WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

à‰volution du débat sur la rétroactivité de la norme prétorienne en droit privé : vers un droit transitoire pour la jurisprudence ?

( Télécharger le fichier original )
par Julien MOAL
Facultés des affaires internationales, Le Havre - Master de recherche en théorie générale du droit 2006
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

§ II / Un droit transitoire original pour une norme particulière.

En 1968, Jean RIVERO, expliquant que « le juge ne peut, dans un seul et même arrêt, formuler une règle nouvelle et appliquer, à la solution de l'espèce, la règle antérieure, car la seule justification de son pouvoir normatif réside précisément dans la nécessité où il se trouve de donner, à la décision qu'il va prendre, le fondement d'une règle générale », écrivait que « la technique d'édiction de la règle juridictionnelle, qui lie formulation de la règle et application à l'espèce, le condamne à la rétroactivité : la sécurité juridique se trouve ici nécessairement sacrifiée au progrès du droit »440(*).

Trente-cinq ans plus tard, le Rapport MOLFESSIS, pour passer outre cet obstacle, décidait de reconnaître officiellement le rôle normatif de la jurisprudence. Cette reconnaissance, accomplie sans pour autant résoudre le problème du fondement de la règle jurisprudentielle, permettait au rapporteurs d'élaborer un système de droit transitoire pour la jurisprudence441(*) construit sur quatre piliers : sécurité juridique, prise en compte des effets du revirement de jurisprudence, approche individuelle, au cas par cas, et redéfinition partielle du revirement pour mieux appréhender le domaine de ce droit transitoire, l'ensemble étant conçu comme un mécanisme d'exception. Mais cette reconnaissance de l'existence de la règle jurisprudentielle est faite pour des objectifs limités et précis ; elle oblige à construire un système de droit transitoire, mais il n'est pas prévu qu'elle ait d'autre conséquence.

Bref, des caractères qui ne sont pas vraiment ceux du droit transitoire moderne, pour une norme bien différente de la norme législative, objet de la théorie des conflits de lois dans le temps. Si la Cour de Cassation suit les propositions du Rapport, le droit transitoire pour les revirements de jurisprudence serait donc construit, pour paraphraser les termes du rapport, par comparaison avec la théorie des conflits de lois dans le temps, mais sans assimilation.

Les propositions du Rapport MOLFESIS visent d'une part à donner à ce droit transitoire un objet bien précis, le revirement de jurisprudence dangereux pour la sécurité juridique (A) , puis à appliquer une méthode de travail visant à séparer la création de la norme nouvelle et son application au cas d'espèce qui lui a permis de naître (B) .

A. Le domaine du revirement pour l'avenir.

C'est ici qu'apparaît la première différence avec la théorie des conflits de lois dans le temps. Celle-ci traite d'une norme codifiée constitutionnellement, dans un souci de systématisation. Le rapport MOLFESSIS, traitant d'un phénomène naturellement multiforme, aux contours parfois flous et controversés (1) , a préféré proposer de conditionner l'utilisation d'une certaine méthode au caractère dangereux de cette norme, dans une logique de réaction face aux effets négatifs de la rétroactivité du revirement (2) .

1) Les difficultés pour identifier la norme objet du droit transitoire.

Face aux difficultés tenant à l'identification du revirement, depuis longtemps soulignées par la doctrine (a) , le rapport MOLFESSIS a entendu adopter une solution pragmatique, ne donnant par ailleurs que des indications quant à l'identification du revirement. Mais en évitant de donner un critère précis, le rapport laisse le justiciable dans une certaine insécurité (b) .

a. Une norme dont l'identification reste problématique.

Pour rappeler la nécessité de l'identification de la norme issue du revirement, le rapport cite le Doyen ROUBIER : « N'y aurait-il pas lieu [...] de définir la portée d'application des jurisprudences nouvelles ? Cependant il faut bien convenir qu'il existe un obstacle insurmontable dans notre droit : c'est l'impossibilité où l'on est de déterminer, avec une précision suffisante, le moment où la jurisprudence est fixée ; on ne peut, pour cette raison, assimiler le changement qui se produit dans le droit des arrêts à un changement de loi »442(*). Une lueur d'espoir surgit heureusement lorsque l'auteur ajoute : « Peut-on envisager qu'une jurisprudence nouvelle n'ait d'effet que pour les faits ou les situations postérieurs au jour où elle a été dégagée ? Ce serait sans doute possible, dès l'instant que l'on peut dater la nouvelle jurisprudence, grâce au principe de l'autorité immédiate des décisions, et ainsi on pourrait assimiler le traitement des changements de jurisprudence à celui des changements de législation ». Bref, il faut, par hypothèse, savoir précisément ce qu'est un revirement pour élaborer un droit transitoire des revirements de jurisprudence.

Cet objectif étant précisé, le problème reste la difficulté à donner un critère précis permettant d'identifier ce qu'est un revirement de jurisprudence. « Certes, le revirement de jurisprudence renvoie à un changement de la règle applicable au litige sous la seule action du juge. Il manifeste « l'abandon par les tribunaux eux-mêmes d'une solution qu'ils avaient jusqu'alors admise »443(*). On admettra donc sans peine que, pour qu'il y ait revirement de jurisprudence, le changement ne doit pas pouvoir être imputé à l'action d'une autre autorité - un changement formel de la loi applicable, par exemple. Mais au-delà de ces considérations élémentaires, il règne une grande incertitude. Or de telles difficultés, ainsi qu'il vient d'être rappelé, doivent impérativement être levées si l'on entend que le revirement fasse l'objet d'un régime ad hoc. »444(*)

Cette difficulté à identifier précisément le revirement de jurisprudence parmi toutes les aspects du phénomène jurisprudentiel, la doctrine l'a déjà éprouvée depuis fort longtemps et ne semble pas, pour le moment, parvenir à trouver de critères précis. Avant même de parler de revirement, la jurisprudence elle-même fait l'objet de débats quant à ses caractéristiques exactes. Ainsi, comme l'explique le Professeur Catherine PUIGELIER445(*), la notion de jurisprudence est censé être caractérisé par la rupture dans une jurisprudence constante. Or, à quoi renvoie cette notion de constance ? Souvent, la constance de la jurisprudence est perçue comme liée à un phénomène de répétition, provoquant un parallèle entre la jurisprudence et la coutume. Ce parallèle est d'ailleurs renforcé par l'élément d'adhésion nécessaire à l'existence de toute règle jurisprudentielle : « la règle jurisprudentielle se consolide lorsque la solution est acceptée par les usagers, spécialement par les juristes. On les a même parfois confondues en tant que telle, n'existe pas : il n'y aurait que des règles coutumières dont la formation est provoquée par les décisions judiciaires »446(*). Mais dans le même temps, une jurisprudence constante peut naître sans répétition : c'est parce qu'une décision unique peut former une jurisprudence constante « qu'il a fallu inventer la distinction entre l'arrêt de principe (porteur de constance probable) et l'arrêt d'espèce (entaché d'incertitude) . Ainsi, la véritable frontière n'est pas entre un et plusieurs, mais elle passe entre l'incertitude et la constance »447(*) « Enfin, Emile GARCON avait écrit que les arrêts ne se comptent pas, « ils se pèsent et s'apprécient ». Autant dire que la constance en droit ne signifie pas toujours répétition, que le temps est là trompeur, que la constance créatrice peut être paradoxalement instantanée, se réduire à la force d'un message plutôt qu'à la seule répétition de celui-ci »448(*).

En 1984, le Professeur Christian ATIAS449(*) expliquait que « pour que la qualification d'arrêts de principe constitue la reconnaissance du pouvoir normatif de la jurisprudence, il faudrait que ces décisions fussent véritablement porteuses d'un principe. Leur force découlerait alors de leur signification dépourvue d'ambiguïté pour l'avenir ; Les arrêts de principe serait ceux qui donneraient directement vie à un principe de droit applicable tel quel. Il n'en est pas toujours ainsi ; il se peut même qu'il en soit très rarement ainsi. Dans bien des cas, le principe est plus ou moins mêlé à d'autres significations de l'arrêt. Celle qui devient dominante ne l'emporte que pour des raisons relativement extérieures à la décision elle-même ». L'auteur explique ainsi que les « arrêts de principe »sont en réalité des « arrêts à principe », souvent porteurs non d'un principe indiscutable, mais de plusieurs significations possibles. Les « arrêts de principe » sont même souvent des arrêts d'espèce qu'il n'est pas possible d'étudier indépendamment du contexte dans lequel ils sont rendus, des circonstances de l'affaire...

Bref, même si l'on part du postulat que la norme jurisprudentielle existe de façon autonome, restent des difficultés pour identifier cette norme, issue d'un phénomène complexe et multiforme, difficultés qui devraient être résolues avant d'élaborer un régime pour l'application de cette norme dans le temps.

Si ces difficultés devaient être résolues, Christian ATIAS rappelle encore que le revirement lui-même est un phénomène multiforme qui ne peut être appréhendé de la même façon que la norme de droit écrit : « Les revirements de jurisprudence sont extrêmement différents les uns des autres. Il est douteux qu'une seule et même règle puisse régir heureusement leurs effets. Gardons nous de la trompeuse simplicité des principes ! La modification de l'interprétation d'une disposition - approfondissement, clarification, affinement - ne peut probablement pas être traitée comme l'abandon pur et simple d'un principe consacré. Dans l'une et l'autre hypothèse, la distance qui sépare la règle ancienne de la règle nouvelle est incomparable. Elle est encore accrue lorsque le revirement s'explique, moins par une amélioration supposée de l'analyse, que par un changement du fait social ou idéologique »450(*).

« Aux côtés de la technique de cassation, divers phénomènes peuvent encore participer à la découverte d'un faux revirement de jurisprudence. Parmi ceux-ci, on peut citer le raisonnement par analogie ou le raisonnement par syllogisme qui sont l'occasion de beaucoup d'incertitudes de compréhension - et l'on sait que la matière juridique utilise beaucoup ces deux types de raisonnement - , tout comme d'ailleurs les mots dont la place dans une phrase peut faire fortement varier l'interprétation, tout comme encore l'époque, l'environnement juridique, la politique judiciaire adoptée qui peuvent faire varier le sens d'une phrase, d'un paragraphe, d'un attendu. A ce point donné, démêler ce qui relève du revirement ou non est loin d'être facile, même pour les magistrats suprêmes. Parce qu'il est en effet des cas où il ne s'agira en effet que d'une simple divergence - et non d'un revirement - due (à nouveau) à une technique de cassation parfois difficile à comprendre, à des faits sensiblement différents, à des griefs soulevés différemment, à des raisonnements et mots utilisés de façon différente. Bien mieux, il peut n'être parfois question que d'une précision, d'un point de droit déjà adopté de longue date, soit parce que le problème ne s'était pas posé sous cet angle là, soit parce qu'un fait nouveau pouvait autoriser les magistrats à préciser, affiner la position qui étaient la leur »451(*).

Mais la difficulté la plus subtile reste probablement qu'au delà des faits bruts, la perception de ces faits compte aussi beaucoup. Comme le note très justement Philippe MALAURIE, « une divergence de jurisprudence, un flottement de jurisprudence, et même un revirement de jurisprudence auxquels la doctrine ne s'est pas intéressée n'existent pratiquement pas »452(*). Catherine PUIGELIER explique de façon plus mesurée, que « dans ce domaine, la doctrine joue un rôle considérable d'interprétation ; c'est chaque jour qu'elle révèle des bouleversements qui n'en sont pas vraiment »453(*).

Vincent HEUZE, enfin, rappelle « la grande diversité du phénomène jurisprudentiel », mais aussi « l'extrême complexité du processus qui, du fondement parfois implicite de la solution retenue à l'occasion d'un litige, donné, aboutit à la croyance éventuelle du corps social en l'existence d'une règle véritable, et qui résulte tout à la fois de l'attitude ultérieure de l'ensemble des juridictions, souvent partagées entre l'ignorance, l'adhésion la résistance et la résignation, des commentaires de la doctrine savante, eux-mêmes constitués d'extrapolations, de critiques, de réserves, d'approbations et de justifications, et enfin des synthèses plus ou moins fiables qu'en offrent les ouvrages de vulgarisation, la presse, spécialisée ou non, et les représentants des syndicats ou des associations les plus diverses »454(*).

Bref, le problème du revirement de jurisprudence, et plus largement de la norme jurisprudentielle, reste la difficulté à le caractériser de façon vraiment précise, aussi bien dans l'abstrait que dans chaque cas particulier, pour chaque précédent ; mais surtout, il est difficile de le caractériser d'une façon qui soit universellement admise par les acteurs du droit. Dès lors, si la doctrine, dont la raison d'être est en partie de systématiser les phénomènes du droit ne parvient pas à s'entendre, la question se pose de savoir si les juges eux-même, au quotidien, lorsque la question de la limitation des effets d'une norme dans le temps se posera, parviendront à s'entendre sur la portée, le sens, ou les limites de la ratio decidendi...

Ces difficultés ne pouvaient échapper aux rapporteurs eux-même : « la notion même de revirement est sujette à débat. Faut-il parler de revirement lorsque la nouveauté introduite par le juge n'induit pas, concrètement, un changement de situation dans la personne même des justiciables ? La question mérite d'être posée si l'on songe aux hypothèses dans lesquelles l'innovation porte sur le fondement retenu par le juge pour asseoir une solution. (...) Faut-il parler de revirement lorsque la Cour de cassation choisit de paralyser le jeu des clauses limitatives de responsabilité, non plus par une interprétation extensive de la faute lourde - assimilée au dol (article 1150 c. civ.) - mais sur le fondement de la cause (art. 1131 c. civ.) ?

Ensuite, parce que les évolutions jurisprudentielles, comme on l'a vu, sont souvent progressives, de telle sorte que la rupture avec la solution antérieure est parfois difficile à repérer ou à dater. Comme le souligne François RIGAUX455(*) : « Seul le renversement d'une jurisprudence établie donne à la solution un caractère non douteux de nouveauté. Mais il est plus difficile de décider si la Cour énonce une règle nouvelle quand elle étend le raisonnement déjà suivi dans des décisions antérieures. A peine est-il besoin d'ajouter que, sauf dans le cas exceptionnel où la Cour renverse explicitement sa jurisprudence, le degré de nouveauté du précédent est difficile à évaluer »456(*).

Mais le fait de s'entendre sur la question de savoir s'il y a un revirement ne serait qu'une première étape ; au delà du fait de savoir s'il y création d'une nouvelle norme, reste la détermination de la portée et le sens de la solution voire son existence même. Sur ce dernier point, le Rapport note que « si le revirement de jurisprudence suppose l'existence d'une jurisprudence457(*) et son abandon, ce simple truisme recèle souvent, en pratique, nombre de difficultés. »

« L'incertitude se manifeste lorsque la rupture est le fait d'une formation différente de celle qui avait consacré la solution admise jusqu'alors. On pourrait fort bien, en effet, être en présence d'une divergence de jurisprudences entre chambres et non d'un revirement. Ainsi, selon Vincent DELAPORTE458(*) : « Pour qu'il y ait revirement, il faut que la solution nouvelle s'oppose à une règle de même origine jurisprudentielle, de la même juridiction et [...] de la même formation. Car si les solutions opposées proviennent de différentes formations de la Cour de cassation, il y a une contradiction qui, si on peut se permettre un parallèle avec la contradiction de motifs, équivaut à une absence de jurisprudence ».

Le fait qu'une chambre retienne une solution différente de celle jusqu'alors consacrée par une autre ne signifie en effet pas nécessairement qu'il y ait revirement de la Cour de cassation en son entier ; celle-ci peut se trouver divisée.

Symétriquement, faut-il s'interdire de parler de revirement de jurisprudence lorsqu'une formation supérieure de jugement vient, de manière plus ou moins disciplinaire, mettre fin à de telles discordances ?»459(*)

Le Rapport évoque ensuite quelques difficultés techniques pouvant surgir quant à la portée de la solution : « l'incertitude se manifeste lorsque l'on est conduit à hésiter sur la portée de la solution, en raison de l'imprécision de ses termes et des interrogations qu'ils soulèvent. De très nombreuses illustrations pourraient en être apportées, qui témoignent des difficultés d'interprétation que peuvent provoquer les décisions de la Cour de cassation.

Ainsi en a-t-il été de la solution inaugurée par l'arrêt ROCHAS de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en matière de responsabilité du fait d'autrui. Celle-ci a en effet jugé, par un arrêt du 12 octobre 1993, que la responsabilité du préposé ne pouvait être engagée lorsque celui-ci agit dans le cadre de la mission qui lui est impartie par son employeur, là où auparavant il se trouvait tenu avec le commettant. Or, non seulement l'arrêt n'émanait pas de la deuxième Chambre civile mais encore il semblait ambigu, parce que rendu sur le fondement de la faute et donc de l'article 1382 du Code civil. D'où des lectures dissemblables: certains ont considéré que l'arrêt constituait un revirement ; d'autres ont estimé qu'il s'agissait uniquement d'une solution d'espèce, limitée à la question de la faute commise par le préposé. C'est l'arrêt COSTEDOAT de l'Assemblée plénière du 25 février 2000 qui lèvera les doutes.

On rangera également sous cette bannière les arrêts dans lesquels les conclusions ou le rapport font croire à un maintien de la jurisprudence antérieure alors que la solution nouvelle semble ne pas être en continuité avec celles qui l'ont précédée. Le changement est alors dissimulé ou minoré, le dogme de la continuité jurisprudentielle pouvant conduire à ce que les ruptures soient masquées.

Dans un registre différent, il faut compter aussi avec les difficultés de qualification qu'entraîne l'adoption, par la Cour de cassation, d'une solution qui, pour être nouvelle, ne constitue pas expressément l'abandon d'une solution ancienne. Il en est notamment ainsi lorsqu'elle n'a pas eu, antérieurement, l'occasion de statuer sur la question soulevée. A proprement parler, on n'est pas en présence d'un revirement faute d'abandon d'une solution antérieure. Mieux vaut évoquer un aboutissement. Mais de nouveau, est-ce suffisant pour faire sortir cette décision-là »460(*).

On relèvera enfin que « la procédure de la Cour de Cassation est elle-même assez opaque. Peu de textes la réglementent et elle résulte pour une large part des usages du palais ou des incitations issues de la lettre du premier président. C'est ainsi que les modifications de procédure issues des condamnations de la France par la Cour Européenne des droits de l'homme ont eu lieu sans texte, « en interne ». »461(*)

b. Les propositions du rapport MOLFESSIS pour remédier à l'imprécision de revirement.

Le groupe de travail a proposé de développer une réflexion sur un sujet qui ne concerne pas directement la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence, mais qui influe sur la notion de jurisprudence : en effet, il « déplore les difficultés de repérage qui résultent de l'hétérogénéité de la jurisprudence de la Cour de cassation. Aux divergences entre chambres, s'ajoutent les risques de disparités de solutions entre formations d'une même chambre »462(*). Il a également de proposer de revenir sur les techniques de motivation des arrêts. Mais ces thèmes seront développé plus longuement dans une deuxième section, relevant plus de la lutte contre l'imprévisibilité de la jurisprudence que de la lutte contre sa rétroactivité.

Le groupe de travail a également fait plusieurs propositions afin de faciliter l'identification des revirements - dans l'optique de la seule modulation dans le temps du revirement ou dans une optique plus générale - en remodelant leur visage, afin que celui-ci ne soit plus que le fait des juridictions les plus haut placées. Il affirme tout d'abord que « Le pouvoir de moduler les effets dans le temps des revirements de jurisprudence doit appartenir exclusivement à la Cour de cassation », justifiant ce choix par l'idée que « le pouvoir de moduler les effets dans le temps des revirements de jurisprudence doit être compris comme résultant strictement de l'office du juge de cassation. Il ne saurait être dévolu aux juges du fond.

Plusieurs arguments essentiels justifient ce choix. Le plus important d'entre eux tient sans doute au fait que c'est bien la rétroactivité d'un revirement de jurisprudence qu'il s'agit de moduler. Or il ne saurait y avoir de jurisprudence judiciaire, au cas ici visé, que de la seule Cour de cassation. La faculté de moduler dans le temps les décisions de revirement est attachée au pouvoir créateur du juge.

Au demeurant, une exigence d'égalité de traitement des justiciables renforce cet exclusivisme. De la même manière que la Cour de cassation a pour mission d'assurer l'unité de l'interprétation de la règle, elle doit assumer l'unité de son application dans le temps.

A quoi il faut ajouter que l'exigence de sécurité juridique milite à son tour pour qu'un tel pouvoir soit reconnu à la seule Cour de cassation, condition sine qua non pour que les anticipations légitimes, que la réforme ici envisagée entend protéger, soient garanties »463(*).

Mais outre cet appel à la discipline des juges du fond, le Rapport MOLFESSIS envisage également cette optique hiérarchique du revirement de jurisprudence pour la Cour de cassation elle-même : « Le pouvoir de procéder à un revirement de jurisprudence comme le pouvoir d'en moduler les effets temporels doivent être réservés aux formations de jugement aptes à assurer l'unité d'interprétation de la règle au sein de la Cour de cassation (Assemblée plénière, Chambre mixte, plénières de Chambre)

Le Groupe de travail estime que le revirement lui-même et donc par voie de conséquence la décision consécutive portant sur son éventuelle modulation dans le temps doivent relever d'une décision sans ambiguïté de la Cour de cassation. Parce que le revirement traduit un choix et exprime le pouvoir créateur de la Cour de cassation, un devoir de cohérence et l'exigence de certitude du droit militent pour que des formations restreintes (formations à trois, formations de sections) ne s'arrogent pas le pouvoir de procéder à un revirement de jurisprudence.

Il importe en effet que la décision de moduler les effets d'un revirement présente des caractéristiques suffisantes de certitude et de stabilité. Indépendamment même de la gravité de tout changement de jurisprudence et de la solennité qui s'attacherait à l'éventuel prononcé d'une décision visant à en limiter l'effet rétroactif, il faut considérer qu'une contradiction interne entacherait la solution si elle devait être incertaine ou fragile, puisqu'il s'agit de contribuer à la sécurité juridique »464(*).

Cette idée, qui permettrait de mieux maîtriser le revirement en ne le confiant qu'à quelques juges et uniquement dans une optique hiérarchique, n'est pourtant pas sans inconvénients : « elle exclut les formations de section et leur compétence technique particulièrement aiguës »465(*).

Le groupe de travail propose également de préciser le domaine de la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence. Pour cela, il refuse ce qui avait été demandé par une partie de la doctrine466(*), mais également par le MEDEF467(*) dans l'avis remis au groupe de travail, et cantonne le champ de la modulation dans le temps aux seuls revirements de jurisprudence, et non à l'apparition de toute solution nouvelle. Ce cantonnement de la modulation dans le temps aux seuls revirements de jurisprudence permettrait ainsi de ne pas étendre ce qui consiste, quelles qu'en soit les raisons, en un refus d'appliquer une règle qu'on estime meilleure. En outre, il est inspiré par un souci de rigueur : « Le revirement seul corrode la présomption de vérité attachée à la chose jugée »468(*).

Xavier BACHELLIER et Marie-Noëlle JOBARD-BACHELLIER, commentant les propositions du rapport, ont cependant regretté ce choix : « La réflexion sur ce point ne doit pas, selon nous, se limiter aux revirements proprement dits qui supposent une solution antérieure contraire clairement affirmée mais doit s'étendre à l'émergence d'une solution nouvelle dans un domaine où auparavant la question ne s'était pas posée parce que les effets nocifs de la rétroactivité peuvent être les mêmes dans les deux cas »469(*).

Mais ces propositions ne concernent que des points particuliers. En effet, « S'agissant du périmètre des décisions dont il convient de soumettre les effets à un pouvoir de modulation dans le temps, le Groupe de travail a estimé qu'il n'existe aucune possibilité d'affirmer, de manière certaine et indiscutable, ce qu'est un revirement de jurisprudence. Si les discussions dont il vient d'être fait état sont essentielles, il n'empêche que celles portant sur l'appréciation de la notion de revirement ou encore sur l'existence d'un revirement n'apparaissent pas pouvoir être tranchée par un criterium objectif incontestable.

En dépit de l'importance des débats autour de la labellisation de « revirement de jurisprudence », le Groupe de travail estime qu'il s'agit, sous l'aspect qui retient son attention, d'un faux problème. Dès lors que l'on envisage l'instauration d'un droit transitoire des revirements, il n'existe, en définitive, qu'une seule manière cohérente de constituer ce cadre : elle consiste à considérer que le juge, auteur du revirement, est le seul à pouvoir conférer, de manière objective et surtout efficace, au regard du système juridique lui-même, une telle qualification à ses décisions »470(*).

Ce choix, placé sous le signe du pragmatisme et de la souplesse, n'est pas sans inconvénients, ni sans risque, le groupe de travail en convient : « Nul doute que l'on pourra, de l'extérieur, critiquer la qualification qu'il aura pu effectuer, comme on le peut pour toute décision. Ou encore que le juge pourra user d'un tel pouvoir pour déroger à l'interrogation portant sur les effets dans le temps de sa décision, empruntant sous cet aspect au distinguishing »471(*).

Evoquant le risque d'un système arbitraire, Bérangère LACOMBE affirme que, dès lors, « selon que le juge souhaitera ou non se prévaloir de sa faculté de moduler l'application dans le temps de son interprétation, il déclarera opérer ou non un revirement. Ainsi, soit des justiciables, théoriquement en droit de demander tout au moins l'examen par le juge du problème de l'application rétroactive d'une interprétation qui s'apparenterait à un revirement, pourront se voir opposer de la part de ce dernier que, ne s'agissant pas d'un revirement, cette question ne se pose pas ; soit à l'inverse, des justiciables pourront se voir refuser le bénéfice d'une interprétation qualifiée à tort par le juge de revirement dans le but de pouvoir en moduler l'application dans le temps.

Et, dans ce cas, confier à un autre juge, même supérieur, la fonction de déterminer s'il existe un revirement, et nécessairement en suivant, s'il est nécessaire d'en moduler les effets dans le temps, ne serait-ce que substituer un arbitraire à un autre »472(*).

Dès lors, le choix de l'indétermination du champ d'intervention de la non-rétroactivité n'aurait pour conséquence qu'un « simple déplacement de l'insécurité juridique »473(*)

Comme l'explique Philippe MALINVAUD, « on ne peut néanmoins s'empêcher d'éprouver une certaine gène. A la vérité, les décisions par lesquelles la Cour de Cassation disposera que telle solution nouvelle est un revirement de jurisprudence et ne sera pas rétroactive ne sont pas inquiétantes car l'exigence de sécurité juridique n'est pas mise en cause. Il n'en va pas de même pour celles qui, bien que modifiant la règle de droit jurisprudentielle, ne seront pas reconnues comme revirement de jurisprudence.

Paraphrasant la formule de l'article 1353 du Code civil, on pourrait dire que le choix entre la rétroactivité et la non-rétroactivité de la règle nouvelle est « abandonnée aux lumières et à la prudence du magistrat, ce qui ne laisse pas d'être assez inquiétant. On aimerait ici suggérer aux juges de s'inspirer des principes qui sous-tendent les règles de l'application de la loi dans le temps, spécialement lorsqu'ils rendent des décisions dont les conséquences sont majeures pour tout un secteur de l'économie »474(*).

Pour le groupe de travail, cette démarche est pourtant la seule qui permette d'avancer sans se heurter à un problème insoluble. Par ailleurs, des considérations d'ordre théorique permettraient de justifier cette solution : « la possibilité pour le juge de moduler les effets temporels de la jurisprudence suppose, comme on l'a déjà dit, que le pouvoir créateur des décisions qu'il rend soit effectivement reconnu. Dès lors, il est également logique de considérer que la qualification même de revirement de jurisprudence relève de la même décision créatrice. Il appartient à celui qui a pris la décision de modifier l'état du droit d'assumer son pouvoir, et de le faire reconnaître comme tel, dès lors que ce pouvoir de création du droit ne lui est plus complètement dénié.

Qui d'un point de vue pratique, pourrait « dire » efficacement l'existence du revirement et posséder l'autorité nécessaire pour se faire, sinon le juge lui-même ? Au reste, nul ne saurait imposer au juge un tel choix et lui enjoindre de moduler les effets de telle décision plutôt que de telle autre. Le réalisme rejoint ici la cohérence intellectuelle : le juge est le seul à disposer du moyen de faire que le revirement en soit un au regard du droit positif »475(*).

On remarquera enfin que cette proposition laisse un vide sur lequel le rapport ne dit rien. En effet, seul le juge qui procède à un revirement doit pouvoir affirmer l'existence de ce revirement, de façon à ce que lui ou d'autres juges, dans d'autres litiges, puissent moduler les effets dans le temps de ce revirement. Mais cette proposition de « marquage » du revirement par le juge lui-même au moment du revirement ne peut logiquement s'appliquer qu'aux revirements de jurisprudence qui auront lieu après l'adoption éventuelle des propositions du Rapport MOLFESSIS. Les revirements qui auront eu lieu avant l'adoption de ces propositions par la pratique ne seront donc par « marqués » dans l'optique d'un meilleur « repérage » des revirements.

Quel sera le sort des normes issues des revirements qui auront eu lieu avant l'adoption des propositions par la pratique ? Le Rapport MOLFESSIS n'en dit rien, ce qui laisse deux possibilités. La première est de laisser le juge à qui il est demandé de procéder à un revirement pour l'avenir apprécier lui-même, a posteriori, l'existence d'un revirement. L'inconvénient est ici de laisser exister deux procédures incompatibles selon la date du revirement, alors que la procédure appliquée aux revirements antérieurs aux propositions du rapport MOLFESSIS n'aura été prévue qu'après l'adoption éventuelle des propositions de ce rapport par la pratique, et non pas prévue à l'époque du revirement.

La seconde possibilité, en l'absence de dispositions transitoires, est de laisser ces revirements sous l'empire du droit - et de la pratique - tel qu'il était conçu à l'époque du revirement, et non pas tel qu'il sera conçu ultérieurement après l'adoption éventuelle des propositions du Rapport MOLFESSIS. Le revirement de jurisprudence serait donc considéré comme déclaratif et non rétroactif, et les effets de la norme issue du revirement ne seraient donc pas modulés dans le temps.

Ce qui ne serait peut-être pas conforme aux principes des conflits de lois dans le temps si l'on considère que les dispositions du rapport interviennent dans le domaine de la procédure, et non pas dans le cadre d'un régime substantiel. Mais nous sommes là dans un droit transitoire conçu comme étant analogue et non pas identique à celui conçu pour régir les conflits de lois dans le temps.

Cette seconde possibilité éviterait de voir les propositions d'un rapport conçu pour empêcher l'application rétroactive ou immédiate de normes de droit s'appliquer ironiquement de façon rétroactive ou immédiate aux revirements passés.

Voici comment Soraya AMRANI MEKKI476(*) résume les possibilités pour qu'un revirement soit signalé : « Puisqu'il s'agit d'un revirement de jurisprudence, il faut considérer qu'il y avait préalablement une jurisprudence établie en sens contraire. Or, depuis la procédure de non-admission instaurée par la loi du 25 juin 2001, le pourvoi qui irait à l'encontre d'une jurisprudence constante ne devrait pas être admis. Cette procédure n'est pas la condamnation des revirements de jurisprudence. Simplement, il est demandé aux avocats aux conseils une honnêteté intellectuelle. Ils doivent reconnaître l'existence de la jurisprudence constante et demander sa modification. Leurs conclusions doivent alors contenir les motifs d'un tel revirement. En ce cas, rien de plus aisé. La formation restreinte, si elle considère qu'il y a effectivement des motifs sérieux d'opérer le revirement, déclarera admis le pourvoi. Dans une telle hypothèse, la solution ne s'imposant pas, il y aura renvoi de l'affaire à une formation plénière, compétente pour connaître le revirement selon le rapport.

Si les avocats aux conseils n'ont pas alerté la formation, ce peut encore être le rôle du conseiller rapporteur qui, intervenant au vu des conclusions, peut découvrir un possible revirement ou souhaiter un revirement qui n'aurait pas été requis. Ce dernier pourrait encore résulter de l'intervention de l'avocat général. Néanmoins, ce serait plus étonnant car il n'existe que 22 avocats généraux qui sont aujourd'hui d'autant plus débordés que le conseiller rapporteur ne leur communique plus qu'un rapport objectif, comme aux parties, pour éviter une rupture de l'égalité des armes. Le revirement devrait, ce qui devrait être assez rare, être décelé en formation restreinte au stade des débats pour justifier un renvoi à une autre formation, la décision ne s'imposant plus. Enfin, dans l'hypothèse où personne ne se serait aperçu du revirement, la doctrine pourrait le souligner a posteriori477(*).Une voie de recours en omission de statuer ne serait pas pour autant admise car il n'est pas possible de reprocher aux juges de ne pas avoir statué sur la modulation dans le temps qui n'a pas été demandée. Pourtant, la partie n'a pas à demander ab initio une application dans le temps particulière. Il ne s'agit pas d'une partie du litige stricto sensu mais des effets juridiques de la détermination d'une norme. La question de l'application dans le temps du revirement déborde la matière litigieuse, ce qui se révèle matériellement par la suggestion du rapport de rédiger un double dispositif. »

2) Détermination du revirement dangereux.

L'identification du revirement de jurisprudence, à l'origine d'une norme jurisprudentielle nouvelle, n'est que la première étape vers la modulation éventuelle des effets du revirement dans le temps. Tout revirement de jurisprudence ne sera pas opéré sur le mode du revirement pour l'avenir ; le Rapport MOLFESSIS ne propose pas l'extension de l'article 2 du Code civil à la jurisprudence, et la non-rétroactivité ne sera pas un principe général applicable sauf exception, comme cela a parfois été proposé.

En effet, une fois cette identification opérée, la deuxième question est de savoir si ce revirement est dangereux. Le critère de cette dangerosité sera la sécurité juridique, mais une sécurité juridique « à la Française » qui ne sera pas appréciée de la même façon qu'en droit Allemand ou devant les systèmes de common law.

« Le groupe de travail rappellera le constat dressé précédemment : certains revirements de jurisprudence, par l'effet rétroactif qui leur est attaché, comportent un risque de méconnaissance des anticipations légitimes des justiciables, qui doit être évité.

Le groupe rappellera que les situations dans lesquelles le revirement de jurisprudence produit des effets néfastes liés à l'imprévisibilité et à l'effet rétroactif de la situation sont peu fréquentes. La plupart des revirements de jurisprudence n'appellent pas de traitement spécifique »478(*).

Quels revirements peuvent appeler un traitement spécifique ? Ce sont précisément ceux qui déjouent les prévisions légitimes des justiciables. Nous avons déjà expliqué quelle était la logique du Rapport MOLFESSIS sur cette question : le revirement de jurisprudence ne porte pas nécessairement atteinte aux prévisions des parties ; même lorsque c'est la cas, il ne porte pas toujours atteinte à des prévisions légitimes. Trois cas doivent être distingués : En dehors de cas où l'atteinte aux prévisions des parties doit être déterminée au cas par cas, « le revirement ne déjouera aucunement les prévisions des parties lorsque leur comportement n'aura pas dépendu de la solution jurisprudentielle retenue à l'époque des faits »479(*), ce qui est le cas le plus courant. Il en va ainsi des revirements qui visent à améliorer le sort des justiciables, sans créer de préjudice à d'autres justiciables, mais aussi du cas où le revirement préjudicie à l'une des parties sans avoir méconnu ses anticipations, ce qui est le cas notamment lorsque le revirement a pour effet de valider un acte qui n'aurait pas été valide sur le fondement de l'ancienne jurisprudence.

Dans un troisième cas, « il faut considérer que la décision de revirer méconnaît les anticipations des justiciables à chaque fois qu'un comportement a été ou aurait pu être orienté par la solution que le revirement entend abandonner »480(*). C'est ici qu'intervient une spécificité des propositions du Rapport MOLFESSIS par rapport aux revirements pour l'avenir des autres systèmes juridiques : ce critère de prévisions légitimes est ici plus ouvert que le champ logiquement prévu par les juges de common law, ou par les juges Allemands, par exemple.

Dans ces systèmes juridiques, le revirement pour l'avenir ne peut logiquement concerner, comme nous l'avons dit, que des domaines où la prévision des parties jouera un rôle particulièrement important. Ces domaines ne peuvent donc être que la matière contractuelle, ou la fiscalité. Le Rapport MOLFESSIS, quant à lui, a une vision plus large de la prévision : il admet que les prévisions des parties peuvent être prises en compte dans des domaines qui n'ont a priori rien à voir, tels que la responsabilité civile délictuelle.

Ainsi, l'un des exemples phares du Rapport est l'arrêt précité du 9 octobre 2001, dans lequel la première chambre civile a condamné un médecin pour avoir manqué à son devoir d'information, alors qu'à l'époque des faits, la jurisprudence admettait que l'acte du médecin n'était ni illicite, ni fautif. Le rapport aurait pu écarter cet exemple, puisqu'il intervenait dans une matière où les prévisions des justiciables ne jouent pas systématiquement un rôle important ; or, il a au contraire décidé d'en faire l'un de ces exemples les plus marquants.

Dans cette optique, d'autres matières, où le revirement pour l'avenir est en principe sans objet, pourraient être concernées. Par exemple, la matière pénale - où toutes les infractions ne sont pas censées être des actes irrationnels ou irréfléchis- , ou du Droit International Privé - par exemple dans le domaine de l'exequatur ou des immunités de juridiction et d'exécution.

De plus, on remarquera que le revirement pour l'avenir opéré par la deuxième chambre civile, et confirmé par l'assemblée plénière, a précisément été opéré en matière délictuelle, suivant implicitement le même raisonnement.

Ainsi, si le revirement pour l'avenir devait être construit d'après les propositions du Rapport MOLFESSIS, ce serait bien un revirement pour l'avenir à la Française, construit en partie sur le modèle des procédures utilisées dans d'autres systèmes juridiques, mais avec certaines spécificités qui pourraient éventuellement inspirer les acteurs de droits étrangers.

« En toute hypothèse, on observera qu'il est indispensable de procéder, au cas par cas, à une recherche des anticipations qui ont pu ou auraient pu être celles du justiciable auquel le revirement va porter préjudice. C'est à cette condition que l'on peut statuer sur l'imprévisibilité que représente le revirement »481(*). « Le groupe de travail estime qu'il est nécessaire de procéder, au cas par cas, à une recherche des anticipations légitimes qui ont pu être celles des justiciables auxquels le revirement va porter préjudice. L'analyse doit toutefois se faire logiquement in abstracto : il ne s'agit pas de savoir si tel justiciable a effectivement fondé son comportement sur la règle prétorienne qui sera abandonnée par le revirement ; il s'agit de déterminer si un justiciable normalement diligent et supposé connaître la règle jurisprudentielle - au même titre que la règle législative - a pu adopter un comportement qui soit fonction de la solutions jurisprudentielle »482(*).

Ce choix du revirement de jurisprudence dangereux pour les prévisions légitimes comme fondement du revirement pour l'avenir n'a pas été sans susciter des critiques - on précisera toutefois que les critiques ne semblent pas porter sur les conclusions elles-mêmes, mais uniquement sur les postulats choisis. Nous avons déjà évoqué certaines d'entre elles, relatives au caractère illégitime des critères choisis, ou au fait que le système proposé n'est pas à même de protéger efficacement la partie la plus faible.

Mais la notion de sécurité juridique elle-même comme fondement du système de droit transitoire a fait l'objet de critiques. Ainsi, Rafaël ENCINAS DE MUNAGORRI : « le rapport n'opère pas de distinction entre les actes et les faits juridiques. Tantôt, il envisage l'application d'une règle jurisprudentielle à des faits, tantôt à des faits et des actes (p.8-10) . Il existe toutefois une différence entre les deux.

Le faits ne sont pas accomplis dans l'intention de produire des effets de droit. Au moment où ils sont perpétrés, il est des faits licites et des faits illicites. Le rapport dénonce, à juste raison, les méfaits de l'application rétroactive (stricto sensu) d'une règle à des faits passés et l'insécurité qu'elle génère. Il rappelle aussi que l'application immédiate d'une règle à des litiges en cours peut conduire à perturber le droit à un procès équitable.

Toutefois, le Rapport vise également à offrir une sécurité aux actes juridiques. Loin de se réduire à agiter le spectre de la rétroactivité, il s'agit aussi d'éviter l'application immédiate de règles jurisprudentielles nouvelles. La défense de la sécurité juridique s'accompagne ici d'une fervente prise de position en faveur de la validité des actes juridiques. Selon le rapport, la règle nouvelle devrait être appliquée lorsqu'elle rend valides des contrats nuls sous l'empire de la règle ancienne ; en revanche, elle ne devrait pas l'être dans le cas inverse où son application conduirait à annuler une disposition antérieurement considérée comme valable (p.19 et note 32 et33) . Ne pas déjouer les prévisions des parties, contribuer à la sécurité juridique, ce serait donc rendre les actes juridiques toujours valables, soit par validation, soit par absence d'annulation ! La sécurité juridique est ainsi repliée sur la sécurité contractuelle. Un tel raisonnement nous paraît fallacieux et impraticable. Car un acte juridique n'est pas valable par définition. Plus encore, les actes nuls produisent des effets de droit jusqu'à leur annulation. C'est pourquoi l'annulation a en principe un effet rétroactif, même s'il peut y avoir sur ce point des exceptions (...) .

Les personnes juridiques concluent souvent, en toute connaissance de cause, des conventions à la validité incertaine. La sécurité juridique consiste-t-elle à paralyser le pouvoir d'annulation des juges ? La Cour de Cassation aurait-elle dû, par exemple, renoncer à prohiber les conventions organisant les maternités de substitution en n'appliquant pas immédiatement le principe nouveau d'indisponibilité du corps humain au nom du principe de sécurité juridique ? Une réponse négative s'impose. La sécurité juridique consiste aussi à sanctionner ce qui doit l'être. Différer l'application d'une règle jurisprudentielle dans le temps ne doit pas conduire une prime aux actes nuls. Dans le domaine économique et social, il a toujours été de bonne guerre d'établir des conventions à la lisière du droit pour optimiser son avantage. La prévisibilité est alors anticipation prospective du droit futur. Elle est moins recherche de stabilité du droit en vigueur que pari sur la validité à venir d'une clause ou d'un montage contractuel. Les juges sont d'ailleurs souvent appelés à statuer sur le sort d'actes juridiques qui produisent des conséquences tant qu'ils ne sont pas annulés. Que les entreprises et les employeurs (Rapport p.145 et s.) soient plus favorables aux propositions du rapport que les consommateurs et les salariés (Rapport p.175 et s.) montre leur intérêt à retarder l'application de règles jurisprudentielles susceptibles d'anéantir des opérations juridiques qu'elles ont le plus souvent conçues. Pourquoi la Cour de Cassation devrait-elle contribuer à une telle politique d'externalisation des risques juridiques ? La raison tient sans doute à une certaine conception des rapports entre le droit et l'économie que nous ne partageons pas »483(*).

Patrick MORVAN, quant à lui, estime que le fondement de la sécurité juridique ne peut pas servir de fondement pour le revirement pour l'avenir : « Il ne s'agit que d'un « produit d'importation sous douane » en provenance de l'ordre juridique communautaire : comme tous les principes généraux du droit qui en sont issus, il ne s'applique que dans les situations relevant du champ du droit communautaire (...) et, à l'inverse, est inapplicable « en l'absence de tout rattachement à l'une quelconque des situations envisagées » par ce même droit »484(*). Le fondement de la sécurité juridique ne serait que l'instrument de luttes de pouvoir entre les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, et qui plus est un instrument obsolète.

« Partant, la source des règles qui protègent l'« objectif » ou l'« impératif » de sécurité juridique (puisque le statut de « principe » ne lui sied pas) réside avant tout dans le droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'ordre juridique communautaire n'offre pas, à cet égard, de solutions importables et généralisables dans l'ordre juridique interne. Le Conseil constitutionnel s'abstient lui-même de s'y référer lorsqu'il vante « l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi », « le principe de clarté de la loi », pourfend les dispositions à « caractère tautologique » ou à « portée normative incertaine », et entrave diversement la rétroactivité des lois non répressives. La Cour de cassation a donc exactement situé le centre de gravité de la sécurité juridique lorsqu'elle plaça, en 2004, le revirement prospectif dans le giron de l'article 6, paragraphe 1er, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ».

Bref, la première étape dans le processus de modulation de la norme jurisprudentielle dans le temps consiste à savoir, d'une part s'il y a un revirement, d'autre part si ce revirement est dangereux d'après les prévisions que les parties ont pu légitimement former sur l'ancienne jurisprudence - pour connaître le droit pour le présent, mais pas pour son maintien pour l'avenir - au moment où ils ont agi. Si le revirement de jurisprudence existe, et si sa rétroactivité présente un danger pour les prévisions que les justiciables ont pu faire sur le fondement de l'ancienne jurisprudence, alors la deuxième étape de la procédure de report (éventuel) des effets du revirement de jurisprudence dans le temps sera engagée.

B. Les propositions concernant la procédure de report des effets d'un revirement de jurisprudence dans le temps.

L'idée qui inspire ces propositions est la suivante : dès lors que l'on reconnaît le pouvoir créateur de la jurisprudence, on peut concevoir une norme jurisprudentielle qui ne soit pas nécessairement destinée aux faits du litige qui lui ont permis de naître, à la différence des fondements actuels de la règle jurisprudentielle. Il est alors possible de distinguer au sein de l'arrêt de revirement la création de la règle, abstraction faîte de la mission principale de la Cour, qui est d'appliquer la règle de droit aux faits. Cette mission d'application sera donc faite sur la base de la règle ancienne, et l'effet de la règle jurisprudentielle nouvelle sera reporté de façon à ne concerner que les faits survenus après l'apparition de cette règle nouvelle (1) . Mais la question se pose alors de savoir s'il n'existe pas d'autres obstacles à l'élaboration de ce système (2) .

1) Les propositions concernant le droit transitoire.

a. Un droit transitoire fondé sur une procédure originale.

Cette procédure, engagée à partir de la mise en évidence d'un revirement de jurisprudence potentiellement dangereux, n'a pas pour but de paralyser systématiquement l'application rétroactive du revirement de jurisprudence. Elle n'est qu'une procédure par exception envisagée dans une optique individuelle impliquant une appréciation au cas par cas.

Une procédure par exception, tout d'abord. Comme nous l'avons expliqué, les cas de revirement de jurisprudence « produisant des effets néfastes liés à l'imprévisibilité et à l'effet rétroactif de la solution sont peu fréquentes », si bien que « la plupart des revirements de jurisprudence n'appelle pas de traitements spécifique »485(*). La rétroactivité du revirement de jurisprudence reste donc le principe, la modulation de ses effets dans le temps l'exception.

Lorsque la procédure est engagée, le Rapport MOLFESSIS propose alors une séparation entre deux aspects du débat : le débat de fond, sur le revirement de jurisprudence, doit être séparé d'un deuxième débat sur l'application dans le temps de la norme issue du revirement. « Il apparaît indispensable au groupe de travail que l'interrogation sur les effets d'un éventuel revirement soit elle-même l'objet d'un débat judiciaire distinct de celui portant sur la décision de revirer. Un tel débat doit être nourri d'informations diverses fournies au juge aux fins de lui permettre d'apprécier la portée de la décision de revirement qui pourrait être rendue. Dans une large mesure, il permet aussi de libérer le débat de fond : parce qu'elle pourrait moduler les effets de sa décision en sorte d'en limiter (ou d'en annihiler) certains effets secondaires indésirables, la Cour serait mieux à même de décider d'infléchir sa position de principe sur tel ou tel point. »486(*)

D'un point de vue plus technique, « il importe que la Cour adopte en pareil cas une séquence invariable de délibération, et que cette séquence trouve un écho explicite dans la délibération du dispositif de l'arrêt de revirement. La modulation suppose en effet que deux décisions soient explicitement prises et contradictoirement débattues l'une après l'autre :

- La décision - de fond - de procéder à un revirement de jurisprudence, explicitement reconnu comme tel ;

La décision de moduler les effets dans le temps de ce revirement de jurisprudence. »487(*)

Après cette séparation entre les deux débats, le second débat sur la question de la modulation dans le temps de l'effet du revirement de jurisprudence doit consister en un bilan coût-avantage entre les inconvénients de la rétroactivité du revirement et les bénéfice retiré de l'application de la nouvelle norme. Ces inconvénients doivent être appréciés, comme nous l'avons dit, dans une optique de sécurité juridique, de façon à évaluer l'impact qu'aurait la rétroactivité du revirement sur la situation des justiciables, situation prévue en fonction de prévisions faites sur le fondement de l'ancienne jurisprudence.

Une difficulté survient pour apprécier les critères de ce bilan : « Le Groupe de travail n'estime pas opportun d'établir ici une grille contraignante qui devrait s'imposer en toute hypothèse pour décider de la modulation dans le temps du revirement. Il serait d'ailleurs contreproductif de figer l'exercice d'un pouvoir de modulation alors même que celui-ci vise précisément à prendre en compte des situations dont l'appréciation nécessite un débat au cas par cas »488(*).

Pas de critères précis, donc, mais tout de même des directives, car « Il n'en reste pas moins que l'exercice d'un tel pouvoir ne saurait s'exercer sans cadre, et a fortiori sans justification d'ordre juridique. Le Groupe est donc d'avis que plusieurs paramètres doivent être pris en compte et explicités par le juge pour que ce pouvoir soit exercé d'une manière cohérente et justifiée »489(*). Deux sortes de critères peuvent alors être envisagés pour apprécier l'impact concret du revirement :

« - soit une évaluation des inconvénients que pourrait emporter l'application rétroactive du revirement - qui reste la règle. Précisément, il s'agit alors de rechercher s'il existe une disproportion manifeste entre les avantages attachés à la rétroactivité normale du revirement et les inconvénients qu'emporterait cette rétroactivité sur la situation des justiciables. A ce titre, il convient de prendre en considération les anticipations sur la stabilité de leur situation juridique que les justiciables ont pu légitimement former et le risque que ces anticipations soient déjouées par l'existence même du revirement.

- soit la mise en évidence d'un impérieux motif d'intérêt général qui justifierait l'exception apportée à la règle générale de rétroactivité »490(*).

Pour pouvoir pleinement mesurer l'impact du revirement rétroactif, le rapport propose un élargissement du débat. « Le Groupe de travail est d'avis que la question de la modulation dans le temps du revirement doit elle-même faire l'objet d'un débat contradictoire spécifique entre les parties.

Le débat dont il s'agit est celui qui doit porter non plus sur la question de fond objet du pourvoi mais bien sur les effets dans le temps de cet éventuel revirement et sur l'éventuel aménagement qui devrait s'ensuivre. A partir du moment où il revient au juge de décider de la modulation dans le temps de sa décision, une telle décision ne peut être prise qu'après que les parties ont été effectivement sollicitées de donner leur avis et entendues sur cette question.

Aussi, la discussion est-elle toujours duale : elle porte à la fois sur la question substantielle que soulève l'éventuel revirement et sur sa mise en oeuvre ratione temporis »491(*).

Mais le Rapport propose aussi que le débat soit aussi étendu à des tiers. L'objectif est double : à partit du moment où la Cour de Cassation « introduit une modification dans l'état du droit positif », le groupe de travail estime qu'elle doit se préoccuper de l'impact de la norme nouvelle pour le passé. De plus, il est « justifié que ceux dont les intérêts sont mis en cause à l'occasion de la décision de revirement puissent exprimer leur position »492(*).

Ce « débat au-delà des parties » serait possible grâce à un développement de l'amicus curiae, la mission étant alors confiée au Parquet général de la Cour de Cassation. Les tiers consultés pouvant être indifféremment des ordres professionnels, des personnes publiques, des syndicats, ...

Mais la situation de ces tiers restent alors à définir : s'agit-il d'un rôle de représentation d'intérêts ? Doivent-ils seulement renseigner la Cour sur l'impact de sa décision de façon objective ? « Sous ce rapport, il ne saurait évidemment être question de transformer ces tiers en parties à l'instance. Les intérêts extérieurs doivent pouvoir être entendus, mais ils ne sauraient évidemment être représentés au sens strict sans porter une atteinte injustifiable aux droits procéduraux des parties. Celles-ci sont les seules à nouer le lien d'instance, avec tous les droits et garanties associés à leur qualité. Le statut de ces contributions ne peut être que celui d'un avis, d'une opinion librement formulée par des tiers dans le cadre d'un litige vis-à-vis duquel leurs auteurs restent, en droit, absolument extérieurs »493(*).

La méthode n'est toutefois pas neutre. En effet, comme l'explique Horatia MUIR-WATT494(*), La démarche de l'amicus curiae est par nature associée à une démarche intellectuelle de type utilitariste incompatible avec la démarche syllogistique, dès lors qu'une norme n'est plus considérée comme « juste parce qu'elle est conforme à une norme abstraite, mais parce que ses conséquences sociales et économiques sont utiles ». L'objectif implique une « pesée - politique ou économique - des intérêts en présence », « mais il importe de souligner que ce type d'approche ne peut être enfermé dans un syllogisme, car l'obligation de motivation oblige le juge à mettre cartes sur tables et montrer qu'il est parvenu à sa décision non pas par voie de déduction logique, mais sur le fondement de considérations de type utilitariste ».

« Dès lors que le juge s'interroge sur les conséquences sociales et économiques de sa décision sous l'angle de ses effets dans le temps - jouant carte sur table dans la motivation sur ce point - il est difficile de concevoir qu'il ne le fasse pas dans tous les cas, c'est-à-dire, pour tout revirement qu'il envisage d'effectuer. Ainsi, l'enseignement d'une démarche comparatiste porté sur la question des effets des revirements dans le temps est que l'introduction d'une approche conséquentialiste sur ce point est de nature à entraîner des répercussions sur l'ensemble du raisonnement judiciaire ».

Bref, « la question de la gestion des effets dans le temps des revirements n'est que la partie visible de l'iceberg ».

On peut remarquer que les critères proposés semblent inspirées du système mis en place par l'arrêt AC ! , dont le groupe de travail s'est explicitement inspiré : les préoccupations du juge doivent être d'une part les « conséquences manifestement excessives » de la rétroactivité, soit en raison « des effets que cet acte a produits », soit en raison des « situations qui ont pu se constituer lorsqu'il était en vigueur », et d'autre part, « l'intérêt général pouvant s'attacher à un maintien temporaire » des effets de l'acte dont l'annulation est requise. Cette préoccupation doit alors être mise en balance par rapport aux impératifs poussant à l'annulation : le juge doit « prendre en considération, d'une part, les conséquences de la rétroactivité de l'annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d'autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif ».

Comme on l'a vu, le rapport MOLFESSIS, tout en s'inspirant des méthodes développées devant d'autres juges, n'a pas choisi de les transposer sans adaptation. De plus, le juge reste libre de retenir ces propositions ou de les adapter selon des considérations juridiques ou des considérations d'opportunité, comme l'ont fait la deuxième chambre civile et l'assemblée plénière en procédant à un revirement pour l'avenir495(*). Il est donc permis de se demander si la Cour de Cassation, si elle devait suivre les propositions du Rapport, adopterait les mêmes critères que le Conseil d'Etat, ou si la méthode proposée serait modifiée à l'étape de l'arrêt. On remarquera d'ailleurs que les critères et la méthode choisis par l'arrêt AC ! ne sont pas en tout point identiques par rapport à ce que proposaient Jacques-Henri STAHL et Anne COURREGES496(*).

Il est intéressant de constater que le Rapport MOLFESSIS n'a pas envisagé de reprendre une partie des acquis de l'évolution dans laquelle s'inscrit l'arrêt AC ! . En effet, comme l'expliquent Claire LANDAIS et Frédéric LENICA, l'évolution dans laquelle s'inscrit l'arrêt AC !, et qui passe notamment par les arrêts VASSILIKIOTIS et TITRAN, amène à un effacement au moins partiel de la distinction entre recours pour excès de pouvoir et recours de plein contentieux497(*). Le recours pour excès de pouvoir était conçu classiquement comme « un « recours-guillotine » par lequel on requiert la mort de l'acte et rien d'autre »498(*). Le recours de plein contentieux, quant à lui, offre une gamme de solutions, adaptées aux besoins des justiciables, plus étendue que ce que permet classiquement le recours pour excès de pouvoir. Ce mouvement d'unification partiel avait permis à l'arrêt AC ! de faire usage de plusieurs techniques dans le même arrêt. D'une part, certaines des dispositions annulées continueront à produire leurs effets pour le passé. D'autre part, certaines des dispositions annulées devaient encore produire leur effet pendant quelques semaines après le prononcé de l'arrêt d'annulation.

On aurait pu imaginer que le groupe de travail, dont on a vu l'intérêt pour le travail du Conseil d'Etat, proposerait de reprendre également ces techniques. Cela aurait permis au juge, dans son travail de modulation des effets de la norme jurisprudentielle dans le temps de disposer, à l'instar du législateur dans son activité de « modulation » de la norme législative dans le temps (lorsqu'il doit faire le choix entre la rétroactivité sans limite de temps, la rétroactivité avec une limite de temps, la rétroactivité pour certains types d'actes, ...) , de disposer d'une gamme d'instruments plus étendue que le simple choix entre la rétroactivité de l'interprétation jurisprudentielle nouvelle et sa non-rétroactivité. Pierre SARGOS avait d'ailleurs proposé d'aller plus loin, parfois, que ce que proposait le Rapport MOLFESSIS. Ainsi, « dans certains cas, la nullité d'un acte pourrait être différée dans le temps ; en droit du travail, on pense par exemple à l'annulation d'un accord collectif dont la prise d'effet pourrait être retardée de quelques mois pour permettre aux partenaires sociaux de négocier un nouvel accord »499(*).

En quelques sortes, en paraphrasant le Doyen Gilles LEBRETON, on pourrait dire que la procédure proposée par le rapport MOLFESSIS est une « procédure-guillotine », plus qu'une « procédure-scalpel ».

Cet aspect du Rapport MOLFESSIS est intéressant, comme nous l'avons dit, dès lors qu'on le met en parallèle avec les observations de Bertrand MATHIEU sur l'arrêt AC ! : « les conditions ainsi fixées sont le décalque presque exact de celles qui justifient le recours aux validations législatives, comme en témoigne d'ailleurs l'application in concreto de cette nouvelle jurisprudence »500(*). Dès lors, comme l'explique François-Charles BERNARD501(*), « les évolutions dans lesquelles les validations législatives se révèleraient indispensables pourraient être, de fait, contingentées », et le juge, de fait pourrait intervenir dans ce qui était en principe le pré carré du législateur, la validation d'actes menacés par une jurisprudence nouvelle.

Cela révèle que les rapporteurs n'ont, semble-t-il, pas souhaité donner au juge une maîtrise de son activité normative aussi importante que celle que le juge administratif a sur sa norme prétorienne - du moins sur les conséquences de son activité normative rétroactive sur la validité d'actes juridiques. Le choix d'une « procédure-scalpel » aurait permis au juge judiciaire de maîtriser l'entrée en vigueur de sa norme comme l'aurait fait le législateur. Sans faire d'une quelconque façon du juge l'égal du législateur502(*), une telle proposition aurait eu pour effet de réduire le manque de maîtrise affectant le juge dans son activité normative, du fait des « infirmités jurisprudentielles ». Il est donc intéressant de voir que le Rapport MOLFESSIS, qui part du point de vue du pouvoir créateur du juge, pouvoir qu'il semble considérer comme étant par certains aspects assez légitime, n'envisage pas de donner au juge la même maîtrise de son activité normative que ce que permet l'arrêt AC ! au juge administratif dans le cadre de l'annulation contentieuse.

Il est à noter, enfin, que l'optique individuelle adoptée par le groupe de travail se trouve jusque dans la situation du justiciable ayant demandé le revirement. Cette question trouve des solutions diverses selon les systèmes juridiques ; la Cour de Justice des Communautés Européennes, par exemple, prévoit un traitement particulier pour les procédures entamées avant le revirement.

« Deux arguments militeraient pour cette application dérogatoire. D'une part, l'instauration d'un droit transitoire des revirements de jurisprudence comporterait un risque d'épuisement des pourvois dès lors que la solution nouvelle se trouverait écartée dans l'espèce jugée. Pour y remédier, il faudrait en quelque sorte récompenser le justiciable qui aurait contribué à l'avènement de la solution nouvelle en lui en faisant profiter, avant de retourner à l'application de l'interprétation jurisprudentielle antérieure. D'autre part, l'équité militerait dans le même sens. Ainsi qu'on l'a souligné, « peut-on raisonnablement dire à un justiciable qui a pris le risque de poursuivre une procédure jusqu'à la Cour de cassation - avec tout le temps et le coût que cela entraîne -, nonobstant une jurisprudence qui lui était défavorable et dont il demandait le changement, qu'il avait parfaitement raison, mais que ce sont d'autres justiciables qui bénéficieront de l'avancée du droit qu'il a permis de faire consacrer ? ». L'objection est évidemment importante : en empêchant l'application de la solution nouvelle au pourvoi qui en a donné l'occasion, on risque de substituer une injustice à une autre, pour remplacer l'incompréhension de l'un - le défendeur au pourvoi - par celle de l'autre »503(*).

Pourtant, le groupe de travail a estimé que la situation du justiciable demandant le revirement n'était pas différente de celle du justiciable subissant le revirement. Il ne pourrait recevoir un traitement de faveur que si la règle avait une portée obligatoire ; Or, le groupe de travail en profite pour réaffirmer son attachement à la prohibition des arrêts de règlement et à la nécessaire évolutivité de la jurisprudence. « En admettant que la solution consacrée par le revirement doive ne pas être appliquée aux faits qui lui sont antérieurs, et ce pour des raisons de sécurité juridique et de confiance légitime, il devra en être de même à l'égard de la partie qui aura obtenue le revirement. ».

Quant à l'autre argument qui a été invoqué, celui du risque d'épuisement des pourvois, le groupe de travail estime que ce risque serait atténué par la possibilité de plaider au cas par cas pour l'application du revirement aux faits antérieurs au revirement.

b. influences de la théorie des conflits de lois dans le temps et critiques.

« les règles qui pourraient présider à la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence doivent être parfaitement distinctes de celles qui peuvent régir l'application de la loi dans le temps ». L'approche est ici individuelle et par exception ; les théories de conflits de lois dans le temps sont, quant à elles, orientée vers la systématisation a priori pour éviter ou régler le conflit entre normes successives. Celle-ci propose de mettre en oeuvre un système où le choix serait fait a priori entre deux normes selon l'époque des faits, en partant de concepts tels que la situation juridique ou les caractéristiques de la norme. Le Rapport MOLFESSIS propose un droit transitoire dans lequel le choix s'effectue au cas par cas, dans une logique d'effets concrets de la rétroactivité de la norme.

Le système est aussi plus proche de la théorie des droits acquis504(*) que de la théorie des conflits de lois dans le temps, par son approche négative - protéger les actes faits dans le passé contre la rétroactivité de la norme - plutôt que positive - déterminer la norme applicable, faire un choix entre deux normes afin de régler ou d'éviter un conflit entre deux normes.

Bref, le droit transitoire pour les revirements de jurisprudence proposé par le Rapport MOLFESSIS se distingue de la théorie des conflits de loi dans le temps en ce qu' « Il ne s'agit pas de protéger un droit ou une situation, mais de garantir le respect des expectatives des justiciables là où elles ne peuvent pas être considérées comme infondées au regard du droit initialement applicable. L'approche qu'il convient de retenir est pragmatique : elle ne tient pas - du moins pas exclusivement - au seul domaine visé. Par suite, il ne saurait exister de solution directrice propre à l'application dans le temps de la règle jurisprudentielle en matière contractuelle, en matière délictuelle, relative à la prescription ou à la preuve, etc. »505(*)

Il a par ailleurs été reproché au système proposé par le Rapport MOLFESSIS de négliger certaines des distinctions essentielles en matière de conflits de loi dans le temps. Nous avons déjà étudié les travaux de Pierre FLEURY-LE GROS sur cette question ; nous pouvons également évoquer les commentaires de Rafaël ENCINAS DE MUNAGORRI506(*), qui rappelle que le Rapport ne parle que de la rétroactivité et de la non-rétroactivité de la norme alors que la problématique du conflit de normes dans le temps ne se résume pas qu'à ces deux situations. D'autres concepts interviennent, tels que l'application immédiate d'une règle nouvelle, « qui permet de dissocier deux problèmes radicalement distincts. L'un concerne l'application proprement rétroactive d'une règle de droit à une situation passée », ce qui correspond par exemple à l'arrêt rendu par la première chambre civile le 9 octobre 2001. « L'autre problème vise le point de savoir si une règle nouvelle doit régir immédiatement les situations nées avant son entrée en vigueur (principe dit d'application immédiate) , ou s'il est préférable de maintenir la règle ancienne (exception dite de survie de la loi ancienne) » .

Le danger est alors de choisir une conception large de la rétroactivité, et de confondre les deux problématique. Le système proposé par le rapport fausserait donc les données et ne serait donc pas fondé sur une approche parfaitement rigoureuse d'un problème autrement plus complexe.

Jean-Luc AUBERT va plus loin : pour lui, le système est impraticable. Celui-ci implique la coexistence idéale de « décisions « nouvelle jurisprudence » et de ancienne jurisprudence ». (...) Mais les choses pourraient aussi se passer moins bien. D'abord par la résistance toujours possible de certains juges soit au revirement lui-même, soit à sa modulation ou à l'exacte portée de celle-ci. Ensuite, on ne peut exclure des erreurs dans l'application temporelle du revirement pour l'avenir. Il est à craindre que lisibilité de la jurisprudence en souffre quelque peu.

Enfin, il ne peut être exclu, comme les auteurs du rapport l'admettent, que la Cour de Cassation elle-même vienne à changer d'avis par un nouveau revirement ou par une remise en cause de la modulation initialement consacrée. L'éventualité ne relève pas d'une très grande improbabilité : la composition de la Cour de Cassation est en perpétuel changement ; les conseillers passent, assez vite, et les nouveaux venus peuvent - ainsi qu'il en a toujours été - ne pas être toujours convaincus par le produit de la réflexion de leurs anciens. Ainsi peut survenir un abandon du revirement modulé. On peut même imaginer que cet abandon intervienne à un moment où le revirement pour l'avenir n'aura jamais encore été appliqué. On parviendra alors à cette situation assez étrange que le revirement annoncé n'aura reçu aucune application ! Mais il est vrai que rien n'interdit de moduler dans le temps ce nouveau revirement, ce qui pourrait bien réaliser de nouveau une consécration rétroactive du premier arrêt de revirement pour l'avenir en arrêt de règlement, et ce qui aura en tout cas pour résultat étonnant que deux générations successives de magistrats à la Cour de Cassation n'auront pu qu'appliquer des solutions qu'ils condamnaient »507(*).

Par ailleurs, ce qui est encore plus grave, il faut voir dans l'arrêt rendu le 17 décembre 2004 par la chambre sociale de la Cour de Cassation508(*), soit quelques semaines après la publication du Rapport MOLFESSIS, sinon un camouflet pour les propositions du Rapport, du moins la volonté d'ajouter une limite à la possibilité de moduler les effets d'un revirement.

Pour rejeter un moyen qui soutenait que l'application d'une jurisprudence exigeant une contrepartie financière à une clause de non-concurrence à un contrat passé à l'époque de l'ancienne jurisprudence consistait en une violation de l'article 6.1 du Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme, la Cour de Cassation retient « que l'exigence d'une contrepartie financière à la clause de non-concurrence répond à l'impérieuse nécessité d'assurer la sauvegarde et l'effectivité de la liberté fondamentale d'exercer une activité professionnelle ; que loin de les textes visés par le moyen et notamment l'article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales, la Cour d'appel en a au contraire fait une exacte application en décidant que cette exigence était d'application immédiate ».

La chambre sociale a ici refusé de procéder à un revirement pour l'avenir. Pour cela, elle a invoqué l'existence d'un impératif supérieur aux préoccupations de sécurité juridique : la « liberté fondamentale d'exercer une activité professionnelle » , dont elle semble dire qu'elle est garantie également par la Convention Européenne des Droits de l'Homme.

On pourrait dire que, en opérant une pesée entre les avantages et les inconvénients du revirement509(*), la chambre sociale a estimé qu'il fallait inclure dans les considérations invoquées pour la rétroactivité du revirement la supériorité de certains impératifs supérieurs, même s'il n'est pas précisé lesquels. Ainsi, il n'est pas précisé si ces impératifs supérieurs doivent forcément être des impératifs d'ordre juridique, ou si des considérations d'opportunité peuvent entrer en ligne de compte. On ne sait pas non plus si seuls des impératifs d'ordre constitutionnel peuvent être invoqués, ou si des normes haut-placées dans la hiérarchie des normes peuvent produire le même résultat - tels que des principes généraux du droit ou des dispositions conventionnelles.

Evoquant cet arrêt, Pierre SARGOS a pu affirmer que « la nécessité d'assurer, au bénéfice de la partie la plus faible, la protection de certains de ses droits fondamentaux est de nature à imposer un revirement jurisprudentiel. Et un tel revirement fondé sur un tel impératif démocratique ne peut qu'être à effet immédiat, sauf à contredire la nécessité même du revirement. Dès lors qu'un revirement est fondé sur la nécessité même d'assurer la protection d'une liberté fondamentale, il ne peut être que rétroactif car il doit assurer la protection recherchée tant pour le passé que pour le futur. Dans le rapport de proportionnalité entre, d'une part, une liberté aussi fondamentale que celle d'exercer une activité professionnelle et, d'autre part, la sécurité juridique de l'une des parties au contrat, la balance ne peut que pencher en faveur de la liberté. C'est seulement lorsqu'un revirement n'est pas fondé sur un tel impératif de protection de la personne humaine que peut se poser la question de la limitation dans le temps des effets du revirement. Il est regrettable que les auteurs du rapport focalisés jusqu'à l'obsession sur la seule dimension économique des rapports juridiques n'aient pas perçu cette évidence non seulement démocratique, mais tout simplement humaine »510(*).

On notera d'ailleurs que, sans le rendre obligatoire, la Cour de Strasbourg semble avoir légitimé ce raisonnement. Dans l'affaire C.R. c. Royaume-Uni, notamment, elle a d'abord développé un raisonnement novateur, expliquant sa nouvelle position sur la rétroactivité de la jurisprudence, tout en expliquant que le Royaume-Uni avait en l'espèce respecté ces impératifs ; puis elle a tenu à rappeler que même si le Royaume-Uni avait rendu se norme jurisprudentielle sur le viol entre époux rétroactive de façon imprévisible, il n'y aurait pas eu de sanction car « Le caractère par essence avilissant du viol est si manifeste qu'on ne saurait tenir le résultat des décisions de la Court of Appeal et de la Chambre des lords - d'après lesquelles le requérant pouvait être reconnu coupable de tentative de viol quelles que fussent ses relations avec la victime - pour contraires aÌ l'objet et au but de l'article 7 (art. 7) de la Convention, qui veut que nul ne soit soumis aÌ des poursuites, des condamnations ou des sanctions arbitraires (...). De surcroit, l'abandon de l'idée inacceptable qu'un mari ne pourrait être poursuivi pour le viol de sa femme eìtait conforme non seulement aÌ une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la Convention dont l'essence même est le respect de la dignitéì et de la liberté humaines. »

Evoquant à la suite de cet arrêt la « complexité du débat », du fait de la difficulté à « séparer nettement la question de l'application dans le temps des arrêts de la Cour de Cassation de celle qui concerne l'opportunité des revirements » , Christophe RADE511(*)explique que « le « dialogue » qui s'est instauré entre la commission MOLFESSIS et le président de la chambre sociale de la Cour de Cassation montre combien il est difficile de faire abstraction du débat entourant la nécessité même du revirement de jurisprudence pour ne s'intéresser qu'aux conditions de son application dans le temps. La force d'abstraction du revirement est tout à fait compréhensible. Si un revirement apparaît contestable dans son principe, son application rétroactive n'en est logiquement que plus critiquable. Mais si le revirement réalise un « progrès », alors tentation est grande de lui conférer la plus grande portée possible ; c'est d'ailleurs pour cette raison que la jurisprudence considère aujourd'hui que les lois qui relèvent du champ de l'ordre public social doivent s'appliquer immédiatement aux conventions en cours, ce qui est contraire aux principes qui gouvernent l'application de la loi nouvelle aux actes juridiques conclus antérieurement ».

Pour Christophe RADE, le revirement pour l'avenir confié au juge qui a procédé au revirement est par nature voué à l'échec : « le moins qu'on puisse dire est que dans cette affaire la chambre sociale de la Cour de cassation est à la fois juge et partie puisqu'elle devait déterminer elle-même si ses arrêts rendus le 10 juillet 2002 se justifiaient par une nécessité suffisante pour devoir s'appliquer de manière immédiate. Or, peut-on sérieusement imaginer que la Cour de cassation, qui fait précéder ses décisions de débats riches et nécessairement contradictoires, pourrait confirmer l'un de ses revirements tout en admettant que des intérêts supérieurs s'opposent à une application immédiate ?

La lecture de l'arrêt rendu le 17 décembre 2004 montre d'ailleurs bien que la question de la légitimité du revirement et celle de son application dans le temps sont, dans l'esprit des magistrats, indissociables et que le refus de moduler ses effets dans le temps est fondé sur la seule légitimité du revirement lui-même. »

Quelle serait alors la solution ? Une solution, dans l'optique de « l'appel à l'autodiscipline », serait de réserver la décision portant sur la modulation d'un revirement « qui pose la question de principe de sa compatibilité avec le principe de sécurité juridique » à l'assemblée plénière. « Par ailleurs, et lorsque la question de l'application immédiate d'un revirement de jurisprudence se pose devant les juges du fond, il serait souhaitable que ces derniers utilisent la procédure de la saisine pour avis afin de permettre de dégager (...) des principes clairs applicables à tous les litiges ».

Mais l'autre possibilité, plus sûre mais impliquant une réforme législative, serait de confier le débat de l'application du revirement dans le temps à une tierce autorité, tandis que la Cour de Cassation garderait la maîtrise du débat de fond sur le revirement. Christophe RADE envisage trois possibilités quant à la constitution de cette « autorité de contrôle ». La première serait d'élargir le recours en révision prévu par la loi du 15 juin 2000, lorsque la France a été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l'Homme en matière pénale. La deuxième possibilité serait de poser la question préjudicielle à la Cour de Luxembourg. La troisième possibilité de faire appel au Conseil Constitutionnel.

2) La consécration de la procédure par la Cour de Cassation elle-même.

Cette consécration de la procédure de modulation des effets du revirement de jurisprudence dans le temps par la Cour de cassation elle-même peut se heurter à deux obstacles, a priori infranchissables. Le principe ne heurte-t-il pas la prohibition des arrêts de règlement (a) ? Et la consécration d'une telle procédure ne relève-t-elle pas avant tout de la compétence exclusive du législateur (b) ?

a. Le premier obstacle : la prohibition des arrêts de règlement.

Un droit transitoire pour les revirements de jurisprudence suppose que trois périodes soient mises en place : schématiquement, la première période de temps sera l'élaboration par la Cour de cassation de la règle nouvelle. Ensuite, l'application par la Cour de cassation de la règle ancienne aux rapports de droit nés avant le revirement de jurisprudence. Puis, lorsque les litiges relatifs à des faits antérieurs au revirement se seront raréfiés, la dernière période, où la Cour de cassation commencera à appliquer la règle nouvelle issue du revirement de jurisprudence.

Pendant une période de temps plus ou moins longue, la Cour de cassation n'appliquera donc pas la règle issue du revirement. Si la règle n'a pas de force obligatoire, alors il n'est pas certain que cette règle soit appliquée, lorsque le temps aura passé, si elle ne s'impose pas de jure.

Reprenant une formule de jean RIVERO, Antoine BOLZE512(*) rappelle qu' « il existe une « irréductibilité de la règle jurisprudentielle au principe de non-rétroactivité », dont la doctrine a rapporté depuis longtemps la cause : le juge n'est pas lié par sa propre erreur ; ce que les arrêts ont admis, d'autres peuvent le rejeter. On ne peut que prendre acte d'un tel droit à l'erreur accordé au juge, tant il est vrai que les obstacles théoriques se révèlent difficilement franchissables. Un droit transitoire jurisprudentiel suppose, en effet, de reconnaître à la jurisprudence le statut d'égale de la loi, ce qui va directement à l'encontre de la prohibition des arrêts de règlement prévue par l'article 5 du Code civil ». En effet, seul le caractère réglementaire de l'arrêt permettrait de fixer dans le temps la portée de la règle nouvelle ».

Dans ces conditions, la seule solution consisterait donc à modifier le « statut constitutionnel du juge », soit en assouplissant la prohibition des arrêts de règlement - mais alors l'arrêt ne bénéficierait pas de l'autorité nécessaire pour s'imposer dans le temps - , soit en abrogeant purement et simplement l'article 5.

Le Rapport MOLFESSIS, partant d'une redéfinition de l'arrêt de règlement, n'est pas de cet avis. « l'article 5 prohibe l'exercice, par le juge, d'un pouvoir législatif. A ce titre, il interdit au juge de prendre une décision qui s'imposerait, par sa force propre, au-delà des seules parties dont il doit trancher le litige. Ce qui est interdit, c'est de transformer une décision en loi. (...)Le caractère réglementaire d'une décision serait ainsi patent si elle prétendait posséder en elle-même un effet contraignant au-delà des parties. A fortiori si la décision entendait lier les juges dans les autres affaires qu'ils pourraient avoir à juger, juges du fond ou, à nouveau, juges de cassation.»513(*) La prohibition des arrêts de règlement est donc liée à deux éléments : le caractère obligatoire de la norme issue du revirement et sa force obligatoire au-delà du litige qui l'a vue naître. « Or le Groupe de travail entend souligner qu'aucun justiciable « extérieur » à l'arrêt de revirement n'est immédiatement contraint par ce dernier, qu'il s'agisse de ce qui est jugé au fond - c'est-à-dire de la décision novatrice - ou de l'éventuelle inapplication de la solution nouvelle au litige en cours.

De même, ni les juges du fond ni la Cour de cassation elle-même ne seraient contraints pour l'avenir si la Cour de cassation décidait de moduler les effets dans le temps de sa décision. La Cour de cassation reste en effet parfaitement libre de ses jugements à venir au point de pouvoir revenir sur la solution retenue - un nouveau revirement - ou de décider autrement de l'application de la solution nouvelle à l'espèce. »

Bref, pour le groupe de travail, c'est dans l'approche individuelle que nous évoquions précédemment que se trouve la solution à l'obstacle de la prohibition des arrêts de règlement : « Pas plus que le revirement lui-même, la modulation dans le temps, dès lors qu'elle ne vaut de façon obligatoire que dans le cadre du litige qui en est l'occasion, ne possède de caractère réglementaire.

Au demeurant, il convient de souligner que la question de la modulation dans le temps de la décision de revirement se posera logiquement à l'occasion des instances postérieures à celle ayant donné lieu au revirement : tous les justiciables dont le comportement pourrait être apprécié à l'aune de la règle dont l'interprétation est nouvelle, parce qu'issue du revirement, auront intérêt à solliciter le report dans le temps de ladite interprétation. La question sera ainsi examinée à chaque fois qu'elle sera posée »514(*).

Cependant, le moins qu'on puisse dire est que cette argumentation n'a pas fait l'unanimité dans la doctrine, y-compris parmi les défenseurs du Rapport MOLFESSIS, et ce pour des raisons d'ordre pratique plus que juridique. Ainsi, Philippe THERY : « Si juger, c'est trancher un litige - on rappelle souvent que les juridictions ne sont pas instituées pour rendre des consultations - une juridiction n'a donc nul besoin de faire état dans sa décision de principes qu'elle n'entend pas appliquer. Psychologiquement, pourquoi le juge dirait-il plus qu'il n'est nécessaire s'il n'a en vue que la solution du litige dont il est saisi ? Aussi, dire que la Cour conserve une totale liberté de décision quant elle rend un arrêt de revirement aménagé est une pure fiction : l'arrêt annonce ce qu'il dira demain et précise aujourd'hui pourquoi il ne le dit pas aujourd'hui et cette dualité de décisions dissipe la confortable confusion du juridictionnel et du jurisprudentiel qui permet de contourner l'article 5. Y voir un arrêt ordinaire sous prétexte que la solution retenue peut être remise en cause à l'occasion de chaque pourvoi contredit d'ailleurs ouvertement le postulat de départ qui demeure le caractère normatif de la jurisprudence et relève du même irréalisme que l'on a pu reprocher à ceux qui contestaient la création de règles à travers la jurisprudence. Certes, il faut bien admettre comme postulat que la Cour de cassation n'est pas tenue par ses arrêts - le serait-elle que tout ce débat n'aurait pas de raison d'être - mais qui croira jamais qu'un arrêt rendu après s'être entouré de tant de précautions a vocation à rester un exemplaire unique ? Pourquoi affirmer un principe nouveau si son application est purement conjecturale ? Pourquoi insister sur le caractère normatif de la jurisprudence pour conclure que la Cour juge hic et nunc ? C'est un peu trop de juridisime pour une proposition qui se veut réaliste. C'est faire comme si le propre de l'autorité normative des arrêts de la Cour de Cassation n'était pas de varier entre deux positions l'une et l'autre intenables : ne jamais répéter une solution ou la reprendre toujours »515(*).

« Le principe de réalisme qui a suscité et qui a conduit le rapport ne doit-il pas nous mener au bout du chemin ? La décision des juges de cassation est, en pratique, suivie. Elle peut changer, mais il en va de même de la loi. L'intervention de l'amicus curiae montre à quel point la décision dépasse le litige. Ou bien il faut tirer les conséquences de leur intervention et considérer qu'il y a une altération de l'article 5 du Code civil, au moins en ce qui concerne la modulation dans le temps. A défaut, à quoi sert-elle au delà de l'espèce ? Il s'agirait d'arrêts de règlement d'un genre nouveau qui ne s'identifient pas à la loi »516(*).

Bref, malgré le « respect formel des canons de la jurisdictio », Yves-Marie SERINET remarque enfin que « au nom du caractère fictif de l'absence d'effets créateur de droit de la décision de revirement, le principe de réalisme conduirait à reconnaître que l'interprétation innovante a indéniablement « vocation » à avoir un effet normatif qui la dépasse. Mais s'agissant de contourner la prohibition des arrêts de règlement, il faudrait s'en tenir, sans réalisme aucun, à l'autorité toute relative de la chose jugée et au caractère non-obligatoire du revirement ainsi posé »517(*).

Quelle que soit la valeur des positions du Rapport MOLFESSIS sur ce point, on peut cependant faire remarquer que le rapport n'avait tout simplement pas d'autre choix. Ayant revendiqué son attachement à la nécessaire évolutivité de la jurisprudence518(*), le rapport ne pouvait dans le même temps proposer de remettre au goût du jour un mécanisme ayant pour effet de figer la jurisprudence519(*). Proposer de rétablir la force obligatoire des arrêts de principe aurait eu pour conséquence de les transformer en arrêts de règlement ; ce faisant, le rapport aurait été à juste titre rejeté par une doctrine, cette fois, unanime.

Bref, plutôt que de revenir à une solution obsolète, il fallait trouver une troisième voie ; quelle que soit la valeur des propositions du rapport MOLFESSIS sur ce point, c'est probablement avant tout dans cet esprit qu'il faut lire ces propositions.

Le rapport termine par ailleurs ces propositions par un commentaire qui reste assez mystérieux : il rappelle qu' « il convient en effet de ne pas oublier que la reconnaissance de la jurisprudence comme source de droit ne tient pas au caractère réglementaire de ses décisions mais à des mécanismes autrement plus complexes, parmi lesquels il faut compter avec la réception de l'arrêt nouveau par les justiciables », semblant vouloir rassurer sur la capacité de la Cour de cassation à imposer le respect d'une règle de droit par son autorité, sans avoir besoin pour cela de doter ses arrêts de principe d'une force obligatoire520(*). Sur ce point, on ne peut d'ailleurs que rappeler que les discussions sur la nature de la jurisprudence renvoient souvent à des mécanismes d'ordre moral, sociologique, institutionnel, voire psychologique qui font l'autorité de la jurisprudence depuis toujours, ayant remplacé avantageusement le caractère réglementaire de ses décisions (la discipline des magistrats, l'autorité morale et technique de la Cour de Cassation, la légitimité de son action, la volonté de faire un droit jurisprudentiel accepté des destinataires de la norme, ...) 521(*). telle serait, semble-t-il, d'après le groupe de travail, la solution lui permettant d'imposer ces décisions avec un temps de décalage, sans avoir besoin d'abroger l'article 5, comme l'affirmait Antoine BOLZE522(*).

Le rapport ajoute enfin un argument qui ne semble étrangement pas avoir directement fait l'objet de commentaires nombreux : « En toute hypothèse, que la Cour de cassation crée des règles impose l'aménagement dans le temps de certaines de ses décisions ; ce n'est pas cet aménagement qui lui confère la capacité de créer du droit. L'ordre des causalités ne saurait être inversé »523(*).

b. Le caractère injustifié d'une intervention législative ?

Le rapport MOLFESSIS fait des propositions particulièrement innovantes, mais aussi assez dangereuses. En effet, quel que soient les raisons de mettre en place ce système de droit transitoire, celui-ci consiste avant tout refuser au justiciable une solution nouvelle à laquelle il avait droit, et qui, souvent, n'aurait pas vu le jour sans son intervention. La Cour de cassation doit-elle prendre la responsabilité de la mise en place de ce système, ou doit-elle laisser cette responsabilité au législateur ? La réponse apportée par le rapport est négative.

En effet, les rapporteurs ont estimé que la mise en place d'un système de droit transitoire pour la jurisprudence rentrait dans le rôle naturel du juge. A cela, trois raisons. Seul le juge serait à même de définir précisément et de façon légitime les limites de son action, comme le montrerait les exemples de droit comparé : « la définition de la portée exacte d'une décision est logiquement du ressort de la compétence du juge lui-même. L'appréciation des effets dans le temps de la décision constituant un élément à part entière de cette portée, il est cohérent de considérer qu'elle se trouve incluse dans le périmètre « naturel » du pouvoir du juge. Plus encore, s'il devait y avoir modulation, ce serait précisément du fait de l'innovation prétorienne que représente le revirement de jurisprudence : on ne voit pas pour quelle raison l'aménagement temporel de cette innovation exigerait une forme d'habilitation législative alors même que l'innovation qui la justifie relève de la seule intervention du juge »524(*).

Les deux arguments ont trait à la maîtrise du dispositif. La décision rendue par le juge constituant sa raison d'être, il serait « également cohérent que le juge maîtrise de part en part le processus de modulation dans le temps des ses revirements de jurisprudence ». Ce qui amène le rapport à étendre à la genèse d'un droit transitoire pour la jurisprudence le principe affirmé par J.-H. Stahl et A. Courrèges à propos de l'arrêt AC ! : la portée de l'annulation serait au premier chef l'affaire du juge, donc reporter l'application d'une norme jurisprudentielle relèverait également de l'office du juge.

Le rapport apporte enfin un argument qui semble tiré d'une certaine méfiance vis-à-vis du législateur : « en raison de l'évolution contemporaine du droit européen comme de celle du droit constitutionnel, le législateur est considéré comme de moins en moins légitime à intervenir dans le champ du dispositif des décisions de justice. Le contrôle des validations législatives comme celui des lois interprétatives l'illustre clairement ».

Ces arguments semblent avoir choqué une partie importante de la doctrine. Vincent HEUZE, par exemple, semble estimer que l'idée participe d'une « conception condescendante et très pernicieuse de la démocratie représentative »525(*). Jean-Luc AUBERT, quant à lui, doute que « la jurisprudence, en général, et la Cour de Cassation, en particulier, ait le pouvoir de déroger à la rétroactivité naturelle de la décision judiciaire, qu'elle soit ou non de revirement. C'est donner au juge un pouvoir qui quelles que puissent être sa pertinence et son opportunité, me paraissent relever de la compétence de la loi et du règlement, sources que le rapport récuse curieusement au profit de la Cour de cassation parce qu'elle a « la capacité de créer du droit ». Au reste, un tel pouvoir ne saurait aller sans une réglementation détaillée (conditions de la modulation, modalités de sa mise en oeuvre - critères d'application de la norme ancienne et de survie de l'ancienne) qu'un arrêt, fût-il de revirement, ne saurait préciser sans constituer un arrêt de règlement »526(*).

Quoi qu'il en soit, on peut remarquer qu'il est étonnant de voir le législateur écarté du processus de formation de la norme. Si le fait de voir la Cour de cassation prendre l'initiative d'une innovation prétorienne est finalement assez fréquent, il serait assez étrange que le législateur ne puisse pas intervenir a posteriori, surtout dans un domaine mettant en cause le droit d'accès au juge. Comme l'a écrit Patrick MORVAN à propos des deux arrêts dans lesquels la Cour de Cassation a procédé à des revirements pour l'avenir, « les hautes-juridictions ont prouvé le droit en marchant »527(*) ; il est par contre fort probable que le législateur souhaite en imposer l'itinéraire.

Plus largement, l'affirmation selon laquelle le législateur ne serait plus à même d'agir en matière de droit jurisprudentiel sans porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs a été jugée comme ignorant « la dialectique démocratique entre le juge et le législateur » : « le droit pour le législateur d'intervenir à la suite d'une jurisprudence, notamment en cas de revirement, relève (...) d'un processus légitime et qui est sans doute le correctif le plus démocratique aux effets rétroactifs trop lourds de conséquence pour l'intérêt général »528(*), comme l'avait autrefois souligné Jean RIVERO529(*).

Sur cette question, on peut enfin rappeler cette remarque de Philippe THERY : « il est frappant qu'aucun parlementaire n'ait été associé à un débat auquel ont participé les syndicats, les consommateurs et le patronat. La légitimité que donne l'élection est-elle si médiocre ? A moins de penser que le droit est une chose trop sérieuse pour être confiée au Parlement... »530(*)

Bref, sur cette question, on peut remarquer que la dialectique proposée par le rapport MOLFESSIS ne semble pas avoir convaincu la doctrine, et que les voeux exprimés par le rapport ne semblent pas avoir été repris par la doctrine.

Bref, le rapport MOLFESSIS propose précisément ce qui avait été écarté jadis par jean RIVERO comme solution éventuelle à la rétroactivité : la dissociation entre la création de la règle et son application aux faits qui lui ont permis de naître. C'est le fondement d'un droit transitoire original fondé sur des principes originaux pour une norme bien particulière, fondé sur une logique d'effet et sur une logique individuelle.

Ce faisant, le rapport propose de revenir sur le statut actuel de la jurisprudence, d'une part en reconnaissant son pouvoir créateur, d'autre part en supprimant - certes au cas par cas - ce qui est devenu pour elle un attribut naturel : sa rétroactivité. Cette proposition n'a pas fait l'unanimité parmi les acteurs du droit, et l'arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation quelques semaines après le rapport531(*) le montre bien.

Les auteurs du rapport, et plus largement les partisans des propositions du rapport MOLFESSIS, ne doivent pas l'oublier : de même que la Cour de Cassation ne peut imposer ses idées par autre-chose que la voie de son autorité, les propositions d'instituer un droit transitoire pour la jurisprudence doivent avant tout convaincre si l'on veut qu'elles soient adoptées. Si le législateur ne souhaite pas intervenir, c'est avant tout parce que les juges seraient convaincus de la nécessité de moduler la norme jurisprudentielle dans le temps qu'une procédure touchant aux attributs traditionnellement reconnus à la jurisprudence pourrait voir le jour. Il est impossible de forcer ces acteurs du droit, qui font respecter aujourd'hui ce qui a toujours été ressenti comme légitime, à rejeter deux siècles d'application rétroactive de la jurisprudence, mais il est possible de les convaincre de la nécessité d'une innovation jurisprudentielle. C'est seulement ainsi qu'une innovation jurisprudentielle peut voir le jour devant la Cour de Cassation, et c'est ce principe qu'il faut avoir à l'esprit en lisant les propositions du rapport MOLFESIS.

* 440  : Jean RIVERO, « Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle » précité

* 441  : « Dès lors que la portée créatrice de ses décisions est admise, on doit en prendre acte pour envisager dans quelle mesure l'effet rétroactif qui y est attaché est, ou non, source d'insécurité juridique. C'est à cette seule condition qu'il sera éventuellement possible d'y porter remède. Ainsi, le groupe de travail a-t-il que la fiction de l'absence d'effet créateur de droit de la décision de revirement faisait obstacle, par hypothèse, à toute possibilité de remédier aux inconvénients qui pourraient y être attachés et que la seule possibilité d'améliorer éventuellement un système juridique au sein duquel la jurisprudence joue un rôle prépondérant est de reconnaître l'existence d'un tel rôle pour en permettre l'aménagement. » (Rapport MOLFESSIS, p.12) ; le Rapport avait déjà admis qu' « admettre à la fois qu'elle a un effet rétroactif et qu'elle constitue une règle nouvelle oblige nécessairement, par comparaison avec la règle législative mais sans assimilation, à maîtriser son insertion dans le droit positif » (Rapport MOLFESSIS, p.8) .

Plus loin le rapport se défendait d'ailleurs de vouloir instaurer un nouveau règne de la jurisprudence : « Le Groupe de travail tient à ajouter qu'une éventuelle modulation dans le temps de la décision de revirement ne revient pas, contrairement à ce qui est parfois craint - et comme en témoigne d'ailleurs l'opinion émise par certains des organismes professionnels consultés -, à empêcher l'application du « bon » droit à la situation jugée. Sans aucun doute, s'il y a revirement, c'est que le juge estime l'interprétation nouvelle meilleure que l'ancienne. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il soit juste ou sans inconvénients d'en faire application à des situations qui ont pu se constituer - pour reprendre le langage de ROUBIER - sous l'empire de l'ancienne interprétation. Une chose est l'amélioration du droit que le revirement est censé permettre ; une autre son application rétroactive. » Rapport MOLFESSIS, p.32) ; il ajoutait, plus tard : « que la Cour de cassation crée des règles impose l'aménagement dans le temps de certaines de ses décisions ; ce n'est pas cet aménagement qui lui confère la capacité de créer du droit. L'ordre des causalités ne saurait être inversé. »

* 442  : Paul ROUBIER, Le droit transitoire (conflits des lois dans le temps, Dalloz, 2ème édition

* 443  : Vocabulaire H. CAPITANT sous la dir. De G. CORNU, V. « Revirement »

* 444  : Rapport MOLFESSIS, p.45

* 445  : Catherine PUIGELIER, « Temps et création jurisprudentielle », « Temps et création jurisprudentielle », in La création du droit par le juge, sous la direction de Jean FOYER, François TERRE et Catherine PUIGELIER, Dalloz, 2007, p.89, p.109 et s.

* 446  : François TERRE, « Introduction générale au droit », n°288, cité dans Catherine PUIGELIER, « Temps et création jurisprudentielle », in La création du droit par le juge, sous la direction de Jean FOYER, François TERRE et Catherine PUIGELIER, Dalloz, 2007, p.89

* 447  : Frédéric ZENATI, « La jurisprudence », Dalloz, 1991, p.146

* 448  : Catherine PUIGELIER, « Temps et création jurisprudentielle », in La création du droit par le juge, sous la direction de Jean FOYER, François TERRE et Catherine PUIGELIER, Dalloz, 2007, p.89, p.111

* 449  : Christian ATIAS, « L'ambiguïté des arrêts dits de principe en droit privé », JCP G 1984, I, 3145

* 450  : Christian ATIAS, « Sur les revirements de jurisprudence », RTD civ., Avril/Juin 2005, p.298

* 451  : Catherine PUIGELIER, « Le revirement de jurisprudence est-il une erreur ? », in L'erreur, sous la direction de Jean FOYER, François TERRE et Catherine PUIGELIER, PUF, 2007, p.205

* 452  : Philippe MALAURIE, « Les créations de la doctrine à la création du droit par les juges », Defresnois 1980.32345, n°16, p.870

* 453  : Catherine PUIGELIER, « Le revirement de jurisprudence est-il une erreur ? », in L'erreur, sous la direction de Jean FOYER, François TERRE et Catherine PUIGELIER, PUF, 2007, p.205 ; sur cette question, voir également, du même auteur, « A propos du revirement de jurisprudence en droit du travail », JCP E 2004, p.600, où l'auteur analyse plusieurs revirements de la chambre sociale de la Cour de cassation, expliquant que des mêmes principes, ou des principes aboutissant aux mêmes résultats, sont parfois repris sous des formulations différentes

* 454  : Vincent HEUZE, « A propos du revirement de jurisprudence, une réaction entre indignation et incrédulité » précité

* 455  : F. RIGAUX, Rapport de synthèse », in L'image doctrinale de la Cour de Cassation, La documentation Française, 1994, p.247

* 456  : Rapport MOLFESSIS, p.45

* 457  : F. Terré, « Rapport de synthèse », in L'image doctrinale de la Cour de cassation, La documentation française, 1994, p. 247 : « Pour que l'on puisse pleinement faire état d'un revirement, il faut supposer que la Cour de cassation abandonne non pas même une solution isolée adoptée précédemment par telle ou telle de ses Chambres, mais une position qu'en termes de jurisprudence, sinon constante, du moins suffisamment établie, elle a retenue dans le passé ».

* 458  : V. DELAPORTE, « Les revirements de jurisprudence de la Cour de Cassation », in L'image doctrinale de la Cour de cassation, La documentation française, 1994, p.160

* 459  : Rapport MOLFESSIS, p.45

* 460  : Rapport MOLFESSIS, p.47

* 461  : Soraya AMRANI MEKKI, « Quelques réflexions procédurales », RTD civ., Avril/Juin 2003

* 462  : Rapport MOLFESSIS, p.47

* 463  : Rapport MOLFESSIS, p.39

* 464  : Rapport MOLFESSIS, p.39

* 465  : Jean-Luc AUBERT, « Faut-il « moduler » dans le temps les revirements de jurisprudence ?...J'en doute ? », RTD civ., Avril/Juin 2005, p.300

* 466  : Voir notamment Christian MOULY, « Comment limiter la rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de revirement ? » , LPA, 4 mai 1994, n°53

* 467  : « La réforme proposée est de portée générale en ce sens que, même si c'est en présence d'un changement de jurisprudence qu'elle trouvera le plus souvent à s'appliquer, le pouvoir conféré à la Cour de Cassation pourra être utilisé en présence d'une jurisprudence nouvelle dans un domaine où la Cour de Cassation n'avait eu encore l'occasion de se prononcer, situation plus fréquente qu'on ne le pense. Limiter ce pouvoir aux seuls cas de revirement soulèverait, en outre, des problèmes de qualification du revirement » (Pour de nouvelles règles d'application dans le temps des décisions de justice », contribution du MEDEF au rapport MOLFESSIS, in Rapport MOLFESSIS, p.145)

* 468  : Pierre VOIRIN, « Les revirements de jurisprudence et leurs conséquences » précité

* 469  : Xavier BACHELLIER et Marie-Noëlle JOBARD-BACHELLIER, « Les revirements de jurisprudence », RTD civ., Avril/juin 2005, p.304

* 470  : Rapport MOLFESSIS, p.48

* 471  : Rapport MOLFESSIS, p.48

* 472  : Bérangère LACOMBE, La rétroactivité des revirements de jurisprudence en droit du travail », Mémoire de DEA Droit social, Université MONTESQUIEU Bordeaux IV, Année universitaire 2004-2005, 111 pages, p.58

* 473  : Bérangère LACOMBE, La rétroactivité des revirements de jurisprudence en droit du travail », p.56

* 474  : Philippe MALINVAUD, « A propos de la rétroactivité des revirements de jurisprudence », RTD civ., Avril/Juin 2005, p.312

* 475  ; Rapport MOLFESSIS, p.48

* 476  : Soraya AMRANI MEKKI, « Quelques réflexions procédurales », précité

* 477  : Le rapport, dans cette optique, ajoutait d'ailleurs que « La doctrine, en outre, ne serait ici privée d'aucune prérogative dont elle serait aujourd'hui détentrice : elle ne perdrait rien de son pouvoir de critique sur la solution ainsi adoptée. Bien au contraire. » (Rapport MOLFESSIS p.49

* 478  : Rapport MOLFESSIS, p.32

* 479  : Rapport MOLFESSIS, p.18

* 480  : Rapport MOLFESSIS, p.19

* 481  : Rapport MOLFESSIS, p.19

* 482  : Rapport MOLFESSIS, p.21

* 483  : Pascale DEUMIER et Rafaël ENCINAS DE MUNAGORRI, « faut-il différer l'application des règles jurisprudentielles dans le temps ? Interrogations à partir d'un rapport » précité

* 484  : Patrick Morvan « Le sacre du revirement prospectif sur l'autel de l'équitable », Recueil Dalloz 2007 p. 835

* 485  : Rapport MOLFESSIS, p.32

* 486  : Rapport MOLFESSIS, p.21

* 487  : Rapport MOLFESSIS, p.49

* 488  : Rapport MOLFESSIS, p.39

* 489  : Rapport MOLFESSIS, p.40

* 490  : Rapport MOLFESSIS, p.40

* 491  : Rapport MOLFESSIS, p.40

* 492  : Rapport MOLFESSIS, p.41

* 493  : rapport MOLFESSIS, p.42

* 494 Horatia MUIR-WATT, « La gestion de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : systèmes de common law » précité

* 495  : Civ., 2ème, 8 juillet 2004 précité ; Ass. Pl., 21 décembre 2006

* 496  : Jacques-Henri STAHL et Anne COURREGES, « Note à l'attention de M. le Président de la section du contentieux » précité

* 497  : Claire LANDAIS et Frédéric LENICA, « La modulation des effets dans le temps d'une annulation pour excès de pouvoir » précité

* 498  : Gilles LEBRETON, « Droit administratif général », éd. Armand COLLIN, 2000, p.369

* 499  : Pierre SARGOS, « L'horreur économique dans la relation de droit, libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence » », Droit social, février 2005, n°2, p.123

* 500  : Bertrand MATHIEU, « le juge et la sécurité juridique : vues du Palais Royal et du Quai de l'Horloge », Dalloz 2004, p.1603

* 501  : François-Charles BERNARD, « Les validations législatives, bilan et perspectives », in La loi, Catherine PUIGELIER (Dir.) Economica, 2005, p.37

* 502  : Sur cette question, voir notamment Denys de BECHILLON, « Le gouvernement des juges, une question à dissoudre », Dalloz 2002, n°12, p.973

* 503  : Rapport MOLFESSIS, p.42

* 504  : même si le Rapport MOLFESSIS a entendu distinguer ses propositions des deux types de théories : « On ne peut abstraitement raisonner ni au regard de la notion de droit acquis ni à partir du concept de situation juridique. » (Rapport MOLFESSIS, p.20)

* 505  : Rapport MOLFESSIS, p.20

* 506  : Pascale DEUMIER et Rafaël ENCINAS DE MUNAGORRI, « faut-il différer l'application des règles jurisprudentielles dans le temps ? Interrogations à partir d'un rapport » précité

* 507  : Jean-Luc AUBERT, « Faut-il « moduler » dans le temps les revirements de jurisprudence ?...J'en doute ? » précité

* 508  : Soc. 17 décembre 2004, pourvoi n°03-40008

* 509  : Sur cette question, voir notamment Christophe RADE, « De la rétroactivité des revirements de jurisprudence », Dalloz 2005, n°15, p.988

* 510  : Pierre SARGOS, « L'horreur économique dans la relation de droit, libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence » » précité

* 511  : Christophe RADE, « De la rétroactivité des revirements de jurisprudence » précité

* 512  : Antoine BOLZE, « La norme jurisprudentielle et son revirement en droit privé », RRJ 1997-3, p.855

* 513  : rapport MOLFESSIS, p.36

* 514  : rapport MOLFESSIS, p.37

* 515  : Philippe THERY, « A propos d'un arrêt sur les revirements de jurisprudence ou comment faire une omelette sans casser les oeufs... », RTD civ., Janvier/mars 2005, p.176

* 516  : Soraya AMRANI-MEKKI, « Quelques réflexions procédurales » précité

* 517  : Yves-Marie SERINET, Par elle, en elle, et pour elle ? La Cour de Cassation et l'avenir des revirements de jurisprudence », RTD civ., Avril/Juin 2005, p.328

* 518  : Sur ce point, voir par exemple p.14 : « Les revirements de jurisprudence sont la manifestation de la vie du droit, le signe de son adaptation aux faits. Un droit sans revirement de jurisprudence - à supposer l'hypothèse envisageable, ce qui n'est pas - serait au fond un droit entièrement sclérosé. Comme l'a affirmé Yves Chartier : « les revirements font partie de la Cour de cassation, comme d'ailleurs des autres juridictions. Une jurisprudence qui ne se modifie pas est souvent aussi une jurisprudence qui se dessèche. Que serait devenu le droit de la responsabilité si la Cour de cassation n'avait pas pu adapter aux circonstances du temps les vieux textes du Code civil ? ».

* 519  : le Rapport cite d'ailleurs sur ce point Bernard BEIGNIER« Le danger du revirement de jurisprudence dénoncé parfois par son caractère imprévisible, voire arbitraire, est dans l'ordinaire un bienfait. Un vieil arrêt qui tombe est une branche morte taillée qui fera produire à l'arbre de meilleurs fruits. Donner au juge la liberté du règlement serait lui soustraire celle de régler la loi » (B. Beignier, « Les arrêts de règlement », Droits, n° 9, 1989, p. 45, spéc., p. 49)

* 520  : Sue cette question, voir par exemple Pascale DEUMIER, « Création du droit et rédaction des arrêts par le cour de cassation », in La création du droit par le juge, sous la direction de Jean FOYER, François TERRE et Catherine PUIGELIER, Dalloz, 2007, p.89

* 521  : Sur ce point, voir par exemple Christian ATIAS, « L'ambiguïté des arrêts dits de principe en droit privé » précité ; Christian ATIAS, « Sur les revirements de jurisprudence » précité ; Catherine PUIGELIER, « D'une approche cognitive de l'arrêt de principe » précité

* 522  : Antoine BOLZE, « La norme jurisprudentielle et son revirement en droit privé » précité

* 523  : Rapport MOLFESSIS, p.37

* 524  : Rapport MOLFESSIS, p.38

* 525  : Vincent HEUZE, « A propos du rapport sur les revirements de jurisprudence, une réaction entre indignation et incrédulité » précité

* 526  : Jean-Luc AUBERT, « Faut-il « moduler » dans le temps les revirements de jurisprudence ?...J'en doute ? » précité

* 527 Patrick MORVAN, « Le revirement de jurisprudence pour l'avenir : humble adresse aux magistrats ayant franchi le Rubicon », Dalloz 2005, n°4, p.247

* 528  : Pierre SARGOS, « L'horreur économique dans la relation de droit, libres propos sur le « Rapport sur les revirements de jurisprudence » » précité ; dans le même sens, voir également Béatrice BOURDELOIS, « Lois rétroactives et droits fondamentaux », étude présentée lors du colloque sur les droits fondamentaux de la personne humaine en 2003 et 2004, organisé par le Groupe de Recherche et d'Etudes en Droit Fondamental, International et comparé de la Faculté des Affaires Internationales du HAVRE.

* 529 : Jean RIVERO, « Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle » précité

* 530 Philippe THERY, « A propos d'un arrêt sur les revirements de jurisprudence ou comment faire une omelette sans casser les oeufs... » précité

* 531  : Soc. 17 décembre 2004 précité

précédent sommaire suivant










Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy



"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille