Paragraphe I : la controverse doctrinale et
jurisprudentielle
La controverse est née de la rédaction de
l'article 46, alinéa 2 de la loi du 20 avril 1810 qui
énonçait que : « il (le Ministère public)
surveille l'exécution des lois, des arrêts, des jugements ; il
poursuit d'office cette exécution dans les dispositions qui
intéressent l'ordre public ». Deux thèses se sont alors
affrontées relativement à son interprétation (A) et la
jurisprudence a pris position (B).
A. Les thèses de la controverse
La thèse restrictive s'est opposée à la
thèse extensive
180. Pour la thèse restrictive,
l'interprétation de l'article 46 ne devrait pas commencer à
l'alinéa 2, puisque son alinéa premier dispose que le
Ministère public ne peut agir que « dans les cas
spécifiés par la loi ». L'alinéa 2 de ce fait,
ne lui aurait permis de prendre sans texte que des mesures d'exécution
en dehors de tout procès. Les auteurs de cette
thèse223 estimaient que si le Ministère public est
habilité à agir quand l'ordre public est intéressé,
il ne s'agirait, d'après les conceptions libérales, que d'un
ordre public défini par le législateur qui délimite par la
même occasion les cas où cette intervention est possible.
181. La thèse extensive quant à elle, admet que
le Ministère public peut agir en vertu de
223 VINCENT, la procédure civile n° 188 et suivants, la
procédure civile et l'ordre public, mélanges ROUBIER, tome 2, p.
303, ouvrage cité par ELOUNDOU ELOUNDOU, op. Cit. p. 57.
l'article 46, alinéa 2 précité,
dès lors que l'ordre public est intéressé. Puisque,
estime-t-elle, étant gardien de cet ordre, le Ministère public
peut juger de l'opportunité d'intenter une action devant le juge civil
lorsque les parties ne le font pas s'il lui apparaît que l'ordre public
est menacé. Cette thèse a été soutenue par des
auteurs comme SOLUS et PERROT224.
B. La position de la jurisprudence
182. Pendant la première partie du XIXe siècle,
la thèse restrictive a été adoptée par la
jurisprudence225. Le revirement est intervenu vers la fin de ce
siècle, conduisant à une admission de l'action du
Ministère public en dehors des cas légaux (I) ; admission dont la
généralisation a été limitée (II).
I. L'admission de l'action du Ministère public
pour la défense de l'ordre public
Cette admission a commencé à poindre avec
l'arrêt de la chambre civile de la cour de cassation française en
date du 21 mai 1856.
183. En 1855, M. POTTIER se présenta à
l'officier de l'état civil de Vitré pour le prier de
procéder à la publication de son projet de mariage avec une
demoiselle LOUVIGNE. Le Procureur de la République forma opposition
à la célébration du mariage pour empêcher la
bigamie226. Pottier demanda mainlevée de l'opposition
estimant qu'elle était irrecevable. Le tribunal lui donna raison. Le
Ministère public interjeta appel contre le jugement du 18 juillet 1855
devant la cour de Rennes qui, par arrêt du 22 août 1855, confirma
la décision des premiers juges du fond. Se prononçant sur le
pourvoi introduit contre l'arrêt de la cour de Rennes, la cour de
cassation énonça que : « (...) l'article 46 de la loi du
20 avril 1810 charge le Ministère public de surveiller
l'exécution des lois et de Poursuivre d'office cette exécution
dans les dispositions qui intéressent l'ordre public (...) ».
S'accrochant sur cet argument, la plupart des commentateurs ont
trouvé en cet arrêt la consécration du droit d'action du
Ministère public pour la défense de l'ordre public. Mais des
doutes pouvaient encore subsister au regard de l'argument a fortiori
avancé par la cour227. D'autres arrêts sont venus
confirmer et consolider la
224 SOLUS et PERROT, droit judiciaire privé, tome 1, Paris
1961. N° 879 et suivants.
225 Civ. 29 févr. 1832, jur. Gén., V°
Ministère public.
226 Un acte de naissance inscrit sur les registres de
l'état civil de la commune de Chaumeré sur déclaration de
POTTIER lui-même constatait qu'un enfant était né de lui et
de dame R... son épouse.
227 « que la disposition de la Loi , qui
défend de contacter un second mariage avant la dissolution du premier,
intéresse l'ordre public au plus au degré ; que le
Ministère public qui, aux termes de l'article 184 du code
Napoléon, a le droit d'agir pour faire prononcer en justice la
nullité du second mariage, doit avoir à plus forte raison le
droit de s'opposer à l'accomplissement de ce mariage, de prévenir
ainsi la consommation d'un crime dont il pourrait être obligé de
poursuivre la répression devant les tribunaux
criminels...».
thèse extensive228 en affirmant le droit
d'action du Ministère public, pour des raisons d'ordre public en dehors
des cas spécifiés par la loi229. C'est l'arrêt
BODIN230 en date 17 décembre 1913 qui a apporté des
restrictions à la thèse extensive.
II. Les limites à l'action du parquet pour la
défense de l'ordre public
Loin de se situer aux antipodes de la thèse extensive,
l'arrêt Bodin fait partie de ceux qui la consolident mais en lui donnant
simplement des précisions et restrictions.
184. En Cochinchine, Honoré Bodin avait, en l'espace
d'un mois, demandé et obtenu devant le tribunal la reconnaissance de
près d'une quarantaine d'enfants afin de leur conférer la
nationalité française231. Le Procureur de la
République, sans sous-estimer la virilité de Bodin, a
attaqué ces reconnaissances devant la Cour d'Appel. Par arrêt du
18 novembre 1910, la Cour d'Appel d'Indochine a déclaré
irrecevable la demande du Ministère public procédant d'office et
par voie d'action principale. Le Ministère public s'est pourvu en
cassation devant la Cour de Cassation française. Celle-ci, par le
célèbre arrêt du 17 décembre 1913, décidait
que : « (...) Si, la loi du 20 avril 1810 dispose en son article 46,
qu'en matière civile, le Ministère public agit d'office dans les
cas spécifiés par la loi, le droit d'action du Ministère
public ne s'explique et ne se justifie que dans les circonstances oil
l'ordre public est directement et principalement intéressé
à l'occasion de faits qui y portent une grave atteinte, sans
léser aucun intérêt rival (...)». Ce faisant,
la jurisprudence a donné des précisions (a) et un domaine
restrictifs (b) à l'action d'office du Ministère public pour la
défense de l'ordre public.
a. Les précisions restrictives relatives
à l'action d'office du parquet pour la défense de l'ordre
public.
185. La Cour de Cassation donne deux précisions
essentielles : l'action d'office du Ministère public ne se justifie
premièrement que si l'ordre public est « directement et
principalement intéressé » et ensuite si « les
faits lui portent gravement atteinte ».ainsi, estimet-elle,
« les questions de filiation et de paternité intéressent
moins l'ordre public que le repos des familles » ; la reconnaissance
d'enfants naturels ne porterait donc pas gravement atteinte à l'ordre
public. C'est cette position qui fut observée par la jurisprudence
majoritaire postérieurement à l'arrêt Bodin232.
Le tribunal de la Seine dans le jugement du 3 février 1948,
228 Cass. civ. 24 déc. 1901, S. 1902.1.363, note E.H.
PERREAU
229 GLASSON, TISSIER et MOREL, traité, 3e
éd. T. I, n° 188.
230 Cass. civ. 17 déc. 1913, DP 1914. 1. 261, note Binet ;
S. 1914. 1. 153, note Ruben de Couder.
231 Ces reconnaissances étaient faites moyennant
rémunération et en fraude de la procédure administrative
prescrite pour l'acquisition de la nationalité française à
cette époque.
232 SOLUS, La jurisprudence contemporaine et le droit du
Ministère public d'agir en justice au service de l'ordre public in
Mélanges Capitant, 1939, p. 769 et s.
Ministère public c/ consorts V. déclare
irrecevable l'action principale du Ministère public en nullité
d'une filiation incestueuse233. Çà a été
également le cas pour les enfants naturels
adultérins234.
186. Ces précisions restrictives ont été
accompagnées par des arguments d'une restriction du domaine de l'action
d'office du Ministère public.
b. Le domaine restreint de l'action d'office du
Ministère public
Si la nationalité se présente comme le domaine
où la thèse extensive a trouvé une pleine expansion parce
que intéressant suffisamment l'ordre public et qui plus est, a
été entériné par le
législateur235, il en va tout autrement des autres domaines
tels que celui de la filiation et tout ceux où l'ordre public risque de
léser « un intérêt rival ».
187. L'on peut se demander ce qui serait constitutif de
l'intérêt rival. La jurisprudence Bodin donne un début de
réponse à cette préoccupation : il s'agit par exemple de
« l'honneur et (du) repos des familles ». De l'avis
de certains auteurs236 il pourrait s'agir de tous les cas où
l'action du Ministère public comporterait des risques d'arbitraire, ou
entraînerait des troubles plus dangereux. Toutes ces tergiversations
interpellent le législateur pour plus de clarté.
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