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Mise en place des structures et problématique fonctionnelle de l'école haà¯tienne

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par Kathia RIDORà‰
Université adventiste d'Haà¯ti -  Licence en science de l'éducation 2009
  

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B- les dérives de l'élaboration d'un modèle éducatif haïtien.

A travers toute cette histoire on assiste petit à petit à la mise en place d'une école non seulement anti-démocratique mais, qui veut créer des êtres étrangers et déconnectés à la réalité socio-culturelle de la nation. D'où l'idée d'une école qui aliène. Dans les titres qui vont suivre, nous travaillerons à situer le concept << aliénation >> pour établir ensuite ses relations avec l'École dans les structures du système éducatif.

Cette approche nous permettra d'appréhender le problème des dérives, de l'élaboration d'un modèle éducatif haïtien, perverti dans sa vocation de former des êtres libres, responsables, engagés au service de leur communauté et capables d'assumer pleinement son destin.

1 Jean. Price Mars. Ainsi parla l'oncle. Les Presses de l'Imprimeur II, Port-au-Prince, 1998.Page 42

2 Cité par J. M. Richard dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >> (Université Adventiste d'Haïti).

1-Éclairage notionnel de l'aliénation et du patrimoine historico-éducatif.

Nous avons décidé d'aborder l'aliénation, concept fondamental de notre étude après avoir analysé la problématique des fondements du système éducatif. Car l'aliénation de notre système éducatif n'est que la résultante de l'intériorisation des idées négatives et discriminatoires véhiculées pendant la période coloniale pour maintenir le statu quo et les avantages économiques liés à ce système, une attitude qui a perduré dans les annales de notre histoire.

Omotunde Jean Philippe, dans le texte << Discours afrocentriste sur l'aliénation culturelle >>1, fait une étude saisissante sur la construction de l'aliénation, sa perduration et ses conséquences sur le fonctionnement des anciennes colonies. Dans le chapitre << Les mécanismes de l'aliénation culturelle >>, il présente diverses définitions de l'aliénation. Nous nous inspirons de son approche.

<< Le terme << aliénation >> désigne l'état d'inconscience de tout homme privé de sa vraie nature humaine. Dans l'univers médical, l'aliénation est assimilée à un état de déficience psychologique synonyme de maladie mentale grave, voire de folie pure. Pour les praticiens, << aliénation >> rime avec << démence >> et << déséquilibre psychologique >>. Ainsi, en ouvrant le grand Larousse Universel, on découvre la définition suivante pour aliénation mentale : << Etat d'une personne dont les facultés mentales sont gravement altérées et ne lui permettent plus de mener une existence compatible avec la vie sociale >>.

Car l'aliéné mental induit un sentiment d'étrangeté, d'incompréhension, d'absence de règles, d'impulsivité et de manque de contrôle. (...) Pour les protéger d'eux-mêmes et d'autrui les aliénés mentaux sont (...) placés en milieu psychiatrique (...).

Dans le domaine de la philosophie le terme << aliéné >> évoque généralement un individu dont le comportement reste étranger à sa nature originelle. Cela peut-être le résultat d'un accident ou d'un long processus psychologique. Aliénation et étrangeté vont donc de pair.

Mais en adjoignant le qualificatif << culturel >> au terme << aliénation >>,

<< il devient alors un traumatisme psychologique, une situation particulière oü un homme, voire un peuple tout entier, asservi, infériorisé, complexé, ignorant, désorienté, frustré, résigné et faible mentalement, est devenu la << propriété >> intellectuelle, morale, spirituelle, économique, culturelle et voire même physique d'un autre homme ou d'un autre peuple dominateur. Ceci, sans qu'il soit en mesure de prendre conscience de la gravité et de l'anormalité de sa mise sous tutelle et de sa condition d'aliéné culturel >>.

Ce dernier paragraphe exprime parfaitement bien l'idée de l'aliénation au sens que nous lui attribuons dans ce travail de recherche. Elle est la conséquence immédiate d'une longue et lamentable histoire, qui, pour le cas d'Haïti, commence depuis la capture des nègres et négresses de l'Afrique, transportés au sein des vastes

1 Omotunde, Jean Philippe.- Discours afrocentriste sur l'aliénation culturelle. Edition Menaibuc, S.L, 2006. (Ce document a été exploré sur le site www.booksgoogle.fr, oü une bonne partie du texte est disponible. Nous avons décidé de ne pas retranscrire la pagination parce qu'elle ne respecte l'ordre du texte.

plantations coloniales du Nouveau Monde. Comment construire, entretenir et conserver ce régime d'exploitation totale fondé sur l'avilissement de la personne humaine ? Toute la stratégie du colon référait à des conditions d'ordre psychologique. Il fallait pour la sauvegarde de tout un système, incruster l'idée d'infériorité, chez l'esclave, par rapport aux représentants de la race dominante. Toutes les institutions de base de la société esclavagiste concouraient à vulgariser la non humanité de l'homme noir. << Il s'agit ici d'enfermer l'esprit libre africain dans un double piège : Celui de sa propre mise en doute (par ignorance) de la valeur de son héritage intellectuel (création de complexe d'infériorité) et d'autre part celui de la reconnaissance par la société occidentale qu'il s'agit d'un soushomme >>1, explique l'auteur.

Approfondissant l'explication, il ajoute que :

<< (...) L'esprit aliéné culturellement va nier ou rejeter son originalité culturelle et abandonner sa culture propre pour tenter d'évoluer dans l'espace idéologique et culturel de l'esprit agresseur (paradigme occidental). Espace qui sera dorénavant perçu comme étant l'unique planche de salut du corps et de l'esprit. Dès lors, les points de repère historique, spirituel, idéologique et culturel de l'esprit aliéné deviendront ceux de la conscience inhumaine occidentale. L'esprit aliéné va donc effectuer un voyage psychologique qui le mènera aux antipodes des fondements de sa vraie nature humaine. Loin de lui permettre réellement de s'élever, le paradigme occidental sera pour lui un autel sur lequel il devra sacrifier tous les jours son moi << nègre >> et reconnaître volontairement ou non son infériorité. Au final, cette stratégie se révèle être un piège sournois, qui nuira considérablement à l'épanouissement de l'individu qui finira par entrer en conflit ouvert avec lui-même >>2.

C'est ainsi que la conscience inhumaine occidentale, tel un apprenti sorcier, a déstructuré l'esprit libre africain, lui a enlevé ses facultés de raisonnement originelles pour mieux l'outrager. Sa mission fut précise : Contaminer le passé, dominer le présent pour s'approprier l'avenir, explique l'auteur.

L'aliénation culturelle, en ce sens, prend l'allure d'une pathologie sociale. Sortant dans le rang de l'élite, qui, historiquement s'est mieux placée pour assimiler l'oripeau de l'idéologie raciste coloniale, elle s'est propagée petit à petit à travers toute la population, car les institutions responsables de la sauvegarde et de la divulgation des valeurs sont contrôlées par l'élite, la classe dominante. Et comme l'éducation tient une place centrale dans la maintenance de l'assise de la société, elle se fait l'une des plus importants vecteurs de cette pathologie. Sa plus grande fonction est la reproduction sociale des éléments subjectifs de la société. En effet, Emile Durkheim, dans le texte << Education et sociologie >>3, souligne que l'éducation a pour objet de susciter et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné. Quelles sont les

1 Ibid.

2 Ibid.

3 www.classiques.ucaq.ca

attentes de la société, du jeune écolier haïtien à sa sortie du système éducatif institué depuis l'indépendance ? La langue de l'enseignement, le programme, les méthodes utilisées, ne concourent-elles pas à modeler la pâte combien résistante du jeune haïtien pour le faire devenir étranger à lui-même, à sa famille, à sa communauté, donc à l'aliéner ? Si l'éducation véhiculée par l'école devait être une continuation de celle de la grande école de la vie, notre école fait table rase ou, pire, infériorise radicalement tout le vécu passé de l'individu qui la fréquente. Elle crée une rupture fondamentale entre l'élève et son milieu parental ou communautaire. Il arrive à se retrouver étranger de son schème culturel et à rabaisser le monde de sa classe. Pour introduire son texte, Omotunde a rapporté le discours d'une étudiante, qui à travers un discours avance que : << l'école républicaine fut le haut lieu de l'exécution de l'âme martiniquaise », et plus loin Omotunde constate que << L'enseignement colonial, néo-colonial et assimilationniste est donc le moteur d'une école qui fruste, mutile, aliène, déforme, désinforme et appauvrit ». L'école ampute, l'école dérange, l'école tue !

Le système éducatif haïtien continue et intensifie l'oppression culturelle de l'ancienne métropole sur l'État-nation. En adoptant aveuglément, sans aucun jugement de valeur, le schème culturel du colonisateur à la base du modèle éducatif, l'élite accepte << de placer son potentiel intellectuel sous la tutelle de la conscience inhumaine agressive occidentale, qui lui dira comment penser, ce qu'il faut penser, ce qu'il faut dire, ce qu'il faut écrire, ce qu'il faut chanter, quelle langue parler, quel Dieu prier, quelle religion adopter, quel livre lire, quel prénom donner à ses enfants, quelle culture adopter, quel vêtement porter, quelle coiffure arborer, etc. », nous dit Omotunde. Petit à petit, après avoir enlevé à l'enseigné << toute perception de la valeur de la notion même de liberté (...), la conscience inhumaine agressive va forcer la capitulation de l'esprit de la personne aliéné qui parviendra dans certains cas, à voir son aliénation/capitulation, comme une solution honorable. Pour lui, l'important est de mettre un terme au conflit qui le mine entre responsabilité historique et fuite, devant justement ses propres responsabilités »1.

Cette dernière citation tirée du texte de Omotunde, exprime la situation d'Haïti qui souffre d'un manque de leaders, d'une carence de personnes aptes à assumer véritablement la responsabilité de mener la barque de la nation au bon port. D'ailleurs, il faudrait d'abord avoir la capacité de définir son schème de développement, de choisir ses priorités, d'avoir la force de défendre sa nation face aux multiples agressions de l'impérialisme international. Tâche difficile pour un groupe de gens formatés dans le moule d'un système éducatif qui enseigne le

1 Ibid

désengagement et la tendance à attendre une éternelle prise en charge extérieure. Les mots désobligeants et ironiques du philosophe Emmanuel Kant dans le texte << La philosophie de l'histoire »1, expriment bien cet état de fait :

<< La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d'une direction étrangère (...) restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs et qu'il soit si facile à d'autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d'être mineur ! ».

Toutefois, dans le cas d'Haïti, l'analyse de Kant présente un biais, ce n'est pas la nature qui nous a libérés de la domination étrangère, mais plutôt une longue et stupéfiante guerre. Si l'École haïtienne se constitue en espace à reproduire l'aliénation, en elle également doit naître l'étincelle de la désaliénation. A ce niveau, il faut souligner le caractère complexe du processus d'aliénation de notre système éducatif, les liens historiques et socio-économiques qui l'ont tissé et qui assurent sa perduration.

2-Contradictions ethno-culturelles, malaise linguistique et entraves dans la conception d'un
modèle éducatif haïtien.

La considération de l'esclave comme négation de toute humanité, de toute culture, était une condition nécessaire et même fondamentale à la survie de la société coloniale rongée par toute sorte de contradictions internes ou externes. Mais l'intériorisation et l'appropriation des théories déshumanisantes qui soutinrent la base de cette époque par les propres victimes du système, a compromis, dans son essence même, les sociétés longtemps après la rupture des chaînes de l'esclavage. Le venin de l'aliénation a gravement contaminé les hommes qui devaient assumer les rôles de responsabilité dans le nouvel Etat-Nation.

C'est ainsi que la langue française et la religion catholique ont conservé leur prestige au sein de la nouvelle société. Cette dernière allait même devenir une arme redoutable pour accentuer, attiser le fossé entre les nouvelles configurations de classes de l'Haïti indépendante.

Pour Jean Fouchard2 << les forgerons de la nation haïtienne (...) gardèrent en otage la langue et la culture de l'ancien maître, dont le syllabaire était la clef et le symbole », et il ajoute que <<ce fut leur plus riche butin de guerre ». Il semble plutôt que si butin il y avait, il a de préférence empoisonné les relations sociales à l'intérieur

1 Cité par Jn P. Omotunde, dans le texte précité.

2 Jean, fouchard, << Les marrons du syllabaire », (cité par Yves Déjean, << Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba ». page 111.

de la société, et empêché la construction d'un système éducatif à même d'assurer la formation de la population. D'ailleurs, Yves Déjean, dans un texte assez pertinent, intitulé : << Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba >>, avance que les gens qui veulent faire croire que le français est << une conquête, un butin arraché à l'ennemi sur le champ de bataille >>, mentent piteusement. Car, toujours selon la pensée de l'auteur, la guerre de l'indépendance qui a tué plus de deux cent mille nègres et négresses, a détruit la majorité des biens économiques qui devait aider au développement de la future nation, n'a pas enseigné la masse à parler le français, ni ne lui a fait endosser la culture française dans son mode de consommation, ses chants, ses danses, son architecture, etc. La masse d'anciens esclaves ne s'est jamais considérée comme des français à la peau basanée. C'est plutôt la minorité d'affranchis, anciens propriétaires, ancrés dans la culture créole assimilatrice du schème colonial, qui ont gardé la langue française. Y. Déjean1 explique plus loin dans ce texte, que contrairement à ce qu'avancent certains auteurs qui présentent l'écriture de l'acte de l'indépendance comme une pièce à conviction qui prouve le choix du chef de l'Etat d'adopter le français comme langue officielle, comme insuffisante, car nulle part on n'a retrouvé un document qui fait état formellement de ce choix linguistique dans les archives du gouvernement.

La littérature haïtienne abonde sur la dichotomie créole/français en ce qui a trait à sa résurgence sur le fonctionnement du système éducatif. Des classiques du genre dont le livre précité de Yves Déjean, celui de François Latortue << Système éducatif et développement >>, et autres présentent des études assez intéressantes sur le sujet.

La langue semble être un des premiers outils dont le système éducatif se sert pour asseoir et faire perdurer l'aliénation.

Parler, souligne Frantz Fanon dans le texte << Peau noire, masques blancs >>, c'est être à même d'employer une certaine syntaxe, posséder la morphologie de telle ou telle langue, mais c'est surtout assumer une culture, supporter le poids d'une civilisation >>2. L'élite haïtienne de l'après indépendance et tout au long de notre histoire de peuple a lutté pour la conservation et la primauté de la langue française comme langue de l'enseignement, de l'administration publique et de la justice, condamnant ainsi au silence les quatre-vingt dix pour cent de la nation qui ne parlent et ne comprennent que le créole. Cette situation existait depuis l'époque coloniale, selon le dire de Léon-François Hoffmann dans le texte << Haïti : Couleur, croyance, Créole >>, << L'unanimité était faite en ce qui concerne l'idéologie linguistique : Le français était un privilège, un atout désirable allant de pair avec

1 Dejan, Iv.- Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba. Editions Henri Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, avril 2006. Page 162 à 168.

2 F. Fanon. Peau noire, masques blancs. Editions du seuil, New York, 1952. Page 13.

l'exercice du pouvoir, et le créole un parler marginal, que l'on était certes libre de goûter, mais dont l'usage purement local n'offrait aucun avantage sérieux »1. Le français en ce sens était la langue du colonisateur, détenteur du monopole politico-économique, culturel et de toute humanité, donc le phare, le point de mire qui attire toutes les classes, surtout celle des mulâtres affranchis, et même les esclaves. Mais en même temps la perversion et la violence dont fut victime la masse des esclaves étaient si fortes, qu'elles devaient créer des schèmes culturels alternatifs, par la filière du créole et de la religion vodou. Alors, si la politique coloniale était la dévalorisation de tout ce qui touche à l'être de l'esclave, nul doute que la langue populaire soit considérée comme un patois inférieur. La langue n'estelle pas le moyen d'expression la plus importante de la pensée ? Le président américain Jefferson ne disait-il pas que le noir est incapable de toute pensée2 ?

L'élite politique de l'après-indépendance conservait intacte l'attitude des colons par rapport au modèle culturel et à la langue populaire. On ne veut pas que le peuple exprime sa pensée. La langue française devient museau, bride, carcan pour étouffer les plaintes du peuple, le marginaliser, l'anéantir. F. Fanon explique dans le texte précité, que :

<< Tout peuple colonisé, c'est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d'infériorité, du fait de la mise au tombeau de l'originalité culturelle locale se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c'est-à-dire de la culture métropolitaine. Le colonisé se sera d'autant plus attaché à sa brousse qu'il aura fait siennes les valeurs culturelles de la métropole »3.

Si ces mots de l'auteur expliquent le cas de la majorité des pays en phase de décolonisation. Haïti est différente par bien des cotés. La population dans son entier parle et comprend le créole, une bonne partie de cette même population pratique, à côté des autres religions occidentales, un autre schème religieux différent. L'obstacle majeur se situe dans la dévalorisation et l'infériorisation systématique de ces derniers et de leurs porteurs. Alors, le peuple, vu qu'il n'y a de salut que dans la maîtrise de la langue << prestigieuse », déprécie sa langue maternelle. On sent et on accepte le poids de l'infériorité quand on ne sait parler que le créole. Et gare à toi, car il faut éviter les fautes et surtout les fautes de diction, d'élocution, << Il faut que je me surveille dans mon élocution c'est un peu à travers elle qu'on me jugera... on dira de moi, avec beaucoup de mépris : << Il ne sait même pas parler le français. (...) Dans un groupe de jeunes Antillais, celui qui s'exprime bien, qui possède la maîtrise de la langue, est excessivement craint ; il faut faire attention à lui, c'est un quasi blanc »4, souligne ironiquement F. Fanon dans l'ouvrage précité. << Peu importe ce que

1 Hoffmann, Leon-François.- Op.cit Page 62. Page 213.

2 Cité par J. M. Richard dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien » (Université Adventiste d'Haïti).

3 F. Fanon. Op.cit, page 86 Page 14.

4 Ibid. Page 16.

chacun pense, rapporte L. F. Hoffmann1, l'important, c'est la façon de le dire : devenir un penseur profond ne chatouille guère notre ambition ; il faut être beau diseur, c'est l'essentiel. « Parlez français, Monsieur. >> C'est là une apostrophe qui revient souvent dans ces interminables polémiques qui caractérisent notre presse et notre tribune. « Parlez français, Monsieur >> et nous parlons français, et nous le parlons très pointu, en turlututu ; et nous le mêlons à des mots grecs et latins pour montrer à la galerie combien nous sommes classiques. Gare à une faute de grammaire, gare à une expression manquant d'élégance ou de correction, gare à un masculin ou un féminin, un singulier ou un pluriel mal employés. Il n'y a qu'un premier prix et il est indivisible : qui le rate n'est plus qu'un sot en trois lettres >>2. Aliénation ! Absurdité !

Le même auteur, plus loin, continue l'analyse en indiquant que :

« Nombre d'analystes haïtiens ont estimé que, dans cette optique, l'usage du français comme langue d'enseignement est fonctionnel. Premièrement, il assure l'échec de l'opération pour la grande majorité des enfants de la masse. Deuxièmement, il les confine dans la conviction de leur propre infériorité, puisqu'ils échouent systématiquement là où leurs congénères de l'élite réussissent. Troisièmement, il garantit que les rares petits paysans et prolétaires qui réussissent envers et contre tout utiliseront leur nouveau savoir pour se joindre aux nantis et perpétuer le système >>3.

Yves Déjean explique ce malaise linguistique en écrivant dans « Dilemme en Haïti >> que de « L'un, la majorité, 98% de la population, ayant une langue unique, le créole, est victime de l'agression d'une minorité, 2% de la population, ayant deux langues, le créole et le français. La minorité oppressive pose une condition irréalisable à l'accession de la majorité opprimée au progrès et à la connaissance. Elle prétend que, dans l'intérêt de cette majorité, le passage de l'analphabétisme généralisé au savoir doit se faire par le biais du français >>4. Pendant qu'en Haïti souligne l'auteur dans le titre en Créole cité plus haut « un million deux cent mille enfants qui s'inscrivent dans tout ce qu'on considère comme école dans le pays, ne sont pas des étrangers, qui ne comprennent pas la langue du pays. Ce sont des Haïtiens « natif natal >> qui parlent parfaitement bien la langue créole. Leurs parents ne parlent pour la majorité que le créole, dans la salle de classe, tous les autres élèves de même que l'enseignant parlent le créole >>5. Pourtant, on leur impose le français comme un sacerdoce, un supplice. Ils sont sévèrement punis moralement et physiquement quand ils s'expriment dans la seule langue qu'ils connaissent.

J. P Omotunde, dans le titre qui a servi d'assise à l'éclairage du concept aliénation dans ce chapitre, rapporte comment dans « les écoles Antillaises de la fin du XIXème siècle jusqu'au début du XXème , siècle pour

1 Leon-François, Hoffmann, Op.cit page 62. Page 276 - 284.

2 Frantz Fanon. Op.cit, page 86. Page 16.

3 Leon-François, Hoffmann, Op.cit, page 62. Page 220.

4 Ibid. page 220.

5 Dejan, Iv.- Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba. Edicíon Madres de Plaza de Mayo. América libre. Page 183 à 185.

forcer les enfants à abandonner le créole au profit du français << plus civilisateur », les instituteurs métropolitains vont inventer la fameuse épreuve de la << Pièce ». Le principe est que tout élève qui utilise un mot créole devient << coupable » et reçoit une pièce de monnaie symbolique et punitive. Son seul espoir est d'attendre que l'un de ses camarades fasse la même erreur. Si ce n'est pas le cas, à la fin du cours, l'enseignant lui donne de violents coups de règle sur les doigts ».

Cette mesure est encore de mise dans nos écoles. En effet, un ancien élève du Collège mixe Joseph Hervé, rapporte que pour maintenir la discipline, la direction prend la décision d'instituer le français comme langue obligatoire et interdit formellement l'utilisation du créole comme moyen d'expression. Pour ce faire, une carte est remise au comité de la classe. Si quelqu'un ose s'exprimer en créole dans la salle, on lui passe la carte (symbole d'ignorance et d'opprobre), qu'il doit faire circuler aux autres << crétins » de son espèce qui ne savent s'exprimer dans la fameuse langue. Enfin, l'élève qui se trouve encombré de la carte à la fin de la journée aura à subir une punition, le plus souvent pour cette école, l'étude par coeur d'une partie du Cid. Yves Déjean1 rappelle une interview qu'il a eue avec un directeur d'école, où ce dernier rapporte, plein d'assurance, comment il a frappé un enfant qui osait lui dire qu'il ne pouvait pas faire une introduction pour la montée du drapeau en français.

Ainsi, non seulement l'élève se sent coupable d'utiliser le seul moyen qu'il a pour exprimer sa pensée, mais moralement on le rabaisse, on l'humilie. Les autres élèves de la classe le ridiculisent en catimini car ils ont peur de se faire attraper. Lui, aux aguets, surveille la bouche de ses camarades pour leur passer le symbole punitif, premièrement pour éviter la punition du fouet à la fin de la classe, mais en plus pour se laver de l'opprobre lié à sa situation. Alors, si l'école a pour rôle d'aider les apprenants à coordonner et à exprimer leurs pensées, la nôtre tue toute envie de communiquer chez l'enfant et le réduit au silence. L'impératif que l'on fait à l'enfant de s'exprimer en français pendant qu'on sait très bien qu'il ne maîtrise pas cette langue montre le caractère répressif, aliénant, dictatorial de notre école. La majorité des Haïtiens qui ont été à l'école, peut se rappeler les violences corporelles qu'ils ont dû subir pendant leur enfance pour la conjugaison des verbes, les règles de grammaire, l'étude des vocabulaires, etc. Yves Déjean2 rapporte dans ce même ouvrage, les sévices dont furent victimes des élèves de sixième année dans une classe de la ville de Petit-Goave le 18 octobre 1999, où 24 élèves sur 27 ont été sévèrement punis pour des fautes commises dans la conjugaison du verbe aimer (au subjonctif, passé simple et passé composé), l'amour exprimé par le verbe se transforme en aversion pour ces pauvres jeunes. Pendant qu'on sait parfaitement

1 Ibid. Page 183 à 185.

2 Ibid. Page 183 à 185.

que la maîtrise de la grammaire se fait après la conquête de la langue, dans nos écoles on fait l'inverse, et impose l'étude d'une structure langagière totalement différente de celle de la langue vernaculaire de l'apprenant. Il n'est pas étonnant alors que l'école se transforme en un lieu de torture, une machine à former des zombis, des êtres incapables de penser, de s'assumer, de se prendre en main.

L'article 180 de la constitution stipule que :

<< L'éducation doit tendre au plein épanouissement de la personnalité des intéressés de façon qu'ils apportent une coopération constructive à la société et contribuent à inculquer le respect des droits de l'homme, à combattre tout esprit d'intolérance et de haine et à développer l'idéal d'unité nationale, panaméricaine et mondiale >>1.

<< Le respect des droits de l'homme >> nous intéresse plus particulièrement, car parmi les droits de l'homme figure le droit à la parole, une parole qui dit quelque chose, une parole signifiante, qui ne peut être possible qu'au moyen de la langue que l'on connaît vraiment.

<< La situation est aggravée, souligne Yanick Damour, par le fait que la langue française représente un indicateur d'appartenance de classe et de prestige social dans la société haïtienne. C'est un des instruments de domination culturelle de la bourgeoisie, puisque le message officiel est transmis dans une langue inaccessible pour la grande majorité, le pouvoir reste aux mains de ceux qui savent en faire usage. En ce sens, << Le système d'éducation favorise un secteur au détriment de l'autre, renforce l'analphabétisme et encourage l'exode rural. Le schéma de la stratification sociale, avec d'un coté les privilégiés et de l'autre les démunis, se retrouve dans le système éducatif pour renforcer les inégalités >>2.

L'école, organe de production et de reproduction sociale, s'approprie la diglossie effective dans la société pour renforcer le complexe d'infériorité et l'aliénation culturelle des apprenants. A l'école, l'Haïtien apprend à mépriser sa langue, et comme il est évident que la langue est le véhicule d'une culture donnée, et que son utilisation suppose << une référence permanente à toute une gamme de valeurs extra linguistiques d'ordre culturel ou moral >>3, il n'est pas étonnant que cette dévalorisation systématique de ce qui le définit comme être, amène l'apprenant à << marquer d'un coefficient péjoratif tout ce qui touche le patrimoine linguistique originel. (...) C'est peut-être dans ce phénomène qu'il faudrait rechercher l'attitude de mépris de nos valeurs par les Haïtiens en général, malgré les hauts faits de notre lutte pour l'indépendance, et l'absence totale de fierté à l'égard de notre identité culturelle >>4. C'est ainsi qu'un siècle après l'indépendance un ministre haïtien se sentait fier d'annoncer que : << Nos institutions sont françaises, notre législation publique et civile est française, notre université est française, notre littérature est française, le programme de nos écoles est français >>5. Il ne mentait pas, mais il devait plutôt en pleurer.

1 La constitution en usage en Haïti depuis 1987.

2 Cours International d'Été d'Haïti (CID'EH). << Éducation et développement >>. Document de synthèse. Collection CHISS.

3 François, Latortue, << Système éducatif et développement. Le problème de la langue >>. Imprimerie des Antilles, Port-au-Prince, 1993Page 88-89.

4 Même source. Page 88-89.

5 Cité par Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >>.

Car c'est précisément ce phénomène qui explique le déracinement total de l'être haïtien après avoir passé dans le moule de notre système éducatif.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote