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Le processus de légitimation du jeu vidéo


par Germain Bridoux
Sciences-po Lille - M2 - Stratégie et Communication des Organisations 2019
  

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Annexe 2

Entretien avec François FRIMAT, philosophe de l'art et enseignant à Lille III.

Le 09/02/2018

La question de l'art dans le jeu vidéo c'est une question qui s'est déjà posée dans la philosophie de

l'art ?

Dans la philosophie de l'art pas à ma connaissance. Par contre ce qui est clair c'est que fa fait longtemps que l'on s'intéresse aux arts numériques, quand même. Ça rentre un petit peu là-dedans. La question que vous vous posez, c'est quoi finalement ?

En fait je m'intéresse à la légitimation du jeu vidéo. Est-ce qu'il recherche ses lettres de noblesse, et ce qu'il a la prétention de devenir un art ou pas ? Qu'est ce qui le motive, qu'est ce qui l'en empêche...Pour certain c'est un coup marketing, pour d'autre c'est une réalité, je m'intéresse au processus en fait.

Il y a toujours deux dimensions à ce type de questions. La première, ou je ne vais pas être très compètent c'est si je considère la question comme une question de fait, autrement dit « qu'est ce qui se passe actuellement, quelles sont les tendances, les stratégies mises en place par les différents créateurs... » Là je ne sais pas trop. Par contre là où je peux vous donner des pistes, c'est si on aborde la question comme une question de droit et là il y a plusieurs questions à se poser.

La première c'est de savoir pourquoi le jeu vidéo aurait besoin de se légitimer. On n'a pas besoin de légitimer ce qui existe, ça existe c'est tout. Et ça c'est quelque chose qui d'une certaine manière croise bien des questions de l'art contemporain, qui font du régime de l'exposition déjà une justification en soi. Ça c'est sur la question de la légitimation, de la légitimation de la légitimation même. Apres, la question ce serait « est-ce que je peux tenir pour artistique, est-ce que je peux faire entrer dans l'art le jeu vidéo ? »

Pour vous, en tant que philosophe et en tant que citoyen...

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Pour moi, ça ne me gêne pas parce que « jeu vidéo » ca ne désigne qu'un medium et une pratique. Moi je n'ai pas à évaluer un media en tant que tel ou une pratique en tant que tel, ce qui m'intéresse c'est de réfléchir aux possibilités qu'offre cette pratique. Pour autant que je sache, sur un plan strictement esthétique, les jeux vidéo croisent quand même des intérêts esthétiques contemporains. Par exemple on a dans le spectacle vivant actuellement, toute une partie de création qui s'oriente vers ce que l'on appelle « L'esthétique documentaire », « le théâtre documentaire », et je pense qu'il y a beaucoup de jeux vidéo qui a cette prétention à pouvoir relever de l'esthétique documentaire. Je pense a la série comme Assassin's Creed, des jeux comme ça. L'idée c'est que tout en pratiquant le jeu on apprend quelque chose, du cours du monde, de l'histoire. Ça c'est la première chose. La deuxième, l'art est fait pour...Il y a une ambition de désorienter les attentes de la réception, je pense à tous les jeux de stratégies qui reposent aussi sur le fait d'essayer de jouer avec les limites, les résistances les habitudes des joueurs et les désorienter par rapport à ça. De ce point de vue-là on peut dire que ça recroise. Ensuite, il y a quand même, mais je connais moins bien, il y a quand même tout un chantier d'exploration des possibilités graphiques, d'offrir un imaginaire, là il faudrait que je regarde précisément. En tout cas moi il me semble qu'il y a trois systèmes qui permettent de dire - avant même de dire que le jeu vidéo relevé de l'art - que le jeu vidéo occupe la question de l'art.

D'accord. J'ai l'impression que même dans ces trois items, on ne fait pas état d'une spécificité : il y a déjà des documentaires qui montrent le réel, il y a déjà des choses qui transforment les possibles en terme d'esthétique. Alors pourquoi ajouter le jeu vidéo à la liste des arts puisqu'il regroupe des pratiques déjà existantes ?

En fait peut-être qu'il faut prendre le problème dans l'autre sens, dans « jeu vidéo » ce qui est peut être intéressant c'est « jeu ». C'est-à-dire qu'est-ce que c'est qu'un jeu, qu'est-ce que c'est de jouer ? Alors il y a le ludique, et il ne faut pas confondre le jeu et le ludique. On va dire que le ludique on peut l'indexer sur le plaisir, ce qui donne de la satisfaction, gagner, remporter contre les autres, remporter sa partie etc...Bon, mais dans la notion de jeu il y a de la stratégie évidemment, en théorie des jeux il y a une thématique qui est très spéculative et qui peut d'une certaine manière développer une sensibilité logique, en tout cas stratégique Et puis ce qui m'intéresse c'est aussi le sens figure du mot « jeu » qui est « faire bouger les lignes ». Quand on dit d'un bois qu'il « joue », ça veut dire que ça force un peu les cadres, ça déborde, ça déforme etc. etc...Et peut être que c'est là que l'on peut se poser la question de savoir si dans le jeu vidéo il n'y a pas une façon particulière de faire jouer certaines limites. Pourquoi, parce que là où le

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jeu traditionnel repose sur un corpus de règles qui ouvrent une possibilité d'actions limitées, le jeu vidéo, comme il est participatif (dans la mesure où il creuse l'interactivité), il est beaucoup moins cadre et il laisse place à autre chose que de la simple réactivité, il donne de l'inventivité aussi. Et c'est la peut-être ou ça peut faire jouer d'une manière spécifique. Et la manière dont le jeu vidéo ferait jouer, ou parvient à faire jouer, là on se retrouve au coeur de l'art. Parce que l'art comme un jeu c'est aussi une conception traditionnelle de l'art qu'on retrouve dans beaucoup de disciplines.

Vous avez dit « interactivité », c'est un point important dans ma recherche, est-ce que vous connaissez la théorie dite de la « spécificité du medium » ? C'est une théorie qui dit qu'à partir du moment ou une pratique emploie des moyens spécifiques, comme le coup de pinceau en peinture ou les plans et le montage en cinéma, alors elle pourrait prétendre rentrer dans la liste des arts. Et justement, l'interactivité ce serait le moyen pour le jeu vidéo de se hisser au rang d'art, parce que c'est sa spécificité.

Oui, ça me semble légitime. On va dire qu'une oeuvre d'art, elle fait ou dit quelque chose de son medium. Si j'arrive à pouvoir saisir que le jeu vidéo me dit quelque chose sur lui-même, je rentre dans ce régime-là. Ça devient un type de pratique réfléchit. Alors là, je me place de la cote du créateur du jeu plutôt que de son utilisateur, de son joueur. Ce qui me semble intéressant c'est de voir comment on peut reconnaitre dans le jeu vidéo une des lignes qui bougerait, la ligne qui départagerait le créateur et le spectateur. Jouer à un jeu c'est pas utiliser le jeu, c'est se mettre soi-même en position de créateur de quelque chose. Là, ça devient très clairement artistique. Je comprends ce qui les motive : faire reconnaitre un media comme ayant la dignité artistique, chose que l'on a connue avec la BD, avec le cinéma, la photographie. Ce serait intéressant d'aller reprendre les analyses de Walter Benjamin sur la photographie ou sur le cinéma. Il note bien qu'il y a un changement de régime. Le jeu vidéo présente une rupture, en initiant un nouveau régime d'interactivité, un nouveau régime de participation. Quelque chose qui ferait que l'art ne tient pas à une oeuvre. Mon coffret, mon disque, mon jeu vidéo, ce n'est pas ça l'oeuvre d'art. C'est la pratique qu'elle va permettre. Autrement dit ça c'est un support matériel pour qu'il y ait la pratique. Et peut-être que si je n'ai pas une utilisation correcte, si je ne joue pas mais que je ne fais qu'utiliser, il n'y a pas d'art. Il y a de l'art à partir du moment où je commence à jouer pour de vrai. Le jeu vidéo ouvrirait la possibilité d'être réellement un joueur.

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On arrive sur quelque chose d'important, c'est que le jeu vidéo est à la croisée à la fois de l'objet de consommation, de l'objet culturel et de l'objet artistique.

Oui mais ça ce n'est pas propre au jeu vidéo. Je pourrai le dire pour la musique. Il y a une musique de consommation, une musique industrielle et une musique artistique.

Mais elles sont séparées en trois domaines, alors que le jeu vidéo s'acheté pour pouvoir ensuite être un joueur. Il a ceci de particulier que l'on est obligé de le payer - avec toutes les campagnes marketing autour - pour pouvoir y jouer. C'est plus ou moins unique. A la différence du cinéma ou il y a des représentations gratuites et des alternatives gratuites, le jeu vidéo lui est un objet de consommation d'abord. Ca empêcherait les études sur son coté artistique, qu'il soit payant ?

J'ai peur que ce soit une fausse piste, parce que même les films que l'on va regarder gratuitement en streaming, on peut le faire parce qu'on a consomme un abonnement, une box, un ordinateur...Donc, il n'y a aucune pratique culturelle qui échappe à la consommation. Mais le propre d'une pratique culturelle c'est de ne pas s'arrêter à la consommation. Moi je pense que le fait de payer n'empêche pas le fait de la considérer. Si on acheté un jeu en grande surface, ou sur Amazon, on achète aussi une place de concert sur Digitik. On n'échappe pas au côté consommation. D'ailleurs on voit bien que le para culturel et de plus en plus présent autour des pratiques culturelles. Les boutiques et les restaurants de musée ne font que grandir. On essaye de faire de ces lieux de pratiques culturelles, des lieux qui ne soient plus que des lieux de pratiques culturelles. Et je pense que ce qui est dangereux, c'est de vouloir étendre les caractères culturels de la pratique a tout le reste. Il ne faut pas confondre les approches anthropologiques et sociologiques de la culture et les approches purement artistiques et philosophiques. On peut aller au musée sans avoir aucune pratique culturelle, au sens strict du terme et aucune pratique artistique, et c'est possible aussi de n'avoir aucune pratique culturelle ou artistique en écoutant de la musique, en allant voir un spectacle ou en jouant à un jeu vidéo. Cette histoire de la consommation, non, je n'y crois pas. Si on veut faire la généalogie des freins qui inhibent le processus de légitimité du jeu vidéo comme produit artistique, on pourra ramener le discours sur l'addiction qui est un discours récurrent. Mais ça ne suffit pas pour épuiser la spécificité du jeu vidéo en tant que tel. Pour moi c'est un objet artistique non identifie en tant que tel mais il le sera de plus en plus. C'est une technologie qui apparait, et puis cette technologie elle devient de plus en plus artistique de fait. C'est souvent comme ça. Le cinéma ce n'était pas fait pour faire de l'art, la photographie non plus. Mais au fur et à mesure il y a eu des tentatives. Je ne connais pas

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l'histoire du jeu vidéo dans le détail mais je suis certain que dès le début il y a des gens qui ont fait des jeux qui n'étaient pas seulement de la distraction ou du divertissement. Voilà, pour moi si on prend la question avec la consommation, on va faire de l'analyse historico...sociologique avec tous les aléas que ça contient, les gens vont dire « oui mais vous oubliez qu'en telle année il y a eu ça, et ça etc. etc. ». Et ça ne va pas être très intéressant. Ce qui est intéressant c'est de voir que, si on ne voit pas pourquoi le jeu vidéo en tant que media ne pourrait pas prétendre à la dignité d'une pratique artistique, à quelle condition ça le devient, et le montrer à partir d'exemples précis. On ne peut montrer des choses qu'en considérant les pratiques. Il faut parler de la pratique du jeu vidéo et de ses pratiques : les pratiques créatives, les pratiques interactives et les pratiques participatives. C'est de ca qu'il faut parler concrètement. C'est là où on peut montrer qu'on a quelque chose qui relevé de ce qu'on appelle « Art » aujourd'hui.

Est-ce que le jeu vidéo a besoin de cette dignité ?

Non...Il en aurait besoin à quel titre ? A titre commercial ou industriel il n'en a pas du tout besoin. Même si parfois c'est agité, je pense que les gens s'en foutent, ça les empêchera pas de continuer à jouer. Je ne pense pas qu'il en ait « besoin ». Par contre, ça semble intéressant pour quelqu'un qui s'intéresse à l'art de repérer qu'il y a là, aussi, possibilité de réfléchir sur l'art parce qu'il y a de l'art qui se fait. Et il faut commencer à expliquer en quoi. Je dirai que c'est plus intéressant pour la philosophie de l'art et pour l'art que pour le jeu vidéo lui-même.

Quand on lit les articles qui font état du processus de légitimation du jeu vidéo, il y a une chose qui ressort c'est que ça arriverait en premier en France. Il y aurait une spécificité française dans la réflexion sur l'art qui ferait que ça arrivera d'abord en France avant d'arriver ailleurs. Est-ce qu'on a une pensée française ou une habitude française qui permettrait de dire que c'est d'abord la France qui va donner ses lettres de noblesse au Jeu vidéo ?

C'est une question difficile parce que je ne veux pas faire de prophétisme...Mais je comprends. Là ou peut-être le jeu vidéo continue à être tenu pour une industrie, chez nous on a peut-être des pionniers dans la création d'écoles ou de département qui ont fait entrer le jeu vidéo dans les activités créatives.

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Et il y aurait une manière de voir l'art à la française qui permettrait de dire que ça se passera ici

d'abord ?

Ca me semble difficile de dire ça. Alors il y a des éléments qui pourraient conduire à ça. La French Theory qui a tiré les fils du post-modernisme, qui a remis en question les grands récits concernant l'art et qui s'est très vite émancipe des dogmes classiques et traditionnels de l'art qui se réduirait aux Beaux-Arts tels qu'on pourrait les trouver de Platon a Hegel, et qui fait pas de places a un tas de choses comme les septième, huitième, neuvième, dixième arts...Effectivement la pratique d'ajouter des arts aux arts elle est spéciale. Mais par ailleurs, il y a un parallèle intéressant à faire avec le manga. Le manga qui est au départ en France vu comme une espèce de BD de seconde zone, sans texte, très enfantin alors qu'au Japon il est tenu comme un genre à part entier. Et c'est bien de comparer le jeu vidéo au manga parce qu'on a eu des petits chefs d'oeuvre en manga comme le truc la...Paysages Lointains ou Quartiers Lointains. Un manga comme celui-là, on a à faire à quelque chose d'autre que les dessins animés japonais pour enfant. D'ailleurs avec le jeu vidéo c'est un peu la même chose, il y a une division non ?

Oui...La ça me fait penser à quelque chose : il y a des défenseurs des Beaux-Arts qui font barrages au jeu vidéo comme ils avaient fait barrage au manga, ou au cinéma qui était un divertissement populaire. Le jeu vidéo et fait pour s'amuser, et il serait impossible de le considérer comme un art. Ce serait mauvais pour l'art et pour le jeu vidéo. Ce qui fait un parallèle avec le manga.

Oui je pense. Après peut être qu'il faut interroger des choses comme le statut commercial à grande échelle de l'Héroïc-Fantaisy, qui essaime dans différentes pratiques artistiques. C'est quand même quelque chose de bizarre parce qu'à la fois ca relevé du jeu et ça se veut créatif et en même temps ça s'enracine toujours dans des mythologies, comme si partir d'une base référentielle ultra classique donnait une caution culturelle. Est-ce qu'il suffit que je puisse retrouver des mythes très anciens pour que mon jeu devienne intéressant ? Rien n'est moins sûr. Regarde tout ce que le cinéma a produit comme série Z ou série B...On ne considère pas le cinéma de Cecil B. DeMille comme étant l'aboutissement du cinéma hein, même si c'est du cinéma populaire et que Ben-Hur ou Les Dix Commandements ça reste des classiques. Si je dois comme ça, tout de suite, citer des grands films, ce n'est pas Cecil B. DeMille qui va venir. Cette passion pour l'Héroïc-Fantasy qui essaime un peu partout peut-être qu'elle traduit à la fois le fait de vouloir se légitimer en partant d'une base référentielle ultra-classique, et en même temps rate. Parce que ce qui permet de se légitimer ça tient pas à la référence.

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Justement, j'ai eu un entretien avec un Designer de Jeu vidéo la semaine dernière qui m'a dit que tout était une question de vision et de volonté. On pourrait séparer les studios de développement qui ont la volonté de faire quelque chose d'artistique et ce qui ne l'ont pas. Donc il y aurait une division dans le jeu vidéo ?

Oui, sans doute. Moi je dirai que la question de savoir si le jeu vidéo c'est de l'art, c'est une question banale. C'est une question qui s'est pose après toute apparition d'une nouvelle technologie dont s'emparent les artistes. Et l'histoire du jeu vidéo ressemble juste à l'histoire des autres technologies. Et ceci une fois pose, se demander qu'est-ce que c'est que d'être créateur ? De faire de l'art ? D'avoir une pratique culturelle ? Tout ça à partir d'un objet qui serait le jeu vidéo et d'études de cas précis. Je pense que c'est ça qui est intéressant. Alors oui, les studios qui prennent le pari de faire de l'art, c'est des studios qui construisent pas quelque chose à partir de présupposées attentes ou enquêtes, ils participent à ce programme qui consistent à donner de la visibilité a de la vue. Alors comment on donne de la visibilité a de la vue...Alors la comment ça se passe dans le jeu vidéo... En fait je veux dire « donner de la visibilité a une vision », une vision du monde et cætera...

Dans cette idée toujours du jeu vidéo comme art, il y a un problème qui se pose malgré la volonté du créateur c'est qu'on considère qu'il est trop à la croisée des chemins. On va encenser son graphisme, sa musique, son univers indépendamment, on va dire qu'il y a quelque chose d`artistique mais que l'objet lui-même ne l'est pas.

Je vois, je ne pense pas que ça soit une fatalité. Ca dépend des tentatives. C'est exactement comme dans les autres arts ou on a des propositions extrêmement techniques, extrêmement virtuoses mais qui sont pas très artistiques. On va retrouver ça dans certains jeux vidéo. Mais d'autre, peut-être qu'ils cherchent moins la performance de chaque segment de cette partition mais continue à chercher une unité plus globale. Mais après bon, c'est quoi l'objet... ? Si l'objet n'est pas réductible à une seule de ses dimensions, c'est quoi l'objet ? C'est peut être ça qu'il faut essayer de préciser : « C'est quoi l'objet Jeu Vidéo ? ».

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C'est intéressant parce qu'on dit souvent que ce qui va miner la possibilité de légitimation, c'est la course au réalisme dans le jeu vidéo, parce que là il va oublier sa spécificité, donner un aperçu du réel. Donc devenir très mimétique, très fort technologiquement et ça l'empêchera de prétendre a une légitimation.

Ouais. Dans ce cas-là il faut parler comme ça, le créateur est un artiste qui ne doit pas se laisser déborder par sa technique. Ça c'est une problématique qui n'est pas propre aux jeux vidéo, c'est présent dans tous les arts, et d'une certaine manière comme on la trouve dans tous les arts c'est aussi par cette difficulté qu'on comprend ce qu'on peut reconnaitre comme un art. Qu'est ce qui fait qu'un concepteur de jeu vidéo peut être un artiste ? Qu'est ce qui fait qu'un joueur est un pratiquant de l'art en jouant ? Voilà la question à se poser.

Tous les arts se pratiquent ?

Oui. Oui, oui. Je pense qu'ils se pratiquent plus qu'ils ne se contemplent. Alors il y a évidemment diffèrent régimes de pratiques hein. Dans le jeu vidéo il faut peut-être distinguer la pratique technique du jeu, la pratique physique et d'un autre côté une pratique plus spirituelle. Il faut que le récepteur soit actif pour qu'il y ait art, si je suis dans une contemplation passive, il n'y a pas art.

Le récepteur ne peut pas être passif dans le jeu vidéo, il doit jouer pour l'apprécier. Je comprends plus le côté « je pratique l'art en jouant un jeu vidéo » mais pas dans les autres arts.

Alors si c'est un tableau de la Renaissance je pratique l'art à partir du moment où je lis le tableau, je regarde comment il est construit, quelles peuvent être les intentions à l'oeuvre. Si je vois le tableau comme le résultat d'une action, j'agis, je pratique. Si je regarde Pollock comme étant une image, je pratique pas Pollock. Pratiquer ce serait regarder le tableau en essayant d'imaginer l'action qui a produit le résultat. La pratique c'est l'activité. Un spectateur qui n'est pas actif c'est pas un spectateur. Je me pose une question, très naïve. Est-ce que ça peut m'arriver, que pris par l'image, la musique et l'univers, d'oublier d'utiliser la manette ? Etre d'avantage dans un va et vient d'actionner la manette et puis activer autre chose.

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Ce côté « pratiquer », on dit que le jeu vidéo est une pratique. Et on a l'impression que le jeu vidéo prend une place bien particulière.

Le jeu vidéo ne permet pas seulement une pratique technique, pas seulement une pratique sportive, pas seulement une pratique physique. Mais il ouvre à d'autres pratiques.

Je reviens sur quelque chose dont on a parlé tout à l'heure, le « but d'un créateur de jeu vidéo », il y a pas longtemps on m'a répondu que ça pouvait tout simplement être « choqué ». Dans une représentation de la violence, une pratique de la violence dans le jeu. C'est pourtant quelque chose qui est décrié par la société, est ce qu'on va finir par accepter la violence dans le jeu vidéo comme utile ? Comme quelque chose qui a un but ?

La violence esthétique elle a de la légitimité à partir du moment où elle est au service de quelque chose, d'un propos ou d'une dénonciation. Il ne faut pas que ce soit une violence spectaculaire. Il faudrait voir comment une violence pratiquée contrebalance un coté uniquement spectaculaire à la violence. C'est-à-dire que si je vais voir un film gore, je suis dans le pur spectaculaire. En tant que spectateur je subis ça. Mais avec le jeu vidéo je suis dans une interactivité avec la violence. En même temps, pour renforcer l'interactivité il faut pas que le joueur soit dans une habitude, il faut que ce soit disruptif...C'est les analyses de Bernard Stiegler sur le disruptif qui viennent là. Apres, moi je pense que l'idée que parce que je vois de la violence je deviens violent, c'est simpliste. C'est un peu simpliste si on veut parler d'un conditionnement simple, ça marche pas, tout est dit par Orange Mécanique sur la question : on peut me forcer à voir des films violents ça change rien. Ça ne m'inhibe pas. Par contre, ce qui est vrai, ce qui est dangereux c'est la mithridatisation. Le fait d'inocule une petite dose de poison régulièrement. Ça, ça banalise peut être les choses. Il n'y a pas que le jeu vidéo qui est responsable. On peut pointer la question de l'addiction. Ce qui est dangereux c'est l'addiction. On le voit bien avec le phénomène des séries, les gens regardent beaucoup de séries. Elles sont construites de manière telle qu'on ne finit pas un épisode sans vouloir voir le suivant. Je suppose que dans les scenarii des jeux on va retrouver les mêmes choses. Il y a des jeux ou on peut dire « je prends deux heures et j'avance dans le jeu », et des jeux ou c'est impossible. Je pense que là on peut voir une différence artistique entre les premiers et les seconds.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry