Caractéristiques du paradigme de la transaction
sociale Vers un dépassement de la dichotomie holisme - individualisme
?
Le cadre de la transaction sociale semble vouloir
dépasser une série de concepts dichotomiques régissant la
pensée sociologique tels que : individuel / collectif ; liberté /
contrainte ; stratégie / norme ; rationnel / irrationnel ; formel /
informel, négociation / imposition etc.
Et l'approche nous semble marquer une attitude scientifique
« non réductionniste » qui s'attache à articuler la
complexité et la diversité des situations et comportements des
acteurs.
Notons que cette notion est d'origine belge et qu'on trouve sa
source dans l'ouvrage « Produire ou reproduire ? » de Jean REMY et
Lilianne VOYE paru en 1978617. Selon l'explication donnée par
M. Blanc618, ces auteurs ont nettement pris leurs distances avec les
principaux courants dominants de la sociologie « française »
contemporaine, c'est-à-dire à l'égard de la position
structuraliste de P. Bourdieu, de celle des mouvements sociaux de A. Touraine
et de celle de l'individualisme méthodologique de R.
Boudon619. Notons brièvement les différences
marquées par le paradigme de la transaction sociale par rapport à
ces trois courants.
Par rapport à la position structuraliste qui s'attache
à démontrer le mécanisme de la reproduction des structures
dominantes ainsi que des relations de type dominant-dominé entre les
agents, le paradigme de la
614 D'ailleurs si la notion du bricolage peut nous servir comme
point de vue de « base » pour analyser l'acte créateur des
agents, elle a une certaine limite pour appéhender le processus entre
les êtres humains ayant des natures sociales différentes. Ceci
nous semble dû au fait que la notion du bricolage est conçue par
Lévi-strauss par sa réflexion sur la relation entre la culture et
la nature, et que Lévi-strauss présuppose toujours dans son
approche structuraliste l' « esprit humain » qui est la structure
inconsciente et universelle de l'homme : dans son ouvrage « Anthropologie
structurale » (1958), l'universalité de l' « esprit humain
» est ainsi présupposée : « l'activité
inconsciente de l'esprit consiste à imposer des formes à un
contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les
esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés - (...) - il faut
et il suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à
chaque institution ou chaque coutume, pour obtenir un principe
d'interprétation valide pour d'autres institutions et d'autres
coutumes » (Lévi-strauss, 1958 : 28) D'où notre
distance à l'égard d'un tel présupposé
spécifique à l'anthropologie structurale, et la nécessite
de prendre un passage, dans nos points de vue de recherche, de l'anthropologie
(telle qu'elle est construite par Lévi-strauss) à une approche
sociologique.
615 « La transaction sociale n'est pas un concept rigoureux
», « mais elle est un paradigme » (Blanc, 1994 : 10). La
définition du paradigme donnée J. Rémy et L Voyé
est ainsi (citée par M. Blanc) : « plus qu'une somme de
concepts, le paradigme est l'image de base à partir de laquelle
s'imagine une interprétation de la réalité. Le paradigme
est ainsi le principe organisateur et inducteur de la construction
d'hypothèses et d'interprétations théoriques »
(Rémy et Voyé, 1978, cité par Blanc, 1994 : 10)
616 L'ensemble des ouvrages collectifs suivants nous fournissent
divers points de vue fondamentaux pour construire cette approche : Blanc, 1992
; Blanc et al., 1994.
617 Nous pouvons évoquer que la recherche menée par
ces auteurs porte sur le contexte particulier à la société
belge marquée par le fameux conflit complexe entre les flamands et les
wallons. Cette origine belge du concept de transaction sociale n'est pas «
un hasard », comme le commente M. Blanc : «
Déchirée par des conflits linguistiques, religieux,
politiques et économiques qui se superposent sans coïncider, la
Belgique devrait être une société bloquée et
pourtant elle ne fonctionne pas trop mal ! Il fallait donc inventer le concept
de transatcion pour `lire' ces compromis pratiques entre acteurs qui sont
contraints à cohabiter alors qu'ils restent en conflit. »
(Blanc, 1992 : 13.)
618 Blanc, 1992 : 7-9.
619 Curieusement, ces trois courants théoriques
constituent chacun un des quatre cadres principaux de la sociologie
française contemporaine après la Seconde Guerre mondiale,
expliqués par P. Ansart : structuralisme génétique
(Bourdieu) ; sociologie dynamique (Balandier et Touraine) ; approche
fonctionnaliste et stratégique (Crozier) ; individualisme
méthodologique (Boudon) (Ansart, 1990).
transaction sociale postule que les acteurs dominés
produisent également des structures sociales, et qu'ils sont capables
d'élaborer des projets620.
Par rapport à la position des mouvements sociaux,
« la logique d'opposition frontale entre les mouvements sociaux et l'Etat
est très simplificatrice621 ». Et elle ne permet pas de
comprendre les situations qui se situent entre les deux comme celle de la
coopération conflictuelle.
Par rapport à la position de l'individualisme
méthodologique, il s'agit d'une prise de distance par rapport à
son approche utilitariste consistant au souci individuel de compatibiliser les
bénéfices et les coûts. A côté de celle-ci,
l'approche de la transaction sociale admet également l'action des
individus de se contraindre, car la contrainte peut servir de cadre
stabilisateur.
Place de la transaction sociale à proximité de la
sociologie de l'organisation
Puis, l'approche de la transaction se situe à
proximité de la sociologie de l'organisation. Selon J. Rémy,
« la transaction sociale présuppose que l'on se mette dans la
perspective d'un système d'action concret » de Crozier et
Friedberg, qui implique « une mise à distance de la perspective
fonctionnaliste pour qui l'organisation est considérée comme une
solution objective aux problèmes posés par un contexte aux
caractéristiques objectivement donnés622 ». Et la
sociologie de l'organisation adopte « une perspective plus politique
où l'organisation apparaît comme un construit social
résultat de stratégies et de jeux d'acteurs623
».
Mais la transaction sociale marque également une
distance vis-à-vis de la sociologie de l'organisation. Ceci dans la
mesure où « la transaction sociale met au centre le jeu des acteurs
», et « il découle des enjeux multiples et liés
à la vie quotidienne » qui sont « transposables à
diverses échelles, qui vont de la vie domestique au pouvoir local et aux
institutions »624.
Et la différence entre les deux approches réside
dans la place de la « règle explicite ». Selon J. Rémy,
dans le cadre de la transaction, la formalisation ou règle explicite
n'est pas au centre de l'analyse, mais « une des composantes de la
régulation d'un échange »625.
Si la sociologie de l'organisation s'attache
généralement au processus de la négociation autour d'une
réglè explicite entre des acteurs stratégiques ayant leurs
propres intérêts, l'approche de la transaction sociale essaie
d'aller au-delà d'un simple cadre d'échange
d'intérêts, en abordant la « coopération ».
La distanction entre la négociation et la
coopération : si la négociation s'effectue lorsque « le
contrat repose sur l'équilibre des intérêts », la
coopération « associe au contrat par intérêt une
dimension plus directement culturelle et plus existentielle
»626.
Selon M. Blanc, la coopération « fait intervenir
des normes et des valeurs qui renvoient peut être à un
intérêt général et à long terme », mais
dans la négociation, « seuls les intérêts
immédiats peuvent étre approximativement mesurés et
équilibrés627 ».
Donc, si le « système d'action concret » tel
qu'il est supposé par la sociologie de l'organisation, « est apte
à rendre compte de la négociation mais pas la coopération
ainsi définie628 ». Mais « il y a une combinaison
des deux », « la transaction sociale s'applique à la fois aux
situations de négociation et de coopération629.
»
La position de la transaction est ainsi nette par rapport au
problème de la « régulation », selon Rémy,
« au lieu de faire de la régulation le noeud à
démêler, la transaction sociale est centrée sur la
genène de la relation ou sur les effets du compromis, sur les
étapes de l'évolution du rapport social, sur la transformation
des termes
620 Blanc, 1992 : 8.
621 Ibid.
622 Rémy, 1994 : 293.
623 Ibid. Il est intéressant d'évoquer que
l'approche stratégique de M. Crozier constitue le quatrième
courant de la sociologie contemporaine selon P. Ansart !
624 Ibid. : 294.
625 Ibid.
626 Bourdin, 1992, cité par Blanc, 1994 : 37.
627 Blanc, 1994 : 37 « Et la coopéation ne supprime
pas tout calcul d'intérêts mais elle l'inclut dans une logique
plus complexe et
elle déborde le paradigme utilitariste. »
628 Ibid.
629 Ibid.
d'échange et sur la modification des priorités. La
transaction s'intéresse surtout au processus de métissage
résultant de l'interférence entre pouvoir et
contre-pouvoir630 ».
Revenons ici à notre cas du Projet Nô-Life.
L'analyse du processus de la construction du Projet Nô-Life, ainsi que
celle du processus du jeu des acteurs institutionnels (gestionnaires du Projet
et leurs partenaires) et individuels (stagiaires) (dans le chapitre 3),
concerne non seulement certaines règles explicites de l'organisation
officielle du Projet, mais implique largement la vie quotidienne (y compris la
routine du travail) propre aux différents acteurs. Autrement dit, le jeu
des acteurs ne se déroule pas seulement « dans » le Projet,
mais également « autour » ou « avec » le Projet.
C'est pourquoi nous rejoignons l'approche de la transaction sociale apte
à intégrer la négociation définie par rapport
à une règle explicite ou officielle, dans le cadre plus large de
la coopération.
Et l'approche de la transaction sociale nous paraît tout
à fait appropriée pour analyser le processus du Projet
Nô-Life où la transaction sociale se prolonge à partir du
compromis institutionnel (entre la BPA et la CAT) à d'autres
échanges entre ses usagers (stagiaires) et les institutions partenaires,
en terme de « métissage » de représentations et
d'actions dans une interférence entre les acteurs ainsi dotés de
pouvoirs de différents niveaux et types.
Transaction sociale et processus de la construction du Projet
Nô -Life
Ensuite, nous allons essayer de réorganiser le
processus de la construction du Projet Nô-Life selon le cadre de
transaction proposé par Mormont631 développé
selon le contexte de sa recherche en matière de gestion de
l'environnement. Nous allons voir les quatre points de vue qu'il propose dans
sa conclusion pour penser le paradigme de transaction : 1
Interdépendances et incertitudes entre objet d'intervention (nature ou
environnement) et dispositifs politiques et sociaux ; 2 Redéfinition des
règles du jeu ; 3 Modèles transactionnels : cadres
institutionnalisés d'engagement et d'anticipation ; 4 Transaction :
grille d'analyse des interdépendances.
Puis, nous verrons entre le point 2 et le point 3, la notion
du transcodage que nous considererons comme outil pertinent pour comprendre la
mise en relation de divers acteurs d'une action publique. Situer cette notion
dans le paradigme de transaction sociale nous paraît également
pertinent pour éclairer celui-ci dans son processus concret.
1 Interdépendances et incertitudes entre objet
d'intervention (nature ou environnement) et dispositifs politiques et
sociaux
D'abord, selon Mormont, le problème de l'environnement
suppose deux niveaux d'incertitudes naturelle et sociale
enchevêtrées dues aux interdépendances contextuelle et
sociale. C'est-à-dire que, la validité des connaissances
scientifiques concernant l'environnement dépend fortement des contextes
variés en termes naturel et social auxquels elles
s'appliquent632. En l'occurence, on doit recourrir à une mise
en place de systèmes incitatifs : codes de bonne pratique agricole,
diffusion et vulgarisation technique, incitants économiques à
utiliser des matériels plus sûrs etc633. Puis,
l'efficacité de toutes ces mesures dépend largement de
dispositifs sociaux qui acceptent ces mesures634.
Notre contexte ne concerne pas directement le problème de
l'environnement, mais celui du vieillissement de
630 REMY, 1992, cité par Blanc, 1994 : 37.
631 MORMONT, M. (1994), Incertitude et engagement. Les
agriculteurs et l'environnement : une situation de transaction (Chapitre
10), in Vie quodienne et démocratie : Pour une
sociologie de la transaction sociale (suite), L'Harmattan : p.209-234.
632 Ex 1 : Mesures des pesticides en agriculture dans la
toxicologie. Les mesures sont difficiles à réaliser exactement en
raison d'incertitudes résidant dans l'environnement réel.
D'où une situation où le risque est supposé comme
potentiel (Mormont, 1994 :
219) Ex 2 : Rejets de pesticides dans les milieux auquatiques.
Des normes juridiques sont très difficiles à imposer en raison de
la diversité des modes d'usages de ces pesticides selon les cultures,
les sols, et les conditions climatiques (Ibid. : 220)
633 Ibid.
634 Ibid.
la population. Autrement dit, c'est le problème du monde
« humain » mais au niveau « bio-physique », car la
population vieillit naturellement.
En fait, l'interdépendance et l'incertitude aux niveaux
contextuel et social sont également grandissantes dans ce domaine.
Du côté de la population vieillie ou en
vieillissement, la catégorie « bio-physique » des personnes
âgées de moins en moins homogènes est difficile à
identifier face à l'augmentation du nombre des personnes
âgées en bonne santé. Mais le risque existe toujours ou au
moins potentiellement (surtout les affections chroniques comme le
diabète, les rhumatismes, les troubles des organes de la digestion). En
plus, les frontières entre les personnes âgées en bonne
santé, celles qui sont dépendantes, et celles qui sont malades
sont de plus en plus floues. Ce qui pose un grand problème pour la
« gestion » du vieillissement635.
Du côté de la politique sociale, les coûts
économiques sont grandissants et menaçants pour les
régimes de retraite et la sécurité sociale. Un trait
significatif : il y a de plus en plus de jeunes qui ne côtisent plus pour
le régime national de pension, ce qui menace la viabilité du
système du régime. Ce phénomène semble lié
à la méfiance à l'égard du système national
et à l'instabilité potentielle ou présente dans leur
situation économique636.
Puis, l'interdépendance sociale est effectivement
grande. La politique du vieillissement doit de plus en plus compter sur
l'autonomie individuelle et le lien social et territorial pour assurer son
efficacité. Surtout depuis l'entrée en vigueur de la Loi sur
l'Assurance des aides aux personnes âgées dépendantes en
2000, la gestion des affaires relatives à cette loi est confiée
aux agents locaux concernés dont les collectivités territoriales
combinées avec les acteurs publics et privés concernés.
D'où la thématique du vieillissement actif au niveau
international, ainsi que la thématique d'Ikigai légitimée
comme une politique locale du vieillissement au Japon.
Donc, sur le contexte contemporain du vieillissement au Japon,
nous pouvons également dire que, comme le mentionne Mormont sur la mise
en place de systèmes incitatifs agri-environnementaux, «
l'efficacité [des mesures] dépend largement de dispositifs
sociaux qui acceptent ces mesures637 ».
D'ailleurs, nous devons ajouter que le contexte du Projet
Nô-Life ne s'inscrit pas seulement dans le contexte du vieillissement de
la population générale, mais également dans celui de la
crise de la politique agricole. Elle se traduit par la diminution et le
vieillissement de la population agricole et le délabrement des terrains
agricoles, dont la politique de la modernisation agricole amorcée dans
les années 60 n'a pas pu régler la situation, face à la
logique de plus en plus puissante du marché et du monde industriel dans
le contexte de la Haute croissance économique. Loin d'améliorer
la situation, cette politique a très vite causé un effet
suicidaire tant pour l'appareil politique que pour la population agricole :
surproduction du riz et réglementation de la production rizicole
(réduction de la surface rizicole) depuis 1970638.
635 Comme nous l'avons vu dans la partie 2, l'évaluation
des degrés de dépendance (yô-kaigo do) d'une personne
âgée est sensible, d'autant plus qu'elle déterminera la
qualité et la quantité des services dont cette personne
dépandante pourra bénéficier.
636 En ce moment, le régime de pensions est un des sujets
politiques les plus sensibles au Japon.
637 Mormont, 1994 : 220.
638 De ces constats, nous pouvons également
évoquer des éléments explicatifs pour la question suivante
: pourquoi au Japon (du moins au niveau local de manière
dispercée), met-on en relation la crise agricole avec le vieillissement
de la population générale, alors que l'environnement n'est pas
pris en compte, nous semble-t-il en tout cas, avec autant d'importance et de
sensibilité qu'en Europe ?
- L'agriculture japonaise, telle qu'elle est historiquement
constituée dans la civilisation japonaise, dérange moins
l'environnement naturel que celle occidentale qui est beaucoup plus extensive
et historiquement basée sur un défrichement massif de la
forêt (grandes cultures, élevage extensif, raisins...). Au Japon,
il est impossible de défricher de la même manière qu'en
Europe, car la forêt est essentiellement montagnarde et très
dense. Et cette forêt a toujours géré, directement et
effectivement, la ressource en eau et les désatres naturels (pluies,
érosion, typhons, innondation etc). Et ceci tout en coexistant avec les
rizières montagnardes à petite échelle qui constituent
elle-mêmes également des réservoirs d'eau : ce qui n'est
pas le cas pour les cultures céréalières en Europe ! - En
matière de la ressource en eau, au Japon, la qualité et la
quantité en ressource en eau sont considérables. Au Japon, la
riziculture extensive et « chimique » ne pollue pas l'eau souterraine
autant qu'en Europe occidentale. Car les engrais et les pesticides sont
filtrés par l'eau des rizières. S'y ajoute l'abondance du flux de
l'eau et de la pluie (pluviométrie japonaise trois fois plus importante
qu'en Europe !) De plus, au Japon, l'eau potable provient essentiellement de
l'amont des rivières, et pas des nappes phréatiques comme en
Europe occidentale. Du coup, la pollution de l'eau souterainne par
l'agriculture est moins mise en cause. Si l'élevage intensif a
été très fortement contesté par la population
urbaine au Japon depuis les années 60, c'était à cause de
dérangements humain et urbain (odeurs) plutôt que du
dérangement écologique.
- Enfin, nous pouvons évoquer
l'accéssibilité importante de la population urbaine à la
production agricole au Japon. Car la petitesse naturelle et historique de
l'agriculture japonaise et la situation de pluriactivité
développée par l'industrialisaton, ont
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