2.2 Les pratiques des femmes concernant la
phytothérapie
Ø Les fréquences d'usage :
39,15% des femmes de notre échantillon ont recours aux
plantes médicinales pendant la grossesse ou chez le nouveau-né.
Cet usage concerne 33,23% des femmes enceintes. En 2001, c'était 20% des
femmes réunionnaises qui avaient recours aux plantes pendant leurs
grossesses (41). 11,57% des femmes de l'étude de E. RONGIER en 2013, a
eu recours à la phytothérapie au cours de la grossesse (39). Et
au niveau international, c'est près de 28.9% des femmes qui avaient
recours à la phytothérapie au cours de leurs grossesses en 2013
(20). Néanmoins ce taux est peu représentatif de la
réalité puisqu'il s'agit d'une moyenne des usages, tous pays
confondus. Or, dans les pays en voie de développement par exemple, le
taux d'usage est beaucoup plus élevé. Les taux sont plus forts
à la Réunion qu'au niveau national car la phytothérapie
fait partie intégrante de l'histoire même de son système de
soins. De plus, les taux d'usage croissants reflètent les tendances
actuelles, l'essor du retour au naturel dans tous les domaines.
Ø Les plantes utilisées :
Le Framboisier Rubus idaeus a été
utilisé par 23 femmes pour déclencher le travail. Chez ces 23
femmes, la durée moyenne du travail a été de : 8 heures.
La durée moyenne du travail des femmes de notre échantillon
étant de 8 heures, notre étude ne confirme pas son
efficacité. Concernant les autres utilisations, l'Ayapana Eupatorium
triplinerve a été utilisé par 19 femmes contre les
troubles digestifs, le Gingembre Zingiber officinale a
été utilisé par 9 femmes pour cette même indication.
Contre les symptômes grippaux, les femmes ont utilisé la
Citronnelle Cymbopogon citratus (DC) Stapf (12 femmes) et la Cannelle
Cinnamomum cassia (9 femmes).
Ø Le danger des usages :
Aucun effet indésirable n'a été
relevé concernant ces pratiques et 73,00% des femmes ayant eu recours
aux plantes pendant la grossesse ou chez leur nouveau-né, sont
plutôt
60
satisfaites voire tout à fait satisfaites de leurs
usages. Cependant, bien qu'aucun effet indésirable n'ait
été rapporté dans les études menées
jusqu'à présent, l'exposition au Framboisier Rubus idaeus
pendant la gestation favoriserait l'allongement de celle-ci, ce qui semble
peu cohérent avec les effets utérotoniques
présentés (77). De plus, le Framboisier Rubus idaeus
aurait potentiellement des effets toxiques à long terme sur
l'appareil reproductif chez les descendants des lignées exposées.
La plante n'est pas inscrite dans la pharmacopée française et les
grandes instances de santé la déconseillent chez la femme
enceinte ou qui allaite. Notons cependant que l'usage qui est fait de la plante
est un usage à faible dose, et sur une courte période, on
pourrait alors être rassuré quant aux effets secondaires
éventuels quand il s'agit d'un usage restreint dans les doses et le
temps.
Les effets de la Citronnelle Cymbopogon citratus,
peuvent également être discutés.
L'embryo-foeto-toxicité du citral, constituant majeur de son huile a
été montrée au-delà de 60mg/Kg (78). Le
myrcène (composant de la Citronnelle) causerait des malformations du
squelette et des avortements au-delà de 500mg/kg chez le rat (79). Mais
on ne peut pas extrapoler les effets obtenus chez le rat et conclure quant aux
effets chez l'Homme. D'autant plus qu'aucune étude clinique n'a
été réalisé chez l'Homme et aucun effet
indésirable n'a été rapporté. De plus, ces effets
concernent l'usage sous forme d'huile, et non de tisanes, dans lesquelles les
constituants sont en quantité bien inférieure. Par ailleurs,
l'usage de celles-ci est restreint dans le temps et dans les doses, ce qui
rassure quant à son potentiel toxique.
Concernant le citron, d'après Hansen D K, Juliar B,
White G E et Pellicore L S, le citron, orange amer, Citrus
aurantifolia n'aurait pas d'effet toxique sur le développement
foetal chez le rat
(80). Traditionnellement, le jus de Citron est utilisé
pour déclencher et accélérer le travail. Une étude
a démontré l'effet utérotonique (sur les cellules de rats)
du d et du l -limonène, hydrocarbure terpénique contenu dans des
agrumes, en particulier dans le citron Citrus Limon
(81). Néanmoins, la seule présence de cette
molécule, à faible dose dans le jus de citron ne suffit pas
à lui attribuer un effet utérotonique. Aucune autre étude
n'a été retrouvée.
Les usages des plantes se font pour 60,17% des femmes y ayant
eu recours pendant la grossesse, au troisième trimestre. Bien que les
études soient peu nombreuses concernant le sujet, au niveau national,
l'étude de E. RONGIER va aussi dans le sens d'une utilisation restreinte
des plantes au 1er trimestre (4,76% de l'échantillon) et tend
plus vers une utilisation au troisième trimestre (17,00% de
l'échantillon) (39). Aucune recommandation concernant la période
d'usage des plantes pendant la grossesse n'a été
retrouvée. Mais on peut supposer qu'au troisième trimestre, les
femmes craignent moins les avortements, principal risque selon elles.
61
2/3 des femmes ont pris un traitement pendant 3 jours minimum,
conformément aux conseils des tisaneurs. 93,20% des femmes utilisent les
plantes sous forme de tisanes. C'est en effet la forme à
privilégier pendant la grossesse (33). Les plantes proviennent la
plupart du temps du jardin ou des proches. Or, les botanistes nous
amènent à rester vigilants quant aux « faux amis ».
Certaines plantes se ressemblent, et n'ont pas les mêmes
propriétés. Il y a par exemple plusieurs variétés
d'Ayapana. Des confusions entre les plantes peuvent amener à des effets
indésirables.
Concernant les usages chez le nouveau-né, 57 femmes ont
eu ou auront recours aux plantes, pour les coliques, pour plus de la
moitié d'entre elles. Lanis Foeniculum dulce est cité
par 9 femmes pour cette indication. Bien que la littérature soit pauvre,
il existe des spécialités pharmaceutiques à base de
fenouil (Lanis) pour cette indication : la Calmosine Digestion Bio®,
développée par les laboratoires Laudavie. Ainsi, les pratiques
des femmes sont vérifiées. Par ailleurs, 28 femmes ne savent pas
ce qu'elles administrent ou vont administrer à leur nouveau-né.
Il n'est en effet pas rare que la mère ne soit pas celle qui
prépare les tisanes pour le nouveau-né. L. POURCHEZ nous
renseigne en effet sur le fait qu'une personne est désignée
à cet effet. En général, il s'agit de la grand-mère
ou de la belle-mère (8).
Les femmes se fient aux données et pratiques dans la
population générale, sans prendre en compte la
particularité de la femme enceinte et du nouveau-né,
contrairement aux grandes instances qui restent prudentes face au manque de
données. Cependant les usages sont restreints dans les doses et dans le
temps (moins d'une semaine de traitement, en général 3 jours), ce
qui est préconisé par les tisaneurs, bien que ceux-ci conseillent
un usage encore plus restreint dans le temps. De plus, les plantes
utilisées sont des plantes déconseillées par les grandes
instances, mais pas contre-indiquées. Aucun effet indésirable
chez l'Homme n'a été prouvé. Mais le manque de
données ne nous permet pas de conclure rigoureusement, en affirmant la
toxicité ou l'innocuité de l'usage qui est fait. L'absence
d'effet indésirable est cependant rassurante.
Ø Les motivations des femmes :
79,90% des femmes souhaitent se soigner naturellement, et
21,60% pensent que les médicaments ne sont pas efficaces, voire sont
dangereux. En effet, après plusieurs scandales pharmaceutiques dont
l'affaire sur la Dépakine®, contre indiquée chez la femme
enceinte depuis 2018 seulement, et l'émergence de certaines maladies, le
système traditionnel reprend de l'importance aux yeux des
réunionnais. Par ailleurs, 32,40% des femmes sont attachées
à leurs habitudes familiales. Avant d'utiliser les plantes, 74,82% des
femmes (104 femmes sur 139) demandent conseil auprès de leurs proches,
qui leurs procurent d'ailleurs les plantes le plus souvent (68,34% soit 95
femmes sur 139). L'automédication et la médication par les
62
proches sont employées pour traiter des petits maux
naturellement, et par habitude familiale les femmes associeraient les plantes
à la guérison des maux communs, comme les symptômes
grippaux ou les troubles digestifs . Ce n'est cependant pas le cas selon les
spécialistes qui expliquent que mêmes les plantes peuvent
être dangereuses. Mais la médecine traditionnelle
réunionnaise est en effet une médecine de famille ; et la
médecine conventionnelle en est un complément. Mais malgré
cette réticence au système conventionnel, celui-ci est encore
important : c'est le dernier recours si « la maladie ne passe pas avec les
plantes », mais c'est le premier recours en cas de pathologie grave, ou
incurable par les plantes : « Et si ça passe pas, là on
part chez le docteur. » : Et si ça ne guérit pas, on va
chez le docteur. Ainsi, le professionnel soignant doit s'attendre
à ce que les femmes aient déjà eu recours aux plantes
avant de consulter, et prendre en compte les éventuelles interactions
entre les plantes et les traitements de la médecine conventionnelle ;
d'où l'importance de la base de données HEDRINE. Car
ceux sont aussi ces interactions, et le manque de données s'y
référant qui font l'insécurité des pratiques.
Ø Le manque d'informations au personnel
soignant.
Les spécialistes sont très peu consultés
: 61,15% des femmes n'informent pas leurs médecins de leurs pratiques,
car « les médecins lé pas au courant... » :
les médecins ne sont pas au courant. Le concept de « culture bound
syndrome » est longtemps resté dans les moeurs à la
Réunion. Pendant très longtemps il y avait « les maladies du
médecin » et « les maladies que le médecin ne connait
pas » ; d'où la séparation des deux systèmes
conventionnels et traditionnels. D'ailleurs la médecine traditionnelle -
pratique des esclaves - n'était pas reconnue par le monde colonial.
Laurence POUCHEZ décrit le secret gardé par les
réunionnais sur leurs pratiques comme, à la fois une
volonté d'affirmation de son identité créole, mais aussi
comme une marque du ressenti d'infériorité encore présente
dans les soins (8). Beaucoup de femmes séparent encore les deux
systèmes de soins et pensent que les médecins ne sont pas au
courant des « bonnes pratiques » traditionnelles : « Ben les
médecins lé pas au courant » : Les médecins ne
sont pas au courant. Clara Robert va aussi dans ce sens en 2017 en montrant
l'intérêt de mettre en place un outil d'informations sur les
plantes pour les médecins généralistes (9). De plus, les
femmes expriment parfois leur insatisfaction vis-à-vis du suivi
impersonnel du système conventionnel. Les femmes expriment une
volonté de s'affirmer dans leurs grossesses et leurs soins, en
décidant personnellement de leur système de soins (65).Il en
découle alors un manque d'échange avec le personnel
médical. Cependant, quand le personnel médical et
consulté, ses conseils sont suivis. En effet, les conseils
médicaux influencent positivement les pratiques bien que cette relation
soit faible (p=0,02 et r2=0,04)
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