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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

( Télécharger le fichier original )
par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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C. Des itinéraires en Orient.

Gérard de Jode (1509-1598)74, carte de 1578,

qui donne un aperçu global de la partie du monde où se rendent les voyageurs français étudiés.

(source :The Walker Collection : Maps of Asia Minor and the Middle East (1511-1774) de l'Université de Melbourne75).

Avant de plonger dans les textes, dont les chapitres nous emporteront sur place (dans une appréhension plus directe des lieux), nous devons prendre nos distances et passer par la vision à l'échelle méditerranéenne, pour obtenir un aperçu général et pour considérer les lieux, qui composent l'ensemble complexe et particulier du voyage de chacun des auteurs. Des similitudes nous permettront de fixer des points-clés, autant de pôles d'attractions, qui tendent à devenir des « topoï »76 littéraires, c'est-à-dire des passages inévitables de la narration et du récit de voyage au Levant. Par delà ces similitudes, des différences nous permettront d'apprécier la flexibilité des

74 Ce cartographe est également un graveur et un éditeur actif, au XVIe siècle, à Anvers, où il publie, en 1578, son ouvrage de cosmographie : Speculum Orbis Terrarum.

75 Ce fond de cartes anciennes est numérisé et en ligne à l'adresse suivante :

http://www.lib.unimelb.edu.au/collections/maps/historical/walker/index.html

76 Au double sens du « lieu commun », développé par F. Tinguely, op.cit. (chap.III L'écriture du Topos), à la fois au sens « rhétorique » d'une description passant facilement d'un texte à l'autre et au sens « géographique » d'un endroit incontournable, cette idée apparait donc fort à propos dans le cas particulier des récits de voyages, où les deux dimensions du terme se rencontrent.

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itinéraires et la variété des approches de l'Empire ottoman, car chaque cheminement reste irréductiblement particulier, et conduira par conséquent à des définitions spécifiques de l'Orient. Par ailleurs, le récit lui même, par sa composition, est une sorte de voyage, au sens où la narration se construit principalement sur une trame spatiale : les chapitres nous font cheminer dans l'espace du livre, de même que le voyageur se déplaçait sur les terres ottomanes. Mais n'oublions pas que le récit du voyage est une recomposition à postériori et que les textes nous laissent face à des zones d'ombres, quant au déroulement réel des périples. Essayons pour le moment d'établir des parallèles et de fixer les grandes lignes des voyages à l'aide de ce tableau :

 

Nicolay

Belon

Palerne

Date de départ d'Europe et premières étapes des pérégrina- tions.

Départ le 4 Juillet 1551 à
partir de Marseille,
arrivée
à Alger autour du 16 juillet-

Départ de Paris fin

décembre 1546, arrivée deux mois plus tard à Venise

* Départ de Paris le 30 mars 1581, déplacement,

en passant par l'Italie,
jusqu'à Venise

* Voyage par mer, de
Venise à Alexandrie du 24

juin au 20 juillet 158177
(avec bien sûr quelques

escales notamment en
Crète)

Cadre

général du voyage.

Ambassade d'Aramon,

Nicolay est attaché à ce

dernier, alors qu'il est de
passage en France dans le cadre des négociations avec Soliman.

Le Cardinal de Tournon,

ministre de François Ier

envoya son protégé P. Belon en Orient, dans la suite de

l'ambassadeur français
Monsieur d'Aramont. Ensuite celui-ci voyagea en Egypte et en Terre Sainte en compagnie de M. De Fumel et de sa troupe.

Entre 1581 et 1583,

pendant environ 23 mois,

il voyage, sous prétexte

d'un pèlerinage en

compagnie de quelques
autres occidentaux.

Principales

étapes du

voyage en

Orient avec quelques indications temporelles .

D'Alger-> Malte-> Tripoly-

Cythère > Chio->

Constantinople : le 20
septembre 1551

Le texte ne permet pas de recomposer le voyage vécu

après l'arrivée à
Constantinople.

* Un lent cheminement vers

* Egypte -Alexandrie : 20-25 Juillet

-le Caire 29juillet-12
Août ;

* Mont Sinaï (sur place du 21 août au 24 août)

Puis du 2 au 11 septembre de nouveau il séjourne au

Istanbul

- Le 13 mars 1547 à Raguse, Pierre Belon se détache de l'ambassade pour cheminer à son propre rythme par voie maritime78.

-Sur la mer qui borde la Grèce, il passe par les îles de

77 Il s'agit d'un second départ, le premier embarquement de Palerne le 5 mai à destination de Tripoli a débouché sur un naufrage, le 7 mai 1583. Cet évènement conduisit Palerne à changer ses plans et à se diriger vers Alexandrie, au lieu de Constantinople sa destination d'origine.

78 Alors que l'ambassadeur avait choisi la voie de terre pour se rendre plus rapidement à Constantinople, voir à ce propos l'Introduction d'Alexandra Merle, dans son édition des Observations de Pierre Belon du Mans, Chandeigne, 2001 (p.19-20).

30

 
 

Corfou, Zante, Cythère,

Caire.

 
 

Crète jusqu'à Istanbul

 
 
 

De là, il explore les environs, passe par les îles de Lemnos,

*Terre Sainte & Syrie

-Jerusalem du 29

 
 

Thassos avant d'atteindre le

septembre au 6 octobre

 
 

Mont-Athos, puis il s'avance

- second naufrage avant

 
 

sur le continent afin de visiter

d'atteindre Tripoly

 
 

les ruines des villes

- Voyage au Mont-Liban

 
 

macédoniennes

- Séjour à Damas (du 26

 
 

(Thessalonique,Kavàla,...)

décembre au 1er janvier

 
 

avant de retourner à Istanbul.

1582)

 
 

* Voyage vers l'Egypte

- Retour à Tripoly où

 
 

en Août 1547 il se dirige vers

Palerne demeure jusqu'au

 
 

Alexandrie en compagnie de

15 janvier.

 
 

M.de Fumel, envoyé royal (il

* De Tripoly à Istanbul

 
 

passe notamment par Chio,

- en passant par Chypre

 
 

Samos, Pathmos, puis

-arrivée à Saline

 
 

Rhodes).

(aujourd'hui Larnaka au

 
 

* Du Caire il va visiter les

sud-est de l'île) le 17

 
 

pyramides, avant de se rendre

janvier séjour sur lîle

 
 

au Mont-Sinaï.

jusqu'au 21 février

 
 

* Voyage du Caire vers la

- par Rhodes (du 4 au 15

 
 

Terre Sainte : du 29 octobre

mars)

 
 

au 18 novembre à Jérusalem

- par l'île de Chio (du 18

 
 

* De Jérusalem il remonte

au 23 mars)

 
 

par Damas, Alep, Antioche, le Mont-Taurus; il hiverne en

-

-Constantinople.(arrivée

 
 

Anatolie avant de rejoindre

le 6 avril il reste jusqu'au

 
 

finalement Constantinople

25 juillet)

 
 

au début du primptemps.

* Voyage de retour en

 
 

* à partir de mai 1948 il

Europe par Raguse

 
 

visite l'Anatolie

(atteinte le 30 août, séjour

 
 

* il retourne à Venise en

jusqu'au 19 octobre) puis

 
 

1549

Venise (atteinte le 26

 
 
 

Octobre), Rome (du 25

 
 
 

Novembre au 26

décembre) et finalement,

arrivée à Lyon le 2
février 1583.

On remarque d'abord, que Jean Palerne est celui qui offre le récit le plus précis, tant au niveau géographique, que pour ce qui est de la datation, alors que les autres auteurs recomposent leur expérience de manière plus libre, moins respectueuse du déroulement réel de leurs voyages. En effet, Belon nous précise beaucoup moins fréquemment que Palerne les dates de ses mouvements et les durées de ses séjours, ce qui nous amène à une recomposition moins détaillée. On peut tout de même estimer la durée de séjour en certains lieux par rapport au nombre de chapitres que Belon

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leurs consacre, par exemple, on peut affirmer qu'il resta assez longtemps en l'ile de Crète, qu'il décrit sur près de dix chapitres ; de même, il écrit longuement sur l'Égypte (du chapitre 19 au chapitre 53 de son second livre). Notons, que de manière générale, les récits de Palerne et de Belon, suivent dans leur déroulement narratif les étapes du voyage. Le voyage de Palerne peut être articulé en six grandes parties, qui correspondent à autant de grandes portions du voyage, divisé en fonction de points-clés : 1ère partie « Les prémices : de Paris à Alexandrie » (seulement six chapitres), 2nde partie : « Des Pyramides au Mont-Sinaï » (près de cinquante chapitres) ; 3ème partie : « Le pèlerinage à Jérusalem & autres curiosités de Syrie-Palestine » (vingt-huit chapitres) ; 4ème partie : « De Tripoli à Istanbul en passant par Chypre » (treize chapitres pour cette partie plus courte de transition, qui mène au centre d'attraction, tant attendu, du voyage) ; 5ème partie : « Istanbul ou la manifestation de la puissance du Grand Turc » (à laquelle l'auteur consacre plus de vingt chapitres) ; et finalement une 6ème partie très brève : « Le lent retour vers la France ». Certes, la longueur des chapitres est variable, mais leurs nombres donnent une idée de l'importance de chacune des parties à l'intérieur du récit, nous avons jugé intéressant de reprendre ces divisons79, car elles donnent une idée du mouvement général du voyage et des points-clés de ce parcours.

Belon est moins scrupuleusement accroché au déroulement réel de son voyage, pourtant les trois grands « livres », qui constituent son récit, sont calqués sur les trois grands moments de son voyage, à savoir, premièrement son cheminement par la Grèce et ses îles jusqu'à la capitale ottomane, ensuite son expédition en compagnie de M. De Fumel en l'Égypte et en Terre Sainte raconté dans le second livre, finalement, le troisième livre se détache de la narration, tout en correspondant tout de même au voyage réel : il traite d'une manière thématique des Turcs et de leur culture, ce qui reste en rapport avec les derniers temps de son voyage, que Belon passa en Anatolie, au coeur d'une région à la culture turque, il reprend d'ailleurs sa narration dans un chapitre, dont le titre résume bien cette évocation entremêlée, qui caractérise son tiers-livre « Continuation du chemin déjà laissé, comme aussi des moeurs des Turcs »80.

Pour ce qui est de l'oeuvre de Nicolas de Nicolay, au début le récit suit assez précisément le déroulement du voyage réel, le premier livre est consacré au trajet de la France jusqu'à Malte, le second au voyage de Malte jusqu'à Constantinople, mais à partir du troisième livre, il se détache totalement du voyage pour tomber dans des chapitres thématiques consacrés aux Turcs et à la culture musulmane. C'est alors une sorte de spectacle de la société ottomane qu'offre Nicolay à ses

79 Nous tenons à faire remarquer, que cette division en six grandes parties est absente de l'édition originale du voyage de Palerne, elle est le fruit de la réédition contemporaine.

80 Chap.33 du Tiers-Livre, p.499.

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lecteurs, de même, le quatrième et dernier livre est composé en dehors de références précises au voyage vécu, il traite des Perses, de l'Arabie et de ses habitants, des Macédoniens et finalement des Grecs (autant de régions et de peuples, que Nicolay a du visiter, mais qu'il ne décrit pas sur le mode narratif, ni en rapport avec son expérience ou son observation personnelle). Ainsi, le voyage réel de Nicolay n'est pas recomposable à partir de son texte, qui dans une large moitié, relève plus du voyage littéraire ou « livresque », que du témoignage viatique (en cela Nicolay est vraiment éloigné des récits de Jean Palerne et de Pierre Belon).

Notons bien, que même si nous parlons, à propos des pérégrinations de nos trois auteurs, de « voyage en Orient », par rapport à nos conceptions géographiques contemporaines, nos trois voyageurs ne vont pas très à l'Est, Palerne lui même indique au lecteur, que Damas est la ville la plus orientale où il se soit rendu durant ses pérégrinations81. Ainsi, nous utiliserons ce terme

d' « Orient », au sens assez vague où on pouvait l'entendre à l'époque, alors qu'aujourd'hui, étant donné que l'Asie et les espaces d'Extrême-Orient sont mieux connus, on parlerait d'un voyage au « Proche-Orient méditerranéen » pour qualifier les pérégrinations de nos voyageurs. Cela étant dit, penchons nous un peu sur ces itinéraires de voyages « en Orient ». Ce qui ressort de cette comparaison et de l'étude des textes, c'est qu'il y a des « lieux-clés », qui se retrouvent d'un récit à l'autre, nous pouvons globalement les définir selon quatre grandes régions, qui polarisent l'attention des voyageurs, de même que leurs discours aux lecteurs : tout d'abord l'Égypte avec la ville du Caire et plus à l'Est le Mont Sinaï ; ensuite la Terre Sainte avec Jérusalem et les villes plus au nord comme Damas ; d'autre part la Grèce et ses îles ; finalement le coeur de l'Empire avec Constantinople. À trois de ces grandes régions, sont donc associé des villes clés, que les voyageurs ne pourront manquer de visiter. Ces grands espaces sont parcourus par Belon et Palerne de manière certaine et très probablement par Nicolay, elles deviendront rapidement des « topos » littéraires, au sens où leur description se fossilisera de plus en plus au fil des récits de voyage, ayant plus à voir, au final, avec la réécriture qu'avec l'expérience vécue, mais en ce milieu de XVIe siècle nous ne sommes qu'au début de ce processus qui ira croissant au XVIIe siècle82.

Par ailleurs, s'il y a des itinéraires types ou « idéels », qui reviennent de récit en récit, ce sont aussi des cheminements naturels, qui expliquent les similitudes dans les parcours de nos différents

81 J. Palerne, op.cit., p.211.

82 Ce problème des topos dans les récits de voyage du milieu XVIe siècle est bien étudié par F. Tinguely, op.cit., qui va jusqu'à affirmer : « les mêmes singularités sont souvent décrites dans des termes identiques par une multitude d'auteurs » ou encore « l'émerveillement face à la varietas mundi (...) cède peu à peu la place à un sentiment de déjà lu. » (chapitre III. L'écriture du Topos).

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voyageurs. En effet, les obstacles naturels sont les mêmes pour les voyageurs et ils déterminent certains parcours. Les itinéraires sont également conditionnés en grande partie par les routes commerciales, quelles soient maritimes ou terrestres, ce qui amène le voyageur à visiter, au passage, les grandes villes portuaires et les centres du commerce d'Orient. D'autre part, les voyageurs comme Belon ou Nicolay, lorsqu'ils suivent les ambassades ou les missions officielles, ne sont pas libres de leurs mouvements, ils se plient au trajet de la « compagnie de M. de Fumel » ou de l'expédition de

M. d'Aramon. Mais parfois, la volonté du voyageur va transformer son parcours, il va se rendre dans certains lieux guidés par des considérations d'ordre « scientifique » ou culturelle, l'ordre habituel est alors inversé, ce n'est plus au gré des pérégrinations qu'il découvre et étudie les choses, mais c'est la volonté d'étudier une chose précise qui va l'amener à se rendre sur place. Il adopte ici une démarche de « chercheur de terrain », pour qui le livre donne une indication de lieu -ouvre une porte à laquelle il ne s'arrête pas en « bon observateur »- la référence littéraire ne lui suffit pas, il se rend sur place et vérifie l'information lue83. Pierre Belon illustre bien cette attitude qui modifie les itinéraires du voyage, par exemple au chapitre 61, « Je voulais expressément passer par Cypsella, afin de voir faire l'alun de glace, pour l'observer ... », c'est clairement l'intérêt pour un savoir faire local et un produit spécifique, qui amène le voyageur à infléchir son itinéraire. C'est surement pour obtenir une auto-détermination (certes relative84) de mouvement, qu'à certain moment les voyageurs s'émancipent du groupe diplomatique auquel ils sont rattachés pour cheminer de manière plus solitaire, plus indépendante, souvent plus lente. C'est ce que fait Pierre Belon dès le début de son voyage, puisqu'au lieu de suivre le même chemin que l'ambassade d'Aramont pour atteindre Constantinople, il se détache de la troupe et passe par les îles grecques, son ouvrage nous offre presque un livre entier en témoignage de ces pérégrinations en Grèce. De même, on retrouve souvent l'idée selon laquelle, ce n'est pas le déplacement optimum (c'est-à-dire le plus rapide et le plus court), qui est le plus profitable pour les voyageurs qui cherchent à observer. Par exemple, à Alexandrie, Belon affirme que pour se rendre au Caire « on peut y aller par deux chemins, l'un plus long, par le Nil, l'autre plus court, par terre. Mais pour autant que le Nil avait inondé l'Égypte, nous allâmes pour nous embarquer par le Nil à Rosette. »85. On voit bien, avec cet exemple, que ce ne sont pas les seules considérations « rationnelles » (gain de temps et moindre distance), qui dictent l'ordre du voyage, la compagnie française choisit le Nil : l'opportunité de voguer sur ce fleuve mythique l'emporte, les voyageurs ne sont pas là pour se déplacer d'un point à un autre avec le plus

83 Nous entrevoyons ici une attitude nouvelle du savant, que nous retrouverons plus tard, dans la seconde partie de ce travail.

84 Car le voyageur dépend des conditions de déplacements de l'époque et de voies terrestres ou maritimes assez déterminées.

85 Chap.24, livre second, p.276.

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d'efficacité, ils sont là pour découvrir, en cheminant, les richesses et la beauté des terres égyptiennes.

Par ailleurs, retenons qu'au XVIe siècle aucun projet de voyage, aucun itinéraire n'est immuable, ceux-ci varient obligatoirement au gré des rencontres, des mésaventures ou des possibilités. N'oublions pas à cet égard, l'exemple de Palerne, qui suite à son premier naufrage au tout début de son aventure, voit l'ordre même de son voyage inversé, puisqu'au lieu de commencer par se rendre à Constantinople et ainsi de découvrir dès le premier mois de voyage le coeur de l'Empire, il va au contraire commencer par la périphérie du territoire ottoman : l'Égypte (avec comme pôles principaux d'attraction Alexandrie, Le Caire et les Pyramides). Ainsi, Istanbul sera la dernière étape de son voyage, sorte de couronnement de son livre, dont la cinquième partie sera consacrée au centre de l'Empire : « Istanbul, ou la manifestation du Grand Turc. ». Cet ordre, peu commun, du voyage de Palerne est assez efficace du point de vue littéraire, puisque le lecteur, fasciné par le Sultan et la puissance ottomane, sera introduit très progressivement dans le monde turc, le livre s'approchant doucement de ce qui attise la plus grande curiosité chez le lecteur : il fait durer le plaisir de l'attente. D'ailleurs, notons que même si le trajet de Belon est complètement différent dans son ordre de déroulement, on retrouve dans les Observations de plusieurs singularités une logique narrative assez similaire, car ce dernier consacre la dernière partie de son oeuvre, son tiers-livre, aux Turcs. Ainsi, il fait retour, pour finir, sur Istanbul et à cette occasion bien entendu sur les Turcs et leur culture, dans une partie beaucoup moins narrative et moins accrochée au récit du voyage, plus orientée sur la description et davantage composée par chapitres thématiques : ce qui donne finalement une sorte de synthèse sur la culture ottomane.

Revenons sur cette idée, assez difficile à appréhender pour un homme contemporain, selon laquelle le voyage au XVIe siècle se construit au gré des rencontres et des possibilités, il n'est jamais totalement planifié, des évènements peuvent en changer le cours projeté (c'est ce que nous avons vu avec le naufrage de Palerne au début de ses pérégrinations). Des rencontres peuvent aussi modifier sensiblement le déroulement du voyage, comme le rapporte Jean Palerne, lorsqu'il se trouve sur l'île de Rhodes : « Un de noz mariniers (...) me mena chez luy pour achepter du vin, où je me trouvay si bien, que je n'en partis de trois jours »86. Le voyageur se doit de s'adapter et d'être souple dans sa démarche, ainsi, il y a tout un art de voyager qui se profile discrètement entre les lignes des récits87.

86 J.P., chap.XCII, p.227.

87 Le voyage peut enseigner quelque chose d'essentiel, à celui qui en fait l'expérience dans les conditions du XVIe siècle. En effet, n'apprend t-il pas alors au voyageur à mieux accepter les revers de la providence, à accueillir avec une sérénité plus constante ce qui arrive, à ne pas vouloir vainement que la vie (les évènements qui la

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Jamais le voyageur ne peut prévoir avec certitude de quoi sera fait le lendemain, de même, toujours à Rhodes, les aléas de la circulation maritime et du climat font demeurer Palerne sur place cinq jours de plus ; son itinéraire dépend de facteurs qu'il ne maitrise pas, parmi ceux-ci les modes déplacements constituent un aléa principal, leur étude permettra de mieux comprendre les conditions de voyage indissociables de l'expérience orientale des voyageurs.

D. Les modes de déplacements maritimes & terrestres et la perception de l'espace : se déplacer, se situer et s'orienter dans

l'espac e.

Voyager implique avant toute chose la capacité à se mouvoir dans l'espace, dans un effort de contextualisation des récits de voyages, nous répondrons aux interrogations suivantes : par quelles voies se meuvent nos voyageurs, quels sont les modes de déplacement à leur disposition ??

Les modes et les modalités (moyens et manière) de déplacement varient selon les lieux (et les itinéraires), puisque l'homme du XVIe siècle doit adapter son déplacement au type d'espace qu'il veut traverser. Les écrivains-voyageurs ne sont pas avares de détails quant à ces aspects très concrets du voyage, la description des moyens de transports fait partie intégrante du récit qui, de ce fait, n'est pas « désincarné », ainsi, la relation de voyage n'est pas une simple description des espaces parcourus : elle est aussi un discours sur le voyage, sur le fait même de voyager (cette idée justifie cette première partie de notre travail, qui, si elle est une mise en contexte, se fonde également sur les récits eux mêmes). Remarquons, que sous cet aspect, le récit de voyage au Levant n'est pas seulement une source d'information sur l'Empire ottoman, mais peut devenir un témoignage qui servira à de futurs voyageurs. Cette dimension est peut-être seulement en germe ici, par rapport à des relations postérieures qui orienteront explicitement leurs textes en ce sens. Mais déjà au milieu du XVIe siècle, Pierre Belon, dès le 21ème chapitre de ses Observations de plusieurs singularités..., précise, alors qu'il vient d'évoquer les facilités et modalités du voyage en terre ottomane : « Or, si quelque autre mû de même désir voulait essayer le semblable de ce que j'ai fait, il ne m'a semblé hors de propos d'en mettre un petit mot par écrit ». Ainsi, il garde l'idée en tête, en écrivant son récit, que celui-ci pourrait inspirer une démarche similaire et être lu par un futur voyageur.

composent et leur déroulement) se conforment à nos plans ? Dans cette perspective, voyager peut permettre aux hommes de développer un certain stoïcisme, il prend alors une véritable dimension didactique, sous cette angle, le voyage devient une situation propice à l'apprentissage.

36

1. Voyage sur mer, techniques nouvelles & géographie.

L' Empire ottoman s'étendant sur une large partie du « pourtour » méditerranée, il est presque inévitable pour le voyageur d'emprunter, à un moment ou un autre, les voies maritimes (voire fluviales dans le cas particulier de l'Égypte & du Nil). Pierre Belon est assez prolixe pour ce qui est des renseignements techniques à propos de la navigation et des navires, il différencie par exemple les voiles latines triangulaires, des voiles françaises carrées. Il va également distinguer les différents types de navires selon leurs formes et leurs tailles88 (traçant à cette occasion des parallèles avec certains bateaux d'Europe, fidèle à sa méthode de comparaison qui aide à concevoir l'inconnu par le connu). Selon son interprétation, c'est de la diversité des fleuves et des mers que nait la diversité des navires et bateaux, ainsi, les hommes s'efforcent de les adapter aux conditions locales et spécifiques de navigation. Avec cet exemple, nous pouvons remarquer dès à présent, que pour P. Belon, tout est objet d'étude lors du voyage : les moyens de transports, tout autant qu'autre chose, sont sujets à la description et objet d'analyse. Les auteurs utilisent le vocabulaire technique de la navigation (les noms des différents navires et de leurs parties, les noms des vents...), mais aussi des expressions propres aux marins, comme l'illustre Belon qui, évoquant l'avancée rapide du navire porté par un vent optimal, précise « les mariniers appellent cela aller en fortune », ce jargon spécifique plonge le lecteur dans l'atmosphère maritime. Pierre Belon va plus loin encore quand il nous relate, au chapitre XV du second livre, les moments où, étant donné l'absence de vent, les marins se détendent et n'hésitent pas « à jouer, à pêcher, à se baigner, ne faisant difficulté de se jeter en la mer et faire le plongeon, passant d'un côté et de l'autre par-dessous le navire » (leur agilité à nager semble quelque peu impressionner le voyageur). De même, il n'est pas étonnant de retrouver dans le texte de Nicolay des précisions très techniques relatives à la navigation, quand on sait que ce dernier est le traducteur d'un ouvrage spécifiquement consacré à ce sujet « en vogue » -le terme est doublement approprié dans ce cas- à son époque : L'Art de Naviguer de M. Pierre de Médine espagnol : contenant toutes les reigles, secrets et enseignements nécessaires à la bonne navigation, traduict de castillan en françois, Lyon, Guillaume Rouille, 1554. Pour ce qui est de la navigation, on peut citer un chapitre de P. Belon particulièrement intéressant, qu'il intitule de manière « programmative » : « Que les mariniers naviguaient anciennement sans l'aiguille & quadrant, & sans avoir usage de la pierre d'aimant. »89, tout est dit, ou presque ; des quelques pages de développement ressort l'idée d'un « progrès technique » propre au XVIe siècle par rapport au passé, comme l'indique cette phrase :« Aristote connut bien qu'elle [la pierre aimant] attira le fer, mais il

88 Pierre Belon, Chap.30 du second livre (p.284-285), également chap.33 « La différence des bateaux qui naviguent sur le Nil... » (p.291-292).

89 Chap.16 du Second Livre (p.261).

37

n'entendit onc qu'elle servît aux navigations. »90. Ainsi, la boussole91 apparait ici comme une véritable révolution technique, qui permit les grandes explorations géographiques du XVIe siècle, tout autant que l'intensification du commerce par voies maritimes. Il illustre cette idée, non sans un peu exagérer, en écrivant :

« Les anciens (...) le plus souvent ne perdaient point la terre de vue. Mais maintenant (...) la navigation est si facile que deux hommes osent s'aventurer à tout propos avec une petite barque... »92

La boussole n'est pas le seul objet qui facilita la navigation, outre le développement de la cartographie, qui améliorait les repères des navigateurs, on peut évoquer l'astrolabe93, dont Palerne ne cessera de vanter les mérites et qu'il utilisera à de nombreuses reprises, sur terre comme sur mer, pour situer dans l'espace les différents lieux où l'amènent ses pérégrinations :

« ... il avoit un Anglois de nostre compagnie qui avoit la practique de l'astrolabe, & parce

moyen remarquoit en quelle eslévation du pole la plus part des villes sont, quelle longitude, & latitude elles ont. »94

Suit dans le texte de Palerne, un chapitre géographique assez technique au titre explicite quant à ses fins didactiques : « Qu'es-ce que latitude, & longitude, eslévation, & dépression de pole ? ». Ce chapitre témoigne d'une représentation du globe très « scientifique », au sens de mathématique et complexe, en effet, le voyageur cultivé de la fin du XVIe siècle a la capacité de se situer dans l'espace du globe terrestre de manière précise et chiffrée. Pour appuyer cette idée, on peut également citer l'exemple, significatif quant à ses connaissances géographiques et mathématiques, de Palerne, qui en même temps qu'il situe géographiquement le Caire évoque le « Tropique de Cancer »95, dont la ville ne se trouve que de quelques degrés, d'ailleurs, prenant l'exemple de « la ville d'Asna », qui est justement sur ledit tropique, il déduit de cette position très spécifique une propriété remarquable du lieu, à savoir qu'il n'y a pas d'ombre à midi. Cet exemple illustre bien une connaissance cosmographique et une appréhension astronomique de la terre.

Nous retrouvons à d'autres occasions cette volonté de chiffrer le monde, qui témoigne d'un changement de « paradigme » essentiel, qui se produit justement à cette époque. En effet, pour ce qui est des populations, de la taille des villes, et surtout des distances parcourues, si ce n'est toujours

90 Idem.

91 On peut nuancer le caractère récent que donne Belon à l'utilisation de la boussole, en rappelant que celle-ci était connue depuis plusieurs siècles par les Chinois (ce que notre auteur n'était pas en mesure de savoir) et utilisée en Occident dès la fin du XIIe siècle.

92 Idem.

93 D'après Le Dictionnaire d'Histoire maritime (sous la direction de M.Vergé-Franceschi), Robert Laffont, 2002, cet « instrument nautique » fut utilisé en mer à partir des années 1480.

94 Chap. VII p.79.

95 J. Palerne, chap.XVII, p.97.

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la capacité, il apparait du moins clairement la volonté de chiffrer pour appréhender le monde. Par exemple, Pierre Belon mesure précisément les longueurs et les degrés des pyramides de Gizeth, Palerne fera de même, notamment en utilisant le fameux astrolabe de son ami anglais. La précision de certaines mesures est parfois étonnante, par exemple, Belon donne les longueurs et largeurs précises du château de Tor (au chap.67 du second livre). Réalisant son voyage à la même époque que Belon, Nicolas de Nicolay s'attache également à assortir de nombreuses précisions chiffrées ses descriptions des villes ou places fortes ottomanes, dans ce cas, ce sont les visés potentiellement militaires de son récit, qui le conduisent à cette rigueur mathématique. Par ailleurs, la volonté de chiffrer s'illustre à maintes reprises pour ce qui est des distances : les exemples de ce type abondent dans le récit de Jean Palerne qui, sans cesse, estime le nombre moyen de jours nécessaires pour aller d'une ville à une autre. Pareillement, Belon évalue, mesure et énonce les distances entre les villes en nombres de jours, remarquons que les voyageurs du XVIe siècle évaluent les distances de manière moins abstraites que de nos jours96, c'est une mesure plus proche du voyage vécu que celle énoncée en nombre de jours ; ce qui n'empêche pas les voyageurs de mesurer les distances en « lieues » sur les courtes distances. Ainsi, lors des déplacements terrestres, sur les courtes distances les voyageurs usent d'une « unité spatiale », alors que sur les grandes distances ils utilisent une « unité temporelle ».97

Ce choix d'unité temporelle pour exprimer la distance est révélateur : le Levant de nos voyageurs n'est pas un espace de type « cosmographique » survolé par un oeil qui le contemplerait à l'échelle du globe, l'Orient des écrivains étudiés renvoie fondamentalement à des régions vécues dans leurs ampleurs réelles, au sens où les espaces sont décrits et appréhendés au plus près de l'expérience viatique, le voyageur levantin ne prend pas ses distances comme un cartographe qui viserait à embrasser de larges espaces de la terre, voire la totalité du globe. En effet, alors que le cosmographe aspire à une vision du globe entier et adopte donc une petite échelle cartographique

96 En effet, l'évaluation des distances en « km » désincarne en partie le voyage et relève plus d'une vision du monde globale et d'une cartographie à « petite échelle », pour reprendre l'expression de F. Lestringant dans l'Atelier du Cosmographe. Comprenons bien que cette expression de « petite échelle » cartographique», pour parler d'une vision globale, est très juste, mais dans le langage ordinaire, on aura plutôt tendance à confondre global et grande échelle, alors que l'une exclue l'autre, au sens où plus on s'éloigne des espaces dans leurs tailles réelles plus l'échelle cartographique devient petite en comparaison des dimensions réelles. Ainsi, comme l'explique bien F. Lestringant, la petite échelle privilégie le quantitatif, alors que la grande échelle offrira un plus haut degré de détail, privilégiant le qualitatif.

97 Notons, pour nuancer cette idée, que les mesures en nombre de jours sont peu commodes, lorsqu'il s'agit de transports par voies maritimes, comme le fait remarquer Belon (chap.1 du livre second) « les voyages faits par la mer sont de temps incertain », car ils dépendent des vents, qui peuvent tout autant être capricieux que propices et de ce fait multiplier ou diviser la durée du voyage d'un port à un autre. Par ailleurs, Belon précise que ce choix d'exprimer les distances en nombre de jour, sur terre, est également conditionné par un aspect pratique : il le dispense de faire les conversions des unités de distance, car « les Turcs ne comptent pas par milles comme en Italie ».

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(perdant en précision et surtout en détails, privilégiant la quantité représentée), au contraire un voyageur-écrivain comme Belon ou Palerne privilégie le qualitatif dans ses descriptions et dans sa géographie des espaces traversés (et non survolés), ainsi c'est une cartographie à grande échelle qui ressort du récit des voyageurs. À cet égard les lieux situés en altitude sont l'occasion pour le voyageur de nous décrire sur de moyennes distances les espaces alentours, un exemple parmi de nombreux autres de ce que nous pourrions appeler « cartographie de plein-pied »98 : « Et étant dessus ledit mont Aramus, nous avions la mer qui battait au pied de la dite montagne et voyions bien l'endroit où le Mont-Taurus prend son commencement au rivage opposite à Chypre... »99, le lecteur est emporté par la plume de Pierre Belon au bord du « golf d'Iskenderum » aux portes de la Turquie actuelle. Nous retrouvons le même procédé narratif et cartographique dans le texte de Palerne, lorsqu'il se retrouve au Mont-Sinaï100 : la situation sur-élevée lui ouvre de larges perspectives visuelles, qui lui permettent de faire une mise au point géographique dans les quatre directions. De même que certains passages des textes, certaines des illustrations témoignent de cet effort de situer et de représenter les espaces à une échelle proche de leurs tailles réelles et vécues par les voyageurs, le livre de P. Belon propose à la vue du lecteur quelques plans des grandes villes de l'Empire ou des lieux-clés du voyage : Alexandrie, le Mont Sinaï101, le Bosphore102. Les adjonctions de ces cartes à l'intérieur du récit montrent la volonté de se situer dans l'espace et de s'orienter, selon les points cardinaux, à l'échelle locale. Pour illustrer notre propos nous avons ajouté, ci-dessous, le plan d'Alexandrie, qui se trouve après le chapitre marquant l'arrivée de Belon dans cette ville. Cette image dispense dans une large mesure l'auteur de faire une description topographique de la ville, qui serait un peu ennuyeuse et redondante par rapport à une littérature déjà abondante sur le sujet. Si cette représentation peut apparaitre aujourd'hui un peu naïve, cette carte n'en est pas moins assez fidèle, il en ressort les éléments principaux qui intéressent généralement les voyageurs visitant la ville : les cours d'eau, les murailles, les châteaux et les antiquités (notamment la colonne de Pompée et l'Obélisque).

98 En transformant la notion de « cosmographe de plein vent », avancée par F. Lestringuant, dans L'atelier du cosmographe : l'image du monde à la Renaissance, pour distinguer la démarche effective du voyageur d'une connaissance du monde « érudite », qui relève plus du « cabinet de travail » que de l'exploration vécue des territoires que l'on prétend évoquer.

99 Ch.107 du second livre, p.422.

100J. Palerne, op.cit., chap. XLVI, p.153. 101P. B, Ch.64 du second livre, p.344-345. 102P. B, Ch.3 du second livre, p.235.

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Carte d'Alexandrie, chapitre 19 du second livre des Observations de plusieurs singularités de Pierre Belon.

2. Voyager sur les terres.

Nous utilisons le pluriel pour insister sur la diversité des espaces terrestres, que parcourent les voyageurs. Cette diversité à son importance, car selon les espaces traversés, ils chevauchent divers types de montures et adoptent les moyens de transports locaux, que nous nous proposons d'étudier à présent. En premier lieu, les récits informent les Européens qu'en Égypte, au XVIe siècle, les ânes sont fréquemment utilisés pour se déplacer, notamment à l'intérieur des villes les plus vastes, telles le Caire, qui d'après Palerne est si « grande qui auroit affaire d'un bout à l'autre, il faudroit employer demy journée », ainsi, le transport à dos d'âne est une véritable « institution » dans cette ville 103. Par-contre, le cheval, si familier aux occidentaux, n'est pas un moyen de transport commun et ordinaire en Égypte, en effet, on apprend par Pierre Belon, qu'au Caire « il n'est pas licite à un étranger y entrer à cheval, s'il n'est grand seigneur, ou en la compagnie d'un qui le soit », c'est donc un privilège que se réserve l'aristocratie : le moyen de transport devient ici le

103 « Par tous les carrefours (...) on trouve des asnes préparés pour ceux qui veulent aller par la ville. », Palerne, Chap.XV (p.95).

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miroir de l'appartenance sociale104. Mais ce statut particulier du transport équestre n'est pas la règle dans tout le Levant, à Jérusalem, Pierre Belon indique qu'il se loue « tant mules que chevaux »105. Ainsi, les modes de déplacement sont différents d'un lieu à l'autre, et ce fait, qui pourrait paraitre un détail anodin, nous invite dès à présent à ne pas concevoir l'Empire ottoman comme un « bloc », comme une unité spatiale où le semblable et les points communs l'emporteraient sur les différences et les particularités régionales. Ne nous laissons pas tromper par les mots : « le Levant » ou « l'Orient » devrait se mettre au pluriel et c'est par commodité littéraire et en référence à l'entité politique ottomane, que ce terme pourra être utilisé dans cette étude, pour regrouper sous un singulier une pluralité (que nous commençons tout juste à entrevoir ici, avec l'exemple des transports) qui ne cessera de traverser tout ce travail. Mais revenons aux montures sans lesquelles le voyage ne serait pas possible, remarquons que si les chameaux sont bien sûr utilisés pour traverser les espaces désertiques ou arides, ils le sont également pour le transport quotidien dans les villes égyptiennes : Palerne parle de « trente mille Chameaux au Caire, & autant d'asnes desquels on se sert comme de gondoles à Venise, de pérines à Constantinople, ou de carosses à Rome ... ». Bien que son chiffre apparaisse exagéré, sa comparaison est éloquente : elle illustre la diversité des moyens de transports en fonction des espaces traversés. À propos des chameaux Palerne nous dit « cest animal est de grand travail et de peu de despense »106, de même, à un autre moment de son récit (lors de l'ascension du Mont Sinaï) il s'étonne de l'habileté de ces montures, lorsqu'elles passent des cols difficiles107. Mais le voyage est souvent fatal à ses animaux, malgré leur résistance, « le Voyage du Caire au Sues est le cimetière des chameaux »108 affirme Belon à la vue des ossements de ces derniers tout le long du chemin.

Les caravanes et les déplacements en groupe sont la règle de prudence pour les voyages sur de longues distances en Orient, ils préservent du principal danger qui pèse sur les voyageurs, comme sur les commerçants : le pillage par des groupes de voleurs nomades. Le système dit des « caravanes » est fondé sur le principe bien connu (et efficace ici) : « l'union fait la force ». Jean Palerne consacre un des premiers chapitres de son récit à décrire ce mode de déplacement (Chap.IX « Qu'es-ce que Caravanne ? »), dont le principe est assez simple : des voyageurs ayant pour but la

104 Nous savons à quel point cette idée est très ancienne (pensons par exemple aux « équestres » romains), souvent au fil de l'Histoire, les chevaux furent l'apanage de groupes sociaux dominants, symbole de la noblesse guerrière, tout autant que de la richesse nécessaire à l'entretien d'un tel animal.

105 Chap.86 du second livre.

106 Chapitre 38, p.138.

107 « m'esbahissoit de noz pauvres chameaux qui passoyent certains destroicts, que si le pied leur eust manqué de quatre doigts, ils fussent tumbés dans des précipices... » chapitre XLVII (p.154).

108 Chap.70, second livre, p.358.

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même destination (marchands, pèlerins, Turcs, Juifs, Occidentaux, etc.) se donnent rendez-vous à un lieu et une date donnés pour partir et cheminer ensemble. L'organisation du voyage est très codifiée et tout le monde à intérêt à respecter les règles (horaires, ordre, signaux indiquant les pauses et les départs, etc.) ; ce système, qui consiste à voyager en grandes troupes (idéalement de plus de 500 personnes) pour se préserver des voleurs, n'est pas propre à l'Orient, comme le rappelle Jean Palerne : « il faut toujours aller par grandes assemblées, dites Caravannes, comme les Proccacio de Rome à Naples, ou Ripidie d'Angleterre... »109. Ces caravanes ont un rythme particulier, lorsqu'il s'agit de traverser les déserts, elles lèvent le camp vers minuit et chemine jusqu'au midi, alors la chaleur étant trop forte, la caravane s'arrête, souvent dans un « carbaschara » (lieu protégé de murailles et d'une porte en fer pour l'accueil des voyageurs110). Ce système d'accueil des voyageurs, commun à tout l'Empire ottoman, étonne beaucoup Jean Palerne et Pierre Belon, qui lui consacrent quelques passages. En effet, la différence avec ce qu'ils connaissent les frappe à tel point, qu'ils doivent prendre le temps de les décrire, Pierre Belon intitule son chapitre 59 consacré à ce sujet : « Qu'il n'y a aucune hôtellerie en Turquie, mais qu'on trouve des hopitaux à se loger », il y définit ce qu'on nomme « caravansérail » ou « carbachara » en turc. Ce sont des lieux publics entretenus aux frais du Sultan ou de notables locaux, qui font alors oeuvre d'évergétisme : leur gratuité et leur ouverture à tous (Chrétiens comme Musulmans111) sont les deux éléments qui marquent les voyageurs français. Il faut rappeler au passage, que cette hospitalité et très importante dans la culture musulmane, de même que l'aumône et la charité (que nous retrouverons par la suite sous d'autres formes) - autant d'éléments qui n'ont pas fini d'étonner les voyageurs.

Malgré ces facilités de logement pour les voyageurs, les déplacements en terres ottomanes n'ont rien d'aisés et certains modes de déplacement, comme les caravanes, témoignent du danger qui peut exister sur place et auquel doivent faire face les voyageurs...

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery