Il faut attendre jusqu'au gouvernement de Vargas pour constater une inflexion sur ce sujet.

La question de l'immigration cristallise à partir des années 1910 les paradoxes de la formation de l'identité nationale brésilienne, entre métissage et rejet des Noirs par les élites, en faisant ainsi un moment charnière dans l'évolution des représentations. Le débat autour de la possible immigration de Noirs nord-américains, rapporté par Tiago de Melo Gomes dans l'article « Problemas no Paraiso »37(*), illustre bien ces paradoxes. Les faits se déroulent en 1921. Un groupe de Nord-Américains noirs ne supportant plus la haine raciale dans leur pays forme le « Brazilian-American Colonization Syndicate ». Attirés par la réputation du Brésil comme paradis racial, ils souhaitent se porter acquéreur de terres dans le Mato Grosso, pour y fonder une colonie. Le débat public au Brésil s'organise autour d'une proposition de loi émise en réaction à ce projet avec pour objectif « d'interdire l'importation d'individus de race noire ». Le sujet est débattu dans les journaux et à la Chambre des Députés. Des critiques outrées sont émises contre ceux qui rejettent explicitement la possibilité d'émigration. Les discours ouvertement racistes ne sont pas majoritaires dans cette première phase. Les autres intervenants oscillent entre le désir de blanchir la nation et l'orgueil de la supposée absence de préjugé racial, élément de prestige à l'extérieur.

Dans un second temps, le débat évolue et ses termes en sont reformulés par les acteurs, d'une question raciale à une question nationale. Le problème avec ces individus n'est alors plus qu'ils sont noirs, mais Nord-Américains, c'est-à-dire formés à la haine raciale, qu'ils pourraient importer avec eux. La question raciale déjà résolue au Brésil pourrait être réanimée par ces individus. On reproche aux Etats-Unis de vouloir déstabiliser le pays en exportant « ses immondices », ou « ce qui pollue », dans un vocabulaire qui laisse à penser que la question raciale n'a pas disparu mais est seulement occultée. Finalement, le projet de loi est rejeté, certainement par crainte des répercussions à l'extérieur. Mais la colonie ne sera jamais fondée : le gouvernement a préféré employer des moyens plus discrets, notamment en limitant les possibilités de visa. Cet épisode est assez emblématique d'un double-langage souvent à l'oeuvre dans l'action publique au Brésil sur la question raciale. La défense de grands principes universalistes s'accompagne dans la pratique de l'usage d'expédients pour maintenir les noirs dans une position subalterne.

Dans le domaine de l'éducation, les politiques publiques mises en place dans les années 1920 et 1930 font du principe universaliste un fondement. Mais la pratique, qui maintient voire renforce l'exclusion des Noirs dans le système scolaire, laisse à penser que le facteur racial, même s'il est rarement explicitement mentionné, influe dans la définition et surtout la mise en oeuvre de ces politiques. Le livre Diploma of whiteness, race and social policy in Brazil ; 1917-1945 de l'historien Nord-Américain Jerry Davila38(*) explore la doctrine qui oriente la fondation du Ministère de l'Education et de la Santé (MES), et analyse les résultats des politiques mises en oeuvre. Cette période est considérée comme celle de l'universalisation de l'école publique au Brésil. Davila démontre qu'elle se réalise sous l'influence des théories eugénistes, dont les tenants occupent les postes de dirigeants dans l'administration scolaire, tant au niveau des états que fédéral. Ils reprennent les arguments du discours sur le blanchiment, et considèrent l'école comme un lieu décisif pour l'amélioration de la race. La pensée sociale et raciale de ces pédagogues est fortement marquée par les enquêtes hygiénistes des années 1910 et 1920. De fait, le racisme ne s'exprime plus ouvertement : le discours dominant est alors celui autour de la dégénérescence sociale dont seraient atteintes les populations pauvres. Imprégnés de darwinisme social, ils mettent en place un système rigoureusement sélectif, où la multiplication des tests et l'orientation précoce contredisent l'objectif annoncé d'une éducation de qualité pour tous.

L'émergence dans les années 1930 d'une vision positive du métissage et la gestation de la démocratie raciale, qui devient bientôt l'idéologie nationale, ne modifient pas fondamentalement les orientations de cette politique. Les programmes scolaires réservent une place importante à l'exaltation de la nation, derrière laquelle se trouvent implicitement formulés des critères raciaux. Davila montre comment la figure du « Brésilien » retenue est celle d'un Blanc. Dans le cas des professeurs, il existe aussi des mécanismes de discrimination peu apparents mais très efficaces. Ne correspondant plus au profil requis, les candidats noirs à l'école normale sont souvent éliminés par le biais de tests médicaux arbitraires, qui incluent des notes sur la couleur de la peau et le maintien. Ils provoquent une grande réduction de la proportion de Noirs dans le personnel enseignant entre 1910 et 1940.

Le propre de cette période d'intense réforme scolaire est d'être appuyée sur un appareil théorique fort et des recherches, dans le but de proposer des avancées pédagogiques et organisationnelles. Ces études sont souvent biaisées, notamment réalisées avec des méthodologies directement importées du Sud ségrégationniste des Etats-Unis. Ni ces procédés conçus dans un autre cadre, ni leurs résultats, qui concluent invariablement à une infériorité intellectuelle des élèves noirs, ne sont remis en question. On peut déduire de ces observations un fort enracinement du préjugé contre les Noirs, dans la société brésilienne et plus particulièrement dans l'école en tant qu'institution. Le développement du système scolaire brésilien, même s'il accompagne l'émergence de l'idéologie de la démocratie raciale, se fait selon des principes fortement excluants, non affirmés mais bien ancrés. Un certain décalage existe donc entre l'image du Brésil forgée par ses interprètes dans les années 1930 et la réalité d'une domination blanche qui se réinvente dans l'éducation sous les habits de l'universalisme. Connaître les principes qui orientent la fondation de l'institution scolaire au Brésil est en outre très utile pour comprendre les développements de la question raciale dans l'éducation, objet de ce mémoire.

2. les politiques d'inclusion de l'Estado novo : la démocratie raciale comme orgueil national

Davila montre une certaine continuité dans le domaine de l'éducation entre les politiques des gouvernements Vargas et celles de ses prédécesseurs. D'une manière plus large, la période de gouvernement de Getulio Vargas n'est cependant pas défavorable aux Noirs, qui se retrouvent pour la première fois pris en compte, en tant que nationaux, par les politiques d'intégration sociale mises en oeuvre. Getulio Vargas dirige le pays de 1930 à 1945 puis de 1951 à 1954 et donne une nouvelle impulsion à la construction nationale, au moment où l'affirmation du métissage comme valeur nationale permet de ne plus nier les racines africaines. Au contraire, les Brésiliens en adoptent certaines manifestations comme des symboles nationaux39(*). La samba devient une danse populaire auprès de toutes les populations, même de la bourgeoisie, alors qu'elle était jusque là stigmatisée. On lui préférait les danses européennes, comme la valse. La capoeira est elle aussi reconnue, même si la phrase attribuée à Getulio Vargas « la capoeira est peut-être l'unique sport vraiment national » ne date que de 1953. Elle illustre néanmoins un changement d'attitude envers des pratiques culturelles longtemps méprisées. Les manifestations religieuses marquées par l'héritage africain deviennent acceptables. Sur le plan symbolique, le processus de formation de la nation brésilienne en cours inclut donc la reconnaissance des racines africaines40(*). Cette période marque sur le plan culturel une rupture avec le passé : des éléments de provenance non-européennes bénéficient pour la première fois d'une reconnaissance officielle. On peut inclure ces avancées dans le contexte d'une politique d'intégration des masses populaires qui va bénéficier aux noirs.

Sur le plan économique, cette période correspond au début de l'industrialisation du Brésil. Des opportunités d'intégration vont apparaître pour les classes populaires, notamment en milieu urbain. Prioritairement, il faut toutefois d'abord prendre en compte la grande frustration née chez les nationaux brésiliens de l'afflux de la main-d'oeuvre immigrée venue d'Europe. La politique de blanchiment a entraîné une exclusion durable des noirs du marché du travail. Le gouvernement Vargas prend la décision de stopper l'immigration d'Europe grâce à la loi sur les quotas, auxquels seuls les Portugais ne sont pas astreints. De fait, les chiffres de l'immigration montrent une chute des flux après 193041(*).

La ligne politique de Vargas est celle du travaillisme. Elle visait à obtenir le soutien des masses populaires. Pour cela, il organise la protection du marché du travail à travers un code du travail très strict et le contrôle des syndicats. Ces mesures, ainsi que la croissance économique, permettent l'intégration d'une partie des classes populaires dans la modernité, grâce à l'amélioration du niveau de vie. Les Noirs ne sont pas exclus de ce développement et au contraire en sont reconnaissants à Vargas, qui jouit d'une popularité comparée à celle de l'Empereur Dom Pedro II42(*). Ce prestige perdure tout au long de sa carrière et se transmet même à ses héritiers qui perpétuent la mouvance travailliste, comme Leonel Brizola au sein du PDT (parti démocratique travailliste). Dans les années 1980, il en vient à évoquer un « socialisme brun » (« socialismo moreno »), en référence à a couleur de peau des électeurs dont il convoite le vote.

Cette attention de Getulio Vargas pour les masses n'est pas due au hasard : elle répond à une mobilisation dans la société brésilienne, notamment de son segment noir, qui développe une certaine activité politique dès le début du XX° siècle. Elle illustre un basculement dans les représentations : la présence des Noirs et le métissage ne sont plus ouvertement critiqués, mais restent implicitement connotés négativement. A long terme, cela se traduit par une invisibilisation des discriminations raciales, et le déni de légitimité pour des revendications le concernant. Dans ce contexte défavorable, le mouvement noir s'exprime pourtant. Dans l'optique de traiter des politiques publiques, on ne peut ignorer les facteurs qui influent dans leur élaboration, et notamment le rôle des mouvements sociaux. Il convient donc de s'intéresser à l'action du mouvement noir sur la période.

C. Les difficultés de la mobilisation identitaire dans le contexte de la démocratie raciale

La mobilisation sociale des noirs est une des plus anciennes au Brésil, si on la fait remonter jusqu'aux premières révoltes d'esclave, par exemple. George Andrews43(*), historien Nord-Américain, étudie l'histoire de ce mouvement au cours du XX° siècle. Il insiste sur l'influence réciproque, même si parfois limitée, entre le mouvement noir et l'Etat dans la formation de ses politiques. Dans une telle perspective, l'intérêt de revenir sur l'histoire du mouvement noir au XX° siècle est bien de s'interroger sur le poids avec lequel il a pu peser dans l'élaboration de politiques publiques, et plus généralement sur ses rapports avec l'idéologie nationale en formation au début de la période et les représentations du sens commun sur les relations raciales.

Il est pour cela nécessaire de connaître les évolutions du mouvement : on verra ainsi qu'il effectue une transition d'une position assimilationiste, sensible à l'idée de démocratie raciale, qui a intégré des éléments de la pensée raciste dominante, vers une position beaucoup plus critique, nourrie des résultats de la recherche sur le sujet et d'expériences internationales. Il faut cependant toujours garder bien présent l'aspect très minoritaire de ce mouvement, qui en limite la portée. Mouvement social, son action se situe plutôt du côté du débat intellectuel que du rapport de force politique, préfigurant la politique culturelle plus explicite du mouvement à partir des années 1980. Tout au long de cette histoire, la tension entre assimilationisme et particularisme est apparente dans l'action et le discours du mouvement noir, jusqu'à la période contemporaine. C'est donc aussi l'histoire de ces oscillations, qui crée une dynamique constitutive du mouvement lui-même, qui est retracée ici. Dans la période traitée dans cette partie, la tendance est favorable à l'assimilationisme. Cette inscription dans le courant dominant des représentations marque les limites d'une interprétation comme politique culturelle, qui serait anachronique ici. Malgré des voix discordantes, le mouvement noir dans sa majorité inscrit sa lutte dans le cadre de la démocratie raciale et ses revendications, portant notamment sur l'éducation, sont d'ordre social.

1. La presse noire, expression d'une population aspirant à l'ascension sociale

Une première génération de la mobilisation noire se structure en milieu urbain au début du XX° siècle. Né à Campinas, ville de l'Etat de Sao Paulo, le mouvement de la « presse noire » (« imprensa negra ») prend rapidement de l'ampleur à Sao Paulo même. Ces journaux, rédigés et publiés par des Noirs qui s'adressent aux personnes de la même couleur, sont instables, éphémères, hormis quelques titres. Ils fournissent toutefois de précieux indices sur l'état de la pensée d'un mouvement (re)naissant, dans une période de forte agitation politique au Brésil. Roger Bastide, pionnier de l'étude des relations raciales, a analysé ce matériel avec l'idée d'y repérer « la mentalité d'une race »44(*). Cet énoncé aux sonorités essentialistes ne doit pas oblitérer la finesse des observations du sociologue.

On peut constater avec lui que les intellectuels noirs qui réalisent ces journaux, et participent aussi d'activités sociales et politiques comme les clubs, ont assimilé une partie des préjugés racistes qui pèsent sur eux et les personnes à la peau noire. Les articles sont souvent à vocation éducative, au sens large du terme, puisqu'il s'agit de faire l'apprentissage des comportements à adopter dans la société. Roger Bastide parle ainsi de « puritanisme noir » : tout à fait dans la tendance des politiques hygiénistes mises en oeuvre à l'époque, ils prônent l'élimination des comportements jugés déviants des Noirs peu éduqués, notamment l'alcoolisme ou une sexualité exubérante. Les activistes aspirent par là à restaurer l'honneur de toute la race. Cela passe aussi par la glorification de personnalités qui ont connu la réussite sociale, comme Luis Gama ou Cruz e Souza. On peut interroger cette attitude en se demandant où se situe dans celle-ci la part de stratégie personnelle, dans la mesure où leur propre ascension est limitée par les préjugés, alimentés par les couches inférieures, dont les conséquences touchent tous les membres du groupe. En tous cas, ils ne se démarquent pas de la pensée dominante sur la « dégénérescence » des masses noires.

Cette inscription dans les cadres de pensée de l'époque est en fait très profonde. Sur cette question de morale, elle est bien en total accord avec le référentiel hygiéniste qui structure les politiques publiques en matière d'éducation et de santé publique jusqu'aux années 1940. Elle intervient donc sur la morale mais aussi à d'autres niveaux encore plus importants dans la réflexion menée ici sur les représentations comme fondements de l'action publique. En effet, ce qui prime dans le discours de cette génération d'activistes noirs, c'est l'appartenance nationale, source de légitimité pour la dénonciation des inégalités et des demandes adressées aux pouvoirs publics. Le discours autour de la nation structure toute prise de parole politique, ce qui démontre l'insertion du mouvement noir dans les tendances plus larges de son époque, mais constitue aussi une limite importante en vu de la formation d'une pensée spécifique. L'articulation d'une revendication qui se veut raciale avec les contraintes inhérentes au nationalisme est complexe à mettre en oeuvre, et illustre bien les difficultés d'exister d'un tel mouvement alors que l'idéal de démocratie raciale s'impose à tous comme idéal national. Comment, en effet, formuler des demandes pour un segment de population particulier alors que toute spécificité lui est niée, au nom d'un universalisme aveugle, qui caractérise le brésilien par son métissage ? C'est là le dilemme permanent d'un mouvement qui peine à exister. Mais le respect du principe nationaliste dans le discours et les représentations ne signifie pas non plus une impossibilité de s'organiser, comme le montre le succès du Front Noir Brésilien (Frente Negra Brasileira, FNB)

2. Le FNB, l'appartenance nationale avant le particularisme

Le FNB est l'héritier de la génération de la presse noire et des clubs. Une grande partie de ces activistes se regroupent au sein de ce parti, fondé en 1931, sur lequel Florestan Fernandes fournit de nombreuses indications45(*). Il compte plusieurs milliers d'adhérents, et pèse d'un poids certain sur les décisions du gouvernement de Getulio Vargas, notamment la politique d'immigration. Sur ce sujet, le lien entre affirmation identitaire et exaltation de la nation se fait assez clair. C'est en effet au nom de la « brésilianité » totale des Noirs qu'il serait injuste de favoriser les immigrés. Les Noirs, brésiliens depuis plusieurs générations, actifs dans l'édification de la nation, réclament plus de considération et l'obtiennent, avec l'arrêt de l'immigration. Le FNB prend des accents fascistes lorsqu'il parle de nation : il se situe dans la mouvance intégraliste, l'aile droite de la coalition hétéroclite que réunit Vargas. Son influence sur celui-ci, et réciproquement, est certaine. Lorsque Vargas ordonne la fermeture du Congrès, dissout les partis politiques et proclame l'Estado Novo, l'élan qui accompagne la formation d'un groupement politique de Noirs est momentanément brisé46(*).

L'action du mouvement noir dans cette période est bien caractérisée par son inscription dans les cadres de la pensée nationale. Il n'est pas formulé de revendications particularistes, mais un souhait d'égalité, au nom de l'appartenance historique à la nation, opposée à la condition d'étranger des immigrés. Il s'agit néanmoins d'un moment important de l'histoire de la mobilisation politique noire, dans la mesure où le FNB est une organisation de masse, dont le poids ne sera plus atteint par aucun regroupement politique revendiquant l'identité raciale. Il pèse sur les décisions politiques, et notamment l'orientation vers l'intégration du travaillisme de Vargas. Le FNB est emblématique d'un « activisme antidiscriminatoire »47(*)qui caractérise le mouvement noir brésilien, plus que la référence à une culture noire ou africaine, totalement absente à ce moment là. La revendication fondamentale est celle d'une « seconde abolition », qui doit permettre aux Noirs d'être pleinement intégrés à la société, sans particularisme, un objectif loin d'être atteint.

Le Brésil, s'il a trouvé une doctrine lui permettant de faire du caractère métissé de la population un motif d'orgueil national, n'en a pas pour autant réglé sa question raciale, dans la mesure où cette exaltation du métissage va de pair avec une survalorisation de la composante européenne et blanche et l'installation dans une situation de pauvreté persistante pour un grand nombre de Noirs. La représentation dominante, notamment dans les discours politiques, devient pourtant celle d'une nation d'égaux, où les relations raciales seraient cordiales. Toutefois, cela ne se reflète pas dans les politiques mises en oeuvre, notamment dans les domaines de l'éducation et de l'immigration, avant qu'une certaine inflexion ne soit donnée sous la bannière du travaillisme de Vargas, qui a fait de l'intégration des masses populaires une priorité, et compte avec le soutien d'un mouvement noir porteur d'un nationalisme fervent. Dans la seconde moitié du siècle, la non-réalisation de la démocratie raciale amènera le mouvement noir, inspiré par les nouveaux développements de la discussion académique sur le sujet, à prendre ses distances avec le discours national généreux mais souvent limité aux paroles.

II. Le retour de la question raciale à travers la remise en question de la démocratie raciale et un réveil identitaire (1945-1980)

Dans cette seconde période, alors que la recherche scientifique met en évidence le caractère mythique de la démocratie raciale, l'action publique en reste à des gestes symboliques, ce qui conduit le mouvement noir à se radicaliser, tant politiquement que sur le plan identitaire. Des années 1950 à 1970, la question raciale est reléguée au second plan par des gouvernements qui ont adopté la rhétorique de la démocratie raciale, sans toutefois chercher à la réaliser dans la pratique. La représentation d'une société métissée, aux relations sociales harmonieuses, est en position hégémonique. Cette partie ne contient donc pas de section dédiée aux politiques publiques. Quelques éléments liés à l'évolution de l'identité noire au Brésil apparaîtront au second point, consacré à l'évolution du mouvement noir.

* 35 PIERSON, Donald, Brancos e pretos na Bahia, Nacional, Sao Paulo, 1945

* 36 selon l'Institut Brésilien de Géographie et Statistiques (IBGE), cité dans l'article « Imigraçao no Brasil » de wikipedia

* 37 DE MELO GOMES, Tiago, Problemas no paraiso : a democracia racial brasileira frente à imigraçao afro-americana, Estudos Afro-Asiaticos, n°2, 2003 ; disponible sur www.scielo.br

* 38 DAVILA, Jerry, Diploma of whiteness : race and social policy in Brasil : 1917-1945, Durham : Duke University Press, 2003

* 39 GUIMARAES, Antonio Sergio, Politica de integraçao e politica de identidade, Classes, raças e democracia, Sao Paulo : Editora 34, 2002, p. 88

* 40 MARX, Anthony, Making race and nation, Cambridge University Press, 1998, p.257

* 41 selon l'Institut Brésilien de Géographie et Statistiques (IBGE), cité dans l'article « Imigraçao no Brasil », www.wikipedia.org

* 42 GUIMARAES, Antonio Sergio, Politica de integraçao e politica de identidade, in Classes, raças e democracia, Sao Paulo : Editora 34, 2002, p.80

* 43 ANDREWS, George : Blacks and Whites on Sao Paulo, Brazil, 1888-1988, University of Wisconin Press, 1991

* 44 BASTIDE, Roger : A imprensa negra no estado de Sao Paulo, Estudos Afro-Brasileiros, vol.2, Sao Paulo : Editora Perspectiva, 1973 ; p.129

* 45 FERNANDES, Florestan, A integraçao do negro na sociedade de classe, vol. II, FFLCH Universidade Sao Paulo, 1964

* 46 GUIMARAES, Antonio Sergio, Politica de integraçao, op.cit., p.88

* 47 GUIMARAES, Antonio Sergio, A modernidade negra, ANPOCS, 2002

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon