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Le pouvoir de la population sur son environnement! Cas du Plateau de Millevaches

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par Julien Dupoux
Université Paris Sorbonne IV - Master 2 2012
  

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Conclusion sur les leviers de pouvoir utilisés sur le Plateau

Les relations entre les différents acteurs sur les questions locales ne soulèvent pas uniquement des luttes d'influences ou une bataille pour le contrôle du territoire. Mais au regard du pouvoir des autres, on définit son propre pouvoir sur le territoire. Les luttes de pouvoir sont davantage les résultats de ceux qui se posent la question : « qui doit légitimement décider du territoire ? » mais, à mon sens, ce qui est le réel enjeu est de trouver comment chacun peut avoir du pouvoir sur ce territoire. C'est aussi pourquoi je me suis peut-être davantage penché vers ces associations qui cherchent des formes horizontales de

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pouvoirs, formes qui sont pour elles un anéantissement du pouvoir. Et qui communiquent sur ces formes. On pourrait parler d'une culture du pouvoir alternative à celles des institutions qui est installée sur le plateau de Millevaches.

La propriété est sûrement davantage utilisée comme un moyen personnel d'appréhender le paysage, de disposer d'un espace personnel de liberté, susceptible de pourvoir à ses besoins tandis que les leviers culturels, d'information et d'expression, sont utilisés par des collectifs pour ausculter certains comportements vis-à-vis de l'environnement, ils sont le relai d'un rapport social à l'environnement physique. Rapport souvent pensé comme libéré des influences capitalistiques : un pouvoir qu'a l'homme de faire parti de son environnement sans devoir s'extirper de celui-ci pour en attendre un apport matériel ou financier.

La démocratie s'expérimente sans centre, avec l'idée qu'on peut changer sa propre vie et donc, au moins à ses propres yeux, son environnement, en considérant et en utilisant le pouvoir que l'on a sur sa propre vie. Il s'agit d'abord de relations entre humains dans ce cas-là ; c'est le projet qu'ils peuvent expérimenter qui les liera avec leur milieu.

La propriété, la solidarité, l'influence ou l'autogestion d'un collectif ne dispensent pas pour autant les habitants de rapports de forces. Le pouvoir sur sa propre vie, pouvoir mental, est toujours remis en cause par l'abus de pouvoir que l'on peut considérer comme venant de l'autre. C'est parfois ce que révèle l'étude des relations entre acteurs. Mais aussi leurs discours vis-à-vis de ceux qui n'habitent pas le Plateau et qui veulent en tirer les ressources. Les maires et collectifs qui agissent pour faciliter l'installation sur le Plateau se heurtent fatalement au foncier détenu par ceux qui n'y vivent pas. Le pouvoir qu'on a sur sa propre vie dépend de l'horizon où se pose le regard.

Le domaine paysager n'était peut-être pas la préoccupation première des collectifs qui, d'abord, devaient maintenir des rapports humains, des facilités pour vivre sur le territoire et en être informé mais certains demandent maintenant la disponibilité de terres agricoles (plusieurs membres de « de Fil en Réseau »), de maisons, mais aussi un changement de gestion forestière (SOS Millevaches à Bugeat et Nature sur un Plateau à La Villedieu).

La vie des habitants, avec le repeuplement voulu du Plateau, son dynamisme installé, réclame un pouvoir sur l'environnement sur une échelle supérieure à son foyer : à la région. Comme si l'espace voulu et vécu s'agrandissait. Le pouvoir mental évolue sans cesse.

Ces expériences alternatives, prônant des besoins d'autogestion, d'autant plus dans un milieu rural où le rapport à la terre et à ses besoins vitaux est direct, donnent à mon sens une originalité et une reconnaissance au Plateau. Elles invitent chacun -moi y compris- à s'en saisir, non seulement à résister à un pouvoir subi mais à donner le pas d'un pouvoir choisi.

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Ces expériences ne sont pas isolées. Elles s'insèrent parfois dans un réseau national et peuvent trouver comparaison en d'autres endroits de la planète. Ce sont aussi ces vues extérieures, ces comparaisons possibles qui attestent le, peut-être petit, mais le pouvoir réel qu'elles ont sur la vie de l'environnement.

Tout l'objet de la troisième partie sera pour moi d'élargir le sujet, de voir quelles considérations lui donner dans un champ plus large. Quelles considérations et quelles décotes.

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III - Au-delà du Plateau. Des leviers de pouvoir en débat.

Avec la question du pouvoir de décision que l'on possède sur son lieu de vie, vient celle de l'organisation des humains sur le territoire. C'est-à-dire de l'échelle de la démocratie. Car la question de la démocratie s'est très vite posée en termes d'échelle pour y rester. Que ce soit dans les tomes politiques d'Aristote ou dans Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau : on se soucie de la taille de l'espace où l'habitant peut être entendu sur son territoire [Aristote, 1971], [Rousseau, 2001]. C'est pourquoi je regarderai comment le pouvoir des habitants peut sortir de son échelle locale ainsi que les conditions de son exercice, comment un individu peut participer à la démocratie, y compris au sein d'un collectif et alors faire partie de la construction de son environnement. Dans cette lecture, émergerons des débats souvent rencontrés dans la fabrication de la démocratie : la place de la science ou de l'autorité.

Mais avant cela, je me tourne vers d'autres localités, pour chercher comment peuvent y être présent les différents leviers de pouvoir mentionnés pour les habitants du plateau de Millevaches.

1- D'autres delà. Des comparaisons avec le plateau de Millevaches sur le pouvoir des habitants.

1.1 - La vallée de l'Intag en Equateur

Je vais m'arrêter sur la vallée de l'Intag, dans le canton de Cotacachi, à 1° de latitude nord, où je me suis déjà rendu et où, comme sur Millevaches, moult associations avaient leur local.

Source : HydroIntag

Carte 11A : Régions de l'Equateur et 11B : Cantons de la région Imbabura

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La plus proche ville est Otavalo, à environ 2 heures de route. C'est dire que la vallée de l'Intag est, tout comme le plateau de Millevaches, éloignée des centres urbains. Cet éloignement est un facteur de pouvoir pour les habitants car, de fait, l'Etat central peut moins les contrôler. En revanche, la vallée reste peuplée et la jeunesse y est un facteur de dynamisme. C'est peut-être aussi l'isolement de la région davantage que les faibles densités, prétendument évoquées par certains habitants sur Millevaches, qui leur donne une certaine autonomie et une sensation de liberté. La vallée n'est pas un espace protégé ; en revanche il y a un parc national (Cotacachi-Cayapas) à proximité.

Les paysages de l'Intag se composent de champs (cultures) et de forêt. La forêt y est évidemment un enjeu de biodiversité et certains habitants y sont attachés. Ce qui ne l'empêche pas d'être concurrencée par des cultures. Sur ce territoire, la forêt peut aussi constituer, sur un tout autre ordre, un élément qui n'est pas contrôlée par les habitants puisque elle est un enjeu internationalisé et qu'on trouve plusieurs Organisations Non Gouvernementales (ONG) sur place dont le but est de défendre la forêt (Zoobreviven replante, parfois des bambous ou de l'eucalyptus : ils poussent vite mais ne sont en rien des espèces locales) ou de défendre certaines espèces animales (ours andin par exemple). Des membres d'ONG peuvent reprocher à des paysans de faire brûler une petite parcelle de friche ou de bois pour la cultiver. Parmi les grosses cultures, on trouve de la canne à sucre, culture qui peut relever d'une dépendance au marché. On trouve aussi des pâturages. Je n'ai pas les chiffres de la propriété ni ne sait si les terres sont exploitées par leurs propriétaires mais, davantage que sur Millevaches, la composition du paysage, l'occupation des sols, relève des habitants. Mais avec bien des ambivalences.

Si on trouve des ONG, on trouve aussi de nombreuses associations villageoises. Elles sont nées pour la plupart des suites de l'opposition à un projet minier par une entreprise japonaise et après le départ de cette entreprise. Les concessions ont été rachetées par une entreprise canadienne et les habitants ont pris le parti de s'organiser et de faire naître des initiatives territoriales pour parer à toute tentative de retour des activités minières. On trouve l'association DECOIN, de défense de l'environnement et de lutte contre les compagnies minières, Toisan (dont HydoIntag : construction de petits barrages pour produire de l'électicité), AACRI : coopérative des caféiculteurs de l'Intag, également une coopérative des artisans (avec une boutique), une association de femmes... et les membres de la communauté de Junin sont très liés (c'est la communauté qui fût frontalement touchée par les projets miniers). On trouve aussi, comme sur Millevaches, un journal écrit par les habitants et RadioIntag, ainsi qu'une bibliothèque. Le lien associatif et la culture sont conçus comme des

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leviers de pouvoir qui vont permettre de résister aux incursions des entreprises minières et qui vont faire que les habitants prennent en main leur territoire, deviennent plus autonomes. C'est pour cela que les produits locaux sont largement développés : ils sont vus comme un moyen d'indépendance financière. Ce qui n'était pas le cas sur le plateau de Millevaches où les productions locales (« terroir » serait-on tenté de dire) restent englobées dans les stratégie de marché (limousines, agneau).

On retrouve cependant le savoir, l'influence, comme un pouvoir utilisable par l'habitant pour décider de son environnement. Carlos Zorilla, de l'association DECOIN, dans un manuscrit [Zorilla, 2009] va, lui aussi, mentionner plusieurs de ces leviers de pouvoir dont la population peut se servir, dans le but de résister aux projets miniers. Il cite très souvent l'information, dont les médias locaux : « Establezca un periodico comuniario simple y[...] crea su proprio radio communitario ». La comunidad est une expression couramment employée pour parler des habitants de l'Intag : elle met en avant le lien entre les habitants, par le biais associatif notamment. Faire connaître les aspirations de la communauté à niveau national puis international est aussi explicitement mentionné par Carlos Zorilla. Avec un certain succès d'ailleurs.

Mais la recherche de financement, peut également entrainer les associations à dépendre de l'extérieur et risque de faire considérer l'Intag comme une zone touristique pour certains étrangers, avec la demande d'un tourisme de la Nature qui ne va pas forcément de pair avec sa défense. Mais l'isolement de la vallée, hormis restreindre les ressources financières des habitants1, restreint aussi le tourisme. Les touristes qu'on peut croiser dans l'Intag sont généralement dans les ONG. Je n'en ai pas croisé beaucoup, personnellement.

Le fonctionnement de la démocratie est aussi mis en question. Les associations et les ONG peuvent être plus ou moins critiques vis-à-vis du gouvernement, attendre plus ou moins de lui, et se critiquer entre elles sur leurs regards différents. Mais il y a des tentatives de fonctionnement participatif au sein des institutions. L'assemblée cantonale de Cotacachi est composée de membres représentant les associations du canton. En 2000, Cotacachi se proclame « Canton écologique ». Comme pour Millevaches avec le Parc, les associations peuvent donc porter certaines institutions et créer certaines entités « écologiques ». La composition de l'assemblée cantonale par les associations préfigure aussi d'un fonctionnement plus horizontal et d'un pouvoir plus partagé.

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On retrouve donc dans la région de l'Intag de nombreux leviers communs avec le plateau de Millevaches et surtout une place prépondérante des communautés, associations et de la culture. L'influence est également un pouvoir compris et utilisé par la population de l'Intag. Dans l'Intag, les institutions locales semblent également utilisées physiquement tandis que c'est plus aléatoire sur le Plateau de Millevaches, selon les communes. La comparaison, si elle révèle des formes communes de pouvoir, montre aussi l'influence, l'expression, la culture comme un levier de pouvoir fort pour les habitants et comme un levier indépendant sur le plateau de Millevaches, compris en dehors des assemblées institutionnelles. Les leviers de pouvoir, utilisés par la population, ne sont sûrement pas autant découplés les uns des autres que je les ai pu présenter pour le Plateau de Millevaches.

1.2 - Aubagne, Larzac, Aubrac, Périgord, Afrique tropicale, Forez et Nambikwara

A l'occasion du forum « Aubagne à l'heure du monde », le Monde Diplomatique d'octobre 2011 nous présentait la ville d'Aubagne comme expérimentant la démocratie participative « à tous les habitants, en dépassant le cercle des convaincus1 ». Gustave Massiah nous relate des actions menées par des ateliers d'habitants : tramway gratuit, espace culturel épicerie sociale, complexe sportif... Aubagne est présentée comme un cas où les habitants ont du pouvoir sur leur environnement via les institutions démocratiques. Gustave Massiah parle de deux nouveaux acteurs émergents dans les représentations politiques : les collectivités locales et les mouvements associatifs. Et l'un des buts du forum était de rendre « visible la stratégie d'alliance entre les collectivités locales et les mouvements sociaux et civiques ».

Agnès Bonnaud, quant à elle, évalue très faiblement le pouvoir local sur le plateau de Millevaches (14points /54) au regard du Larzac (46pts/54) ou de l'Aubrac (37pts/54). Mais ses critères d'évaluation (projet local, enthousiasme, cohésion sociale, maturité, rapport des objectifs locaux avec les objectifs externes) sont avant tout notés économiquement et se basent d'abord sur l'étude des institutions, des projets et de la participation des habitants au sein des institutions. Page 354, elle écrit : « l'existence d'une bonne cohésion sociale locale suppose celle d'un pouvoir interne permettant aux sociétés locales une certaine résistance aux dynamiques externes » [Bonnaud, 1998]. Le Larzac est alors cité comme un exemple de bon fonctionnement de la coopération locale et où les habitants sont identifiés comme les

1 Article de Gustave Massiah : Aubagne construit son territoire à l'heure du monde.

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principaux acteurs du développement économique. Le Larzac, depuis l'opposition à l'agrandissement du camp militaire des années 1970 est aussi devenu un lieu de pouvoir alternatif mythifié. Comme dans l'Intag, c'est la résistance à un projet territorial extérieur qui a pu fédérer les habitants et inviter à une reprise en main politique du territoire.

En Aubrac, on trouve nombre de productions locales : Laguiole, race Aubrac, fromages, thé d'Aubrac qui, en grande partie, font conclure Agnès Bonnaud à une forte autonomie locale de la région et à un relatif pouvoir local des habitants. On retrouve, à l'image de l'Intag, le terroir comme levier saisi par les habitants pour avoir un pouvoir d'indépendance financière.

Par rapport au Plateau où les institutions, outre l'échelle communale (ou celle d'un petit assemblage de communes) étaient surtout perçues comme un pouvoir extérieur aux habitants, ces derniers exemples montrent que le rassemblement associatif n'est pas le seul utilisé par les habitants et que ceux-ci peuvent s'investir dans les assemblées politiques officielles.

Simon Langelier, dans Le monde diplomatique (oct. 2011) pointe toutefois le risque d'une récupération du pouvoir associatif des habitants par les collectivités locales (et leurs caciques). Une trop grande proximité des associations et des institutions n'est donc pas forcément un signe de pouvoir décisionnel des habitants.

Myriam Guillabot compare directement, elle aussi, le PNR Millevaches au PNR Périgord-Limousin sous l'angle du « développement durable », angle essentiellement économique [Guillabot, 2008]. Elle parle d'une forêt de production pour Millevaches, et d'une forêt économiquement valorisée sur le Périgord. Cette dernière -forêt composée de nombreux châtaigners- serait davantage liée au patrimoine, donc potentiellement mieux acceptée et choisie par les habitants, ayant davantage l'image de ce « terroir » qu'on retrouverait encore comme source financière pour la région.

Ces deux dernières auteures (Agnès Bonnaud et Myriam Guillabot) ne s'intéressent pas à la culture comme élément de développement ou d'autonomie locale. Peut-être la pensent-elles hors des circuits du pouvoir ? Ou bien l'objet de leurs thèses est avant tout une comparaison au niveau institutionnel des économies locales. Si elles offrent des outils de comparaisons directes du territoire de Millevaches avec d'autres lieux, les comparaisons que je peux en tirer, pour mon étude, ne sont que partielles. Elles soulignent néanmoins l'aspect « terroir » comme élément préhensible par la population pour avoir une maîtrise sur son environnement, aspect que je n'ai peut-être pas assez remarqué ou fouillé sur le Plateau. Mais, sur ce point encore, le risque de récupération par des entreprises ou des institutions n'est pas négligeable. De nombreuses grandes marques jouent sur des produits terroir sans que ceux-ci

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ne soient le moins du monde contrôlés et décidés par les habitants dudit terroir. Néanmoins, l'analyse qu'Agnès Bonnaud nous livre de l'Aubrac souligne que, sur certains territoires, c'est un levier de pouvoir local qui fonctionne, qui est issu des habitants.

Par leurs études des rapports société-nature en Afrique tropicale, Jean Boutrais et Dominique Juhé-Beauleton vont relier les cultures agricoles (donc un terroir potentiel) à la nature de la propriété [Boutrais, Juhé-Beauleton, 2005]. Ils écrivent d'ailleurs que « le statut coutumier des terres constitue le premier patrimoine naturel des sociétés rurales », patrimoine dont j'avais surtout parlé de manière symbolique (historique et culturelle) sur le plateau de Millevaches. Ce statut coutumier des terres suppose un pouvoir de propriété, des codes de propriété établis par les habitants. Et les auteurs décrivent un régime foncier souple et flexible qui pourrait s'adapter à la taille des diverses familles, voire intégrer de nouveaux arrivants, donc d'une transmission d'un patrimoine qui n'est pas forcément identique d'une génération à l'autre. Le foncier pourrait alors être un levier déterminant de pouvoir sur son environnement. Mais les auteurs montrent aussi que sa nature oriente les cultures : d'un côté, une petite propriété paysanne et la solidarité qui lui est corrélée maintiennent une culture d'oléagineux et, de l'autre côté, une réforme foncière agrandissant des domaines condamne cette même culture. Ils concluent leur passage en stipulant que les productions locales, de terroir, découlent avant tout des organisations sociales dont la petite propriété serait un reflet. La maîtrise de la propriété par la collectivité des habitants apparaît certainement comme un levier de pouvoir supérieur à la propriété propre, ce qui est supposable également pour le plateau de Millevaches mais difficile à constater au vu de la possession foncière extérieure.

Dans le Livradois-Forez, région très boisée et enrésinée, la propriété de la forêt peut également s'avérer un élément de privation de pouvoir pour les habitants. Le journal critique auvergnat la Galipote le relate à propos...des champignons1 ! Une association de propriétaires forestiers s'étaient crée, sous l'impulsion de Liliane Usaï, « étroitement liée » à l'entreprise de transformation et de conservation de fruits Mondiacepes pour obliger quiconque voudrait ramasser les champignons à acheter une carte (20€) à l'association. La propriété s'immisce ici comme rapport de force entre individus et prive plusieurs habitants de l'accès à leur environnement. Les propriétaires locaux sont, d'une certaine façon, récupérée par une entreprise pour avoir du pouvoir sur les habitants.

La possession foncière de terrains reste donc, à mon sens, un levier de pouvoir ambigu sur son environnement. Si par la maîtrise du « terroir » ou grâce à la solidarité paysanne (c'est

1 La Galipote, Printemps-été 2011 pp.26-27. Chante-querelles pour cueilleurs à la ramasse par Louis Chaput.

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l'exemple du Larzac), elle constitue un moyen de contrôle effectif du territoire et de l'occupation des sols, plusieurs cas, dont celui de Millevaches, montrent qu'elle peut devenir un outil de domination sur les habitants. C'est l'analyse qu'un « écologiste libertaire » faisait du plateau de Millevaches, voilà 30 ans. Il concluait à un « pays dominé dans tous les domaines » [Pressicaud, 1980] : il citait évidemment la forêt, le foncier mais aussi l'hydro-électricité (les besoins locaux pouvant être couverts par des retenues plus petites), l'exploitation de l'uranium ainsi que l'agriculture « sous perfusion ». Bien avant lui, Marius Vazeilles s'inquiétait des revenus générés par la petite propriété paysanne et proposait le reboisement (en partie avec des résineux) pour enrichir en capital le petit paysan [Vazeilles, 1931]. C'était une vision purement rentable de l'occupation des sols puisqu'il proposait de supprimer les bruyères pour créer des pâturages. Mais les tourbières et landes sont, sur le Plateau, un « terroir » beaucoup plus spécifique que la forêt, même paysanne, que proposait Marius Vazeilles. Il s'est finalement concentré sur l'archéologie pour mettre en avant le patrimoine bâti du Plateau. Si sa vision n'était pas vraiment écologique, il proposait toutefois une maîtrise de l'environnement, naturel comme bâti, par les habitants du Plateau. Pour ma part, je reste sur la position que la culture, via l'influence et le savoir, est un levier primordial de pouvoir des habitants et qu'il est nécessaire de la comprendre comme acte de pouvoir pour s'en saisir et impacter son environnement. Le terroir revêt d'ailleurs une fort part culturelle même s'il est, peut-être, -mais est-ce vraiment une bonne qualification ?- à cheval sur la culture et la propriété quant à sa considération en tant que levier de pouvoir pour l'habitant.

Dans sa rencontre avec les Nambikwara, Claude Levy-Strauss s'intéresse aux limites du pouvoir des « chefs » mais également aux limites du pouvoir des membres de la communauté [Levy-Strauss, 1955]. Dans les pages 374 à 377, il cite le consentement comme « origine et limite du pouvoir ». Un groupe consent à ce que l'un d'eux dirige s'il est généreux en échange. Le chef a des privilèges (la polygamie) parce qu'il a une charge qu'il consent à exercer. Claude Levy-Strauss avance que les Nambikwara ne courent pas après le pouvoir, qu'ils sont peu animés par l'esprit de compétition et que le pouvoir, par conséquent, s'explique par une origine sociale plutôt que par des aspirations personnelles au prestige ou aux privilèges. Il écrit ainsi : « des attitudes et des éléments culturels tels que le « contrat » et le « consentement » ne sont pas des formations secondaires [...J : ce sont les matières premières de la vie sociale, et il est impossible d'imaginer une forme d'organisation politique dans laquelle ils ne seraient pas présents ». La culture est comprise comme partie prenante de l'organisation des sociétés et de leurs espaces. De même, les collectifs sociaux du Plateau qui se distancient du pouvoir en prônant une gestion horizontale ou autogestionnaire du groupe

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sont la matérialisation d'attitudes culturelles. La culture, que j'ai liée comme levier de pouvoir à l'influence, ou au savoir peut aussi devenir une composante des institutions, de l'organisation de la démocratie. Mais elle est d'abord citée (via le « consentement ») comme limite d'un statut de pouvoir par Claude-Levy Strauss.

Ces comparaisons, issues de lectures, peuvent remettre en cause la catégorisation des leviers de pouvoir que j'ai pu donner, ou bien pointer de nouveaux leviers : le terroir qui constitue une relation directe à son environnement proche et la forme de la propriété (davantage que la propriété elle-même) qui préfigure de l'occupation des sols et des paysages.

Comment chacun peut décider de son territoire relève aussi d'un mouvement culturel, d'accès à la connaissance de son environnement. L'organisation de la société en dépend. La connaissance des fleuves, des monts, des plantes, déifiés parfois, est un élément qui conditionne l'établissement ou l'organisation d'un village dans des communautés amazoniennes par exemple. Le positionnement, l'orientation des mosquées ou églises relève sans doute du même ordre. Je vais maintenant m'intéresser à l'organisation de la société et aux questions sur l'espace de la démocratie qui viennent avec celles du pouvoir de chacun sur son espace de vie.

2 - Le pouvoir comme question d'organisation de la démocratie et question d'échelle.

De la forme de gouvernement dépend le pouvoir institutionnel de chaque habitant.

Et Henry Thoreau entamait son Civil Disobedience par cette fameuse phrase :

« That government is best which governs least ». [Thoreau, 1947]

Parce qu'il y a une dualité entre le pouvoir administratif, institutionnalisé et celui des habitants sur leur propre vie. Le dernier pouvant être contraint par le premier.

En effet, les Etats ou Régions ont pu chercher leurs limites selon la capacité du chef à contrôler la population, percevoir l'impôt, ont pu composer le paysage selon une forme qui leur seyait et selon leurs besoins (regroupement de parcelles, bocage pour laine de mouton, forêts pour bois de marine...). Mais les limites des Etats, c'est-à-dire l'échelle des Etats et de l'espace citoyen trouve aussi ses marques dans les espaces communautaires [Trochet, 1998]. On peut prendre l'exemple de la Mésopotamie cité par Jean-René Trochet : « le passage de la cité-Etat à l'empire s'effectua en Mésopotamie sans difficultés majeures puisqu'il n'impliqua pas une modification importante du fonctionnement des pouvoirs et de la structure sociale ».

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Le respect des espaces communautaires est pour les entités administratives qui se forment le choix d'éviter un rapport de force qui pourrait leur être défavorable.

Les divisions établies délimitent alors des territoires où le pouvoir central a moins de prises. On trouve souvent ces territoires aux confins des limites administratives où lorsque « l'humanité est trop clairsemée » [Claval, 1978]. Le plateau de Millevaches satisfait ces critères. La façon d'échapper au pouvoir institutionnel est une question de liberté sur sa propre vie pour l'habitant. La démocratie doit conjuguer le pouvoir de chacun et le pouvoir de tous pour gérer l'espace de vie, l'environnement.

2.1 - Formes de démocraties

« Il y a démocratie quand le pouvoir est détenu par une majorité d'hommes de naissances libres mais pauvres, et oligarchie quand il appartient à une minorité d'hommes riches d'origine plus noble » écrivait Aristote [Aristote, 1971].1 La définition supposait l'existence d'esclaves mais rangerait davantage les régimes de moult Etats de la planète sous le terme d' « oligarchie » que de « démocratie ». Ce qui est à mon sens plus juste. Et souligne les conflits entre institutions et citoyens soulevés par la phrase d'Henry Thoreau. Lui ne voulait pas payer son impôt en partie parce qu'il ne voulait pas que celui-ci serve à financer une armée gouvernementale.

Le citoyen ne peut pas se contenter de voter puis d'obéir : c'est le principe de départ des réflexions sur la démocratie participative. Hélène Hatzfeld décrit la pensée de la « démocratie participative » comme dérivée des mouvements autogestionnaires post-soixante-huitards, pour s'opposer à un pouvoir pensé comme domination [Bacqué et Sintomer, 2011], pour devenir un contre-pouvoir. La nomination « contre-pouvoir » utilisée aussi par Miguel Benasayag n'est peut-être qu'un tour de passe pour éviter d'utiliser le mot « pouvoir » dont on aurait peur ou qu'on refuserait car compris comme l'instrument exclusif de domination des puissances économiques et administratives. Le « contre-pouvoir » n'est souvent autre que certains leviers de pouvoir utilisés par les habitants. Mais le contre-pouvoir, à l'image de l'argumentation de Miguel Benasayag a besoin de critiquer le pouvoir pour se poser en recours. Parler simplement de « pouvoir » incite peut-être non seulement à vouloir décider de sa vie mais à participer à l'organisation de son espace. Mais, quelle que soit la nomination, il y a effectivement une opposition entre la démocratie pratiquée et le pouvoir des habitants, et à

1 Politique tome II, livre IV, Ch. IV.6

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plus forte raison entre la démocratie pratiquée et le pouvoir des militants, comme le souligne Iris Marion Young. Elle écrit que, pour le militant, les bons citoyens « devraient avoir recours au pouvoir du scandale et de la dénonciation pour faire pression sur les parties délibérantes », c'est-à-dire au levier de l'influence culturelle et médiatique. Elle rapporte d'ailleurs peu avant que « la culture populaire, qu'il s'agisse du cinéma ou de la chanson, offre bien des exemples de célébration de mouvements en faveur de la justice sociale ». Par le levier culturel, le citoyen peut agir sur son environnement et informer de cette action. Parce que les tables rondes des démocraties n'offrent que des positions de pouvoir, des sièges, et parce que ceux qui sont assis sur ces sièges pensent transformer une position en pouvoir effectif et ne daignent alors que peu voir remise en question l'existence du siège. Le débat qui s'est tenu le 2 avril à Nedde1 insistait précisément sur les difficultés d'accès aux tables de la démocratie pour chacun et aux difficultés de faire entendre ses voix via les instances démocratiques si elles ne sont pas numériquement majoritaires. Il reste néanmoins l'influence idéologique, la faculté de « juger de la valeur morale des actes » qui est primordiale selon Paul Claval mais qui peut être limitée par l'influence économique puisque on serait prêt à faire n'importe quoi pour disposer du minimum vital. Mais ne serait-on pas plutôt prêt à faire n'importe quoi pour disposer du superflu ? C'est peut-être notre cupidité davantage que notre besoin qui limite notre influence idéologique ou notre capacité de juger. Ainsi que l'accès à des sources de connaissances : c'est une question qui revient souvent dans les débats sur la démocratie.

En matière d'environnement, la loi cherche pourtant à intégrer le citoyen. Son avis doit être recueilli. Mais cet avis reste uniquement consultatif (code de l'environnement, article L121-12) : l'habitant peut participer aux débats environnementaux, non aux décisions. Il peut également en être informé mais c'est lui qui doit demander l'information (L121-21). La loi ne confère donc pas un pouvoir réel à l'habitant sur son environnement, d'autant plus que les articles mentionnés ci-dessus peuvent être contredits par d'autres articles du code de l'urbanisme ou du code minier. La justice par les lois est souvent un rapport de force dans lequel il faut pouvoir se payer ceux qui savent combiner les lois.

Il est reconnu davantage de crédit légal aux associations (L141-2 et 142-21) qui ont droit de cité et qui peuvent porter une action en justice. Ces actions ne sont pas toujours simples à mener mais beaucoup d'associations environnementales se servent de la loi pour faire constater ou empêcher des pollutions par des entreprises.

1 Affiche en annexe 5

2 Voir annexe 9

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Elles peuvent également être appelées à la table des décisions en ce qui concerne l'aménagement du territoire. Je rappelle que si la négociation, la concertation, le consensus peuvent être interrogés comme moyens d'actions associatifs [Mermet et Berlan-Darqué], ces moyens restent conditionnés par le fait qu'un aménagement soit négociable. Ce qui n'est généralement pas le cas puisque les habitants ou associations environnementales ne veulent pas de l'aménagement qui est proposé, souvent par une entreprise ou par l'Etat. Je suis de l'avis de Philippe Subra qui dit dans Hérodote [Subra, 2003] que le débat public, la participation d'associations environnementales aux tables institutionnelles de décision n'est que factice et n'était qu'un moyen, inutile, trouvé par les aménageurs pour éviter une opposition frontale. Pierre Lascoumes va d'ailleurs dans le même sens (chapitre 7 [Lascoumes, 1994]) en rappelant que les associations sont, d'une part sélectionnées, d'autre part très minoritaires dans les instances décisionnelles, que les enquêtes publiques leur sont rarement confiées et que les préfets peuvent voter à main levée des projets d'aménagement du territoire. Ces derniers, comme les aménageurs, ont une vision rentable et lucrative de l'environnement, une vision monétaire du progrès alors que la remise en cause du Produit Intérieur Brut (PIB) comme indice de base du progrès est l'un des points d'orgue de nombreuses associations environnementales. C'est ce que rappelle également Marie Lequin pour qui la gouvernance locale nécessite la participation des communautés locales et une assurance des citoyens sur le contrôle du développement de leur communauté [Lequin, 2001].

Des relations trop poussées entre institutions et associations ne sont donc pas forcément le signe d'un pouvoir des habitants sur leur environnement (alors que c'était un critère choisi par Agnès Bonnaud) : cela dépend pour beaucoup de l'institution. Mais les liens entre associations (tels que constatés sur le plateau de Millevaches) et ceux entre associations et habitants semblent un élément plus pertinent quant à la capacité de la population de pouvoir peser sur son environnement. Les formes actuelles de démocratie ne donnent pas un pouvoir décisionnel aux habitants sur leur environnement. Quand bien même, l'expression et la culture resteront des leviers indispensables en cela qu'ils conditionnent aussi les connaissances portées par et aux habitants.

Ces formes de gouvernement, Aristote va en proposer diverses définitions : c'est sa façon de chercher le meilleur régime. Jean-Jacques Rousseau va faire de même dans son contrat social. S'il fait apparaître la personne morale de l'Etat qui représenterait la population et l'intérêt général, il relie également les types de régime à la taille de l'espace considéré. Et il conclue que la démocratie demande une petite échelle, un espace restreint, local. Plus l'espace est grand et plus on doit en passer par des représentants et plus la population risque d'être

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éloignée des décisions directes. Dans son introduction du débat du 2 avril à Nedde, Gérard Monédiaire insistait sur le besoin nécessaire de décentralisation. Miguel Benasayag et les auteurs de l'insurrection qui vient [Comité invisible, 2011] notent ce même besoin. Ces derniers identifient la communauté comme le noyau de base où des individus peuvent avoir du pouvoir, « être le territoire » et s'opposer à la « topologisation » du pouvoir en siège. Il faudrait alors penser le lien entre ces communautés et le pouvoir de chacun pour des enjeux qui dépasseraient l'environnement local.

Les leviers de pouvoir utilisés par les habitants visent aussi à franchir les échelles d'écoute et le franchissement des échelles est l'une des façons de mesurer l'efficacité de ces leviers et donc du pouvoir des habitants.

2.2 - Le franchissement des échelles

Avoir du pouvoir sur son environnement demande parfois d'avoir du pouvoir sur une échelle supérieure à celui-ci. Parce que les institutions vont du centre vers la périphérie et parce que l'influence sur l'extérieur permet aussi une influence sur l'environnement interne. Le franchissement des échelles peut être signe de reconnaissance comme signe de force. L'opposition à l'agrandissement du camp militaire du Larzac doit son succès à un dépassement d'échelle, parce que le camp pouvait relever d'un intérêt national, intérêt contesté à échelle locale et nationale. L'expression, via des manifestations de rue notamment ainsi que l'occupation des sols, l'utilisation de la propriété paysanne ont été des leviers de pouvoir parmi les plus utilisés. Carlos Zorilla, dans son manuscrit pour contrer les activités minières dans l'Intag, insistait lourdement sur la diffusion de l'information à échelle internationale et certaines ONG se montent dans ce même but. Le fait d'avoir des alliés à une échelle extra-locale est une force, à condition que ces alliés ne privent pas les habitants de leur pouvoir local.

Pour revenir sur mon cas d'étude, il est de nombreuses situations où le pouvoir des habitants peut dépasser l'échelle locale. Le monument de Gentioux, patrimoine, attire des manifestants de toute la France pour le 11 novembre et leurs actions ont conduit « le président de la république à reconnaître, à plusieurs reprises, que les fusillés pour l'exemple n'étaient pas coupables » (annexe 3). C'est un cas où, pour reprendre un thème d'un article sur identité globalisation et culture locale [Gertel, 2003] l'espace local est aussi un espace national d'action. Certaines associations montées sur le Plateau (Mémoire à vif, Refuge des Résistances) affichent un champ national d'action, c'est-à-dire possèdent des membres dans

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toute la France. Les collectifs peuvent également former un réseau supra-local. Des personnes peuvent venir de toute la France aux activités proposées par les Plateaux Limousins (j'ai pris un jeune de Pau en stop qui s'y rendait) ou pour s'insérer un temps dans la communauté de Tarnac, dans le GAEC Champ des possibles... Plusieurs structures, dont Ambiance Bois, sont regroupées dans le Réseau (national) d'Echanges et de Pratiques Alternatives et Solidaires1 (REPAS), font des conférences (voir annexe 7, dernière partie) ou accueillent des stagiaires. Ces derniers expérimentent, en particulier, des fonctionnements horizontaux de travail. D'ailleurs nombre d'acteurs de ce réseau sont implantés sur le plateau de Millevaches, ce qui n'empêche liens entre collectifs de se tisser à échelle nationale. Si les pratiques alternatives de Plateau restent peu connues de l'ensemble des habitants (comme le suppose l'enquête du I.1.2), elles touchent des personnes intéressées de près ou de loin et les liens entretenus nationalement permettent une reconnaissance des autorités locales. Le fait d'entretenir des liens et d'adopter des pratiques alternatives de pouvoir au sein d'un groupe impacte forcément l'environnement local et confère une reconnaissance des habitants qui se saisissent de ces pratiques. Un dossier du journal IPNS2 cite le sociologue André Micoud lors d'un colloque à Eymoutiers : « Quand on parle d'un territoire comme un lieu d'innovation dans certains ministères, ça veut dire évidemment qu'il s'y passe des choses... ». Notoriété politique venant des nombreux collectifs qui ne serait pas toujours pour plaire aux élus de Limoges installés dans les pratiques hiérarchiques du pouvoir de la démocratie institutionnelle. Mais notoriété que soutien (financièrement) le Conseil Régional qui reconnaît le dynamisme apporté par les collectifs à cette région peu peuplée.

Plusieurs collectifs du Plateau affichent l'éducation populaire parmi leurs actions. Le réseau REPAS, lui aussi, vise au partage national des savoirs, que certains peuvent ranger sous le terme de « contre-pouvoir ». L'accès au savoir et sa production est une des questions qui secoue le fonctionnement de la démocratie et je me propose maintenant d'approfondir quelques débats qui sont apparus dans ce chapitre.

3 - Débats sur le pouvoir des habitants.

Le souhait de voir chacun avoir un pouvoir de décision sur son environnement soulève certaines nécessités, certaines conséquences. J'aurais pu, et peut-être dû, au défi du besoin de

1 Site Internet : http://www.reseaurepas.free.fr/

2 N°37, décembre 2011 : Quand le plateau donne des boutons à Limoges par Alain Carof, Michel Lulek, Gérad Monédiaire et Jean-François Pressicaud.

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paragrapher mon texte, aborder ces débats au fur et à mesure qu'ils se présentaient, à l'intérieur même des chapitres précédents, laisser courir les réflexions. Cela aurait été plus fluide. Mais me voilà empreint du vain besoin de nommer des débats, d'appuyer moi-même sur certains interrupteurs. Aurais-je eu peur qu'on ne s'y arrête pas et qu'on ne lise que déblatérations si je ne le faisais pas... Est-ce que je nie les approches personnelles que chacun pourraient avoir, la science de l'autre, ou est-ce que je pare à un possible flou ?

3.1 - La place de la science

Comment accéder au savoir pour juger des questions de société de manière éclairée et qui doit fournir ce savoir ? Ce sont aussi des questions qui se posent quand on émet le souhait que les habitants puissent décider de leur environnement. J'ai rencontré plusieurs personnes qui abordaient le sujet de la pertinence d'une science d'experts lorsque je posais mes questions sur le pouvoir. Un retraité d'un hameau de Tarnac relatait la présence d'ingénieurs qui dirigèrent des travaux de goudronnage d'une piste. Ils ont voulu faire des fossés malgré la réticence des habitants, fossés qui ont servi de réservoir d'eau et qui se déversaient sur la route. Une connaissance générale, experte, a été suivie au lieu d'une connaissance locale, populaire mais plus adéquate. Un chargé de mission du PNR m'a décrit une expérience similaire. Un syndicat s'occupant des eaux, fort de sa position institutionnelle reconnue et de ses experts, a voulu aménager les berges de certains cours d'eau, rendre ceux-ci bien droits, bien propres, sauf qu'ils détruisaient les échanges minéraux entre le fleuve et les berges et le nombre d'espèces diminuait drastiquement dans le ruisseau. Au contraire, l'ancien système paysan des levadas [Boudy, Caunet, Vignaud, 2009] (livre que m'a donné le chargé de mission) qui consistait à tracer des sillons pour arroser progressivement diverses parties du champ, ne modifiait ni le lit de la rivière ni les apports minéraux de la terre vers l'eau. Cela reflète la coupure entre culture populaire et technologie scientifique pointée par Paul Claval, ressentie et décrite par certains et la critique par les habitants de la domination de la dernière sur la première [Claval, 2001]. Animant une conférence gesticulée1 aux Plateaux Limousins, Hervé Chapelais évoquait la nécessité de se réapproprier des savoirs populaires, l'idée d' « une convergence des rustres » capables de fabriquer aussi leur science et de ne pas être dans la domination d'une science d'experts, possiblement contrôlée et orientée par des puissances financières. Il racontait le cas d'une verrue à la main que divers médecins et

1 A laquelle j'ai assisté voilà une semaine tout juste, le 4 mai 2012

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dermatologues n'étaient pas parvenue à ôter en deux ans ; sa mère a alors eu l'idée d'aller voir papy qui « enlevait le feu », qui a baragouiné quelques prières et fait quelques gestes autour de la verrue. Quelques temps plus tard sa main n'avait plus rien.

« Le surnaturel ne l'a jamais concernée. D'ailleurs Grace est pour le partage des tâches. C'est aux scientifiques d'expliquer l'univers jusqu'à un certain point qui, au-delà, ressortit à une zone sous l'autorité directe de Dieu. Avec ce vieux, on est projeté très au-delà d'une frontière acceptable.

Thomas poursuit d'une voix calme :

-Il sait ôter la douleur. Il est rebouteux. J'ai entendu dire qu'il arrêtait les hémorragies. »

Même cas de figure et c'est Jean-Guy Soumy qui raconte l'histoire d'une américaine s'échouant un jour de tempête sur le Plateau et voyant remises en cause ses définitions du savoir et ses priorités dans la vie [Soumy, 2003]. Ces superstitions aux airs de savoirs instinctifs sont peut-être un des cas les plus troublants des savoirs populaires car échappant non seulement aux besoins technoscientifiques de certains décideurs à grande échelle mais échappant également (encore) aux explications rationnelles. Ce sont certainement eux, en partie, qui font dire à Paul Claval que la nature serait la nouvelle force supérieure à respecter pour nombre d'écologistes comme porteuse de sciences populaires et de valeurs morales, à l'image d'une religion. Sur cet axe, Adrian Atkinson (écologiste libertaire) livre une critique de la philosophie des lumières comme production de la science par les experts et non par tous, c'est-à-dire une production non démocratique de la science et qui vise à faire adopter par les classes populaires la norme du savoir servant les intérêts de ceux qui sont en position de pouvoir et qui peut aboutir à une reproduction des élites [Atkinson, 1991] puisque les élites sont celles qui maîtrisent le mieux la science qu'elles fabriquent. C'est peut être oublier que ces mêmes lumières ont également pour objet de détruire un autre pouvoir de domination et de position : celui d'ainesse dans la famille, quand ce n'est pas celui des hommes en siège dans la religion. Les superstitions ou « savoirs populaires » qui se transmettent de génération en génération, sous couvert d'autorité paternelle, sont livrés à l'esprit critique de par la philosophie des lumières. Pierre Bourdieu, qui s'opposait aussi à la reproduction des élites, condamne d'abord les difficultés d'accès à la culture (entre autres à celle des lumières) des classes populaires. Difficultés consécutives, selon lui, d'une confusion des pouvoirs dans les sociétés libérales et technocratiques : « le pouvoir symbolique [médiatique, celui que l'argent donne sur les esprits] qui dans la plupart des sociétés était distinct du pouvoir politique ou économique est aujourd'hui réuni entre les mains des mêmes personnes » (p.417 [Bourdieu, 2002]). Ce qui pose surtout le problème du contrôle et de la diffusion des savoirs. Par qui ? Je pense que la recherche de la démocratie demandent la confrontation, voire la

complémentarité, de savoirs populaires et scientifiques (qui seraient issues de classes non populaires) et l'émergence d'un esprit critique, conscient de la dépendance des savoirs transmis envers ceux qui les produisent.

Et par conséquent radialement opposée à celle proposée par la tribune UMP du Limousin qui peut écrire qu' « en démocratie, la proximité passe par les représentants du peuple régulièrement élus qui sont payés pour travailler et réfléchir puis expliquer à leur mandants les mesures de politique qu'ils votent» (annexe 6). Pour ces auteurs, comme pour la Grace du roman de Jean-Guy Soumy, la construction de décisions se font par des personnes spécialisées dans cette tâche. Il y a même, dans ce cas- là concentration des tâches. Ces personnes aspirants à participer à la démocratie institutionnelle sont loin, pour moi, de promouvoir la démocratie en tant que pouvoir donné à chacun.

Ceux qui fabriquent et possèdent du savoir sont plus à même de peser, d'autorité, sur l'orientation de la société, sur la construction de l'environnement. Ils ont les us de développer des arguments ou de fabriquer des démonstrations ; c'est pourquoi, si l'on veut que chaque habitant ait du pouvoir sur son environnement, les détenteurs de science ne doivent pas former une élite mais être chaque individu de la population. Cette dernière orientation est prônée par ce qu'on appelle « éducation populaire ». Elle vise à faire valoir ce que chaque individu peut apporter : des savoirs populaires comme le compte-rendu de lecture ou l'information de résultats universitaires scientifiques. Cela pour parer à la destruction des savoirs populaire comme aux difficultés d'accès de chacun aux savoirs produits par l'université. Le but de cette transmission des savoirs est bien de donner un pouvoir de jugement et de décision à chacun, de permettre à tous de participer, collectivement, à l'élaboration de leur environnement.

Il reste que pour participer à ces rendez-vous d'éducation populaire, comme pour participer aux affaires de la Région, pour s'instruire tout simplement, il faut du temps. La démocratie ne doit donc pas viser à une division des tâches qui accorderait ce temps disponibles aux mêmes. Si certains collectifs s'organisent différemment sur le Plateau, c'est justement pour dégager du temps pour s'instruire ou pour participer aux décisions locales. Aristote, qui classe les types de gouvernement, les conditionne par l'existence de loisirs, écrivant qu'il y a peu d'assemblées si les citoyens travaillent beaucoup à moins que seuls ceux qui ont des loisirs ne gouvernent1. Problème de la distribution des loisirs qui ne présageait en rien, chez Aristote de celui de l'exécution des travaux manuels : « celui qui commande n'est

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1 Politique, Tome II, livre IV, ch. V

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pas obligé de savoir les faire mais plutôt de savoir en profiter » sinon « il n'y a plus ni maître d'une part, ni esclave d'autre part1 ». C'est pourtant cela que doit viser la démocratie.

3.2 - Le pouvoir de l'autorité

Qu'il y ait une distribution des loisirs, comme à Ambiance Bois ou de nombreux salariés travaillent à mi-temps, ou une distribution, une rotation des tâches, un partage des savoirs, cela n'empêche pas l'existence de positions de pouvoir. « Le mode de gestion participative qu'Ambiance bois tente de mettre en place, il n'est pas idéal non plus. Y'a bien des patrons et qui sont pas les 20 personnes. Les grandes gueules ont plus de pouvoir que ceux qui se taisent. » rappelle Marc Lajara. L'expérience confère aussi un statut de pouvoir, une reconnaissance ; c'est ainsi que ceux qui ont fondé Ambiance Bois ont peut-être une voix qui porte plus que les autres. Le problème qui se pose pour que chacun ait ensuite un pouvoir sur les décisions est que la force de la voix ne soit pas loi et que chacun puisse trouver un moment, une manière de s'exprimer qui comptera autant que les autres. Cela tient aussi de la faculté de ceux qui possèdent un statut de pouvoir, par leur autorité reconnue, à remettre en cause ce statut. Cela est d'autant plus facile lorsque les décisions critiques existent, que des liens existent ou que des connaissances circulent.

L'autorité, si elle peut être envisagée comme un pouvoir du à l'influence où aux connaissances, peut se confondre avec un statut. Alors on peut parler d'un pouvoir purement autoritaire, excluant, de par les positions tenues au sein d'un groupe. Le crime de Croze (entre Felletin et Clairavaux) [Chevalier, 2008]2, en 1965, révèle la délicate nature de l'autorité. Il se passe chez une famille venue de l'Aisne, installée au village de Mours. La fille reprochait au père la mauvaise gestion de l'exploitation céréalière ainsi que le mauvais emploi de l'argent et lui promettait qu'il n'aurait pas un grain. Au crépuscule, le père revint avec son fusil, la fille, lui tenant tête s'avança vers lui pour le braver et la dernière dispute lui fut fatale puisque le père déchargea son arme sur elle. Au procès de janvier 1967, l'avocat général a retenu deux attitudes : celle de la fille qui a bravé le père, allant vers lui malgré les avertissements maternels et celle du père, déterminé au meurtre « peut-être tout autant pour l'orgueil que l'intérêt ». La fille contestait-elle d'abord le statut de chef de famille à son père ? Puisque, selon d'autres avis, il gérait convenablement son exploitation. Revendiquait-elle ses connaissances comptables supérieures dans le but d'être la maîtresse, de ne pas partager le

1 Politique, Tome II, livre III, ch IV

2 Triste réunion de famille à Croze, p.357.

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grain ? Et quelle autorité le père n'a-t-il pas supporté de se voir contester : la science ou la position de chef de famille ?

Pour Michel Foucault, le pouvoir n'est pas tant dans la possession d'un statut d'autorité que dans son exercice. Le pouvoir se manifeste, s'exerce, en particulier à travers la famille, le voisinage, une unité élémentaire de société [Foucault, 1994]. Mais ce qui serait le charisme paternel ou masculin est adoubé par la position au sein du groupe, présupposée position de pouvoir. Le chef exerce un pouvoir sur son entourage, pour affirmer son autorité qui lui vient, par la coutume, de sa position statutaire (ancien) ou sociale (haut niveau d'études, riche) au sein du groupe. Il valide sa position de pouvoir par l'exercice de l'autorité. Il n'est pas que la connaissance acquise ou le fait d'être une « grande gueule » qui peuvent amener à l'exercice de l'autorité mais aussi la propriété. Anne Stamm, dont les travaux ethnologiques se penchent beaucoup sur les relations familiales nous parle en ces termes de l'amoindrissement de l'autorité de statut en Haute-Corrèze : « l'ancien qui a gardé les rênes n'ose plus imposer son absolutisme. La possession de la terre fonde encore l'autorité mais l'expérience est devenue insuffisante pour la gestion d'un domaine » p.29 [Stamm, 1983]. Ce passage de témoin du pouvoir, du statut au savoir est parfois énoncé comme l'un des marqueurs de l'entrée dans la modernité. Cet ancien n'a ici plus les arguments pour exercer son pouvoir et s'il continue à le rechercher, il risque de tomber dans l'autoritarisme. La conformation au pouvoir statué, ou pourrait-on dire institué, marque la reproduction sociale et dicte les individus qui doivent décider de l'espace commun. Armand Frémont va parler d'espace « aliéné » et il définira l'espace vécu en l'opposant à l'espace aliéné, parce que l'espace vécu est celui qu'on a le pouvoir de construire, que l'on peut s'approprier, qui donc a de la valeur pour nous et qui ne découle pas d'une « somme de lieux réglés par les mécanismes de l'appropriation » [Frémont, 1999]. L'autorité n'est pas un pouvoir en soi mais plutôt la résultante de la reconnaissance de l'utilisation, par quelqu'un, de certains leviers de pouvoirs. Ceux que j'ai pris tant de peine à détacher au chapitre précédent : la propriété, l'expression, la culture trouvent leur conclusion dans l'autorité. En même temps, ils en contestent aussi la légitimité puisque quiconque actionnera ses leviers pourra revêtir l'autorité et se voir reconnu un statut de décideur. Ces leviers de pouvoir ne sont pas seulement « à prendre » mais « à donner ». L'un des prémices de la démocratie est de donner une forme d'autorité à chacun. On distribue des leviers de pouvoir pour qu'ils ne tombent pas entre les mains d'un seul auquel on serait forcé d'obéir. Parce qu'on tient à la liberté. L'égalité d'accès au pouvoir sur son environnement est un facteur de liberté. La volonté de tisser des liens comme l'expérience d'un fonctionnement

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horizontal dans l'entreprise, la considération d'un rythme de vie adapté à ses besoins n'essaient-ils pas d'abolir cette autorité de statut qui est parfois confondue avec le pouvoir ?

3.3 - Pouvoir et Position de pouvoir.

Cela repose sur la distinction entre pouvoir et position de pouvoir. Les institutions ou la démocratie représentative donnent une position de pouvoir et non du pouvoir en soi. C'est pour cela que nombre d'habitants regardent comme inutile l'utilisation de l'organigramme de la démocratie représentative pour se faire entendre. Comprendre que l'on a du pouvoir est aussi comprendre que le pouvoir n'est pas une position, pas un statut. L'expression, la culture, le tissage de liens sociaux comme une organisation horizontale du groupe au sein d'une association sont des leviers saisissables par chacun pour impacter son territoire. Quelle influence réelle a le lointain président d'un Etat sur un environnement local ? Quel pouvoir ? Miette nous offre un exemple précis de cette distinction entre le pouvoir et la position de chef : « Mais de même qu'elle avait passé outre à son vouloir propre, choisi la nécessité, de même on lui aurait fait violence en prétendant la mettre au centre, pour les photos, ou l'asseoir au haut bout de la table, même après que Pierre eut disparu et qu'elle devint ce qu'elle n'avait jamais cessé d'être depuis qu'elle était arrivée avec sa dot et les grandes armoires : la maîtresse des lieux » p.53 [Bergounioux, 1995].

Je n'ai pas spécialement besoin d'une position de pouvoir pour décider du rythme de ma propre vie ni de mes relations à mon environnent, aussi bien naturel qu'humain. Cela vaut aussi au niveau entrepreneurial, ou plus précisément dans l'organigramme financier. Le dirigeant d'un coopérative forestière a-t-il réellement davantage de pouvoir sur un environnement parce qu'il a une position de pouvoir ? Il n'a de pouvoir par son argent, par les supposées richesses qu'il peut développer à tel endroit plutôt qu'à un autre, par l'enrésinement sur le plateau de Millevaches que tant qu'on lui reconnaît un pouvoir confondu avec sa position. La cupidité tient d'un amalgame entre le pouvoir que l'on peut exercer et la position de pouvoir que nous confère un statut de riche. Elle peut restreindre nos actions sur l'environnement à celles qui nous permettrait de gagner de l'argent. Alors on ne choisit plus l'environnement. On est en capacité de le subir, voire de le faire subir si notre statut est légitimé et reconnu comme condition à l'exercice du pouvoir.

Aussi peut-on désirer ce statut pour avoir du pouvoir sur sa propre vie. On peut reconnaître ou la position, ou le pouvoir et l'expression, la culture peuvent légitimer un statut de siégeant, de scientifique ou d'habitant.

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Quand Miguel Benasayag et Diego Stulwark évoquent la naïveté des révolutionnaires (mais on peut dire la même chose des chefs de guerre) [Benasayag, Stulwark, 2002], ils la justifient par la croyance qu'occuper physiquement un lieu de pouvoir revient à avoir la possibilité d'exercer son pouvoir et changer son environnement. Ils considèrent un peu vite les révolutionnaires, à l'exception de ceux de 1789 en France, comme futures victimes de pratiques autoritaires du pouvoir qu'ils ont négligé de remettre en cause par un renouveau culturel. C'est surtout pour asseoir leur discours argumentant qu'il faut construire le pouvoir plutôt que de le prendre. Mais en s'emparant d'un lieu de pouvoir, il est possible qu'on s'empare de certains leviers parce qu'on les a reconnus comme confondus avec le lieu : comme l'usage de la propriété et le tissu de relations nouées autour du siège. Un médecin, en partant à la retraite, vend son cabinet et sa clientèle. Rien n'oblige cependant la clientèle à se faire soigner par le nouveau médecin. Parce qu'on reconnaît la position de pouvoir comme faculté à exercer le pouvoir, qu'on reconnaît les manettes comme attachées au siège, la conquête de la position peut devenir stratégique. Le chef de guerre veut conquérir la capitale parce qu'avec son contrôle, il pense accepté par la population le mythe du contrôle des leviers de pouvoir. Et qu'il lui reste à raconter ce mythe.

De même le directeur d'un journal, ou fondateur, apporteur de fonds n'a de pouvoir sur l'expression du journal que celui que les journalistes, qui veulent s'exprimer, lui cèdent. Si le journal les bride, ils peuvent s'exprimer ailleurs ; pour eux, le journal n'est plus un levier de pouvoir. Et ils montrent alors les faiblesses du journal comme facteur d'expression. Si vous prenez une position de pouvoir pour impacter votre environnement, il faut encore que l'on vous reconnaisse du pouvoir pour que vous en ayez effectivement. Le pouvoir, lui, ne se prend pas. Il se donne. Il a besoin de la caution des autres.

S'il se donne, c'est que sa quête, que la possibilité de pouvoir décider de tout, que l'impact personnel, orgueilleux et satisfaisant pour l'ego, n'apporte pas une qualité de vie supérieure. Qui voudrait cumuler des leviers de pouvoir, les utiliser plus explicitement que d'autres peut très bien perdre du pouvoir sur sa propre vie. Levy-Strauss relatait que les Nambikwara ne recherchaient pas la position de pouvoir (le statut de chef) parce que, déjà, ils consentent à se donner les uns les autres des leviers de pouvoir, et que le statut de chef n'est plus qu'une charge administrative. De même Miette, dans le roman de Bergounioux refuse la position de pouvoir, refuse de présider. Mais Eva, dans le roman de Jean-Guy Soumy refuse également l'exercice du pouvoir, l'influence sur les autres : on lit page 220 que « son âme affleure ses gestes, ses apparences, ses mots. Pour elle l'argent n'est pas un but. Quant au pouvoir sur les autres, qui compte tant aux yeux de Grace, elle y est insensible. Elle croit en l'exemplarité,

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Eva. Pas vraiment en la contrainte » [Soumy, 2003]. Je pense que c'est également ce qu'expriment plusieurs membres de collectifs sur le plateau de Millevaches quand ils affirment ne pas vouloir le pouvoir ni ne pas rechercher l'influence. Mais ils escomptent que l'organisation de leurs collectifs, les activités qu'ils proposent, pourront séduire, inspirer, et servir en quelque sorte d'exemple. Ce qu'ils revendiquent, c'est l'organisation des rapports humains et des rapports à l'environnement sans la manifestation de pouvoirs individuels.

Ce qui nous rapproche de l'idée que le fin gras du pouvoir serait justement de se priver de l'exercer.

3.4 - Le pouvoir de ne pas pouvoir

Je sais que je ne sais rien, professait Socrate, et c'était le savoir ; de même pouvoir ne pas faire, sera le pouvoir réel. C'est tout du moins ce que nous invite à comprendre Giorgio Agamben qui définit la puissance par la possibilité de son non-exercice [Agamben, 2006]. Si vous n'avez pas la possibilité de ne pas passer à l'acte, votre puissance n'est en réalité qu'une image. La puissance, me semble-t-il, peut être comprise comme l'énergie du pouvoir, son effet, l'acte de pouvoir, énergie qui peut être ou non contrôlée. C'est par la maîtrise de ses privations que l'on est conscient de sa puissance réelle, c'est par le choix du refus du pouvoir que la réalité de notre décision nous apparaît. Giorgio Agamben, qui comme d'autres éprouve le besoin d'identifier un critère distinguant l'homme de l'animal, choisit l'exercice de l'impuissance : « l'homme est l'animal qui peut sa propre impuissance. La grandeur de sa puissance est mesurée par l'abîme de son impuissance » (p.240). Mais certains animaux n'évaluent-ils pas mieux que nous leur impuissance et les dauphins qui guident les bateaux vers les poissons ou bien comprennent leur incapacité à attraper autant de poissons qu'un filet, ou bien peuvent se priver de cette nourriture qu'ils abandonnent à l'homme.

Cette faculté à ne pas exercer son pouvoir est déjà évoquée par Elysée Reclus et lui fait différencier l'homme civilisé du barbare, ce dernier n'ayant que la possibilité de piller la Terre. C'est la culture, le savoir, qui amène, chez Elysée Reclus, au non-exercice de sa puissance et à comprendre son intérêt comme confondu avec celui de tous et avec celui de la nature elle-même. Ce discours est très proche de celui qu'on pu me servir plusieurs paysans en agriculture biologique. Ils ont le pouvoir de ne pas agir sur la nature. Jacques Lepart et Pascal Marty, défenseurs de la reconnaissance de l'utilité de la biodiversité pour l'espèce humaine, partagent cette approche puisqu'ils conditionnent notre pouvoir à tirer des bénéfices de la nature par la compréhension de notre dépendance vis-à-vis des processus naturels

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[Lepart, Marty, 2009]. La connaissance de ces processus (on pourrait dire la connaissance de l'autre, de notre lien à l'autre, de ce que nous sommes nous-mêmes un autre) est un facteur qui encourage le non exercice de la puissance, donc qui nous donne du pouvoir. Ce qu'on appelle l'altruisme, ou la pitié, que nous portons en nous, nous guiderait dans ce refus du pouvoir. Dans Miette, Bergounioux relate comment, par l'ignorance de cette dépendance à l'autre, s'institutionnalisent des positions de pouvoir (qui font loi) et les inégalités (de droit) qui en découlent : « Mais les gens du haut ignoraient presque qu'il y eût des gens plus bas. Ils ne désiraient pas le savoir. Il ne fallait pas, sans quoi ils auraient refusé de rester les gens du haut. » (p.66). Comme si la pitié, pourvu qu'ils soient en mesure de connaître leur position, l'exercice qu'ils font de leur pouvoir, les amèneraient à refuser ce pouvoir, cette chaîne qui leur fait ignorer leur condition.

Et certainement cette coupure entre les élus et ceux qu'ils représentent, entre experts scientifiques et rustres évoquée dans les paragraphes précédents orientent les premiers à exercer un pouvoir, non pas par choix, mais par obligation. Leur pouvoir est convention quand celui qu'exercent les habitants sur leur territoire est vécu dès lors qu'il est perçu.

Et il se vit comme inséré dans un écosystème, c'est pourquoi beaucoup de personnes avec qui je me suis entretenu avancent le pouvoir comme nécessairement collectif « on n'a pas de pouvoir tout seul ». Cette explosion du pouvoir interroge l'existence de l'identité de l'individu, la peur ou le désir de ne pas être soi, de ne pas être une personne propre qui vit sur un territoire propre, notre dépendance existentielle à notre environnement comme élément susceptible de se fondre dans celui-ci.

3.5 - L'identité, passager du pouvoir ?

Se fondre dans la Nature comme se fondre dans un Dieu ? C'est ce que Paul Claval lisait. Ou bien c'est l'opposition du pouvoir sur l'espace. Est-ce que ce pouvoir sur notre environnement, cette capacité à le marquer doit créditer notre identité, prouver notre existence et qu'on utilise alors le pouvoir pour transporter notre identité ? L'abandon du pouvoir est alors la réponse, la reconnaissance des limites de Soi. On veut changer le Monde et on est alors obligé de commencer par chercher le Monde. On risque de trouver que notre identité n'a pas d'éternité parce que nous sommes dans le Monde.

En apéritif de leur noire description de la société moderne, le « comité invisible » pointe le mythe de l'identité de l'individu. Mythe qui promeut l'assurance d'être soi-même comme un stade d'accomplissement de la liberté.

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« Tout ce qui m'attache au monde, tous les liens qui me constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité, comme on m'incite à la brandir, mais une existence, singulière, commune, vivante, et d'où émerge par endroits, par moments, cet être qui dit « je ». Notre sentiment d'inconsistance n'est que l'effet de cette bête croyance dans la permanence du Moi, et du peu de soin que nous accordons à ce qui nous fait ». (p.16) [Comité invisible, 2011].

Entendre par « ce qui nous fait » : notre environnement. La personne n'est qu'un point

d'émergence de ce qui l'entoure, le champignon qui apparaît soudain depuis ses filaments de mycélium, elle n'a plus de pouvoir sur son environnement que ce qu'elle se reconnaîtra comme dépendances, comme attaches. Si le Moi ne reconnaît pas sa dépendance envers les autres, alors il est possible qu'il se la veuille créer. Car il a besoin des autres pour exister, pour se regarder, se comprendre différent, il s'analysera comme son propre centre, avec un monde rattaché à lui, qu'il doit conquérir, dont il doit se servir. Par cette position centrale, il demandera à son environnement d'assurer son essence, il demandera à son environnement de dépendre de lui pour lire sur cet environnement sa propre action, preuve de son existence. Ironiquement, Blaise Pascal confère au Moi deux « qualités » : l'injustice en soi et l'incommodité aux autres. La première découle de sa position de centre du monde, la seconde de sa volonté d'asservir les autres [Pascal, 1954]1. Et lui d'ajouter qu'il ne s'agit pas uniquement de lutter contre l'incommodité du moi car, en ce cas, on ne plairait qu'aux injustes. La justice exige alors de remettre en cause la position de centre du Moi, et pour cela remettre en cause l'identité de l'individu. Je peux même m'essayer à transformer la maxime que Blaise Pascal applique au nostrum, à la propriété2 pour l'accoler au nos, à l'identité. Nihil amplius Nos est ; quod Nos cogitabimus artis erit3.

On veut chercher ses particularismes, ses spécificités pour exister, séduire ou mourir d'être Soi, ses particularismes ou ceux de son groupe, de son espèce, de son territoire, de son environnement, quand on ne peut chercher que ses dépendances. La désignation et le classement des individus par leurs particularismes, ce qui les rattache à leur identité, les transforme, pour Michel Foucault, en sujets [Foucault ,1994]. C'est-à-dire les soumet à un pouvoir extérieur.

Le refus du pouvoir est aussi le refus de l'ego, le refus d'être un centre. C'est pourquoi des collectifs cherchent à fonctionner sans tête, sans position de pouvoir. Ils parent à cette injustice institutionnelle mais n'en suppriment pas pour autant les ego. Il est aussi agréable

1 Pensées II.3.136

2 La maxime originale des pensées est « Nihil amplius nostrum est ; quod nostrum dicimus, artis est ». II.9.230

3 Ne connaissant pas le latin, j'aurais peut-être mieux fait de traduire directement : il n'y a rien qui soit Nous ; ce que nous penserons Nous ne sera qu'artifice.

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que difficile de ne pas être. En aimant sans les guides de la séduction, possible est-il que nous arrivions à être un autre que nous. En n'écrivant rien, Socrate se gardait peut-être de son ego. Dans ce cas, force m'est de constater, par cette présente récitation, que je n'ai pas réglé la note de mon pouvoir. De mon pouvoir sur mon ego.

.... that is the question.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway