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Associations paysannes et développement durable: entre discours et réalités. Etude de cas: projet de l'ONG Propetén en partenariat avec 3 associations maya Q'eqchi' du nord du Guatemala.

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par Sandra Benotti
Université Aix Marseille  - Anthropologie et Métiers du Développement durable 2013
  

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3-1-1 Une logique de développement top-down encore présente

« Ce que vous faites pour moi, mais sans moi, vous le faites contre moi. »

(Mohatma Gandhi)

L'approche dite « top-down » (« vertical-descendant ») décrit la façon d'intervenir des institutions de développement, qui conçoivent des projets depuis les grandes instances de décisions pour les appliquer ensuite au niveau local. Cette approche vise en particulier l'efficacité, l'efficience et la croissance de ces projets, ce qui implique des contraintes de temps, de moyens et des démarches d'extension. Des solutions d'innovations économiques et technico-scientifiques, visant un objectif de « progrès », ne prennent pas en compte l'aspect social. De plus, le mode d'imposition des solutions décidées a priori sans la participation des populations a été beaucoup critiqué. Les critiques de cette approche « top-down » retentissaient déjà dans les années 1980 (David Korten, 1980). De nombreuses analyses étaient arrivées au constat que cette approche « top-down » ne produisait pas de résultats

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Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7: Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et réalités. (2013)

durables sur le terrain. Depuis, la manière dont les institutions internationales envisagent l'aide au développement a profondément évolué vers une approche plus proche des populations locales. De plus larges ambitions de participation, de flexibilité et d'actions sur le terrain se sont appliquées dans le but d'une meilleure adéquation des projets aux populations locales et un pouvoir local étendu.

Cependant, les problèmes concrets liés à l'outil projet, à ses modes de mise en oeuvre et aux interactions « développeurs-développés » sont toujours présents. Nous pouvons le remarquer à travers le projet cacao de ProPetén où des actions non-adaptées, des inégalités et des incompréhensions persistent :

- Le projet cacao conçu et supervisé par les bailleurs de fonds étrangers :

Même si dans le cas du projet cacao et des autres projets locaux que j'ai pu observer, c'est l'ONG locale ProPetén qui a coordonné les activités, ces dernières s'insèrent tout de même dans des programmes globaux qui ont été conçus par les bailleurs de fonds états-uniens, allemands, ou japonais. Ceux-ci ont envoyé des appels d'offre avec les grandes lignes des projets déjà tracées. Pendant mon séjour au sein de l'ONG, un consultant du bailleur de fond états-unien du projet cacao est venu vérifier lors d'une réunion si l'accord de départ était bien respecté. Par cette occasion, il a donné des conseils de poursuite de projet. Parmi les impératifs de ce projet, une pépinière doit être construite pour chaque association communautaire pour le séchage du cacao. Il est décrit sur ce point dans la convention que l'application d'une « technologie de pointe pour produire de la qualité à prix bas »35 est fondamentale à la réussite du projet. Cependant, dans la communauté de Poité Centro, il n'y a pas de terrain qui appartienne à l'association locale pour le moment où ils pourraient construire cette pépinière. Selon les associés, il aurait été plus simple d'utiliser une pépinière commune avec la communauté voisine de San Lucas Aguacate. En effet, cette dernière se trouve à quelques kilomètres à peine et a plus d'espace pour la construction. Cet exemple montre qu'il n'y a pas eu de réelle participation des populations au moment de la conception du projet.

D'autre part, le bailleur de fonds concepteur du projet a tenu compte de données quantitatives comme la taille des communautés, le nombre de personnes bénéficiaires du projet, ou la taille des parcelles cultivables, mais j'ai pu remarquer une omission de prise en compte des habitudes de production locales. Par exemple, dans ce projet, une petite partie des fonds est

35 Traduction personnelle tirée du document DELEON VILLAGRAN R., 2012, PLAN DE NEGOCIOS PRODUCCION Y COMERCIALIZACION DE CACAO. Fundación ProPetén, Guatemala: 54 p.

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accordée à la formation pour la fabrication d'engrais organiques. Cela a beaucoup intéressé les bénéficiaires. Néanmoins, cette activité était trop centrée sur les cacaoyers et ne prenait pas en compte les autres cultures. Les agriculteurs auraient voulu apprendre des techniques d'engrais organiques pouvant s'appliquer à leurs principales cultures qui sont le maïs et le frijol. Il en est de même pour la technique de greffe des cacaoyers qui a été expliquée exclusivement pour le cacao, alors que les agriculteurs auraient aimé avoir un aperçu plus général pour pouvoir l'utiliser sur leurs orangers.

Nous voyons à travers ces exemples que certaines activités du projet cacao sont isolées du contexte global de production locale. Cela montre que le projet a été conçu de façon externe dans une approche encore trop verticale.

- Une interaction inégale : exemple de l'utilisation du vouvoiement et du tutoiement :

Au cours de mon observation sur le terrain, j'ai pu constater à plusieurs reprises que le dialogue entre les associations locales et l'ONG était difficile.

Dans les débats actuels sur le développement dans les pays du sud, cette question du dialogue entre les différents acteurs est un élément central. Elle s'élabore par un processus interactif entre parties prenantes. Cependant, cette interaction ne se fait pas toujours d'égal à égal, même si les agents de développement ont une approche de collaboration dans leurs discours. Je me suis rendue compte immédiatement de la différence de langage dans la façon de s'adresser aux populations : Dans les groupes ladinos parlant espagnol dont font partie le personnel des ONG, les personnes se vouvoient habituellement entre elles et ne se tutoient que très rarement lorsqu'elles se connaissent très bien. Même au sein des familles ou entre amis, le tutoiement est très peu utilisé dans cette région du Guatemala. En revanche, dans la langue q'eqchi', il n'existe pas de différence entre usted (vous en espagnol), et (tu en espagnol). Lorsque ces deux groupes sont en interaction, les habitudes concernant l'usage du vouvoiement sont alors bouleversées par le contexte et le statut social intégré culturellement. En effet, le personnel de l'ONG tutoie les villageois, quel que soit leur place hiérarchique au sein du village, alors que les villageois vouvoient tous les « développeurs ». De plus, j'ai souvent remarqué que les q'eqchi' utilisent le mot « ingeniero » (ingénieur) pour s'adresser au coordinateur de projet ou à l'agronome de ProPetén. Cette modification des codes de vouvoiement et ce vocabulaire utilisé montrent clairement l'inégalité des relations entre les institutions et les groupes locaux. Des oppositions entre les statuts sociaux de pauvre/riche,

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citadin/rural, ingénieur/paysan, ladino/q'eqchi' sont immédiatement imposées à travers l'interaction des agents de développement et des populations locales.

- Un passage difficile de l'institutionnel au traditionnel : Conflits d'intérêts et de normes :

La motivation de collaboration des institutions de développement avec les groupements paysans et leur éthique visant au partage paraît sincère. Cependant, les logiques de la culture professionnelle technicienne perdurent inconsciemment. Les instruments n'ayant pas assez évolué posent les mêmes problèmes d'adaptation qu'il y a vingt-cinq ans. L'approche techniciste les empêche encore parfois de reconnaître et prendre en compte les logiques paysannes. La prise en considération de l'expérience des agriculteurs pourtant valorisée dans les discours ne se remarque pas dans la pratique de collaboration. Par exemple, L'ONG ProPetén favorise l'échange d'expérience entre les agriculteurs, comme lors d'un échange organisé en 2011 entre les agriculteurs des trois associations du projet cacao et des producteurs de cacao de Cahabón (región d'Alta Verapaz d'où viennent les migrants). Cependant, il n'y a pas d'échange de connaissances entre agriculteurs et professionnels « techniciens ».

- Des attentes ethnocentriques des institutions envers les associations locales:

Lorsque les institutions s'adressent aux associations paysannes, on constate souvent qu'elles attendent de ces dernières un fonctionnement calquée sur le leur. En privilégiant l'ajustement des associations locales sur leur fonctionnement institutionnel occidental, les ONG prennent parfois le risque de confier des tâches que les associations ne sont pas en mesure de réaliser, ou se heurtent à leur refus (Deveze J-C., 1992 : 6)36. Des capacités entrepreneuriales telles que des connaissances en comptabilité, en gestion financière et gestion commerciale, ne leur sont pas toujours expliquées car selon les institutions, ces connaissances sont la base d'une association.

- Les intérêts différents des techniciens et des paysans :

Un des principaux décalages entre ces deux logiques se trouve dans la différence de motivation subordonnée aux projets. En effet, quel que soit le projet, la logique des ONG est motivée en grande partie par l'économie, l'efficacité et le résultat chiffrable des projets : elles ont elles-mêmes besoin de cet apport économique pour exister et pour faire reconnaitre leur

36 DEVEZE J-C., 1992, « Les organisations rurales au coeur de la transformation des campagnes africaines ? », Bulletin de l'APAD, n°4, Revues Apad (ed.) : 7 p.

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travail aux grands bailleurs de fonds et à l'opinion publique. En revanche, la logique des paysans est principalement motivée par la sécurisation des conditions de reproduction de leurs membres. Les contraintes des villageois concernés par les projets ne sont pas seulement d'ordre économique et matériel, mais aussi d'ordre social, culturel, politique... Les nouveaux projets tel que le projet cacao, s'insèrent alors dans un fonctionnement global communautaire. La logique institutionnelle ne parvient pas encore à concevoir qu'un projet peut être un « fait social total »37 pour les groupes receveurs. Une approche plus holistique de la part des institutions aiderait à une meilleure adaptation des projets. Selon Jean-Pierre Chauveau (1991 : 131), l'action de développement doit considérer la hiérarchie des choix économiques paysans, comme par exemple le choix de la limitation des risques sur celui de la productivité ou d'innovation, ou la priorité de la consommation sur celle de l'accumulation.

A travers le tableau suivant, nous pouvons voir que les intérêts de la logique paysanne et technicienne sont relativement différents, et même s'ils se regroupent parfois, ils ne s'appliquent pas aux mêmes objectifs principaux :

 
 
 

Logique

 

objectif principal

Substistance

 

type d'intérêt

Epargne

Consommation

Paysanne

Technicienne

résultat productif rapidement perceptible

sécurité alimentaire

Augmentation de la

productivité et de la

rentabilité

meilleure organisation communautaire

augmentation du capital

amélioration des techniques de culture

Accumulation

innovation

Visibilité quantitative

des résultats

résultat économique rapidement perceptible

meilleure organisation communautaire

augmentation du capital

Logique paysannes et technicienne: intérêts et objectifs

37 Outil méthodologique de Marcel Mauss

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En plus de ces conflits d'intérêts dus aux différentes logiques paysanne/technicienne et aux différents objectifs, des conflits culturels par rapport aux normes administratives sont aussi à prendre en compte dans l'interaction des institutions avec les groupes locaux. Le même constat a été fait par Faure G., Veerabadren S. et Hocde H. (2008)38 au Costa Rica dans un projet de production d'ananas.

La culture institutionnelle englobe un certain nombre de règlementations précises au niveau de l'administration. Les associations paysannes, bien que plus aptes à comprendre et à s'adapter à ces règlementations, gardent néanmoins leurs règles et normes culturelles locales qui sont parfois en contradiction avec celles des ONG. Pour les populations locales, la légitimité des associations paysannes tient moins à l'application stricte du règlement intérieur qu'au fait d'apparaître en conformité par rapport aux structures et relations sociales en place et aux lignes de force déjà présentes dans la société locale (Jean?Pierre Jacob, 2006 : 2). Dans le cas de notre étude, le règlement qui a été signé au moment de la reconnaissance municipale des 3 associations paysannes q'eqchi' est un document dactylographié sous une forme institutionnelle. Il est reconnu par les institutions nationales et admise pour ses qualités de transparence, de responsabilité et de représentation des leaders élus. L'instauration de ces règlements et de ces conventions entre associations et ONG implique la mise en oeuvre de nouvelles normes qui appartiennent à la culture institutionnelles. Face à cette différence, les producteurs, les associations, les ONG et les institutions internationales ont une position contrastée. En effet, comme le soulignent Brunsson et Jacobson, « les normes ne sont pas neutres et correspondent à des objets construits socialement. Elles reflètent les perceptions des acteurs sur leurs activités et leur environnement et leurs capacités à participer à leur élaboration puis à les imposer » (2000 : 193). Dans les villages concernés par le projet de production de cacao, les agriculteurs ne sont pas habitués à vendre leur production en dehors des marchés locaux, au-delà de la municipalité de San Luis qui est à quelques kilomètres. Ils n'ont pas l'habitude des normes internationales de commerce équitable auxquelles le projet doit se soumettre. Les difficultés techniques et organisationnelles qu'implique la mise sous normes du processus de production et de commercialisation sont exprimées par les agriculteurs.

38 FAURE G., VEERABADREN S. et HOCDE H., 2008, « L'agriculture familiale mise sous normes. Un défi pour les producteurs d'ananas au Costa Rica ? », Économie rurale, n°303-304-305, Société Française d'Économie rurale: p. 184-197

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Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7: Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et réalités. (2013) - Des normes agronomiques :

D'abord, par rapport au mode de culture, les normes du projet cacao impliquent des changements. En dehors de l'interdiction d'usage de pesticides, qui n'est pas gênante pour les producteurs sachant qu'ils ont pris connaissance de la fabrication d'engrais organique avec des ressources locales, d'autres normes deviennent plus problématiques. Par exemple, le changement de certaines techniques de production est imposé par la législation stricte pour les futurs acheteurs des pays importateurs. Ces mesures sont détaillées, et concernent la façon de planter le cacao, de le récolter etc... Par exemple, l'espace entre les plants doit être de 5 mètres, ils doivent être plantés à une certaine profondeur, un nombre précis d'arbres madre cacao doivent être plantés pour les protéger du soleil et les espèces de cacao ne doivent pas être mélangées entre elles, mais alignées une par une en différenciant les variétés39.

- Des normes organisationnelles :

Par ailleurs, par rapport à la manière de s'organiser, les résultats quantitatifs que demande le bailleur de fond nécessitent la mise en place de mécanismes de contrôle pour avoir une traçabilité à tous les niveaux de l'évolution du projet, ce qui modifie aussi les habitudes de travail de groupe au niveau local : Chaque parcelle doit être identifiée, chaque opération qui utilise des intrants doit être reportée, des fiches de suivi doivent être remplies... La mise en place de registres est donc nécessaire et cela mobilise des efforts importants et du temps de travail pour les producteurs. De plus, il y a beaucoup d'analphabètes parmi les bénéficiaires du projet, ce qui complique les démarches. Ces personnes vont recevoir des formations d'alphabétisation payées par le projet. Pour le moment, ils s'appuient sur leurs enfants, leurs petits-enfants, ou des leaders sachant lire et écrire. La forme traditionnelle orale ne peut pas être utilisée en travaillant en relation avec l'extérieur. Les associations et fédérations paysannes constituent au travers de l'action collective un moyen important pour les producteurs de relever le défi des normes organisationnelles. Cela implique une structuration et une professionnalisation en fonction des normes des acteurs institutionnels avec lesquels ils travaillent.

Toutes ces normes exigeantes ont bien sûr des justifications agronomiques et organisationnelles, dans le but d'obtenir un bon résultat pour une meilleure vente de la production. Cependant, de bons résultats pourraient aussi être obtenus par les techniques productives internes. En effet, surtout dans le domaine agronomique, les techniques

39 Voir Annexe 4 : Plan de disposition des variétés de cacao

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traditionnelles et techniciennes obtiennent des résultats qui correspondent aussi bien les unes que les autres aux normes finales qu'exigent les acheteurs, mais les techniques traditionnelles ne sont pas valorisées. J'ai assisté à une altercation entre l'ingénieur agronome du projet et un agriculteur sur la manière de planter les cacaoyers. La profondeur exigée par l'agronome ne correspondait pas aux habitudes locales de plantation, alors que selon les agriculteurs, leur manière de planter les produisait de très bons résultats. Malgré la courte distance entre les trois communautés du projet, il y a une différence d'altitude et de précipitation qui fait que la terre a une solidité et une humidité variable: A San Lucas Aguacate, elle est assez rugueuse et peu humide. A Poité Centro, elle est plus humide et molle et, et à La Compuerta qui est la communauté la plus haute et la plus proche des Caraïbes, il y a plus de précipitations et la terre est très humide et boueuse. Cette variabilité entre les trois communautés n'est pas démesurée mais peut tout de même se remarquer à l'oeil nu et se sentir au touché. Cet exemple de la mesure unique de profondeur des plantations pour les trois communautés nous laisse donc penser que les savoirs et normes de plantation des agriculteurs devraient être mieux pris en compte par les institutions.

3-1-2 L'image de la participation

Lors d'un entretien avec le coordinateur de projet de l'ONG ProPetén, je lui ai demandé ce qu'il pensait de la participation, par rapport aux associations paysannes dans le projet cacao, et ce que cela avait changé. Sa réponse spontanée m'a beaucoup surprise. En effet, il m'a répondu très clairement «siempre hay el componente de fortalecimiento organizacional y participativo en casi todos los proyectos» («Il y a toujours la composante de renforcement organisationnel et participatif dans quasiment tous les projets »). Cette réponse évoquant les associations paysannes et la participation de manière instrumentale et habituelle, montre une certaine routine procédurale. Ceci illustrerait le constat général de Jean-Pierre Chauveau lorsqu'il a exprimé que «la très grande majorité des agents et des agences de développement se réfèrent à la Participation comme à une conception alternative récente et désormais incontournable, à la fois en tant que modèle intellectuel et en tant que modèle d'action.» (1992 : 9)40

Lorsque les institutions parlent d' « approche participative », il convient de veiller à ce que la participation ne devienne pas simplement une rhétorique politiquement correcte. La façon trop courante d'homogénéiser les agriculteurs participant, de généraliser et de simplifier les

40 CHAUVEAU J-P., 1992, « Le "modèle participatif" de développement rural est-il "alternatif" ? », Bulletin de l'APAD, n°3, Revues Apad (ed.) : 12 p.

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groupes culturels entraine l'évolution de la « participation » de manière aléatoire et imagée. Dans les discours, la participation revêt une image éthique d'un point de vue extérieur, lors de la lecture des rapports d'activités ou du contrat de projet de l'ONG avec le bailleur de fond. Cependant, sur le terrain, j'ai pu remarquer des décalages entre ce discours et la réalité.

- La vision homogène des agriculteurs basée sur un fonctionnement social utopique démocratique:

Les agriculteurs et les villageois en général, sont vus par les institutions comme faisant partie d'un groupe homogène. En effet, les techniciens parlent « du » paysan en général, ce qui réduit les individus à leur fonction de producteurs sans prendre en compte leurs rôles d'acteurs sociaux (Lavigne-Delville P., Mathieu M., & Nour-Eddine S., 1999 : 22)41. Il y a en réalité une multitude de sous-groupes même lorsque la population est peu nombreuse. La différence de statut social se remarque aussi dans les villages q'eqchi' et même entre les agriculteurs des associations faisant partie du projet cacao. Dans ce contexte, face à ce projet ainsi qu'aux autres problèmes qui sont traités par les associations locales et les ONG dans ces villages, les individus vont réagir avec une diversité d'attitudes et de comportements. Au niveau de la participation, cela se ressent, car les personnes ont des intérêts et des projets personnels parfois liés au projet. Cela les incite plus ou moins à participer comme nous le verrons ensuite avec les « courtiers du développement ». Les différents comportements face à la participation sont aussi liés au fonctionnement hiérarchique des villages et des sous-groupes. Dans ces trois groupes q'eqchi', j'ai pu remarquer quatre caractéristiques de statuts qui attribuent une autorité aux personnes, reconnue au niveau des villages et des associations locales : a) Le statut de guide spirituel : Ces guides spirituels sont ont formé des groupes de 5 à 7 hommes, souvent âgés, dans chaque communauté. Ils sont reconnus pour être dotés d'un savoir spirituel unique et d'une communication avec les ancêtres. Ils sont présents dans toutes les cérémonies importantes et se regroupent lors de prises de décisions importantes ; b) Le statut d'ancien (anciano) : le système de gouvernance de la société Q'eqchi' donne une place privilégiée aux hommes âgés. Les plus jeunes leur doivent le respect et l'obéissance. Lors d'une réunion de formation, j'ai pu assister à un conflit entre l'agronome et un ancien de l'association de La Compuerta, dû à l'incompréhension de cet ordre social. Alors que l'ingénieur agronome s'est adressé de manière jugée trop directe et trop autoritaire à cette personne d'un certain âge, celle-ci s'est levée et s'est écriée « No soy un jovencito » (je ne

41 LAVIGNE-DELVILLE P., MATHIEU M., & NOUR-EDDINE S., 1999, Les Enquêtes Participatives en Débat. Ambition, Pratiques et Enjeux. Gret-Karthala-ICRA, Paris : 543 p.

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suis pas un petit jeune) ; c) Le statut de premier arrivant : Ce statut est très spécifique des communautés q'eqchi' ayant migré comme celles du projet. La construction sociale du pouvoir dans ces communautés se fonde sur la « dichotomie entre premiers occupants et derniers arrivés » (Chauveau et Jacob, 2004), même si ces rapports sont amenés à être dépassés par la suite. Pour les familles de « migrants fondateurs » qui sont arrivées les premières lors de la migration, le fait de contrôler et aider l'installation de nouvelles familles leur a permis d'imposer leur pouvoir ; d) Le statut d'aisé : Ce statut concerne les personnes ayant plus de moyens financiers et matériels ce qui leur donne du prestige et du pouvoir. Dans les villages concernés par le projet, certains associés avaient plus de moyens que d'autres, étaient propriétaires de plus de terres et avaient des intrants économiques s'ajoutant à l'agriculture comme par exemple le propriétaire de la boutique du village.

Certaines personnes peuvent cumuler plusieurs de ces statuts et ainsi augmenter leur autorité et pouvoir au sein des groupes. Dans le projet cacao, l'ONG ne prend pas en compte ces différences de statut social internes. La « démocratie participative » mise en valeur dans les discours des ONG n'est alors qu'un reflet faussé de la réalité. Selon J-P Olivier de Sardan et Giovalucchi F. (2009)42, le système de cadre-logique utilisé par les institutions de développement reflète une vision « dépolitisée » du développement, où « aucune référence n'est faite aux conflits sociaux et politiques, aux privilèges de castes et de classes, aux systèmes de patronage et aux clivages factionnels, aux injustices, aux rapports de force, aux éthiques professionnelles et sociales, et à bien d'autres variables pourtant décisives en ce qui concerne les sociétés humaines et l'action collective en général, et le développement des pays du Sud en particulier. »

Les projets de développement entre ONG et organisations paysannes connaissent des échecs pour deux raisons principales qui sont selon Veiga (1999) : l'inadaptation des projets aux conditions agro-écologiques ou sociales, et l'absence de conditions de dialogues suffisantes à l'intercompréhension et à la concertation.

Comme nous l'avons remarqué, même s'il y a un équilibre dans la société Q'eqchi', il ne repose pas sur la démocratie telle qu'on l'entend dans la culture occidentale mais sur d'autres principes d'autorité. La démocratie désirée par les institutions dans les projets n'est pas

42 OLIVIER DE SARDAN J-P. et GIOVALUCCHI F., 2009, « Planification, Gestion et Politique dans l'aide au développement: Le cadre logique, outil et miroir des développeurs », Revue Tiers Monde, n°198, Armand Colin : p. 383-406.

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spontanée mais suscitée de l'extérieur. Ces règles importées de vote et de participation générale sont alors souvent bridées par le fonctionnement traditionnel. Par exemple, certaines personnes s'expriment beaucoup moins que d'autres lors des réunions, notamment les femmes et les jeunes, car ils ont moins d'autorité que les autres. Lors d'une animation de groupe sur les outils de la MARP, deux femmes se trouvaient au sein d'un groupe d'hommes : j'ai pu remarquer le sentiment de gêne qu'a ressentie une des femmes à qui j'ai eu la maladresse de donner la parole pour s'exprimer sur une idée de projet d'élevage de poules, dont elle m'avait fait part lors d'un entretien en privé. Elle a tout de suite eu une attitude différente devant les hommes dans la réunion, comme si ce n'était pas à elle d'exprimer une idée de la sorte. La réaction des hommes à cette idée a été négative. Je n'ai pas pu savoir si dans le cas où un homme (ou une femme venant de l'extérieur) avait donné la même idée, les membres auraient réagi différemment.

En plus de la participation lors des réunions, on trouve aussi une différence entre les leaders « officiels » et les leaders « officieux ». Les leaders qui ont été élus de manière démocratique selon les normes de vote institutionnel, comme les leaders des conseils administratifs des trois associations paysannes. Cependant, ces derniers ne sont pas forcément ceux qui décident, car comme nous l'avons vu, les vraies décisions sont prises principalement par les guides spirituels, les anciens, ou les villageois aisés, qui eux, assistent rarement aux réunions participatives organisées par les institutions.

Dans ces conditions, les réunions « participatives sont biaisées. Blanc-Pamard C. et Fauroux E. (2004)43 ont fait le même constat dans une étude sur la participation des populations dans un projet à Madagascar. Dans ce contexte, il est difficile de définir des stratégies de « bonne gouvernance » au sens occidental du terme. Le projet cacao donne autant de privilèges à tous les bénéficiaires membres de l'association, quelle que soit leur prestige et leur autorité dans les communautés. On ne peut cependant pas affirmer que la stimulation de la participation par les institutions revient à dire que l'envie de participer des membres habituellement inactifs n'existe pas.

Il faut donc s'attendre à ce que l'égalité démocratique installée dans les projets, basée sur une vision mystifiée de la participation, soit modifiée par la suite. Je pense surtout au moment où les bénéfices économiques du projet vont commencer à apparaître lors de l'étape de la

43 BLANC-PAMARD C. et FAUROUX E., 2004, « « L'illusion participative » Exemples ouest-malgaches. » Autrepart, n° 31, Presses de Sciences Po : p. 3-19

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commercialisation : Ces rendements pourraient être taxés entre les membres, ou des mécanismes de « rééquilibrage des statuts » pourraient se mettre en place par des systèmes de contrepartie de biens ou/et de services afin de redonner du pouvoir aux personnes prestigieuses. Cela n'exclut pas la possibilité d'ascension sociale de certains membres par le biais du projet, mais cette possibilité est déjà moins évidente.

- La culture traditionnelle instrumentalisée à l'extrême .
·

« - Lorsque moi j'emploie un mot, réplique Heumpty-Deumty d'un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie... ni plus ni moins.

- La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire. - La question, riposta Heumty-Deumpty, est de savoir qui sera le maître... un point, c'est tout. » Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir.

Dans beaucoup de projets dont les bénéficiaires sont reconnus comme des « groupes culturels traditionnels », on retrouve dans les discours une valorisation de ces cultures traditionnelles, souvent attendues par les grandes institutions donatrices et bien vues par la population étrangère et citadine. Dans le cas du Petén, la culture Maya est très valorisée dans les projets, mais nous pouvons remarquer qu'elle est souvent instrumentalisée dans les discours des institutions de développement, qui gratifient les pratiques dites « ancestrales », parfois de manière démesurée et inadaptée aux populations locales.

- L'homogénéisation de la culture Maya .
·

La culture Maya est très connue dans le monde entier pour ses pyramides, son calendrier astrologique ou encore sa mythologie. Elle est connue plus localement dans la région d'Amérique Centrale pour ses traditions, ses croyances, son histoire, ses musiques ou encore ses tenues traditionnelles.

Il faut savoir que lorsqu'on parle de « culture maya », ce terme général regroupe en fait plusieurs sous-groupes culturels variés et distincts qui s'étendent dans quatre pays, du sud du Mexique au Salvador. Même si des caractéristiques culturelles rassemblent les Maya du Salvador et ceux du Mexique, chacun de ces groupes a ses propres traditions, sa culture et son identité historique. Au total, 71 langues mayas ont été registrées. Elles sont regroupées en six grandes catégories : tzeltal-chol, huastèque, kanjobal-jacaltèque, quiché, mam, et yucatèque. Le groupe Q'eqchi' fait partie de la catégorie quiché, qui est présente principalement au Guatemala, au Belize et au Salvador.

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J'ai pu remarquer que lors de la valorisation culturelle dans les projets, la culture « Maya » est mise en valeur, mais peu de références à la spécificité de la culture Q'eqchi' se notent. Les spécificités régionales et temporelles ne sont pas prises en compte.

Dans le projet de cacao, le choix de la culture du cacao décrit comme « intégré » et demandé par les anciens44, est valorisé dans le contrat avec le bailleur de fond par le fait que cette culture soit « ancestrale ». En effet, à l'époque des Maya classiques, les fèves de cacao servaient de monnaie d'échange. Même si aujourd'hui le cacao est encore utilisé dans certaines cérémonies, il est produit en très petite quantité et les agriculteurs des trois villages avaient en fait peu de connaissances concernant cette culture.

- La justification écologique des savoir anciens .
·

Les vulgarisateurs ou formateurs tel que l'ingénieur agronome du projet cacao conseillent des techniques aux agriculteurs utilisant des savoir et pratiques « ancestrales ». Par exemple, ils recommandent des techniques de diversification des espèces cultivées et parfois des techniques intensives. Ce discours s'appuie sur des représentations collectives des valeurs écologiques des savoirs anciens et sur l'idée que les autochtones sont gardiens du savoir sur les systèmes productifs des mayas pré-colonisés. Selon R. Effantin-Touyer (2006), ces techniques justifiées par les savoirs anciens ne sont plus toujours adaptées à la réalité actuelle. En effet, au vu de la situation écologique, démographique et sociale du Petén actuel, qui a subie de fortes modifications géographiques, géologiques et de techniques au cours des siècles, une forte pression agraire qui est apparue sur le milieu, tout comme le changement climatique et les dégradations écologiques, les techniques ne peuvent être les même qu'à l'époque précoloniale.

- Une méconnaissance et inadaptation culturelle des techniques dites «traditionnelles» .
·

Un consultant du projet cacao de l'ONG ProPetén m'a fait part lors d'un entretien de son incompréhension ainsi que celle de ses collègues par rapport à un projet qui n'a pas du tout fonctionné dans les communautés Q'eqchi' sur la mise en place de huertos (jardins) « ancestraux maya ». Il m'a expliqué un des problèmes qu'il rencontre souvent depuis des années qu'il travaille avec les Q'eqchi' : Le problème de dénutrition étant souvent

44 « Les anciens de la communauté ont exprimé le besoin de la culture pour la consommation locale et pour s'insérer dans le marché national et international » Traduction personnelle de : «los ancianos de la comunidad demandaron la necesidad de cultivarlo para consumo local y para incursionar en el mercado nacional e internacional», In Plan de negocio, p.4.

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diagnostiqué dans de nombreuses communautés de la région, plusieurs projets de « sécurité alimentaire » se sont instaurés.

Les populations ancestrales et les populations autochtones du Petén rencontrent habituellement très peu ce problème, car elles ont un système d'agriculture diversifiée dans leur « jardin » : toutes les familles ont un terrain assez vaste pour pouvoir planter des arbres fruitiers (oranges, avocats, citron...) et des légumes (tomates, ...) qui leur garantit une sécurité alimentaire gérée au niveau familial surtout par les femmes, qui s'occupent du jardin pendant que les hommes travaillent dans les champs.

Les populations Q'eqchi' ayant migré du sud (Alta Verapaz, Izabal...) n'avaient pas ce système de diversification alimentaire et ne connaissaient pas la manière de cultiver sous forme de jardins (huertos). Elles étaient plutôt habituées à planter du maïs et des frijol en assez grande quantité pour en garder une partie et vendre le surplus pour acheter d'autres aliments.

Le problème au Petén est le manque d'espace en terres pour pouvoir cultiver le maïs en grande quantité, ainsi que l'épuisement des terres par la pratique du « brûlage » des terres et la question environnementale. Ces nouvelles conditions imposent des changements au niveau des pratiques culturales.

Les projets de développement ont donc concentré leurs efforts pour diversifier la production par le système de jardin, à la fois pour des questions de sécurité alimentaire et des questions environnementales. Pourtant, ces projets sont souvent des échecs avec les Q'eqchi'. Ils n'adhèrent pas aux projets, ne veulent pas planter les nouvelles espèces même quand elles leur sont données, ne sont pas motivés, revendent entre eux ou à des agriculteurs des communautés voisines les graines et les plantes reçus etc...

Les agents de développement ne comprennent pas du tout pourquoi ces projets de jardin ne fonctionnent pas et pourquoi les bénéficiaires sont passifs et indifférents à ces projets, alors que pour les populations indigènes du nord du Petén, cela fonctionne très bien. Nous pouvons penser que la manière d'imposer le changement des habitudes culturales en justifiant le caractère ancestral et autochtone de ces systèmes peut être une des raisons à cet échec. En effet, il y a peu de lien identitaire des communautés avec ce nouveau territoire et ces techniques pour eux étrangères. De plus, les fruits et légumes proposés dans les projets ne sont peut-être pas des aliments consommés habituellement, ce qui peut aussi provoquer ce rejet. Le manque de savoir sur la manière de les cuisiner, par exemple pour les légumes, peut

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être un frein important. Enfin, nous pouvons penser que le rôle et les contraintes des femmes sont différents entre les femmes q'eqchi' et les femmes autochtones de la région du Petén.

Selon Effantin-Touyer R. (2006 : 176), l'invocation de savoirs anciens dont on ne sait finalement que peu de choses et surtout dont on ignore s'ils ont toujours été favorables à la conservation des ressources naturelles permet souvent aux développeurs de s'adresser à des migrants qui, par ce statut, « ont tout à apprendre de l'ancêtre autochtone (antepasado) ». La justification historique et culturelle d'une image participative domine totalement l'analyse du contexte économique, politique et social dans lequel la vulgarisation agricole intervient. Alors que comme le montre des données archéologiques, dans cette région du Petén, l'un des principaux centres de la civilisation Maya semble avoir disparu après des siècles d'expansion parce que les besoins de sa population en expansion ont entraîné l'épuisement du sol par érosion (Douglass, 1984)45.

Nous pouvons voir avec l'illustration suivante que dans les manuels de vulgarisation et de formation de projets agricoles, cette valorisation de la culture maya est mise en avant par certains signes : la tunique traditionnelle du personnage à droite, ainsi que sa coiffure qui représente la coiffure traditionnelle et de profil, comme sur les stèles de l'époque classique que l'on retrouve dans la mythologie, mais qui n'existe plus dans aucune culture maya actuelle.

Illustration : L'apprentissage des pratiques culturales « traditionnelles »

Source : manuel de CARE : « la permacultura petenera » (« La permaculture du Petén »)

45 P. 27 In REIJNTJES C., HAVERKORT B. & WATERS-BAYER A., 1995, Une agriculture pour demain. Introduction à une agriculture durable avec peu d'intrants externes, CTA-Karthala, Paris : 472 p.

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On remarque ici la vision idéale transmise et diffusée par le pouvoir légitimé des institutions, avec la représentation d'un paysan du Petén à gauche qui partage les pratiques culturales avec un Maya de l'époque classique.

Il convient alors de prendre en compte les « clichés de l'autochtonie » venant souvent des environnementalistes occidentaux qui se sont appropriés de certaines représentations autochtones et les ont simplifié pour donner un ancrage local à leurs projets (Roué Marie, 2003)46.

- Des savoirs « locaux » des migrants q'eqchi' inadaptés aux besoins actuels :

En plus de la valorisation générale des aspects « ancestraux » et « Maya », on trouve aussi la valorisation des « savoir locaux », en ce qui concerne l'approche participative dans les projets. Comme nous l'avons mentionné, les q'eqchi' on migré des régions d'Alta Verapaz et d'Izabal, où ils avaient perpétué depuis des générations des savoirs agricoles, mais aussi d'autres savoirs par rapport au milieu naturel, à l'utilisation des plantes etc... Arrivés au Petén, certains de ces savoirs n'étaient pourtant plus adaptés, du fait des différences climatiques et agraires. Le climat est plus sec au Petén que dans le sud par exemple. Dans certains cas, le manque d'adaptation de ces savoirs au nouveau contexte crée des difficultés comme l'appauvrissement des sols dû à la pratique de culture sur brûlis, qui posait moins de problèmes dans la région d'Alta Verapaz où les feux se déclenchent rarement. Par rapport aux plantes médicinales, les anciens savaient soigner avec des plantes qu'ils trouvaient dans leur région de départ, mais celles-ci n'existent pas dans la région du Petén.

Il paraît donc important que les associations paysannes communiquent entre elles et avec l'extérieur sur la dangerosité de certains savoirs locaux qui étaient pratiqués dans les régions de départ. Par ailleurs, de la part des ONG, il est important de valoriser les savoirs locaux, mais lorsqu'il s'agit de savoirs inadaptés, il conviendrait d'informer les populations et de proposer des alternatives adaptées aux nouvelles conditions régionales.

De plus, beaucoup de savoirs dits « locaux » sont aussi méconnus par un grand nombre de jeunes qui appartiennent à la première génération née dans cette nouvelle région, de parents ou grands- parents migrants. L'éducation sur les savoir locaux a été perturbée par ce phénomène de migration.

46 ROUE M., 2003, « ONG, peuples autochtones et savoirs locaux : enjeux de pouvoir dans le champ de la biodiversité », Revue internationale des sciences sociales, n° 178, Editions Eres : p. 597-600.

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Selon J-P Darré47, au lieu de tenter de maintenir les savoir locaux oubliés ou inadaptés au nouveau contexte et de les préserver comme des espèces rares, «Ce qui paraît le plus important ce n'est pas de conserver des savoirs mais de conserver des ressources. Et ces ressources ne résident pas dans des savoirs déjà acquis et construits mais dans la capacité d'une population à produire des savoirs nouveaux adaptés aux changements de situation.». Pour lui, il est alors plus utile d'accorder l'attention aux différents acteurs, c'est-à-dire au paysans, aux chercheurs, aux techniciens, de manière à collaborer pour adapter les exploitations aux conditions actuelles et à ouvrir de nouvelles perspectives.

- L'importation de formations maquillées sous le terme de « renforcement de capacités » :

Toujours dans le discours de la valorisation des acquis locaux, dans le cas des associations paysannes, on trouve régulièrement l'expression de « renforcement de capacités ». Dans les faits sur le terrain, nous pouvons rapidement nous rendre compte que pratiquement toutes les capacités sensées être renforcées sont en fait nouvelles et importées de l'extérieur.

Les raisons des choix de projets correspondant à des discours valorisés au niveau international par les bailleurs de fonds, portant sur les valeurs de « participation », de « culture ancestrale », de « savoirs locaux », ou encore de « renforcement de capacité » doivent alors être analysés avec attention. D'après le décalage que j'ai pu voir entre les discours de cette ONG et la réalité de terrain, ainsi que les différentes études anthropologique confirmant ce décalage, nous pouvons penser qu'il existe dans la plupart des projets. Dans ce contexte, je pense que la précision du vocabulaire utilisé dans le discours du développement est un détail qu'il ne faut pas négliger. En effet, lorsque ces discours ne correspondent pas à la réalité locale et ne sont pas adaptés aux besoins des populations, nous devons nous poser la question des intérêts sous-jacents qu'ils peuvent dissimuler. Parmi ces intérêts, les besoins économiques des ONG dépendantes des bailleurs de fonds internationaux paraît être le plus important. Celles-ci sont sans cesse en recherche de financement et doivent trouver des stratégies pour faire survivre leurs projets. Le plus souvent, encore aujourd'hui, malgré le fait que les agriculteurs aient la possibilité de s'exprimer via les associations paysannes et les fédérations, les actions de développement sont malheureusement dictées en grande partie par le discours des acteurs internationaux qui ont le plus de pouvoir.

47 Jean-Pierre Darré : Savoir-faire, tradition paysanne et Développement. Emission radiophonique de F. ESTEBE, réalisation de D. FINOT, France Culture, 26 Aout 1990, cité In DUPRE G., 1991, Savoirs paysans et développement. Karthala-Orstom, Paris : 523

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De plus, on trouve souvent des déséquilibres dans la valorisation des critères. Dans le projet de production de cacao par exemple, c'est l'aspect culturel qui est mis en valeur. Cependant, à travers mon enquête, j'ai remarqué une absence totale de la prise en compte des femmes dans ce projet. L'aspect « genre » utilisé dans d'autres projets a alors été remplacé par la domination du discours culturel. Pourtant, les femmes ont un rôle important à jouer dans le projet cacao. D'abord, en ce qui concerne la gestion familiale des retombées économiques de la vente de cacao ; ensuite, dans l'acceptation sociale du projet, afin de lui donner une importance au niveau familial. C'est pourquoi l'une des activités choisies des plans de développement a été la formation culinaire pour la fabrication de chocolat : les femmes ont exprimé le désir d'apprendre quelque chose de concret et d'utile par rapport à ce projet et d'en tirer des avantages autres qu'économiques (dans ce cas précis, la consommation alimentaire).

- Des « courtiers » et courtières du développement :

Dans les projets, le discours institutionnel est rapidement identifié et analysé par les populations bénéficiaires. Pendant mon séjour chez le président de l'association d'agriculteurs de San Lucas Aguacate, nous avons eu une discussion sur la participation aux réunions. Il a fait une comparaison qui peut paraitre étonnante, mais qui décrit tout à fait le système de punition/récompense qui découle de la participation. En effet, il a comparé la participation des agriculteurs membres aux réunions organisées par les ONG à la participation des croyants à la messe. Pour lui, en assistant à la messe, on est un « bon croyant », on est bien vu par les autres villageois et cela nous apporte des bonnes choses dans la vie par la suite. Parallèlement, en assistant aux réunions des ONG, on est un « bon associé » ou « bon partenaire » (bueno socio) bien vu par les ONG et cela peut nous apporter des projets et parfois d'autres avantages.

Certaines personnes sont indifférentes aux discours sur la participation, d'autres les critiquent, et quelques-uns en profitent de manière stratégique. J-P Olivier de Sardan, J-P Chauveau et T. Bierschenk (2000)48 ont surnommé ces derniers les « les courtiers locaux du développement ».

Ces auteurs ont dissocié plusieurs types de courtiers et différents réseaux d'appartenance auxquels ils appartiennent, et les ont classés dans une typologie. Dans celle-ci, ils ont fait apparaître quatre grandes catégories :

48 BIERSCHENK T., CHAUVEAU J.P. & OLIVIER de SARDAN J.P., 2000, Courtiers en développement. Les villages africains en quête de projets, Karthala, Paris : 328 p.

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? Les réseaux « confessionnel » : En appartenant à un groupe religieux, comme l'Eglise catholique ou évangélique dans le cas de la région du Petén, certains individus occupent des places importantes au sein de ces espaces sociaux et se créent un réseau qui les aide parfois à mobiliser de l'aide au développement ;

? Les « cadres » originaires d'une localité : cette catégorie regroupe les fonctionnaires, universitaires, immigrés, commerçants, qui ont acquis en ville ou à l'extérieur un certain pouvoir, certaines connaissances des institutions et des compétences professionnelles qui les privilégient pour impulser des projets de développement. C'est le cas des personnes qui ont migré au Belize ou aux Etats-Unis et qui sont revenus dans leur village au Petén, ou bien de celles qui sont parties travailler en ville dans l'administration.

? Les mouvements culturels/ethniques : Comme nous l'avons vu dans la partie précédente, le discours du développement dans la région du Petén est dominé par la valorisation des savoirs « ancestraux Maya », et de l'indigénéité des groupes. Certains groupes locaux ont compris cette tendance et profitent de ce discours pour mettre eux-mêmes en valeur ces caractéristiques et renforcer ainsi leurs capacités clientélistes. Par exemple, lors d'une visite dans la communauté de Poité Centro au début du projet, un camion a amené aux agriculteurs les plants de cacao. Comme la route entre les villages est très détériorée, le passage du camion a immédiatement été repéré par les communautés voisines. Lorsque nous sommes arrivés, le coordinateur du projet cacao et moi-même, trois femmes inconnues qui venaient d'un village voisin nous ont abordés à peine quelques minutes après le déchargement des plants. Elles parlaient très peu l'espagnol, mais elles ont réussi à nous faire comprendre très clairement qu'avec une quinzaine d'autres femmes indigènes q'eqchi' de leur village, elles s'étaient organisées en groupement, et qu'elles cherchaient des projets de développement. Habituées aux discours, elles ont insisté sur le fait qu'elles étaient un groupe indigène, de femmes essentiellement (elles n'ont pas utilisé le terme de « genre », mais elles étaient apparemment habituées à insister sur ce point aussi) et nous ont même proposé des types de projets auxquels elles pouvaient adhérer (projet productif, projet d'élevage, projet d'artisanat...). Des groupements culturels se créent alors parfois presque exclusivement dans le but de faire parvenir des projets dans leur village.

? Les « leaders paysans » : Dans un grand nombre d'ONG, les formations techniques de « renforcement de capacités » sont dirigées vers ceux qui sont désignés ou reconnus comme « leaders paysans ». Après avoir reçu ces formations, ces personnes ont ainsi

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acquis un savoir-faire (souvent administratif) et une proximité avec les acteurs extérieurs qui leur permet de traiter directement avec les institutions. Les associations paysannes du projet cacao fonctionnent de cette manière ayant une petite partie de « leader » plus informés et ayant une relation privilégiée avec les acteurs des ONG. J'ai pu remarquer plusieurs fois que ces personnes demandaient plus facilement des services personnels à l'ONG. Ainsi, un de ces agriculteurs reconnu « leader » par l'ONG a commencé à demander régulièrement à l'ingénieur agronome de l'aider à lui amener des chèvres d'un village par le biais du quatre-quatre. Ces privilèges des leaders peuvent sur le long terme créer des inégalités.

Cette typologie montre bien que les populations ont très bien cerné le discours. Dans un certain sens, elles peuvent alors inverser la tendance décrite habituellement, en passant de « victimes » à « profiteuses ». Cependant, cette approche est relative, car ces nouveaux clientélistes qui utilisent le discours du développement sont souvent une minorité dans les villages et le déséquilibre des bénéfices est toujours présent.

Une autre forme collective de « courtage » est décrite par J-P Jabob dans son analyse sur l'aide au développement au Tchad. Cette forme consiste à profiter de la pluralité des institutions et des défaillances organisationnelles de ces dernières. En effet, il explique que « d'autres groupes peuvent réagir avec aisance et tirer profit de l'absence de concertation entre intervenants (doubles financements, comptabilité en double des projets réalisés...). Certains paysans tchadiens tâchent de faire comprendre cette aptitude au pluralisme aux experts en faisant l'analogie avec leur situation matrimoniale : "nous sommes polygames...". » (1992 : 4).

Dans cette partie, nous avons pu comprendre que l'approche « participative » sous-entend des pratiques et des discours instrumentalisés qui donnent rarement lieu a une réalité effective. Dans certains cas, la participation est imposées ce qui la rend artificielle, dans d'autres cas, elle est limitée aux idéaux stéréotypés des institutions qui ont le pouvoir. « Faire passer la responsabilité du centre vers la périphérie implique le consentement de ceux à qui est confié le pouvoir. » (Lavigne-Delville P., Mathieu M., & Nour-Eddine S., 1999 : 261). Puis, de manière déguisée, elle est quelquefois utilisée par certains bénéficiaires à titre personnel.

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Le vice du discours se trouve donc à tous les niveaux d'acteurs: les institutions internationales, la société civile, et les bénéficiaires. Chacun d'entre eux en profite plus ou moins à sa manière, selon ses propres intérêts.

Dans la prochaine partie, nous allons voir que les limites des associations d'agriculteurs n'est pas seulement due à la logique de développement top-down et à l'image de la participation, mais aussi à de grandes difficultés liées au contexte socio-économique et politique de la région du Petén.

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