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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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E. Les dangers du voyage.

Le voyage au XVIe siècle ne peut se concevoir sans une part importante de danger. Une fois de plus, il nous faut faire quelque effort d'imagination, car si voyager peut encore comporter de nos

109 J. P., Chap.IX « Qu'es-ce que Caravanne » (p.82).

110 Pierre Belon, op.cit., chap.78 du second livre, p.369.

111 « Nul ne vient là qui soit refusé, soit juïf, chrétien, idolâtre ou turcs. » chap.59 du second livre, p.191.

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jours de nombreux risques et dangers, nous gardons plus généralement l'image agréable et séduisante, que les « agences de voyages » et les médias transmettent et entretiennent : le « voyage »112 tranquille & paisible (très planifié et sécurisant). Bien au contraire, au XVIe siècle, voyager, implique toujours une part d'aventure, voire de dangers et de « mésaventures ».

Avant de détailler ces difficultés et dangers omniprésents, et de préciser leurs causes, nous devons étudier cette figure du voyageur bravant les dangers à la quête du savoir..

1. La figure du voyageur : entre l'aventurier moderne et le héros antique ?

C'est principalement dans leurs préfaces, que les auteurs font l'éloge du voyage, notamment en s'appuyant sur l'évocation des grands voyageurs des temps passés et présents. Des grands noms de l'Histoire deviennent autant de modèles, qui autorisent, au moins autant qu'ils inspirent, la démarche des voyageurs. Dans sa Préface à l'édition de 1576113, Nicolas de Nicolay justifie sa démarche en remontant aux plus anciennes autorités, d'abord avec la figure de « Noé », qui, d'après lui, serait le père de la navigation, suivent les figures de Jason, d'Hercule, d'Ulysse, puis nous entrons dans l'Histoire avec Pythagore, Socrate, Platon, Appolonius de Thyane, qui incarnent chacun à leur manière cet archétype du savant-voyageur. Mais la liste ne s'arrête pas là, pour résumer, disons qu'il évoque ces personnages dans un ordre chronologique, jusqu'à parvenir à ces plus proches contemporains, tels Guillaume Postel et Pierre Belon (qui voyagea quelques années avant lui sur les mêmes territoires). Il s'inscrit ainsi dans une longue lignée de voyageurs, dont il est l'héritier tout autant que le continuateur, son travail particulier prend alors une certaine dimension historique, qui donne du sens à sa démarche et de l'autorité à son discours. De même, dès sa Préface, Pierre Belon s'autorise en citant l'exemple de Démocrite, pour ce dernier la quête de connaissances passait par le voyage, auquel il sacrifia toute ses économies :

« Ce dont Démocrite porte bon témoignage, lequel pour le grand désir qu'il avait d'acquérir la pratique des sciences, c'est-à-dire l'expérience aussi bien que la théorique114, et principalement d'astronomie et géométrie, vendit son patrimoine à ses frères, afin d'employer l'argent de la vente en lointaines pérégrinations par les pays d'Egypte, Indie et Chaldée, pour parvenir aux

Gymnosophistes, et puis après retourner en Athènes avec grande réputation et y être honoré par son savoir. »115.

Cet exemple est particulièrement cher à Belon, car la conception des sciences de Démocrite -très

112 Pour distinguer clairement cette activité contemporaine de consommation, du « voyage » authentique (dont elle n'est que le simulacre), nous devrions l'appeler « tourisme ».

113 Ouvrage imprimé à Anvers, dont la bibliothèque du C.E.S.R. de Tours conserve un exemplaire.

114 Retenons par anticipation cette conception du savoir, que nous soulignons en italique, qui est centrale chez Belon et que nous retrouverons dans la seconde partie de ce travail.

115 P.B., op.cit., Préface (p.55).

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orientée sur la pratique et le voyage- est très proche de la sienne.

Mais les voyageurs ne mettent pas seulement en avant les anciens, ils soulignent les dangers qui menacent les voyageurs contemporains -et plus ou moins implicitement, le courage qu'il faut pour les braver-. L'évocation de ces multiples dangers encourus par le voyageur, est un trait commun, qu'avant de retrouver dans la narration, on remarque dès les Préfaces des trois auteurs. P. Belon écrit à propos des voyageurs :

« Ni les frayeurs des naufrages en la périlleuse mer, ni la tourmente des vents impétueux battant les navires et les brisant entre les ondes agitées par les orages, ni la crainte de perdre leur liberté ès mains des pirates inhumains (...) ni l'intempérance du chaud excessif ou de l'extrême froidure (...) ni le danger de passer les déserts inhabités pour la crainte des bêtes sauvages, n'ont eu pouvoir de réprimer l'ardeur de leur noble courage... »116.

Nous trouvons ici une synthèse des principaux dangers que brave le voyageur, ces dangers n'étant pas très différents d'une époque à l'autre117, il se dessine ici une figure intemporelle du voyageur, qui est toujours animé d'un même courage et d'une même foi, qui lui permettent de dépasser une peur fondée sur des dangers bien réels. En toute logique, Belon évoque, juste après le passage cité, l'archétype du voyageur héroïque : Ulysse118.

Ce ne sont pas seulement ces modèles qui autorisent le voyageur à se faire écrivain, les difficultés qu'il va subir et décrire, les dangers auxquels il va survivre, sont autant « d'épreuves qualifiantes »119, qui augmenteront l' « aura » de son texte, voire la crédibilité de son discours. Voyons donc à présent, quelle est la teneur de ces épreuves et dangers, qui menacent le voyageur.

2. Les dangers liés aux hommes et aux sociétés étrangères.

Nous avons déjà entrevu le danger du « brigandage » pour le voyageur qui se déplace en Égypte, chemine vers le Mont Sinaï ou en Terre Sainte. Ce thème des brigands arabes est un

116 Préface, p.56.

117 Remarque valable du moins pour les voyageurs du XVIe siècle, qui à l'égard des conditions et dangers du voyage était plus proche de l'Antiquité, que nous le sommes aujourd'hui du XVIe siècle.

118 Remarquons, par ailleurs, que ce choix de la figure d'Ulysse, est très significatif (et surement efficace) en ce XVIe siècle humaniste, Belon s'autorise d'une référence très prisée à l'époque et signifie une nouvelle fois, avec cet exemple, son « philo-hellénisme », que nous étudierons plus précisément dans seconde partie de ce travail.

119 À ce propos consulter M.-C. Gomez-Gérault, Écrire le Voyage au XVIe en France. Elle considère l'influence et la fonction des figures mythiques sur l'écriture des récits de voyage et écrit très justement : « Nouvel Hercule, nouvel Ulysse, le voyageur est bien ce héros qui mérite la gloire parce qu'il part en quête de la vérité. Pareils discours, résonnant d'échos humanistes, contribuent à autoriser le texte issu de l'expérience, à l'accréditer au près du lecteur pour le service duquel le voyageur dit affronter les périls les plus divers. ».

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véritable leitmotiv, qui se retrouve dans les trois récits de voyage, à de nombreuses reprises120. À titre d'exemple, lorsqu'il se rend aux pyramides égyptiennes, Pierre Belon précise « l'on n'y va point qu'en grande compagnie, car autrement on serait en danger d'être détroussé »121. À ce danger des attaques de brigands en Égypte et en Terre-Sainte répondent donc des pratiques telles le système des caravanes, que nous évoquions précédemment dans l'analyse des modes de déplacement. Dans le cas où ils ne circulent pas en « caravannes », il est nécessaire aux voyageurs d'engager des janissaires122 (militaires turcs dévoués au Sultan), en effet, pour un maximum de sécurité, les envoyés officiels (tel par exemple M. De Fumel, qu'accompagne Pierre Belon) se dotent de nombreux janissaires, tout en suivant des caravanes. Mais les janissaires ne sont pas une protection toujours fiable et infaillible, comme le rappelle Pierre Belon, qui dénonce leur peur face à une attaque imminente de brigands arabes :

« Lors de pusillanimité et grande peur qu'ils avaient, éteignirent le feu de l'amorce de leurs arquebuses voulant montrer par tel signe que quand les Arabes nous viendraient assaillir, ne les

trouvant en défense, ils ne leur demanderaient rien, et ne feraient dommage qu'aux chrétiens... »123

Par ailleurs, la peur des Arabes et des pillages n'est pas réservée exclusivement aux voyageurs, en effet, les Occidentaux et les Chrétiens qui vivent sur place les craignent également, par exemple, les cordeliers de Jérusalem124, qui sont dans l'angoisse d'une attaque, ou les moines du Mont-Sinaï, qui sont en conflits avec les Arabes au moment où Jean Palerne se trouve sur place125. D'ailleurs, ce dernier exemple, nous permet de souligner à quel point les voyageurs sont soumis aux contingences du contexte politique et peuvent en subir les conséquences, cette phrase lucide de Palerne synthétise cette idée : « nous courions grand'fortune de nous être mis en chemin en temps si mal propre »126. De plus, les voyageurs français, outre le fait qu'ils soient Chrétiens, sont aux yeux

120 Ce problème du « brigandage » n'est pas inconnu des Européens, car le Nord de l'Italie et le Latium sont, précisément à la même époque, infestés de brigand et réputés être des régions très dangereuse pour les voyageurs.

121 Chap.41 du second livre (p.310).

122 Les janissaires, souvent Chrétiens d'origine, ont été arrachés très jeunes à leurs familles, selon le système très particulier du « devchirme » -qui consiste à lever un « tribut humain » sur les provinces de l'Empire, principalement les régions chrétiennes- , les jeunes enfants sont convertis à l'Islam et deviennent des esclaves exclusivement soumis au pouvoir du Sultan, les plus brillants d'entre eux occupent les plus hautes fonctions administratives et militaires de l'Empire, une partie des janissaires forment la garde personnel du Sultan, mais ici nous avons à faire à des membres des forces provinciales. Pour plus d'information sur cette « institution » centrale dans le fonctionnement du pouvoir ottoman, on pourra consulter par exemple l'ouvrage de Thèrèse Bittard, Soliman l'Empire magnifique, chap.3 « l'Etat ottoman ».

123 P. B, chapitre 86 du second livre des Observations.

124 Pierre Belon, op.cit., chap.82 du second livre (p.375) : « La peur qu'ils ont du larcin des Arabes est grande : car encore que leurs murailles sont bien hautes, si est-ce qu'ils ont peur que les habitants du plat pays ne les assaillent avec les échelles. ».

125 En effet, au moment où Jean Palerne arrive au Mont-Sinaï il trouve le monastère vide, car les caloyers ont « fuys de crainte des Arabes, qui avoyent voulu forcer le monastère pour les massacrer » (Chap.XLII, p.147).

126 Jean Palerne, op.cit., chap. XLII (p.147).

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des populations locales rattachés à la catégorie des « Francs », qui renvoie indistinctement à tous les voyageurs occidentaux, ils peuvent alors être accusés des fraudes de voyageurs d'autres nationalités et en subir les conséquences. C'est ce qui arrive à Jean Palerne, auquel les arabes demandent de payer pour la fraude d'un voyageur italien, qui, précédemment, s'était déguisé pour ne pas avoir à payer la taxe locale127. Face au refus de Palerne et sa compagnie, qui ne veulent pas payer pour la fraude de l'Italien, les Arabes les menacent et tentent de les impressionner, les Occidentaux se sentent assez nombreux pour résister, mais ils auront à le payer par la suite, car nous apprenons quelques chapitres plus loin, que pour se venger de leur refus, les Arabes ont pillé leurs ressources et réserves de vivres, qu'ils avaient laissé chez le caloyer qui leur servait de guide128(les voyageurs vont pâtir de cette mésaventure se retrouvant sans provisions dans des espaces arides où la nourriture se fait rare).

Mais les brigands ne sont pas le seul risque qui pèsent sur les voyageurs, en effet, les populations locales peuvent se révéler dangereuses pour les voyageurs pas assez discrets ou inconscients des moeurs ayant cours sur les territoires qu'ils traversent. Avant d'étudier les risques à l'intérieur des villes, prenons un exemple assez singulier de conflits avec les populations locales. Jean Palerne évoque « les arabes des cavernes » (populations semi-nomades ayant des conditions de vie difficiles dans les espaces arides), qui demandent aux voyageurs de payer l'eau qu'ils ont puisé sur place : « il en vint un à nos demander le payement de leur eauë, disant que le ruisseau estoit petit, qu'il n'avoit pas toujours cours, que nous le ferions tarir, & puis qu'ils en patiroyent ... »129. Ici se dessine le problème intéressant des ressources naturelles (dans ce cas précis l'eau, qui en ces lieux arides est une denrée rare) et de leur appropriation (problème qui se pose avec encore plus de force de nos jours, notamment au Proche et Moyen-Orient). Face à cette demande, les Européens prétendent que « l'eau estait commune à tous et que le Grand Seigneur entendoit qu'un chascun peust voyager librement en ses pays, avec l'usage des commodités qui s'y trouvent. »130. Par cet argument de justification à leur avantage, ils évitent de payer, mais ils auront, de ce fait, à subir une attaque de la part des autochtones. Les Européens parviendront à repousser celle-ci, car, comparés à eux, les adversaires sont armés de façon très rudimentaire131. Avec cet exemple, on comprend que la

127 Palerne explique que c'est là une des causes du courroux des Arabes : « à cause d'un médecin Italien, qui avoit esté quelques moys au paravant audit Mont, vestu à la Turquesque, feignant d'estre Turc, lequel s'en estoit allé sans leur payer le tribut qu'ils prennent & lèvent sur tous les Francs, qu'y vont. » Chap.XLII (p.147).

128 « ...noz Arabes irritez de ce qu'ils n'avoient peu obtenir de nous ce qu'ils demandoyent, estoyent cependant entrez dans la maison dudit Caloire, où ils nous volèrent et emportèrent toutes nos provisions. » Jean Palerne, op.cit., chap.XLV (p.151).

129 J. Palerne, op.cit., chap.XXXIX, p.143.

130 Idem.

131 Idem : « ... nous tirèrent quelques fleschades, au lieu desquelles nous leur renvoyasmes deux harquebusades... ».

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supériorité militaire des Européens face aux populations locales réside principalement dans leurs armes à feu, qui outre leur efficacité et leur portée de tir importante, vont très souvent effrayer l'adversaire et compenser l'infériorité numérique des voyageurs. Mais attention, les Européens doivent se méfier de leurs propres armes, car bien souvent ils ne sont pas autorisés à en faire usage. Bien sûr, si un Européen tue un Musulman en terre ottomane, il signe son arrêt de mort132, mais plus difficile encore, les « Francs » n'ont aucun droit de répliquer s'ils sont attaqués par un musulman, sous peine de mort133. C'est ce qu'indique J. Palerne, au chapitre XXII de son récit, où il raconte ses mésaventures, qui apparaissent à la fois drôles (avec la distance de l'écriture, le burlesque de certaines situations et la confortable position de lecteur) et inquiétantes, vis-à-vis des voyageurs qui en subissent les désagréments. En effet, à plusieurs reprises, Jean Palerne s'attire les foudres des habitants du Caire par sa méconnaissance des usages et des moeurs. D'abord, il se fait insulter et menacer par un vendeur auquel il a, par mégarde, tourné le dos. Ne comprenant pas sur le moment l'origine de cette haine, Palerne apprend ensuite «...qu'ils tiennent cela pour une honte & grand vergongne, lors que l'on leur torne le dos, voulans dire, qu'on les mesprise, leur monstrant le derriere. ». Cet exemple assez significatif est suivi de deux autres situations où les Européens sont humiliés, une fois « gratuitement » en pleine rue et une autre fois de nouveau par méconnaissance des us et coutumes musulmans. Au-delà de ces cas portants sur des usages spécifiques, ces exemples nous montrent à quel point il est vital pour le voyageur de connaitre les moeurs et les interprétations étrangères des gestes, sous peine de mettre bêtement -par ignorance- sa vie en danger. Ainsi, il se doit de porter une grande attention à ses attitudes, aux codes et aux attentes qui constituent la normalité et la civilité indispensables en terres étrangères, c'est, en quelque sorte, un réapprentissage permanent pour les voyageurs ; ce n'est donc pas seulement par pur intérêt « contemplatif » ou « ethnographique », que ceux-ci décrivent les moeurs musulmanes et leurs consacrent de nombreux chapitres, la connaissance de celle-ci est nécessaire pour ne point outrager les habitants et leurs usages. Sous cet angle, le récit de voyage peut être utile à des lecteurs, qui projettent, eux aussi, de voyager au Levant, et qui éviteront ainsi les erreurs et maladresses de leurs prédécesseurs, en arrivant sur place avec quelques idées et précieuses indications sur les coutumes locales. Dans le même ordre d'idée (le voyage en tant que source d'enseignements et de conseils) nous avons une anecdote rapportée par Palerne, qui prévient des dangers du voyage et qui exhorte ainsi, par le contre-exemple, le voyageur à la vigilance134, ici à propos des pyramides :

132 Pour bien comprendre cette utilisation des armes, distinguons clairement le « Musulman » ou l'habitant local reconnu par les autorités ottomanes, du « bandit », dont la tête est mise à prix par ces mêmes autorités.

133 C'est pourquoi, Palerne, après avoir retranscrit les insultes d'habitants moresques dont il est victime, ajoute « que nous souffrismes patiemment... », ch.LXXXIII, p.210.

134 Cette idée du voyage comme « source d'enseignement par l'exemple » est essentielle, nous la retrouvons à différents égards et sous des formes multiples tout au long des récits de voyage, qui de ce fait ont une nette portée

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« On nous fit le récit d'un gentilhomme curieux comme nous d'y monter, lequel parvenu à la

cime, s'estonna de façon qu'il tumba & se fracassa. Tellement qu'on ne luy cognoissoit plus aucune forme d'homme. »135

Finalement, l'étonnement ou la stupeur -et l'émotion violente qui les accompagne-apparaissent ici comme une autre source de dangers mortels, alors, en dernier ressort, c'est dans le voyageur lui même - et son manque de maitrise de soi- que réside l'ultime danger136.

Nous venons de voir les principaux dangers terrestres liés aux hommes, mais ne croyons pas que la mer imprévisible et ses déchainements soient la seule source d'inquiétude pour celui qui voyage sur l'eau : la mer a également ses brigands - les corsaires. Plus connus aujourd'hui sous le nom de « pirates », ces groupes de voleurs sans foi ni loi font trembler les marins et les voyageurs. Ils représentent une menace importante et un danger fondamental du voyage, pour preuve, Pierre Belon leur consacre un chapitre entier qu'il intitule : « Discours pour définir ce qu'est corsaire.»137. Dès l'ouverture de ce chapitre, P. Belon s'autorise, pour parler de ce « mal public » qui sévit en Méditerranée, de son expérience personnelle et directe : « je me suis retrouvé entre leurs mains ». Usant de tout son art d'écrire, Pierre Belon fait plonger son lecteur dans la vie quotidienne de ces malfrats-aventuriers. Partant de la genèse de ce phénomène, il décrit de manière saisissante comment celui-ci grossit, à tel point que les quelques petits pirates deviennent rapidement, par butins cumulés et alliances, de nombreux et puissants corsaires, d'autant plus redoutables pour les voyageurs. Pour illustrer cette férocité des pirates, Pierre Belon prend un exemple des plus extrêmes, qui met en évidence leur caractère impitoyable : « s'ils trouvent de leurs parents mêmes, ils ne les épargneront pas »138. Ce chapitre de Belon est très représentatif d'un véritable problème à l'époque139, en effet, les pirates font régner la terreur sur la Méditerranée, ils ne sont pas seulement un problème pour les voyageurs ou les commerçants, ils sont également redoutés des habitants des côtes, des paysans et des pécheurs, qui peuvent subir leurs attaques principalement sous la forme de pillages et de mise en esclavage (transformation des prisonniers en marchandises). Ce danger est d'autant plus terrifiant et apparait d'autant plus réel au lecteur, que Pierre Belon le rattache à des mésaventures qu'il a personnellement vécues en Méditerranée. Par exemple, il écrit : «...étant en

didactique.

135 J. Palerne, chap.XXXVI, p.133.

136 Là encore, le voyage nous apparait comme une expérience d'apprentissage, qui peut conduire le voyageur à une certaine forme de stoïcisme.

137 P. Belon, op.cit., Chap.10, second livre, p.249-253.

138 Idem, p.251.

139 La piraterie n'est pas un problème nouveau, qui serait propre au XVIe siècle, elle est très ancienne, à tel point qu'un historien comme F. Braudel affirme : « La piraterie, en Méditerranée, est aussi vieille que l'histoire. » La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, tome 2., (seconde édition, Armand Colin, 1966) « 7. Les formes de la guerre », p.191.

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l'île de Paxo (...) pendant que j'étais avec mon guide, cherchant quelques plantes, les corsaires emmenèrent les passagers qui m'avaient amené là. »140. Pierre Belon n'est pas passé loin d'être lui aussi emmené, vendu par les pirates et réduit en esclavage : c'est là le principal danger qui pèse sur les voyageurs occidentaux. Face à cette menace, Belon expose les stratégies de protections mises en place par les marins et les habitants vivants à proximité des côtes. En effet, alors que sur terre, pour lutter contre les bandits, on adopta le système des caravanes, sur mer, pour se préserver des pirates, les navires s'équipent de manière préventive d'armes à feu, comme l'indique Pierre Belon en conclusion de son chapitre :« Voilà pourquoi les navires vont toujours armés, et pourquoi les vaisseaux qui ne sont point armés sont toujours en crainte ». Mais les corsaires ne sont pas les seuls dangers de la navigation, la mer elle-même est semée d'embuches et de pièges...

3. Une nature et des éléments hostiles sur mer comme sur terre.

La nature demeure imprévisible, à la fois dans les mentalités et surtout dans l'expérience vécue des voyageurs du XVIe siècle. En effet, ce que nous considérons aujourd'hui comme « les aléas climatiques » font partie intégrante du voyage, l'étude de la perception de ceux-ci pourrait faire l'objet d'un travail particulier, plus ample que ce que nous pouvons en exposer ici141. Essayons donc de brièvement classer ces dangers naturels en fonction de leurs origines. Notons avant tout, que c'est bien souvent dans l'excès et la violence des éléments que résident ces dangers, nous verrons, que sur mer ce sera la tempête et le naufrage que redouteront les marins et voyageurs, sur terre les déserts seront particulièrement dangereux, mais aussi certaines montagnes dont l'ascension n'a rien d'aisée.

Portrait d'un serpent nommé driinus, évoqué au chapitre 52, du Tiers-Livre des Observations de Pierre Belon du Mans.

Par ailleurs, certains animaux peuvent être des dangers potentiels, par exemple les multiples serpents, qui évoqués sous la plume de Belon pour leur intérêt zoologique, n'en sont pas moins redoutables aux voyageurs. Les scorpions mettent également en danger de mort les voyageurs, comme l'illustre Palerne avec l'exemple d'un jeune homme de sa compagnie qui, sur l'île de Chypre, se fait piquer142. Ces derniers doivent également se méfier des crocodiles du Nil ou subir les attaques des moustiques d'Égypte et leurs boutonneuses

140 Idem, p.252.

141 Ce problème de la perception des éléments peut être plus largement rattaché aux rapports entre les hommes et la nature, que nous retrouverons par la suite dans ce travail sous un angle un peu différent.

142 Il sera sauvé in extremis, voir J.P, op.cit., chap.LXXXXIX, p.221.

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conséquences, dont ils ne manquent pas de se plaindre143. Mais il faut tout de même remarquer, que les animaux ne font pas partie des dangers principaux à en juger par leur moindre occurrence. Par ailleurs, chose assez étonnante, la maladie ne semble pas faire partie du voyage, elle n'est quasiment pas évoquée ni comme danger potentiel, ni comme réalité vécue dans nos trois récits de voyage144. La seule exception est mentionnée par Palerne sur le voyage du retour à Raguse : « je fus extrêmement malade d'une grosse fièvre », à cette occasion on apprend que les mesures de quarantaine sont draconienne aux portes de l'Europe145, les voyageurs sont soumis à 30 jours d'isolement, il est assez paradoxal de constater que c'est au cours de ceux-ci que Palerne se sentit mal.

Abordons, à présent, le plus important danger naturel auquel sont soumis les voyageurs : la Mer Méditerranée. Certes, l'eau est un élément dont la perception change à la Renaissance146, il devient moins angoissant, les hommes maitrise mieux les mers et les océans, et au lieu de rester élément de séparation, l'eau est de plus en plus perçue comme une voie de communication. Mais la maitrise n'est que partielle, la mer est toujours un espace dangereux, dont les mouvements difficilement prévisibles la rendent redoutable. Les voyageurs ne peuvent ignorer cette peur provoquée par l'élément aquatique, ils doivent apprendre à vivre, ou plutôt, à voyager avec. Celle-ci est bien fondée sur des dangers réels, nous en voulons pour preuve les naufrages dont Jean Palerne est victime à deux reprises, évènement tragique, que le jeune homme expérimente dès le début de son voyage. En effet, dès le troisième chapitre de ses Pérégrinations, il raconte son premier accident près de Rovine en Istrie. La description de l'auteur est saisissante et assez spectaculaire, car il décrit en des termes très vifs la violence de la tempête et la dimension catastrophique d'un naufrage ; la peur et l'angoisse des passagers face à l'imminence de la mort l'amène à conclure : « c'estoit un très piteux spectacle. ». Ce genre d'évènement se prête merveilleusement à une intégration au récit, ils sont une matière de qualité pour l'écrivain qui, outre des descriptions, se doit d'offrir un peu « d'action » au lecteur. Retenons donc cette idée, valable pour presque toute cette

143 Jean Palerne les expérimente à Rosette : « où nous fusmes tellement travaillez la nuict de certains petits mouscherons venimeux (...) que nous nous trouvasmes au matin, le visage & presque tout le corps couvert de vessies & petite marques et taches rouges, comme si ce fust quasi ébullition de sang. », op.cit., chap.X p.83.

144 Nos voyageurs sont-ils trop humbles et discrets pour alourdir leur texte de douleurs trop personnelles selon les conventions de l'époque pour y figurer ? Ou bien un médecin comme Pierre Belon qui sait trouver dans la Nature une vaste pharmacopée, et de jeunes hommes comme Palerne ou Nicolay lorsqu'ils s'embarquent pour le Levant, sont-ils en pleine forme et rayonnant de santé ?

145 Chap.CXXIX, p.312-313 : « d'autant que la peste est d'ordinaire en ces quartiers de Levant, ils font faire la quarantaine à tous ceux, qui en vienent, quels qu'ils soyent... ».

146 Comme le rappelle Michel Pastoureau, dans sa Préface au travail de Katharina Kolb, Graveurs, artistes & homme de sciences : Essai sur les Traités de Poissons à la Renaissance, Editions des cendres et Institut d'étude du livre, 1996.

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sous-partie : la forte présence des éléments violents, des dangers, des mésaventures, des difficultés est essentielle au récit de voyage, qui s'en nourrit et qui en est constitué, non de manière accidentelle, mais essentielle ! Ces moments forts du voyage sont autant de points d'orgue, qui permettront de rythmer la narration, de ponctuer le déroulement du périple, de frapper l'esprit du lecteur. Ce naufrage est un moment clé de l'expérience viatique de Palerne, parce que l'auteur apprend, avec cet évènement violent, les dangers du voyage. Celui-ci a également une valeur d'initiatique pour le jeune voyageur, car il survit à ce naufrage, c'est alors comme s'il passait brillamment une épreuve147 à laquelle le Ciel n'est pas totalement étranger. En effet, la survie du voyageur apparait assez miraculeuse lorsqu'il nous indique « que de trois-cens soixante (...) n'en fut sauvé que quatre vingts »148. Cet épisode est crucial à un autre égard, il pose déjà une tension problématique, qui sera à l'oeuvre durant tout le récit de Jean Palerne ; en effet, suite à ce naufrage, les survivants s'interrogent sur la cause de leur malheur : doit-on imputer le naufrage à la volonté divine ?149 Sa volonté de punir pourrait alors être appuyée par le fait que le bateau englouti transportait secrètement des armes destinées à être vendues aux Infidèles150. Mais d'autres, principalement les marins (et ce n'est pas là un hasard si cette interprétation émane de ceux qui connaissent le mieux la navigation), soutiennent que le naufrage était imputable au capitaine du navire, qui ne connaissait pas assez bien les lieux où il menait son véhicule et donc ne prit pas les bonnes décisions aux bons moments151. Sous cette interrogation particulière se dessine un problème beaucoup plus général (qui est même central dans les transformations des mentalités au XVIe), celui de la causalité des évènements et des phénomènes : doit-on expliquer ce qui arrive par la volonté de Dieu ou doit on chercher une causalité naturelle ou humaine derrière ce qui se produit dans le monde152? De la même manière, c'est le problème, plus vaste encore, du sens des évènements vécus

147 Nous retrouvons ici la notion d'« épreuve qualifiante » développée par M-C. Gomez-Géraut, op.cit.

148 J.P, op.cit., Ch.III, p.66.

149 Idem : « L'on devisoit après diversement des causes de notre disgrace, les uns disoyent cela estre advenu par permission divine, d'autant qu'il y avait des armes dans ledict navire, qu'on portait secrettement vendre en Turquie aux ennemis de la foy, contre les desfenses... ».

150 Là encore, ce chapitre est exemplaire, au sens où il pose un problème qui sera également récurrent dans tout le récit, celui des rapports ambigus, d'autant plus fortement pour un français du XVIe siècle -voir au début de cette partie, « l'alliance impie » entre les Chrétiens et les Musulmans.

151 Certes, les marins privilégient ici une explication, qui nous apparait plus « rationnelle », mais pour nuancer cette idée, on peut citer d'autres passages où les marins, au contraire, vont tenter de se concilier les forces divines par de nombreuses pratiques, que nous qualifierions dans les termes actuels de « superstitieuses », Jean Palerne rapporte ces croyances des matelots par de nombreux exemples. Au chap.XCI (p.224), Palerne se voit forcé de jeter à la mer les branches de laurier qu'il avait cueillis, car un Turc du vaisseau y voit un élément qui pourrait leur attirer la malchance, de même, quelques chapitres plus loin, nous apprenons qu'au moment d'une tempête « ...les Mahométistes (...) attachoyent certains petits livrets de prières (qu'ils portent ordinairement), au mast du navire, pour la vertu qu'ils pensoyent de le conserver, qu'il ne rompist... » ch.XCIII, p.228).

152 Ce problème de l'interprétation des phénomènes mériterait d'être étudié spécifiquement, nous renverrons ici le lecteur à un autre exemple tiré du récit de Palerne - l'apparition du « feu Sainct Hermes », dont l'interprétation est

également problématique, comme l'écrit notre jeune voyageur : « lors chascun s'asseura, d'autant qu'ils tiennent que lors que ce feu les visite, qu'ils ne périssent jamais ; aucuns n'adjoustent point de foy à cela & disent que ce

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et de la nature perçue, qui se pose ici. Jean Palerne ne tranche pas entre les deux interprétations du même phénomène, il les présente toutes deux au lecteur, qui devra peser et trancher, s'il y a lieu de le faire, par lui même ; cette prudence peut être expliquée par la délicatesse, qui est de rigueur lorsqu'il est question de quelque chose touchant au domaine « religieux »153. Cette attitude, d'apparente impartialité du narrateur, se retrouvera également dans de nombreux autres passages des Pérégrinations, par delà le sens critique dont peut faire preuve Palerne, on ne doit pas en conclure pour autant qu'il est incrédule. Au contraire, à plusieurs occasions, il professe sa foi, non seulement après des évènements comme les deux naufrages, dont il parvient miraculeusement à sortir vivant, mais également à la fin de son récit, qu'il termine par une louange à la gloire de celui qui le protégea durant son long voyage : « rendant graces & louanges immortelles à Dieu le souverain Pillote, de m'avoir garenty, de tant de fortunes, naufrages, & maladies. », voilà les derniers mots de son ouvrage... La position finale que Palerne réserve à cette louange est significative, si elle peut apparaitre comme conventionnelle, elle peut également témoigner d'un remerciement sincère qu'adresse le voyageur à la divine puissance, qui veilla sur lui quelque soit les lieux et les moments, quelques soient les périls et les tourments qu'il a pu traverser. Il est intéressant de remarquer que c'est à postériori, que se manifeste cette reconnaissance ; c'est après avoir représenté son long et périlleux voyage, par une sorte de retour réflexif qu'a permis la narration, que le voyageur rend grâce à son invisible protecteur. L'écriture de son expérience a surement permis à Palerne de se rendre compte des multiples périls auxquels il a survécu, c'est comme si à la fin de son voyage, il prenait conscience de la folie, qui avait pu le pousser à entreprendre un tel périple. L'inconscience de la jeunesse est donc stigmatisée en post-scriptum -et alors, le récit de voyage prend une valeur didactique et morale- : « Celuy qui par deux foys à évité naufrage/ Il n'y doit jamais retourner, s'il est sage // Heureux celuy, qui pour devenir sage/ Du mal d'autruy faict son apprentissage. »154. Mais revenons aux dangers de la navigation en Méditerranée, le premier naufrage de J. Palerne fait office d'entrée en matière, mais ne pensons pas que ce soit le seul, Palerne en observera plusieurs de manière directe par exemple, il nous rapporte au chapitre XC « Nous estions partis (...) avec un autre Caramossallin qui fut ceste nuict submergé, sans qu'il n'y eut personne de sauvé. » (p.223). De plus, il connaitra un autre naufrage de manière personnelle, il lui consacre un chapitre intitulé

sont seulement étoile de feu, qui coustumièrent tombent aussi en temps de fortune... » (chap.XCIII, p.228-229) Ici ce n'est point autant la cause du phénomène que son interprétation qui occupe les voyageurs, nous sommes en plein coeur du vaste problème des « augures », ces signes extérieurs qui présupposent qu'un phénomène peut être un avertissement quant au déroulement de l'avenir. Remarquons, pour aller plus loin, que cette vision ne présuppose pas un futur déjà tracé de manière irrévocable, car l'augure qui prévient les hommes peut permettre de se préparer au mal qui va advenir, voire et c'est plutôt là l'essence de ce type de divination, de s'en préserver ou de permettre aux hommes de changer le cour des choses, d'agir en conformité avec lui.

153 D'ailleurs, avant d'introduire l'interprétation plus profane du naufrage, il prend la peine de préciser « mais sans vouloir rejetter ceste raison, comme chose que pouvoit estre, les mariniers dirent que ... » ch.III., p.66.

154 Dernière page de l'ouvrage, 4 vers placés en post-scriptum après la mot « fin » (p.316).

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« Second naufrage advenu à Zibello entre Barutti & Tripoly »155, comme au début de son récit, Palerne raconte avec le même talent narratif toute la violence de cette seconde mésaventure, où il perdit, non seulement ses effets personnels et ses souvenirs qu'il avait ramené du Caire, mais surtout son ami et compagnon avec lequel il avançait depuis le début du voyage, le fameux « gentilhomme Melunoys », qu'il évoquait dès son avant-propos ; signe que la mémoire du voyageur est marquée de manière indélébile par des évènements si tragiques, Palerne donne solennellement au lecteur la date précise de ce naufrage.

Le désert est un peu l'équivalent sur terre de l'océan ou de la mer, ce n'est pas là un rapprochement uniquement métaphorique ou analogique, car les conditions même du voyage dans les espaces arides rappellent sur certains points la navigation. En effet, comme Palerne le rapporte, ceux qui traversent les déserts ont des boussoles : « les marchands et pelerins qui vont à la Mecque sont contraints de se gouverner par le cadran ou boussole des mariniers, courant aussi dangereuse fortune qu'eux. »156 ; dans le même passage, nous apprenons également que, comme les marins, les voyageurs du desert savent lire dans les étoiles pour trouver leur chemin. De plus, le désert connait lui aussi, quand le vent s'y déchaine, ses tempêtes redoutables157. Poursuivant ce parallèle entre ces deux espaces extrêmement difficiles à vivre et à franchir, nous pouvons rappeler que, de même que sur le navire, les vivres et l'approvisionnement en eau sont des problèmes cruciaux lors des traversés des régions arides. Palerne illustre cette difficulté inhérente aux déserts, lorsqu'il raconte :

«...la pluspart de la Caravanne se trouvoit des-ja en nécessité d'eauë, tellement qu'il fallut qu'il fallut caver dans le sablon bien avant & firent un trou en forme de puyts : où il se rendit quelque peu d'eauë si trouble, puante & infecte, qu'il est impossible d'en boyre. »158.

D'autre part, la chaleur, ennemie redoutable, sera combattue par un cheminement principalement nocturne et des repos aux moments où le soleil est au zénith159. Les voyageurs français affronteront les déserts principalement lorsqu'ils se rendront d'Égypte au Mont-Sinaï, mais ne croyons pas qu'après avoir passé le désert, ils seront au bout de leur peine. En effet, pour ce qui est des montagnes, les dangers sont tout aussi réels, comme l'illustre une anecdote vécue par Pierre Belon, lors de la descente du Mont-Amamus dans l'obscurité : « un de notre compagnie tomba en une vallée de plus de quarante toises de haut... », mais, sous le signe implicite du miracle, Belon

155Chap.LXXXVIII, p.200.

156 Jean Palerne, op.cit., chap.XLVI, p.153.

157 Idem.

158 Chap. XXXIX, p.140.

159 Dans les déserts, les voyageurs se protègent du soleil en journée et cheminent la nuit, comme l'affirme Pierre Belon au chapitre 77 du second livre : « séjournâmes tout ce jour dessous nos tentes ... ».

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rassure instantanément son lecteur en ajoutant : «...sans que lui ni son cheval ne fussent blessés, qui fut chose émerveillable à toute la compagnie »160. En effet, les voyageurs doivent faire face à des obstacles géophysiques lors de leur déplacement161, et Palerne le souligne dans un exemple des plus extrême, lorsqu'il doit littéralement escalader le Mont-Saint Catherine : « si mal aisé, qu'il faut se donner la main l'un l'autre et grimper contre le roc, où l'on a fait de petits trous pour mettre le bout des pieds... », certes Jean Palerne exagère peut être un peu pour passer aux yeux de ses proches (pour lesquels il écrit son récit) pour, ce que nous appellerions aujourd'hui, « un aventurier » courageux et vaillant (d'autres éléments pourraient aller dans ce sens et nous amener à nuancer la véracité de certains passages spectaculaires de son texte), mais il n'en demeure pas moins vrai, que le voyage en certains lieux d'Orient à une dimension très « physique », n'oublions pas qu'il est vécu dans le corps avant d'être représenté dans le récit.

La « réalité du monde extérieur » s'éprouve et se vérifie par sa « résistance ». En effet, le rapport de l'Homme au monde à lieu sous la forme d'un choc mutuel, d'une sorte « friction » 162. Les multiples difficultés et dangers que nous venons d'évoquer font partie intégrante de l'expérience viatique et plus largement de la conscience des espaces lointains, qui sont parcourus avant d'être évoqués et écrits par les voyageurs. Ces derniers insistent sur ceux-ci de manière redondante tout au long de leur récit (et font quelque peu valoir aux yeux du lecteur leurs mérites et leur courage), mais ils ne s'en plaignent pas comme quelque chose qu'il faudrait supprimer ou réduire, de fait, que serait le désert sans la soif et la chaleur, que serait la mer sans les tempêtes et les naufrages ? D'autant plus que ces épreuves, supportées victorieusement tout au long du voyage, apportent un crédit supplémentaire au voyageur, qui, s'il ramène au lecteur une quintessence de l'Orient, lui décrit également les dangers auxquels il a été soumis pour la lui rapporter. Les écrivains, s'adressant au lecteur, insistent souvent sur le caractère confortable du récit en comparaison au voyage lui même163. Ainsi, les récits, s'ils ne se privent pas de rendre compte de ces dangers auxquels sont

160 Pierre Belon, op.cit, chap.107 du second livre, p.421.

161 Nous nous permettons d'insister là dessus, car là encore les conditions ne sont plus les mêmes de nos jours avec les avions, qui passent littéralement au-dessus des obstacles, ou avec les lignes ferroviaires et les routes bien tracés. Ainsi, nous avons du mal à nous représenter l'effort même que constituait le déplacement à l'époque. Du fait de ces difficultés, le déplacement lui-même faisait partie intégrante du voyage. En effet, pour les hommes de cette époque, le voyage ne commençait pas une fois arrivé à Constantinople : le déplacement était un aspect essentiel du voyage. On parcourait vraiment les territoires, alors qu'à l'inverse, de nos jours, les touristes se rendent le plus souvent d'un point A à un point B, sans aucunement en éprouver la distance et découvrir les espaces qui les séparent. Le plus souvent nous survolons les régions ou roulons à grande vitesse ne prenant plus le temps nécessaire au voyage authentique.

162 Non pas d'un rapport neutre qui est très souvent celui du tourisme contemporain qui en cela est une fois de plus diamétralement opposé au voyage dans ses conditions fondamentalement dangereuses et difficiles du XVIe siècle.

163 Jean Palerne, op.cit., Avant-propos de l'auteur : « Donc de tant de dangers, maladies, craintes & desespoirs seront exempys ceux de mes amis, qui à leur ayse, & en lieu de seurté liront ces Observations... » p.59.

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confrontés les voyageurs, s'en distinguent nettement, par le caractère confortable du livre lu par rapport au voyage vécu. En effet, la représentation du danger à laquelle est confrontée le lecteur n'est qu'un « jeu intérieur » sans grand risque, alors que s'engager sur la Méditerranée ou sur les terres ottomanes est une démarche aux conséquences imprévisibles. Alors, celui qui a eu le courage de braver les dangers et qui revient de loin possède, par rapport « au commun des mortels », une sorte d'autorité conquise par l'effort, il sera écouté comme celui qui a vécu des choses exceptionnelles et incroyables. Mais d'un autre côté, ce discours sur « l'ailleurs » et sur le lointain est toujours sujet à caution, il peut être remis en question par des auditeurs qui demandent à voir et qui peuvent accuser le voyageur de mensonges et d'affabulation164. Les voyageurs ont conscience de cette ambigüité, et quand ils veulent publier, ils prennent soin d'autoriser leur texte et de mettre en avant la vérité de leur témoignage. Analysons donc ces stratégies d'écriture et cet esprit assez « mimétique » et véridique, qui anime l'écriture viatique. Voyons également à quel point cette démarche du voyage est liée à des conceptions de la connaissance très axées sur l'expérience et à des définitions originales du savant qui en découlent.

164 Pensons que, déjà plus de deux siècles auparavant, Marco Polo avait été accusé de mensonges lorsqu'il avait décrit les merveilles de la Chine.

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II. L'écriture du voyage : entre observation, redécouverte et

tradition.

Dès son Épitre au Cardinal de Tournon, P. Belon présente clairement son projet et les aspirations qui le soutiennent : « Je l'ai rédigé en trois livres le plus fidèlement qu'il m'a été possible (...) narrant les choses au vrai ainsi que je les ai trouvées ès pays étranges... », il achève ce même Épitre en reformulant ce qui précède, marquant d'une intention encore plus claire son projet d'écriture : « ...ne proposant en tout ce que j'en [du Levant] écris mettre chose que premièrement je n'aie vue ; afin que suivant votre commandement, l'ayant mise au vrai, selon que nature l'a produite, un chacun se puisse persuader et assurer de lire à la vérité. ». On remarque ici à quel point la dimension mimétique165 est primordiale dans l'écriture de Belon, il en fait une règle d'écriture que nous étudierons plus en détail dans cette partie de notre travail. Tout en précisant en quoi consiste « l'observation » -concept au centre de l'oeuvre de Belon-, nous devrons également esquisser ce qui constitue « la tradition », sans laquelle l'écriture du voyage en Orient n'est pas compréhensible. Pour autant, nous ne projetons pas d'accomplir le patient travail érudit qui déterminerait les différentes sources antiques ou modernes et leurs apports respectifs aux récits166 . Notre problème central reste la rencontre de ces deux pôles, que sont le « vécu » et le « lu » : nous chercherons à expliquer les rapports qui se tissent entre l'observation issue du voyage en terres ottomanes et les autorités livresques, qui fondent le savoir traditionnellement admis (et enrichis par l'écrivain-voyageur de cette époque). Nous ne prétendons pas réaliser ici un travail qui tenterait de dégager une « épistémé » propre à cette fin de Renaissance, cette tâche est bien au-delà de nos capacités et nos sources sont trop peu nombreuses pour pouvoir généraliser à ce point. Mais nous considérons, tout de même, qu'une oeuvre comme celle de Pierre Belon, tout en conservant sa particularité, est assez représentative d'une conception féconde du savoir et d'une attitude nouvelle du savant, qui, comme nous allons le montrer, n'est plus seulement réductible à la figure de l'érudit travaillant patiemment sur ses livres dans son cabinet ou du moine lisant tranquillement dans la bibliothèque de son abbaye. Le savant change de figure, il va à la rencontre d'un monde qui est conçu sur un modèle proche de celui du livre : c'est comme si le voyageur se transformait en un lecteur, qui parcourrait

165 L'idée de « mimesis » sera employée ici pour souligner la volonté de l'auteur d'écrire une oeuvre qui tend à « imiter le réel » ou pour être plus précis, dans ce cas, imiter la nature et ses créatures, les rendre fidèlement au lecteur. Pour cela, l'auteur mettra la quête de la vérité au centre de son oeuvre et la distinguera de certaines formes de « fictions » ou de portraits fabuleux des terres lointaines, dont la tradition médiévale et antique était porteuse.

166 Nous renvoyons le lecteur au travail littéraire de Frédéric Tinguely, op.cit., sur les récits de voyage dans l'empire ottoman à l'époque de l'ambassade d'Aramon, qui analyse l'intertextualité avec les textes anciens, mais qui décèle également les échos et les influences entre les textes de la même époque.

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les pages, très denses167, du livre divin, pages qui seraient alors autant de régions à déchiffrer168... Ainsi, nous verrons par quels moyens le voyageur tente de mener à bien sa tâche : lire, autant que possible dans le grand livre de la vie et du monde. Lire, non sans l'aide des anciens, ce qui se présente à ses sens et à son intelligence, avant de pouvoir à son tour prendre la plume et écrire son récit. L'observation tout autant que la lecture apparaissent alors nécessaires : le voyageur doit se plonger, outre la lecture des livres humains, dans la contemplation active du livre de Dieu. Cette figure nouvelle du savant est intimement liée à une conception dynamique du « savoir », qui ressort particulièrement de l'oeuvre de Belon169, dont la démarche donne à voir un état d'esprit et une attitude intellectuelle assez typique d'une période qui s'autoproclame époque de « Renaissance »170. Le voyage et la redécouverte des terres lointaines de l'Orient méditerranéen impliquent une attitude et une démarche spécifiques face au monde et au savoir, que nous nous proposons d'étudier à présent.

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