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L'art du jeu vidéo

( Télécharger le fichier original )
par William Vasseur
Université Rennes 2 Haute Bretagne - Master 2 Aires Anglophones 2013
  

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B. La Narration

Pourquoi va-t-on voir un film au cinéma ? Pourquoi l'Art tient une place si importante dans nos sociétés ? La raison principale est certainement les émotions que les différentes formes d'arts peuvent procurer.

Le game designer Marc LeBlanc trouve huit plaisirs principaux185 dans la pratique des jeux vidéo :

- la sensation (le plaisir de voir ou d'entendre de belles choses) dont nous avons déjà

parlé

- la fantaisie (le plaisir du monde imaginaire, de prétendre être quelqu'un d'autre)

- la narration (voir la progression dans le jeu, de l'histoire ou comme voir l'évolution

d'une simple partie d'échec)

- le challenge (résoudre des problèmes, battre la machine ou un autre joueur)

- le social (aspect communautaire, la coopération avec d'autres joueurs)

- la découverte (trouver de nouvelles choses, comme une stratégie fantasque ou

l'exploration d'une partie inconnue du monde virtuel)

- s'exprimer (les joueurs peuvent créer des niveaux ou des costumes dans certains

jeux, ou les mods qui détournent un jeu d'origine pour le remanier d'une toute autre

façon)

- la soumission (le plaisir d'entrer dans un autre monde plus plaisant).

Les jeux ayant bien des formes et d'usages distincts on pourrait en ajouter beaucoup. Jesse Schell ajoute à la liste certains plaisirs qu'il juge importants186 :

- l'anticipation

- le plaisir du malheur d'autrui

- le plaisir d'offrir

- l'humour

- le plaisir d'avoir le choix

- la fierté liée à l'accomplissement

185 J. SCHELL, op. cit., p. 109-110.

186 Ibid., p. 111-112.

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- la purification (liée à la manie humaine de vouloir mettre de l'ordre, c'est le plaisir

d'aligner les blocks dans Tetris)

- la surprise

- la peur (« Tout se passe comme si l'homme avait besoin de sentir la possibilité de la

chute et vivre son effroi avant de jouir de la sécurité retrouvée »)187

- le triomphe

- l'émerveillement

Les frères Diberder sous-entendent même que le plaisir de récit est plus important pour les joueurs que la satisfaction qu'offre l'interactivité : « La plupart des joueurs préfèrent être les jouets d'un récit bien charpenté que les acteurs de scènes répétitives ».188

N'importe qui peut faire de belles explosions, ou faire un monde incroyablement beau, mais nous entrons dans une période où il s'agit d'avoir une connexion avec quelque chose de plus profond que de dire ØJ'ai la manette en main, je dirige un personnage et je le fait combattre ou je résous des puzzles.' Il y a de la profondeur dans l'histoire que nous essayons de raconter, qui je l'espère posera les bases pour notre future.189

Ces émotions sont source de plaisir. Lorsqu'elles ne sont pas provoquées par l'esthétique, elles passent par la signification et la narration.

En se basant sur les écrits de la philosophe Susan Feagin, Tavinor explique que les émotions ressenties dans une fiction traditionnelle prennent le plus souvent la forme de sympathie ou d'empathie envers un personnage.190 Il y a une certaine distance entre la fiction et le spectateur. 191 Les jeux vidéo permettent aussi une forme d'empathie avec les personnages du monde fictif, mais ils permettent également de réduire cette distance et d'impliquer d'avantage le joueur sur le plan émotif (à travers son avatar). C'est d'ailleurs les émotions du joueur qui sont à la source de sa motivation et le guident dans le monde fictif.192

187 Citation de l'auteur Roger Callois, B.VIROLE, op. cit., p. 69-70.

188 Alain et Frédéric LE DIBERDER. L'univers des jeux vidéo. Nouv. éd. ref. et act. Cahiers libres. Paris: Ed. La Découverte, 1998, p. 137-138.

189 Karl Stewart, Directeur de marque chez Crystal Dynamics (Tomb Raider). Extrait de la vidéo Tomb Raider The Final Hours (Episode 5 part 2). Anybody can make an explosion look beautiful make a world look phenomenal, but we're now moving to a period of time where it's about having a connection with something which is more deeper than just saying I have a controller in my hand, I'm guiding a character around and fighting or solving puzzles. There's a depth in the story that we try to tell which hopefully, for us, is going to set that structure for the future.°

190 G. TAVI NOR, op. cit., p. 143.

191 Dans de rares circonstances, ces sentiments peuvent ne pas être dirigés vers un personnage, mais vers soi-même, par exemple la peur que l'on ressente en regardant un film d'horreur.

192 G. TAVI NOR, op. cit., p. 131.

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[...] l'empathie est partie intégrante du gameplay [...] [mais] en vérité, nous ne nous identifions pas à des personnes réelles ou des animaux, mais avec notre image mentale que nous avons d'eux À ce qui veux dire que nous sommes facilement manipulables.193

Par rapport aux médias traditionnels le jeu vidéo permettrait de faire ressentir un panel d'émotions quelque peu différent. Alex Neill a écrit que des sentiments tels que la jalousie, la crainte ou la culpabilité ne sont pas accessibles avec les médias traditionnels, car il n'y a pas le lien émotionnel ou social nécessaire entre le spectateur/lecteur et le personnage de fiction.194 Les trois identités du joueur transcendent l'identification au personnage. Le joueur est directement impliqué avec les autres personnages fictifs. Il est actif et ses actions ont un impact sur la fiction.195 Il devient tout à fait possible de lui faire ressentir de la culpabilité,196 de la fierté, de la honte, ou de la crainte : chose quasiment inatteignable dans un autre média. Il peut ressentir la peur parce que le joueur aussi « existe » (du moins il projette une partie de lui-même) dans la fiction et donc il peut s'y sentir vulnérable.197

Il suffit de voir un joueur sauter sur place après avoir remporté un niveau

particulièrement délicat pour comprendre la puissance exceptionnelle du lien qui s'est tissé. A-t-on jamais vu quelqu'un bondir de joie à la fin d'un film ?198

Tom Bissell explique l'investissement du joueur qui ne se rend plus compte qu'il est manipulé ou qu'il manipule le jeu. Il devient tellement investi :

[...] l'attention qu'il porte au jeu et ses émotions deviennent aussi essentielles à

l'expérience que ses millions de lignes de code. Survient la sensation que le jeu lui-même est soudainement et inexplicablement aussi vivant que le joueur.199

L'auteur ajoute aussi une petite anecdote qui illustre bien le degré d'implication émotionnelle qu'offrent certains jeux.

Alors que je m'asseyais pour réfléchir à ce que je devais faire, Mass Effect,200 malgré son script de trois cent milles mots et ses graphismes magnifiques, n'était plus une

193 J. SCHELL, op. cit., p. 123. «empathy is an integral part of gameplay. [...] in truth we are empathizing not with real people or animals, but with our mental models of them À which means we are easily tricked.»

194 G. TAVI NOR, op. cit., p. 141-142.

195 J.P. GEE. Op. cit., p. 53-54.

196 J'ai fait moi-même l'expérience de jouer à Fable III en essayant d'être le plus maléfique possible, ce que le jeu permet. Prendre systématiquement la direction opposée à celle que votre conscience vous indique s'est avéré éprouvant. Même si ce n'était qu'un jeu vidéo j'ai eu du mal à ne pas faire le bien.

197 G. TAVI NOR, op. cit., p. 142 et 149.

198 N. KELMAN. op. cit., p. 192.

199 T. BISSELL, op. cit., p. 126-127. «[...] and instead feel inserted so deeply inside the game that your mind, and your feelings, become as seemingly crucial to its operation as its many millions of lines of code. It is the sensation that the game itself is as suddenly, unknowably alive as you are.»

200 Mass Effect est un jeu réputé pour les choix et la place qu'il offre au joueur. Il a un impact important sur le déroulement de l'histoire, chose que peu de jeux offrent à un tel degré à l'heure actuelle. Il est aussi possible

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expérience visuelle et verbale. C'était une expérience pour tout le corps. J'appréhendais, j'avais un sentiment de perte et d'anxiété et j'ai même appelé ma petite amie pour lui expliquer mon dilemme et lui demander conseil. Ø Tu sais que tu es dingue ?' D'un côté, elle avait raison. Me voilà, un homme de trente-quatre ans, se souciant de la direction que devrait prendre l'histoire d'amour de son avatar féminin. Mais elle avait également tord. Dire qu'un jeu offrant un attachement émotionnel et un sentiment de projection si intense et incroyable est sans rapport avec des questions d'identité humaine, de choix, de perception, et d'empathie (ce qui est, et sera toujours, le domaine privilégié de l'art), c'est se méprendre non seulement sur un tel jeu, mais sur ce qu'est l'art même.201

Il ajoute avec humour :

Ce qui distingue le style de BioWare [studio à l'origine des Mass Effect] est la longue duré de vie de leurs jeux : j'ai déjà eu des relations modérément sérieuses dans lesquelles j'ai investi moins de temps que dans les jeux de BioWare.202

Assimilable à celles d'un rêve, les émotions ressenties lors d'une partie semblent bien réelles. Les questions morales posées dans un contexte purement fictif restent tout à fait intéressantes et « valables » du point de vue humain. Comme nous le rappelle Evelyne Esther Gabriel :

Le jeu vidéo, tout comme le rêve, les contes et le jeu en général pouvait permettre un travail souterrain d'expérimentation de la vie.203

Lorsque l'on lit un livre, on considère la fiction comme s'il s'agissait de la réalité (ou d'une réalité). Certains jeux demandent une approche similaire de la part du joueur.204 Tout ce qui arrive à l'avatar arrive donc, fictivement et par extension, au joueur : il le ressent comme si cela lui arrivait. Par conséquent il va avoir tendance à réagir de façon naturelle, guidé par ses émotions.

Le lien entre émotion et art est le sujet de nombreuses réflexions philosophiques et littéraires, mais une chose est sûre, l'émotion que procure une oeuvre d'art est primordiale.

pour son avatar d'avoir une relation amoureuse (et même homosexuelle). Il y a plusieurs possibilités, et c'est de cela qu'il s'agit ici.

201 T. BISSELL, op. cit., p. 126-127.As I sat there trying to figure out what to do, Mass Effect, despite its three-hundred-thousand-word script and beautiful graphics, was no longer a verbal or visual experience. It was a full-body experience. I felt a tremendous sense of preemptive loss and anxiety, and even called my girlfriend, described my dilemma, and asked her for her counsel. "You do know," she said, "that you're crazy, yes?" On the face of things, she was right. Here I was--a straight, thirty-four-year-old man---worrying over the consummation of my female avatar's love affair. But she was also wrong. To say that any game that allows such surreally intense feelings of attachment and projection is divorced from questions of human identity, choice, perception, and empathy---what is, and always will be, the proper domain of art--is to miss the point not only of such a game but art itself.°

202 Ibid., p. 106. «What also distinguishes the BioWare style is gameplay longevity: I have had moderately meaningful relationships in which I invested less time than what I have spent on some BioWare games

203 E.E. GABRIEL, op. cit., p. 111.

204 G. TAVI NOR, op. cit., p. 135.

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« Nos émotions nous connectent au monde fictif présent dans les oeuvres. »205 Plusieurs théoriciens se sont penchés sur le problème de l'émotion dans les jeux vidéo, et n'ont pas tous la même opinion à ce sujet. Pour simplifier une des questions soulevées : les émotions ressenties dans les jeux vidéo sont-elles bien réelles, ou sont-elles fictives ? Puisque l'on sait que les personnages et les situations n'existent pas réellement, pourquoi s'en soucie-t-on ? Tavinor explique que, selon Kendall Walton, les émotions procurées par des fictions sont des « quasi-émotions ». Ce que l'on ressentirait seraient des émotions fictives, car elles n'ont pas d'objet réel sur lequel se projeter. Ainsi la peur du T-Rex dans Jurassic Park serait une quasi-émotion puisque le T-Rex n'existe pas et donc l'objet de cette peur n'est pas réel. Pour Noël Carroll et Robert J. Yanal les émotions procurées par une fiction n'en sont pas pour le moins « réelles ». Pour Joseph LeDoux, une émotion n'a pas nécessairement besoin d'un tel objet, d'être réfléchie pour être qualifiée d'émotion.206 Mais alors, qu'est-ce qu'une vraie émotion ? Sans doute que seules les neurosciences pourront un jour apporter une réponse définitive à cette question.

Les émotions ressenties sont essentielles, qu'elles soient sincères et réelles ou dans le cadre de la suspension d'incrédulité :207 on choisit d'y croire et donc, pour un moment, la fiction devient réalité à nos yeux. Selon le professeur Graeme Kirkpatrick, les joueurs n'ont pas de « suspension d'incrédulité », 208 ils se contentent de manipuler et d'essayer de comprendre le jeu et ses objectifs. Mais une telle analyse va à l'encontre de l'investissement émotionnel observable chez les joueurs. Ainsi bon nombre de théoriciens acceptent cette idée que le joueur fasse « comme si » c'était vrai, comme au théâtre ou au cinéma. C'est la thèse de Jacques Henriot quant à ce qu'il appelle « l'attitude ludique » ou « jouer le jeu ».209

Comme nous l'explique Tom Chatfield, cet investissement se fait de manière inconsciente. Donc dire que ces émotions émergent dans le cadre de la suspension d'incrédulité ne veut pas dire qu'elles soient feintes.210 L'imagination et l'empathie humaine permettent de vivre des fictions et de ressentir des émotions, de se confronter à des situations

205 T. CHATFIELD, op. cit., p. 131. «Our emotions connect us to the fictional worlds presented in artworks.»

206 G. TAVI NOR, op. cit., p. 140-141.

207 En anglais suspension of disbelief théorisé par Samuel Taylor Coleridge.

208 Graeme, KIRKPATRICK. Aesthetic Theory and the Video Game. Manchester New York New York: Manchester University Press distributed in the United States exclusively by Palgrave Macmillan, 2011. p. 41.

209 Jacques, HENRIOT. Sous couleur de jouer: la métaphore ludique. Paris: J. Corti, 1989, p. 47.

210 G. TAVI NOR, op. cit., p. 139.

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que l'on ne rencontrerait pas normalement dans nos vies.211 Puisque le joueur peut interagir avec la fiction, le lien émotionnel créé est particulièrement fort.212

[...] les expériences créées à travers nos jeux ont une chance døêtre ressenties comme

étant aussi réelles et significatives (et parfois même plus) que nos expériences de la vie quotidienne.213

Mais plus concrètement, comment font les jeux vidéo pour créer ce lien ? Quelles en sont les limites ? Quelles techniques utilisent les game designers ? Quels outils ont-ils à leur disposition ?

a) Des histoires d'un nouveau genre ?

Raconter une histoire ne va pas de soi avec un média comme le jeu vidéo. Les contraintes techniques sont nombreuses, et le médium à la réputation d'être tout simplement incompatible avec une narration digne de ce nom. Pourquoi l'histoire de la plupart des jeux est-elle anecdotique, si ce n'est inexistante (ou du moins apparait comme telle) ?

On trouve trois phases plus ou moins présentes214 dans la majorité des jeux : la phase action (gameplay), la phase narration (très souvent sous la forme d'une cut-scene), et la phase errance ou de contemplation (ayant une place très importante dans Dear Esther, Shadow of Colossus, Proteus, etc.).

Comme il est difficile de jouer tout en suivant l'intrigue, les phases de narration sont des passages où l'action s'efface et où l'on enlève volontiers le contrôle au joueur. Pour un bref instant, il redevient simple spectateur. Ces phases peuvent être nombreuses et longues selon la complexité scénaristique. Par exemple, pour un jeu Mario, quelques minutes en début et en fin de jeu suffisent pour son scénario classique: Mario part secourir la princesse Peach, kidnappée par le méchant Bowser.

Actuellement, il y a deux méthodes de narration dominantes dans le monde vidéoludique. La première, qualifiée de « linéaire », est ce que Jesse Schell appelle « le collier

211 Idem.

212 G. TAVI NOR, op. cit., p. 144.

213 J. SCHELL, op. cit., p. 22. «[...] the designed experiences that are created through our games have a chance of feeling as real and as meaningful (and sometimes more so) than our everyday experiences

214 Il y a des jeux vidéo sans histoire. (Tetris, Pac-Man)

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de perle ».215 Elle consiste en une succession de passages narratifs non-interactifs (la ficelle), qui peuvent prendre la forme d'une cinématique, d'une cut-scene, de texte ou autre ; suivi de périodes de gameplay où le joueur est aux contrôles, libre de ses actions (la perle) (voir Annexe 46). Une fois l'objectif de la zone atteint, le joueur passe à un autre passage narratif, suivi d'une autre période d'action. Cette méthode nécessite donc au préalable une écriture scénaristique classique (linéaire). Certains argumentent que cette méthode dénaturalise le média, puisque ces passages narratifs ne sont pas interactifs. Mais on se souvient aussi que « la plupart des joueurs préfèrent être les jouets d'un récit bien charpenté que les acteurs de scènes répétitives ».216 Cette méthode est très populaire. Pour preuve, la série des Call of Duty en a fait sa spécialité. Elle permet à la fois de suivre une histoire cohérente et d'avoir un bon challenge, où chaque réussite se voit récompensée par la suite de l'histoire et par plus de challenges.

Schell continue avec la seconde méthode, dite de la « machine à histoires ».217 Elle concerne les jeux dont la structure permet l'émergence d'histoires spontanées que l'on appelle parfois « ludonarrative ».218 Contrairement à la méthode du collier de perle, moins il y a d'éléments scénaristiques imposés et plus il y a une émergence d'histoires. L'auteur rappelle qu'une histoire n'est rien de plus qu'une succession d'évènements. 'Je n'avais plus de lait, je suis sorti en acheter' est une histoire, pas très intéressante, certes, mais une histoire tout de même. Des jeux comme The Sims ou The Roller Coaster Tycoon sont faits pour leur permettre d'émerger. Far Cry 3 et GTA IV, bien qu'ils soient dotés d'une histoire, sont également dotés d'un monde ouvert où une quasi-infinité d'évènements est possible. Beaucoup ne les considèrent pas comme de véritables histoires interactives, puisqu'elles n'ont pas d'auteur. On pourrait cependant considérer le joueur comme l'auteur. Des milliers d'histoires se créent en permanence, notamment dans des MMORPG où de véritables sociétés se construisent. Tom Chatfield nous relate une histoire prenant place dans l'univers d'EVE Online, un MMORPG dans un univers futuriste.

Si EVE était de l'art, le genre dont il serait le plus proche serait la performance artistique, avec ses narrations et comportements émergents que les joueurs ont eux-mêmes amené, créant au fil du temps un monde bien plus riche qu'aucun script n'aurait pu offrir. Un évènement dont on parle encore aujourd'hui est le 'hold-up' de 2005 dans

215 J. SCHELL, op. cit., p. 264-265.

216 A. et F. LE DIBERDER, op. cit., p. 137-138.

217 J. SCHELL, op. cit., p. 265.

218 T. BISSELL, op. cit., p. 37.

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lequel, sur une période de douze mois, une alliance secrète d'assassins, la Guiding Hand Social Club, a infiltré tous les niveaux d'Ubiqua Seraph, l'une des plus puissantes organisations de joueurs. Sa présidente était à la tête d'un vaisseau spatial rarissime, avec seulement deux exemplaires connus dans l'univers d'EVE. Cette organisation avait le contrôle d'une quantité stupéfiante de biens, estimés à plusieurs dizaines de milliers de dollars dans le monde réel. Le signal fut donné et avec une coordination meurtrière, les infiltrés lancèrent l'attaque. En quelques heures, ils débarrassèrent le vaisseau de la présidente et de ses occupants, et en prirent le contrôle s'emparant au passage de plus de 15 000 dollars de biens. C'était un chef-d'oeuvre d'espionnage et de planification, un contrat lucratif commandité et dûment payé par une organisation rivale du jeu. Tout s'est passé dans le respect des règles et dans l'esprit du jeu. En réalité, un tel complot - qui implique le déploiement de centaines de personnes sur toute une année À est exactement ce que la conception d'EVE devait permettre.219

Il y a un rêve assez répandu chez les joueurs : celui de combiner une totale liberté d'action tout en offrant une formidable histoire où chaque action aura un impact : l'interactivité ultime. On comprend bien d'où vient ce rêve. Pour la première fois, un média laisse le consommateur avoir un impact sur l'histoire. C'est bien ce qui différencie le jeu vidéo de n'importe quel autre médias. Naturellement, certains joueurs veulent que leurs décisions aient une influence sur le monde. Or, ce rêve est aujourd'hui inatteignable. Une liberté sans bornes est incompatible avec une histoire cohérente (et si le joueur ne veut pas que Mario aille sauver la princesse ? S'il veut plutôt devenir l'ami de Bowser ?) La seule manière d'y palier serait d'utiliser une intelligence artificielle capable d'adapter l'histoire à chaque action du joueur, mais cela restera encore impossible pendant de nombreuses années.

Jesse Schell prend pour exemple un jeu où le joueur doit choisir parmi trois propositions à chaque fois qu'il a un choix à faire (chacun représentant un chemin scénaristique différent). S'il y a dix choix durant le jeu, cela représente 88 573 résultats possibles (5 230 176 601 avec vingt).220 Le faire manuellement serait digne des travaux

219 T. CHATFIELD, op. cit., p. 130-131. «If EVE is art, the genre it's most closely aligned to is performance art, with the emergent behaviours and narratives that players themselves have created over time providing a far richer context than any script. One incident that's still talked about to this day is a 'heist' in 2005 in which, over a period of twelve months, one specialist alliance of covert assassins, the Guiding Hand Social Club, infiltrated every level of one of the game's most powerful player-run corporations, the Ubiqua Seraph. The corporation CEO herself flew an ultra-rare ship of which only two known examples existed in the EVE universe, while it controlled a staggering quantity of in-game assets valued at tens of thousands of real-world dollars. The signal was given, and a deadly coordinated attack by the infiltrators wiped out within a matter of hours the CEO herself, her ship, and over $15,000 worth of corporate assets. It was a masterpiece of espionage and planning for which a lucrative in-game contract had been taken out, and was duly paid, by a rival corporation. And it was all entirely within the rules and spirit of the game. In fact, such a plot - involving many hundreds of people unfolding over the best part of a year - was exactly what EVE had been created to facilitate. And it was all entirely within the rules and spirit of the game. In fact, such a plot - involving many hundreds of people unfolding over the best part of a year - was exactly what EVE had been created to facilitate.»

220 J. SCHELL, op. cit., p. 267.

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d'Hercule. Même avec cette contrainte de trois propositions, autant de trames scénaristiques est simplement ingérable. Enlever cette limitation et donner une totale liberté au joueur, tout en adaptant l'histoire aux actions du joueur, relève actuellement de la pure fantaisie. Tim Schafer et Ron Gilbert, les créateurs de la série des Monkey Island, s'en amusent et exposent cette limitation dans le second volet de leur série : essayant une combinaison d'objets insolites, le joueur se verra répondre par le héro que « cøest une bonne idée, malheureusement les développeurs du jeu nøy ont pas pensé. »

Malgré tout, ce désir persiste : les joueurs veulent avoir leur mot à dire. Dans un jeu linéaire (utilisant la méthode du collier de perle), on ne donne pas de réel choix au joueur. Les développeurs ont donc conçu des jeux à embranchements scénaristiques pour tenter de répondre à cette demande. Ils limitent le nombre d'issues possibles en les regroupant, en faisant des noeuds scénaristiques, comme nous le montre le schéma proposé par Schell (voir Annexe 46). Les choix du joueur l'amèneront à emprunter un chemin plutôt qu'un autre, mais la destination finale est la même pour tous. Un exemple de jeu utilisant ce schéma est The Walking Dead du studio Telltale. Ce titre met au centre de son gameplay les relations qu'entretient le joueur avec les autres personnages du jeu. Il y incarne un certain Lee Everett qui prendra sous son aile Clémentine, une fillette de 11 ans séparée de ses parents. Dans un monde hostile et dangereux, les relations sociales sont au centre de l'histoire. Certains passages peuvent variés selon les choix du joueur, mais hormis quelques détails la fin reste la même pour tous. Ceci illustre bien une certaine incapacité des développeurs à adapter profondément l'histoire aux choix du joueur. Pour Schell, une bonne histoire est une histoire unifiée, pensée comme un tout. En conséquence, il ne peut y avoir qu'une seule « vraie fin ».221 Pour lui, le jeu vidéo n'est pas si différent des autres médias.

Si la narration interactive est plus difficile que la narration traditionnelle, elles ne sont en aucun cas fondamentalement différentes.222

Il y a une certaine frustration à ne pas tout voir de l'histoire (ou toutes les histoires), sentiment souvent trop présent dans les jeux proposant plusieurs conclusions possibles. La fin d'un jeu à ceci de particulier qu'elle est une récompense pour tous ces efforts fournis par le joueur. Certains jeux, proposent des fins très différentes, souvent avec la « bonne » et la « mauvaise » fin. Avoir la mauvaise conclusion après plusieurs heures de jeu a donc de quoi

221 Idem.

222 Ibid., p. 264.

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déplaire, et seule une minorité de joueur aura le courage de refaire le jeu pour avoir « la bonne fin ». Le mercantilisme peut aussi être un frein à la narration. Dans Asuraøs Wrath, un QTE sorti en 2012, l'histoire se termine sur une « fausse fin ». En effet, quatre fins supplémentaires, payantes, sont accessibles en téléchargement.223 Cela signifie qu'une partie des joueurs n'a pas accès à l'histoire, ou n'a accès qu'à une partie de celle-ci. À cause de leurs formes, certains jeux ne parviennent donc pas à communiquer convenablement leur histoire. On pourrait se demander si cette fin tant recherchée, « la meilleure », n'est-elle pas simplement la vraie fin ? Celle qui devrait clore l'histoire par défaut ? Selon Schell, plus il y a de conclusions ou de chemins proposés au joueur, plus l'histoire s'en trouve affaiblie.224 Il est vrai que certains jeux proposant plusieurs fins peuvent laisser un goût d'inachevé au joueur. Si certains ne voudront pas prolonger l'expérience, d'autres chercheront à connaître les autres conclusions afin de comprendre toute l'histoire (ou toutes les histoires).

Mass Effect est une autre série réputée pour l'impact que peut avoir le joueur sur le déroulement de l'histoire. La fin du troisième volet clôt la série débutée quatre ans auparavant. Quelques incohérences du scénario225 et une fin jugée trop brutale firent polémique. Il faut dire que de nombreux joueurs attendaient ce dernier volet de la saga avec impatience, et la clôture n'était à la hauteur ni de leurs espérances ni de la qualité générale de la série. De nombreux joueurs s'en sont plaints, si bien que quelques mois plus tard, le studio de développement BioWare finît par sortir un patch afin d'améliorer les cinématiques finales et les allonger.226 Les trois fins proposées ne sont guère très différentes les unes des autres et ne reposent que sur un choix de dernière minute. Bien que leur mise en scène soit digne des plus grosses productions hollywoodiennes, les cinématiques de fins sont quasiment identiques et les actions et choix précédents ne changeront que quelques détails. Pour le joueur qui s'est

223 Décision paradoxale puisqu'une des forces du QTE est de permettre une narration de qualité.

224 J. SCHELL, op. cit., p. 268. Schell mentionne également Star Wars : Knights of the Old Republic, où le joueur doit choisir entre le côté clair et le côté obscure de la force. Suivant son choix, l'aventure est très différente, la fin l'est également. Certains voient en cela non pas deux chemins d'une même histoire, mais deux histoires complètement différentes. Se pose alors la question : à partir de quel degré de modification une histoire en devient-elle une autre ?

225 Pour simplifier : une intelligence artificielle régule les civilisations de l'univers en récoltant les plus avancées, afin de préserver la paix. En ce faisant, elle déclenche une guerre totale sur plusieurs planètes : elle fait la guerre pour éviter le chaos. Après des années de combats, elle finit par se rendre', sans résistance et sans logique apparente, et laisse le héro choisir (pour on ne sait quelle raison) le moyen de mettre fin à la guerre. À noter que Drew Karpyshyn, le scénariste des deux premiers opus, n'a pas travaillé sur le troisième, d'où une certaine rupture scénaristique.

226 Patch : mise à jour. Il introduit une quatrième fin, assez distincte des trois autres puisque, au lieu de sauver l'humanité et les autres civilisations, il les laisse mourir.

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investi des heures dans ce monde virtuel, ce choix ultime aura peut être de l'importance. On pourrait dire que le joueur choisit la seule vraie fin'. Similairement, Deus Ex : The Human Revolution propose de choisir entre quatre fins différentes. La situation est scénaristiquement plus cohérente que dans Mass Effect. Encore une fois, les cinématiques de fins sont les mêmes, seule le texte du narrateur varie. Pour ces deux jeux, bien que la conclusion scénaristique soit différente selon le choix du joueur, le fait que les cinématiques finales soient toutes quasiment identiques pourrait être vu comme une confirmation de la thèse de Schell : il ne peut y avoir qu'une seule histoire.

Certains répondront que seul le voyage compte, et non la destination ; auquel cas les choix du joueur seraient primordiaux à l'expérience. D'autres rétorqueront que bien que similaire en apparence, les différentes fins de Mass Effect ou de Deus Ex : The Human Revolution représentent trois histoires différentes et non trois versions d'une même histoire, et qu'il est gratifiant pour le joueur de choisir celle qui lui convient le mieux. Si l'on en juge par les nombreuses discussions autour de la fin de Mass Effect, il lui tiendra même à coeur de débattre de la meilleure fin. En effet, les trois possibilités posent un problème cornélien qui aura de lourdes répercutions sur le monde virtuel (répercutions que le joueur devra imaginer). Un des problèmes soulevés par cette quête de vraie fin' est le suivant : à quel point une « version d'histoire » devient-elle une « histoire à part entière » ?

De nombreux développeurs essayent tout de même de proposer de multiples conclusions à leur jeu, sans que l'histoire n'en pâtisse. C'est le cas de David Cage pour Heavy Rain. Il propose plusieurs fins possibles, toutes plus ou moins tragiques. L'histoire se déroule aux États-Unis où sévit le « tueur à l'origami ». Ethan Mars doit retrouver son fils kidnappé avant qu'il ne soit trop tard. La narration évolue suivant les dialogues choisis et les actions du joueur. Il est vrai que faire des histoires à fins multiples, tout en conservant la qualité d'écriture, est un exercice relativement nouveau et inhabituel. Mais est-ce réellement impossible ? Malgré ses 18 fins différentes, Heavy Rain a su convaincre, aussi bien les joueurs que la presse spécialisée. Mais s'agit-il de 18 versions d'une même histoire (auquel cas l'une de ces fins serait la « vraie »), ou s'agit-il de 18 histoires différentes ? Schell ne précise pas assez sa pensée pour permettre cette différentiation. Mais est-ce que le succès rencontré par Heavy Rain est suffisant pour déclarer que l'on peut avoir des histoires fortes avec de multiples fins ? On pourrait répondre qu'un jeu est une expérience globale, et celle d'Heavy Rain ne se résume pas qu'à son histoire. D'autres répondront que la narration est

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centrale au titre et que la base même du gameplay est d'adapter l'histoire aux décisions du joueur.

Mettre les décisions au centre de l'expérience crée une histoire où le joueur va s'investir, peut-être plus que dans n'importe quel autre média. Nous voici donc devant un paradoxe du jeu vidéo : donner un fort pouvoir décisionnel au joueur lui permet de fortement s'investir émotionnellement dans la narration et d'en augmenter son impact ; mais cela suggère de multiples fins qui, selon Schell, affaiblissent l'impact de cette même narration. Pourquoi cela l'affaiblit-elle ? La raison principale est la dégradation de la qualité d'écriture. Produire une bonne histoire n'est pas donné à tout le monde ; mais écrire un unique début correspondant et s'unifiant parfaitement avec plusieurs fins distinctes semble pour le moins difficile. Mais il ne faudrait pas désapprouver ces histoires simplement parce qu'elles diffèrent de ce que l'on a l'habitude de voir dans les autres média. On peut juger de la qualité d'une histoire à fins-multiples, mais peut-on affirmer que cette forme de narration ne peut pas, par sa nature, offrir d'expérience profonde ? David Cage fait figure de pionnier et le succès d'Heavy Rain indique qu'il y a une demande très forte pour ce type d'expérience. L'avenir nous procurera sans doute avec d'autres formidables narrations non-linéaires, révélant des auteurs géniaux au monde. Mais pour le moment, les développeurs avancent encore à tâtons et expérimentent avec ce média encore dans l'adolescence.

Pour de nombreux théoriciens comme Tavinor, le gameplay du jeu entre en conflit avec sa narration.227 On remarque que les titres ayant une narration pauvre sont le plus souvent des jeux d'actions où le challenge prime sur l'histoire. Difficile de faire avancer le scénario lorsque le joueur est occupé à tirer sur tout ce qui bouge. Les combats épiques de ces jeux sont bien plus mémorables que leur scénario ou les interactions (souvent superficielles) entre les protagonistes. À l'inverse, les jeux mettant en avant l'histoire ont souvent un gameplay simple, que l'on qualifie parfois de pauvre.228 Celui de Heavy Rain consiste principalement en actions contextuelles, en Quick Time Event et en choix lors de dialogues. Pour les jeux d'aventures, genre mettant aussi en avant l'histoire, il s'agit souvent de résoudre des énigmes ou des puzzles avec une part importante de dialogues avec les autres personnages.

227 G. TAVINOR, op. cit., p. 128-129.

228 On pourrait d'ailleurs se poser la question : pourquoi appelle-t-on ce type de gameplay pauvre' ? Après tout, dit-on d'un film dénué d'action qu'il est pauvre ? L'on pourrait y voir une illustration d'une certaine immaturité du média. Encore une fois, cela provient de ce rêve de joueur cité précédemment, cette volonté de tout faire soi-même et d'être tout-puissant, et qu'un rythme lent est vu comme un point négatif.

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Le joueur passe la majorité de son temps à ramasser des objets, les combiner, ou les utiliser de différentes manières avec les éléments du décor et, surtout, à discuter avec les personnages du jeu. Certains titres parviennent à avoir le meilleur des deux mondes, en alternant les phases de narration et de challenges (comme le ferait un film d'action). Par exemple, Mass Effect propose de nombreuses scènes de combat tout en donnant une place importante aux dialogues et aux relations avec les autres personnages.

Un autre aspect particulier au média est la durée de vie de certains jeux. On pourrait penser qu'une durée de vie trop longue pourrait entraver la narration. Pensez aux centaines d'heures nécessaires pour voir « la fin » de certains MMORPG. Garder le joueur intéressé sur une telle durée semble difficile. Les titres indépendants, ont ceci d'agréable qu'ils sont souvent courts. Le joueur n'a aucune difficulté à se remémorer l'ensemble des évènements. On constate que, généralement, plus un jeu est long plus la narration est mise au second plan. Le joueur continue de jouer non pas pour le scénario, mais pour le gameplay et le plaisir que celui-ci procure. Par exemple, on peut aisément jouer plus de vingt heures à The Elder Scroll

V : Skyrim sans progresser sur la trame principale. Prenons un autre exemple, pour beaucoup de joueurs, la célèbre série des Final Fantasy repose plus sur le leveling229 de son équipe que sur son scénario. En jouant une heure par jour, il faudrait entre 5 et 15 semaines (suivant la détermination du joueur) pour terminer la trame principale d'un titre comme Final Fantasy 7. Ces périodes sont suffisamment longues pour qu'une fois arrivé à la fin, le joueur ne se souvienne plus des évènements du début.230 Apprécier le scénario dans ses moindres détails nécessiterait pour le joueur un très gros investissement sur une courte période. Les RPG231 sont généralement très chronophages, et généralement une bonne partie de leur gameplay repose sur de nombreux combats. Si une longue durée de vie peut entraver la narration par des périodes trop longues entre chaque phase narrative, l'entrave naît surtout d'une répétition d'actions trop fréquente, ici les nombreux combats. Ceux-ci nuisent à la narration dans la mesure où la plupart n'apportent rien à la trame scénaristique, et n'ont qu'un rôle utilitaire (donner des points d'expériences).232 Il semble que certains types de gameplay soient

229 Le leveling fait référence à la montée en niveau de ses personnages. Les RPG sont généralement basés sur un système d'expérience où les personnages s'améliorent et acquièrent des capacités au fil des affrontements. Ce type de gameplay peut être très addictif.

230 Pour aider le joueur, de nombreux jeux intègrent un système de « journal de quête » où sont enregistrés les évènements précédents.

231 Role Playing Game, ou jeu de rôle.

232 G. TAVINOR, op. cit., p. 118 et 120.

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incompatibles avec une narration de qualité. Pourtant, un jeu comme Mass Effect, dont le gameplay est aussi basé sur le leveling, et malgré sa durée de vie pouvant aller jusqu'à environ 40 heures par volet (soit plus de 100 heures au total), il parvient à garder une narration digne de ce nom. La plus grande différence avec Final Fantasy 7 vient du fait que les combats n'y sont pas aléatoires et se passent toujours dans le cadre du scénario : ces combats ont une raison d'être. Sans oublier que les phases narratives y sont relativement fréquentes : le joueur ne perd pas le fil de la narration.

Nous avons vu que certains jeux vidéo font appel à la sensibilité lyrique. Mais qu'en est-il de l'émotion liée à la narration ? Comment parvient-elle à toucher le joueur ? Le média souffre d'une piètre réputation en matière de scénario, et pourtant de gros progrès ont été accomplis ces dernières années.

b) Comment impliquer le joueur dans l'histoire ? Le jeu vidéo et le cinéma ont quelque chose en commun :

Tous les arts, avant de devenir un commerce et une industrie, ont été à leur origine des expressions esthétiques de quelques poignées de rêveurs. Mais le cinématographe a eu un

sort contraire, commençant par être une industrie et un commerce, il est ensuite devenu le septième art.233

Certains voient des similarités avec le jeu vidéo, et n'hésitent pas à l'appeler le dixième art.

« Løart dont le jeu vidéo est le plus proche est le cinéma ».234 C'est un fait, les game designers n'hésitent pas à se servir de techniques cinématographiques pour enrichir leur jeu, et plus particulièrement lors de cinématiques 235 ou de cut-scenes. 236 Ces deux termes désignent une séquence narrative (la plupart du temps non-interactive). D'usage, la cut-scene utilise le moteur du jeu tandis que la cinématique est un véritable film, en images de synthèse ou classiques avec de véritables acteurs (voir Annexe 47). Le rendu d'une cut-scene dépendra de la puissance de l'ordinateur ou de la console, alors qu'une cinématique, étant un film pré-

233 Citation de Ricciotto Canudo, François GUÉRIF. Ciné miscellanées. Paris: d. Payot & Rivages, 2010. Print. Petite bibliothèque Payot 777, p. 19.

234 D. ICHBIAH, op. cit., p. XI.

235 Les cinématiques sont d'ailleurs un des faire-valoir les plus importants et un moyen pour créer l'attente des joueurs et se démarquer des autres jeux. Certains studios comme Blizzard et Square Enix sont très réputés pour leurs magnifiques cinématiques.

236 Par exemple, on peut voir les bandes noires, empruntées au cinéma, en haut et en bas lors de l'introduction du cinquième colosse dans Shadow of Colossus (voir Annexe 34).

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calculé, permet un rendu bien meilleur et sera la même pour tous.237 Ces films sont souvent utilisés aux moments clés de l'histoire, notamment l'introduction et la conclusion. Mais depuis quelques années, les moteurs graphiques permettent un rendu tel qu'il est parfois difficile de savoir s'il s'agit d'une cut-scene utilisant le moteur du jeu, ou d'une cinématique créée à part et réintroduit par la suite (voir Annexe 48). Si bien que de nombreux jeux n'utilisent plus de cinématique. Les séquences finales de Mass Effect, par exemple, utilisent le moteur graphique du jeu.

La similarité avec le cinéma est aussi évidente avec les bandes-annonces de jeux (trailers) qui ressemblent à s'y méprendre à celles de films. Il arrive qu'un éditeur engage des réalisateurs ou autres professionnels du cinéma pour les aider dans les différentes étapes de leur travail.238 Les cinématiques et l'effet jumelles sont très importants, surtout dans les productions plus anciennes ou l'écart graphique entre les cinématiques et le jeu lui-même était bien plus notable. Ces films ont même permis à des jeux de stratégies d'avoir une histoire de qualité alors que le genre est peu enclin, par nature, à une narration. Un jeu de stratégie classique se joue vu du ciel. Le joueur n'a qu'une vision globale des choses et il est donc difficile de proposer une histoire dans ces conditions. Les développeurs ont donc intégré des passages narratifs entre chaque mission, donnant une motivation supplémentaire au joueur. Comme au cinéma, les angles de caméra, la musique, l'ambiance sonore, les dialogues ou encore le jeu d'acteur sont aussi des éléments étudiés pour plonger le joueur dans un univers cohérent tel qu'imaginé par le game designer.

Nous avons mentionné la possibilité qu'une bonne histoire ne puisse avoir qu'une seule fin. Nous avons également vu que la liberté dans le monde fictif est source d'investissement émotionnel de la part du joueur. Mais si on considère que le résultat est le même, quels que soient les choix du joueur, s'agit-il véritablement de choix ? Derrière cette question se cache la notion de liberté, si chère au joueur.

Actuellement, la liberté ressentie dans ces jeux n'est qu'illusion. Les mondes ouverts offrent bien un sentiment de liberté. Mais cela concerne davantage les déplacements du joueur que la narration. Le joueur peut parfois influer sur le récit (la manière dont est racontée l'histoire). Par exemple il ne tient qu'à lui de faire des quêtes annexes, dans l'ordre qui lui convient. Mais il n'a pas d'influence profonde sur l'histoire elle-même. Le joueur n'est libre

237 La seule variable étant le type d'écran sur lequel on la regarde.

238 Par exemple Albert Hughes (Le Livre døEli, From Hell) a travaillé avec Electronic Arts sur Crysis 3.

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que de choisir un chemin déjà tracé pour lui. Il n'y a de liberté que celle accordée par les développeurs. Sébastien Genvo a écrit :

[...] le jeu vidéo est un médium où chaque joueur a la possibilité de faire du jeu une oeuvre qui lui est propre, modifiant l'oeuvre créée originellement par les concepteurs.239

En réalité, le joueur ne modifie pas le jeu, sauf s'il crée du contenu comme un mod. Le jeu peut donner l'illusion d'importance et de choix. Mais le joueur n'a d'influence que sur l'expérience du jeu : il personnalise bien son expérience et non l'oeuvre.240 L'effet est comparable à la littérature où chaque lecture est unique, pourtant le livre ne change pas.

Même si elle n'est qu'illusion, il ne faudrait pas pour autant négliger cette sensation de liberté. Bien qu'elle soit factice, elle peut soulever la narration à un niveau d'implication encore jamais atteint alors, car il en découle un investissement très important de la part du joueur. Les développeurs ont l'art et la manière de manipuler le joueur sans qu'il ne s'en rende compte. Ils savent lui donner l'impression d'avoir le choix, d'être libre. Schell liste six méthodes permettant une telle manipulation.241 La première est la contrainte : il faut limiter les choix. Au lieu de demander au joueur de choisir une couleur parmi toutes, on lui demande de choisir entre le bleu, le rouge et le vert. La deuxième est celle de l'objectif. En lui donnant une quête, on peut manipuler le joueur puisque l'on sait ce qu'il doit (ou veut si le jeu est bien fait) faire. Schell prend un exemple simple : une cible mise dans les urinoirs publiques afin d'éviter de malencontreuses éclaboussures. Les « joueurs » sont indirectement contrôlés, sans que leur liberté ne soit atteinte (ils ne sont pas obligés de la viser mais ils le feront naturellement). La troisième technique repose sur l'interface. En voyant que la « manette » de Guitar Hero ressemble au véritable instrument, le joueur ne s'attendra pas à pouvoir jouer de la batterie dans le jeu. La quatrième méthode repose sur le level design. Schell prend une de ces expériences pour exemple. Il s'agissait de faire en sorte que le joueur aille tout droit alors qu'il avait la possibilité de se promener dans une grande pièce ouverte. Lui et son équipe ont réussi à manipuler les déplacements du joueur en mettant un tapis rouge, indiquant le chemin à suivre. Les joueurs n'ont pas eu conscience d'être manipulés, et leur liberté n'a pas été atteinte, mais ils sont restés sur le tapis. La cinquième technique consiste à manipuler le

239 Sébastien. GENVO, Introduction aux enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo. Paris: L'Harmattan, 2003. Print. Champs visuels. p. 64.

240 Sauf si l'on considère que l'oeuvre est l'expérience.

241 J. SCHELL, op. cit., p. 283-299.

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joueur à travers les personnages. S'ils sont convaincants, le joueur voudra les aider, les protéger, les sauver, etc. La sixième et dernière méthode est la manipulation par la musique.

La musique est le langage de l'âme, et en tant que tel, elle parle profondément aux joueurs À à tel point qu'elle peut changer leur humeur, leurs désirs et leurs actions À sans qu'ils ne s'aperçoivent de ce qui arrive.242

Bien maîtrisée, cette sensation de liberté peut grandement encourager l'implication du joueur dans la narration et dans le monde fictif en général.

Parmi les productions vidéoludiques, de nombreux désastres narratifs sont autant d'indices sur les éléments indispensables à une narration digne de ce nom. C'est bien lorsqu'il y a un problème que les rouages sont le plus visibles.

La cinquième méthode de Schell est un point important quant à la narration. Le joueur a besoin de personnages auxquels s'identifier ou s'attacher. Malheureusement, de nombreux jeux mettent le joueur dans la peau d'archétypes, un surhomme viril à la force herculéenne ou une héroïne à la plastique surnaturelle. L'idée derrière est simple : personne ne veut incarner une personne faible, ni même « normale », les gens veulent être des super-héros. Cela crée un clivage avec le personnage qui n'a finalement plus grand-chose d'humain et avec qui il devient difficile de s'identifier. Pour convaincre, un personnage doit avoir l'air crédible, vivant, il doit donc avoir des faiblesses. Il y a principalement trois éléments qui influent grandement sur la qualité d'un personnage : l'apparence, le comportement, le texte.

Concernant le premier, la direction artistique se charge de créer des personnages charismatiques dont le style correspond bien à l'univers du jeu. Les deux évoluent conjointement et sont pensés comme un ensemble, si bien qu'il est assez rare de voir des personnages jurant avec l'univers du jeu. Du rôle du personnage dépend grandement son style. Une princesse sera belle, douce et gentille pour que le joueur ait naturellement envie de la sauver. L'habit ne fait pas le moine, mais il reste un outil très efficace pour manipuler le joueur.

Le comportement des personnages ne dépend pas de la direction artistique mais des développeurs. Il s'agit ici de défis purement techniques, tels que l'intelligence artificielle. Cela ne fait que très peu de temps que la technologie permet d'avoir des personnages ayant l'air vivant. Certains peuvent avoir l'air convaincant en apparence, mais se comportent trop

242 Ibid., p. 293. «Music is the language of the soul, and as such, it speaks to players on a deep level À a level so deep that it can change their moods, desires, and actions À and they don't even realize it is happening.»

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souvent comme des robots ou des machines, trahissant leur nature. Ils tombent dans la vallée dérangeante (voir Annexe 18). Les avancées technologiques en matière d'intelligence artificielle prennent beaucoup plus de temps qu'en matière de graphismes, d'où un réel décalage. Même un jeu récent, tel que The Walking Dead (sorti en 2012) n'est pas sans défaut. Le titre réussit globalement son pari d'impliquer le joueur émotionnellement et notamment grâce à des personnages convaincants. Et pourtant, certaines interactions brisent l'immersion et rappellent soudain au joueur qu'il joue à un jeu vidéo. En effet, le joueur peut parler avec les autres personnages, s'ouvre alors un menu avec les différents sujets abordables. Lorsque l'on en choisit un, le dialogue commence, et le sujet disparaît de la liste. Si bien qu'une fois tous les sujets épuisés, il ne reste rien à dire ; mais le joueur peut encore engager la conversation. Dans ce cas, Lee (l'avatar du joueur) pourrait simplement dire, en se parlant à lui-même comme il le fait à maintes reprises, quelque chose comme je n'ai pas envie de lui parler ou je n'ai plus rien à lui dire. Au lieu de cela en ressort un dialogue stérile ressemblant à ceci :

Lee : - Hi ! (Salut !)

Ben : - Hi ! (Salut !)

[Là le joueur doit normalement choisir un sujet de conversation, mais comme ils sont tous

épuisés, il ne reste de disponible que la réplique pour y mettre fin.]

Lee : - Catch you later Ben ! (À plus tard Ben !)

Et ceci est répétable à l'infini. Peut-être est-ce un oubli ou une erreur des développeurs. La grande difficulté du média repose sur le fait qu'il faille absolument penser à tout et tout créer : les décors, les personnages, les dialogues, mais aussi les interactions possibles, la physique (comme la gravité), etc. Chaque détail est susceptible de briser l'immersion. Les choses qui paraissent simples et naturelles peuvent demander des jours de programmation. L'intelligence artificielle est peut être l'élément le plus complexe dans la création d'un jeu vidéo. À noter que hormis cet exemple, les interactions avec les personnages de The Walking Dead sont, comme cité précédemment, plutôt convaincantes, ce qui indique qu'un grand pas a été fait ces dernières années dans le domaine. Le personnage de Clémentine est si réussie que le joueur voudra la protéger tout autant que Lee, son alter-égo virtuel. L'implication est telle que la fin du jeu est un moment très émouvant pour une grande majorité de joueurs.

Les développeurs font tout leur possible pour rendre leurs personnages vivants et crédibles. Il y a quelques années, un personnage ne bougeait que s'il le fallait, que s'il devait bouger pour le bien de la narration. Il restait figé le reste du temps. Puis progressivement, on leur a donné des animations se déclenchant aléatoirement, des choses simples comme se

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gratter la tête ou bâiller. Un détail très important est le regard : lorsque les personnages se sont mis à suivre du regard le joueur (ou son avatar), il y a soudain eu une connexion particulière avec le monde virtuel. Au fil des années, de nouveaux détails se sont ajoutés et ont finis par créer des comportements convaincants. Les développeurs introduisent souvent des dizaines voire des centaines de scriptes, codifiant les comportements des personnages virtuels selon certaines situations. Plus il y a de scriptes et plus l'illusion s'approche de la perfection. Le dernier exemple en date est le personnage d'Elizabeth du jeu Bioshock Infinite. Ses actions et réactions semblent si naturelles et variées que l'on oubli qu'il s'agit d'un personnage artificiel. Mais une telle illusion ne pourrait exister sans sa voix et ses répliques de qualité. Ce qui nous amène au troisième point : le texte.

Le texte fait référence à la qualité d'écriture du jeu, son scénario et ses dialogues. Certains jeux en sont presque totalement dénués. Comme l'explique Tavinor, les développeurs sont parfois beaucoup plus soucieux de la qualité du gameplay ou des graphismes que de la narration.243 Par exemple, les jeux Mario reposent beaucoup plus sur leur gameplay que sur leur histoire. Ces jeux procurent du plaisir, notamment celui lié au challenge et à l'accomplissement, mais celui de la narration n'y a qu'une place secondaire.244 On ne joue pas à Mario pour les mêmes raisons que l'on joue à un jeu d'aventure. L'investissement n'est pas le même. D'où le fait que de nombreux jeux vidéo ont un scénario que l'on qualifiera, au mieux, de convenu. Même de grosses productions ont souvent un scénario inintéressant qu'ils compensent par une très bonne mise-en-scène.245

Le texte est source de sens et donc d'émotion.246 Pour que le joueur s'attache à un personnage, il faut qu'il puisse comprendre ses sentiments, ses motivations et son histoire. Le sens peut passer par les images (sens interprétatif), ou par du texte et une narration classique.

Dans les années 1970 et 1980, les jeux dits « døaventures textuelles » n'avaient pour interface que du texte (le fameux Zork en est un exemple). S'inspirant directement des jeux de rôle classiques tels que Donjon et Dragon, le joueur devait alors user de son imagination pour situer les décors, comprendre les situations et prendre des décisions, le rôle du maître de jeu étant tenu par la machine. Sont ensuite arrivés les RPG plus classiques que les joueurs

243 G. TAVINOR, op. cit., p. 114.

244 Ibid., p. 116.

245 On pourrait argumenter que la série des Call of Duty fait partie de ceux-là.

246 Mais pas la seule, dans un jeu plus interprétatif comme Journey, qui n'a pas de texte, le sens (et la sensation) sont véhiculés par les images. On y voit notamment des fresques racontant l'histoire de ce monde.

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d'aujourd'hui connaissent. Mais il aura fallu du temps avant que les machines ne permettent un rendu visuel pouvant être utilisé à des fins narratives. La série des Baldur's Gate sur PC est le digne successeur de ces jeux d'aventures textuelles. Bien que la description générale du décor et des personnages soit rendue inutile par les images, la qualité de ces dernières ne permettait pas d'afficher de détails précis, si bien que le texte venait combler ce vide. Le joueur peut y lire des centaines de dialogues. On trouve souvent dans ces titres des livres que le joueur peut lire afin d'en apprendre plus sur l'univers du jeu, sa mythologie et ses personnages. Dans le récent The Elder Scroll V : Skyrim, le joueur peut en collectionner et en lire des centaines. Mais est-ce surprenant ? Ces titres puisent leur inspiration dans l'univers des jeux de rôle papier, s'inspirant eux-mêmes de la littérature fantastique, comme les oeuvres de Tolkien.

Le texte permet donc d'approfondir le monde virtuel. Dans le jeu Deadlight, Randall Wayne, le personnage principal, tient un journal. Le lire permet d'en savoir plus sur lui, sur son passé et ses craintes. Les textes se doivent d'être en accord avec l'univers du jeu. Cet aspect est généralement soigné. Si les dialogues de certains titres ne passe que par du texte ont (laissant le joueur imaginer les voix) d'autres ont recours à des doubleurs. On pourrait déplorer le fait que ces jeux vidéo, devenant de plus en plus cinématographiques, demandent de moins en moins d'efforts d'imagination de la part du joueur. De la qualité du texte et du doublage dépend la crédibilité des personnages.

Un exemple probant en France est celui de Metal Gear Solid, sorti en 1999 sur PlayStation 1, beaucoup de joueurs se souviennent d'un dialogue entre le héro et un des bosses du jeu :

Le boss : - Toi aussi tu vis en Alaska. Tu connais les Olympiades esquimau-indiennes ?

Solid Snake (le héro) : - J'en ai entendu parler. Tu dois être très fort dans la discipline « Mangeur de Muktuk ».

Le boss : - Oui, c'est vrai. Mais il y a une autre catégorie dans laquelle j'excelle... « Le tirage d'oreille esquimau ». [...]

Solid Snake : - Tu veux qu'on se tire l'oreille... ?

L'absurdité de la conversation réduit à néant toute la mise-en-scène annonçant pourtant un combat épique. Le principal problème de cette scène vient du texte. On pourrait aussi mentionner les voix caricaturales, mais elles sont adaptées puisque ces personnages le sont tout autant. De plus, lorsqu'arrive cette scène, le joueur est déjà habitué à la voix du héro, cela fait plusieurs heures qu'il a commencé l'aventure. Il n'y a donc aucune raison que sa voix

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choque dans cette scène plus qu'ailleurs : le malaise vient bien du texte (peut-être dû à une erreur de traduction dans le cas présent).

Un mauvais texte s'explique en partie par la façon dont sont conçus certains jeux. En parlant de sa création Fable II, Peter Molyneux explique que :

Lorsque l'on en vient à l'histoire, il faut attendre, car il y a toute cette technologie qui se crée. Il faut d'abord faire le moteur de script, les environnements, il faut faire les mécaniques de jeu, il faut faire les contrôles... L'histoire est mise de côté pendant ce temps, et tout ça n'est terminé qu'environ deux mois avant la fin. Et bien devinez quoi ? C'est à ce moment que l'on commence à éditer l'histoire, et il n'y a juste pas assez de temps [...] C'est un processus très étrange.247

Parfois ce sont les doubleurs qui ne parviennent pas à être à la hauteur du texte. Mais cela relève rarement d'une erreur de casting. Le comédien Donald Reignoux explique que les méthodes de doublage sont trop souvent mauvaises.248 Les conditions dans lesquelles ils travaillent ne permettent pas toujours de faire honneur au texte. En effet, il explique que, contrairement au cinéma, il n'y a pas de bande rythmique. Le comédien ne voit pas ce qu'il se passe dans le jeu : il double en aveugle. De plus, il n'y a personne pour le diriger. Il ignore ce qui se passe juste avant ou après la scène en cours. Par conséquent, n'ayant aucune idée du contexte, les doubleurs font plusieurs prises avec différentes intonations (énervé, joyeux, fatigué, essoufflé, etc.) en espérant que l'une d'elles fonctionnera. Il souligne tout de même que la situation s'améliore doucement. Il prend pour exemple son expérience sur Kingdom Hearts où un conseiller bilingue japonais expliquait toutes les situations aux acteurs, d'où la qualité du titre en terme de doublage.

La voix humaine est très efficace pour la transmission d'émotions. Peter Molyneux témoigne :

C'était un moment incroyable lorsqu'on s'est rendu compte que les nuances que l'on recherchait, les émotions que l'on essayait de faire passer par les personnages, étaient

seulement et purement transmises par le dialogue. Une bonne partie de ce qu'on avait écrit aurait mieux marché à la radio qu'à l'écran.249

247 Discussion entre Tom Bissell et Peter MOLYNEUX, T.BISSELL, op. cit., p189-191. «[...] when you come to the "story," you have to wait, because there's all this technology that's being created. You have to create your scripting engine, you have to create your environments, you have to create your gameplay, you have to create your controls . . . you're going away all along, and all of that stuff is not finished until, probably, two months before the end. Well, guess what? That's when you've got to start editing your story, and that's just not enough time [...] It's a very weird process.»

248 Connu pour doubler le personnage de Titeuf, il a aussi travaillé sur les jeux Kongdom Hearts et Battlefield 3. Informations extraites du Débat de Game one du 11/04/2012.

249 T. BISSELL, op. cit., p 189-191.

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The Elder Scroll IV : Oblivion a été critiqué pour n'avoir qu'une douzaine d'acteurs pour plusieurs dizaines de rôles. Le joueur y entend donc souvent les mêmes voix, ce qui, encore une fois, peut briser l'immersion. En réponse à cela, le studio Bethesda n'engagea pas moins de 70 acteurs pour environ 110 rôles pour The Elder Scroll V : Skyrim.250 L'actrice Joan Allen qui en faisait partie explique que l'expérience n'est pas la même qu'au cinéma :

Il faut changer d'état d'esprit rapidement, à chaque réplique. [...] Vous êtes là à crier ØAller ! C'est notre meilleure occasion !' et l'instant d'après, tout va bien. C'est un beau défi pour un acteur.251

De bons doubleurs réussissent à embarquer le joueur dans l'histoire. Quelques performances ont été très remarquées ces dernières années. Celle d'Ellen McLain incarnant l'ordinateur maléfique GLaDOS dans la série des Portal,252 celle de Stephen Merchant incarnant Wheatley dans Portal 2 et celle de Jennifer Hale incarnant la version féminine de Shepard dans la série Mass Effect, ont permis de créer des personnages convaincants et attachants. Avec de tels acteurs, il n'est pas surprenant que les narrations de Mass Effect et de Portal soient considérées parmi les meilleures du monde vidéoludique.

Lorsque les doubleurs interviennent très tard dans la production, ils doivent s'adapter à un personnage déjà créé et il en ressort une impression de superficialité. Mais plus ils sont intégrés en amont dans le développement du jeu, meilleure sont leurs prestations. La logique voudrait que l'on laisse l'acteur apporter sa propre vision du personnage, comme au cinéma ou au théâtre. Cette logique commence seulement à être perçue dans le jeu vidéo. Far Cry 3 est un exemple de projet qui a su évoluer avec les acteurs, et notamment avec Michael Mando (voir Annexe 49):

Lorsque Michael Mando, [...] se présente pour la première fois aux auditions de Far Cry 3, sa prestation est loin de correspondre à ce que l'équipe recherchait initialement pour le personnage concerné.

Mais Michael Mando convainc tellement l'équipe de développement d'Ubisoft Montréal, par son implication et la force de son interprétation, qu'ils décident finalement de s'inspirer directement de l'acteur pour créer le personnage dans le jeu. Ces doubles réels

250 Todd Howard, concepteur du jeu. Bethesda Game Studio À The Elder Scroll V : Skyrim À The Sound of Skyrim. vers 4 :15 (disponible sur YouTube)

251 Joan Allen Bethesda Game Studio À The Elder Scroll V : Skyrim À The Sound of Skyrim. vers 5 :00. «You're jumping from line to line and so your emotional states are changing just on a dime. [...] One minute you're screaming: 'Come on! This is our best chance!' and the next minute everything is all fine. And it's fun, as an actor, to see if you can just hit that moment.»

252 Le réalisateur Guillermo Del Toro voulait spécifiquement la voix d'Ellen McLain pour son film Pacific Rim grâce à sa prestation dans Portal.

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et virtuels ne sont en fait qu'une seule et même personne. Modélisé entièrement à l'image de Michael, c'est ainsi que le personnage de Vaas Montenegro est né.

Plus qu'un simple personnage de fiction auquel un acteur essaie de s'identifier, Vaas est une interprétation par Michael d'un sociopathe sanguinaire.

Renforcé par la technologie innovante de la Performance Capture', cela confère au personnage une crédibilité et un charisme uniques dans le monde du jeu vidéo.253

Le scénario de Far Cry est en effet très poussé : il y a plusieurs histoires au sein de la trame principale, avec des personnalités fortes et complexes. Et pour servir ce scénario, nous avons voulu adopter une approche cinématographique en soignant particulièrement la phase de sélection des comédiens. D'ailleurs, une fois le casting figé, nous avons été jusqu'à retravailler le script initial pour faire vraiment ressortir ce qu'il y avait de plus fort en chacun des personnages. [...]

Ce que nous voulions c'était des acteurs capables d'apporter une nouvelle dimension aux personnages que nous avions imaginés ; un petit plus qui surpasse notre imagination et nos attentes. 254

S'il est vrai que la voix d'un acteur peut suffire à donner vie à un personnage, cela est encore plus vrai lorsque l'acteur peut utiliser tout son corps. Nous avons déjà mentionné la technologie liée au réalisme et à la capture de mouvement. On se rend bien compte ici à quel point cela peut enrichir l'expérience et la narration.

On n'en est pas forcément conscient, mais le langage corporel, aussi qualifié de « nonverbal », est très important dans notre façon de communiquer. Graeme Kirkpatrick nous rappelle la théorie de Ludwig Wittgenstein quant à la signification du comportement selon le contexte social. Ce serait le comportement d'une personne qui donnerait tout le poids à ses mots.255 Le langage corporel est quelque chose que l'on ne pouvait pas intégrer à un jeu vidéo jusqu'à récemment.

Le personnage n'est plus une entité programmée pour se comporter comme un être humain normal, il est le résultat d'un jeu d'acteur et paraît donc naturel. Far Cry 3 est le premier jeu à avoir utilisé la full performance capture :

La Øfull performance captureø permet de capter la chimie qui s'opère entre les acteurs lors du tournage, en capturant à la fois les expressions du visage, la voix et donc le jeu d'acteur dans son ensemble. Au départ, les acteurs ressentent un certain inconfort du fait de la logistique que cela implique : espace confiné, combinaison, absence de décor, caméras multiples...

253 www.afjv.com. Far Cry 3 - le dossier : genèse, réalisation, interviews... Édition du 07/11/2012.

254 Anne Gibeault, Productrice associée & responsable des scènes cinématiques. www.afjv.com. Far Cry 3 - le dossier : genèse, réalisation, interviews... Édition du 07/11/2012.

255 G. KIRKPATRICK, op. cit., p. 55.

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Cet environnement de tournage peut être intimidant pour les acteurs, mais nous leur laissons le temps de s'y adapter et de s'imprégner du rôle. Et au final tous les comédiens professionnels parviennent à passer outre ces contraintes techniques.256

Beyond : Two Souls, le prochain titre du studio Quentic Dream, utilise cette technologie. La full performance capture va permettre de rendre fidèlement le jeu des acteurs Ellen Page et Willem Dafoe (voir Annexe 50). Les productions de David Cage se veulent basées sur les émotions plus que sur une action effrénée du gameplay : en résumé, une histoire interactive.

Je veux créer un voyage émotionnel Je ne suis [pas] intéressé pour leur apporter du fun [...] Je ne veux pas défier leurs pouces, mais leurs esprits.257

Le titre a même été sélectionné au festival du film de TriBeCa.258 Cela illustre bien une convergence entre les deux médias.

Avec cette technologie, de nouveaux horizons s'ouvrent pour le jeu vidéo, et David Cage en est un explorateur. Le studio Quantic Dream est à l'origine d'une démo technique appelée Kara.259 Se présentant sous la forme d'un court-métrage, il met en scène un personnage robotique, Kara, sur une chaîne de montage. Très rapidement, elle prend l'apparence d'une femme, et commence à se comporter comme telle, avec une conscience et un instinct de survie. On peut lire sa détresse lorsqu'elle réalise qu'elle n'est qu'une marchandise, et non un être libre : « Je pensais être vivante ».260 Au-delà de la question de ce qu'est l'humanité, Kara est aussi le reflet des personnages vidéoludiques. Le souffle de vie qui l'anime permet au spectateur de ressentir de la compassion pour elle. Mais puisqu'elle n'est pas sensée « penser », on décide de la désassembler. La mise-en-scène et la musique transcendent le spectateur qui peut alors ressentir la peur dans sa voix et lire la tristesse sur son visage. C'est ce type d'émotions auxquelles s'intéresse le studio de développement français.

Si ces jeux sont si importants, c'est parce qu' « aujourd'hui, le véritable terrain d'aventures de l'homme est [...] bien celui des relations humaines ».261 Réussir à sauver le monde dans Duke Nukem n'apporte que peu de satisfaction262 comparé à sauver Clémentine

256 Anne Gibeault, Productrice associée & responsable des scènes cinématiques. www.afjv.com. Far Cry 3 - le dossier : genèse, réalisation, interviews... Édition du 07/11/2012.

257 www.jeuxvideo.fr. David Cage et sa notion du fun dans les jeux vidéo. Kevin, 31/07/2012.

258 tribecafilm.com. C'est le second jeu vidéo présent à ce festival, le premier étant L.A. Noire.

259 Disponible sur YouTube. Kara À Heavy Rain's Dev Trailer.

260 «I thought I was alive»

261 E. E. GABRIEL, op. cit., p.120.

262 Le joueur est satisfait d'avoir massacré ses ennemis, sauver le monde n'en est qu'une conséquence.

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de The Walking Dead, car il y a un lien émotionnel dans ce dernier que l'on ne trouve pas dans le premier.

c) Les narrations marquantes du jeu vidéo

Malgré toutes les complications liées au média mentionnées précédemment, quelques jeux se sont tout de même fait remarquer par leur narration originale.

Histoire et gameplay sont comme huile et vinaigre. En théorie, ils ne se mélangent pas,

mais si vous les mettez dans une bouteille et que vous secouez bien, ils iront très bien sur une salade.263

Parmi les jeux reconnus pour leur narration, nous avons mentionné les deux titres sombres et torturés que sont Heavy Rain et The Walking Dead, dont les gameplays sont centrés sur les dialogues (une des caractéristiques centrales du jeu d'aventure). Ces trois titres posent des problèmes moraux au joueur, souvent en le plaçant dans une position inconfortable où aucune solution ne semble être la bonne. Par exemple, lors d'une scène de The Walking Dead, le joueur tombe sur deux étudiants et leur professeur, ce dernier a la jambe prise dans un piège à loup. Son cri a alerté les zombies, et il ne reste que peu de temps pour agir. Le professeur clame qu'il peut se libérer, mais qu'il a besoin d'un peu de temps. Alors que les zombies se rapprochent, le joueur doit soit prendre le risque d'essayer de gagner du temps en les combattant, soit couper la jambe du professeur avec sa hache, prenant le risque de le tuer. Grâce au doublage de qualité, les complaintes du blessé ne laisseront pas le joueur de marbre. Les décisions difficiles de ce type se multiplient tout au long de l'aventure. À qui donner le peu de vivres qu'il reste ? Faut-il aider une personne contaminée à se suicider ? Bien que tout soit virtuel, le choix reste difficile, et le joueur se sent impliqué parce que le jeu utilise des thèmes qui lui sont familiers.

Selon de nombreux théoriciens dont Schell et Tavinor, les jeux vidéo seraient incompatibles avec la tragédie. La mort du héro perd tout son sens, toute son importance s'il revient constamment à la vie. Bien que l'argument soit valide, il faut relativiser ce propos. Premièrement la plupart des jeux où le héro meurt sont des jeux d'action où, à la base, la

263 Citation du game-designer Bob Bates, cité par J. SCHELL, op. cit., p. 262. «Story and gameplay are like oil and vinegar. Theoretically they don't mix, but if you put them in a bottle and shake them up real good, they're pretty good on a salad.»

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narration n'a qu'une place secondaire. Et deuxièmement, peu de jeux prétendent à la tragédie. Mais ceci soulève plusieurs questions. Si la mort du héro principal (alias le joueur) semble perdre toute sa signification (puisqu'il faut bien que le joueur revienne), qu'en est-il des autres personnages ? Et même concernant des personnages jouables, la tragédie ne semble pas si inaccessible. Par exemple, la mort d'Aeris dans Final Fantasy 7 a marqué beaucoup de joueurs. Au milieu de l'aventure, elle se fait tuer lors d'une cut-scene. Le joueur n'y peut rien, et elle ne réapparaitra pas par la suite. Sa mort était d'autant plus symbolique qu'Aeris avait le rôle du healer, le « médecin » du groupe. Prenons un autre exemple, s'il y a bien un jeu ayant une histoire tragique, c'est The Walking Dead. Dans ce titre Lee (le joueur) peut se faire tuer à plusieurs reprises. Pourtant, lorsqu'il meurt (dans le scénario) à la fin, le joueur n'est pas sentimentalement anesthésié comme on pourrait le croire. La scène finale est profondément triste. Alors même que le joueur sait qu'il va mourir, puisque Lee se fait contaminé par un zombie quelques heures auparavant. Ses quelques décès « de parcours » pourraient être considérés par le joueur comme son erreur, et non la mort de Lee à proprement parler. De plus, dans certains jeux le joueur incarne une « coquille vide ». Dans Portal ou Half-life, le personnage que l'on incarne ne parle jamais, et c'est le joueur qui comble ce vide. Ainsi mourir dans ces jeux n'implique absolument pas la mort du personnage, mais l'échec du joueur.

Schell explique que lorsqu'un jeu parvient à mettre le doigt sur un thème qui tient à coeur au joueur, l'expérience qui en découle peut être transcendante et bouleversante.264 On pourrait se demander, quel est le thème de The Walking Dead ? Cela peut être quelque chose de très général, comme « aidez-vous les uns les autres ». Dans le cas de Heavy Rain, cela pourrait être « jusqu'où iriez-vous pour sauver la vie d'un de vos proches ? ». On retrouve aussi le thème classique : « l'amour est plus fort que tout ». Des jeux exploitant des thèmes graves ne sont pas très fréquents, ce qui les rend d'autant plus marquants. Prenons l'exemple de Monkey Island. Techniquement, ce jeu à tous les pré-requis pour permettre une bonne narration. Il a toutes les caractéristiques du jeu d'aventure : son gameplay est centré sur la résolution d'énigmes, l'exploration et surtout les dialogues. Mais son thème (le fantasme d'être un pirate) est abordé de manière légère et humoristique. Beaucoup d'hommes, femmes et enfants ont, ou ont eu, ce fantasme. Schell nous apprend que s'il est si courant, c'est parce

264 J. SCHELL, op. cit., p. 53.

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qu'il fait appel à la soif de liberté en chacun de nous.265 Mais le second degré fait que l'expérience n'est pas aussi profonde que celles des titres cités précédemment.

Un jeu vidéo n'est pas qu'un gameplay habillé par un graphisme : c'est un univers dans lequel le joueur est amené à s'immerger, avec sa propre mythologie, ses créatures terrifiantes, ses héros inoubliables.266

Jesse Schell a écrit qu'« un artiste est quelqu'un qui vous emmène là où vous ne pourriez aller seul ».267 Les développeurs sont aussi des créateurs de mondes.

Il est parfois difficile de savoir si un jeu est marquant par sa narration ou par son monde virtuel. Pensez aux oeuvres de Tolkien et au monde du Seigneur des Anneaux. Pourquoi ce dernier a-t-il tant marqué les esprits ? Bien d'autres livres traitaient avant lui de chevaliers, de quêtes épiques, de courage ou de sacrifice. Ce qui le différencie des autres est la profondeur du monde qu'il a créé. La Terre du milieu a une géographie propre où chaque plaine et rivière a un nom et une histoire. Les différentes espèces peuplant son continent ont leur propre culture. L'auteur est allé jusqu'à créer des alphabets, des langages, des poèmes et des chants. Aujourd'hui encore, la plupart des univers de fantaise (ou fantasy) prennent place soit dans l'univers de Tolkien soit dans un univers qui lui est voisin. Le professeur Henry Jenkins parle de mondes transmédiatiques (transmedia worlds),268 où un univers créé devient indépendant du média sur lequel il repose. Schell prend pour exemples Star Wars et Pokémon. Les objets dérivés de ces licences peuvent être vu comme autant de portes sur leurs univers. Star Wars est originellement un film ; mais les jouets, les jeux vidéo, les livres, les bandes-dessinées permettent au consommateur d'entrer et de s'approprier cet univers (contrairement à un puzzle ou une tasse estampillée Star Wars). Pokémon est tout d'abord un RPG sorti en 1996 sur GameBoy ; s'en sont suivis le dessin-animé, le manga, et le jeu de cartes. Chaque média renforce l'univers Pokémon. La GameBoy ne pouvait pas afficher de très beaux graphismes, et le joueur devait user de son imagination pour imaginer les combats. Le dessin-animé leur a donné une nouvelle dimension, donnant même des indications sur les stratégies applicables dans le jeu. Le jeu de cartes aussi respecte les règles de l'univers Pokémon.

265 Idem.

266 Prof Pirou'. « Multivers. » IG Magazine #18. Février/Mars 2012. p. 160.

267 J. SCHELL, op .cit., p. 55. «An artist is someone who takes you where you could never go alone.»

268 Ibid., p. 301.

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Cela étant, la difficulté liée à un monde transmédiatique vient du fait que la multiplication des supports peut être source d'incohérences. La moindre contradiction est susceptible de détruire ce monde aux yeux des fans.269

Comme l'écrit Schell, les mondes transmédiatiques ont aussi de nombreuses forces. Tout d'abord, ils attirent énormément de fans ; ces mondes deviennent en quelques sortes leurs utopies personnelles. Comme le remarque l'auteur, si l'on regarde les fans « hardcore », les plus dévoués sont ceux de mondes transmédiatiques : Star Trek, Star Wars, Transformers, Le Seigneur des Anneaux, Marvel Comics, Harry Potter, etc. Ces univers ont aussi une longue durée de vie. La plupart des exemples cités précédemment respecte déjà ce critère, l'auteur ajoute néanmoins James Bond à la liste, avec plus de 55 ans d'existence. Ils évoluent également avec le temps. Schell prend l'exemple de Sherlock Holmes dont la pipe et le chapeau ont été ajouté par l'acteur William Gillette, et dont l'auteur originel, Sir Arthur Conan Doyle, ne fait jamais mention.

Et surtout, ils facilitent la création de nouvelles histoires. 270 Les mondes transmediatiques ne sont jamais basés sur une seule trame narrative et laissent la possibilité de créer et d'imaginer d'autres histoires.271 Par exemple, les mondes que l'on trouve dans les productions du studio Blizzard, telles que celles de Starcraft, Diablo, ou encore Warcraft, sont créés pour permettre une multitude d'histoires. Ces trois sagas ont chacune de nombreux livres racontant, par exemple, des évènements antérieures aux événements des jeux ou narrant l'histoire d'un personnage en particulier. De nombreux joueurs fantasment de voir un jour une production cinématographique reprenant le monde de leur jeu favori. Pour s'en rendre compte, il suffit d'observer le nombre croissant de courts-métrages autour d'Half-Life, de Portal, de Halo, ou encore de Fallout. Les joueurs aiment ces univers, peut-être plus que l'histoire du jeu original. C'est une des raisons pour lesquelles les adaptations cinématographiques de jeux vidéo ne fonctionnent pas. Elles essayent d'introduire, ou de montrer, des éléments du gameplay dans le film, souvent maladroitement. Et elles se contentent de copier la trame scénaristique du jeu, là où il faudrait peut-être faire preuve d'originalité. C'est à la fois pour

269 Ibid., p. 276.

270 Schell rapporte la méthode de la « montagne distante » selon les mots de Tolkien. Elle consiste en mentionnant des faits historiques ou des lieux qui font partie du savoir collectifs des personnages de l'univers fictif. L'important étant de ne jamais tout raconter, de laisser une part belle à l'imagination. Si jamais on utilise un de ces faits pour produire une histoire plus détaillé, il faut à nouveau construire une « montagne distante » pour ces histoires.

271 J. SCHELL, op. cit., p. 303-307.

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enrichir ses licences vidéoludiques et pour en garder le contrôle qu'Ubisoft a créé en 2011 une branche dédiée à la production cinématographique : Ubisoft Motion Pictures. De son côté, lors de l'annonce officielle de la prochaine Xbox One, Microsoft a annoncé un partenariat avec Spielberg pour une adaptation272 du jeu Halo en série télévisée.

Les mondes transmédiatiques sont l'avenir du divertissement. Il ne suffit plus de faire de bonnes expériences via un seul medium. On demande de plus en plus aux créateurs de faire de nouvelles portes vers ces mondes À ce qui n'est pas chose facile.273

Récemment, une série télévisée de la chaine Syfy nommée Defiance a débutée. Celle-ci a la particularité d'être connectée, ou combinée, au jeu vidéo éponyme. C'est la première fois qu'un tel projet est réalisé entre ces deux médias. L'originalité se trouve dans la volonté de partager la narration entre jeu vidéo et série télévisée. C'est-à-dire que les actions dans l'un ont des répercussions dans l'autre. Mais la difficulté que représente une telle narration n'échappe à personne, et l'on se demande bien comment cela fonctionnera concrètement. Toujours est-il qu'en ce qui concerne le jeu vidéo, et malgré une critique mitigée, en un mois ce ne sont pas moins d'un million de joueurs qui y ont créés un compte.274 Cela illustre bien l'engouement et la demande pour ce genre d'expériences transmédiatiques.

Nous avons observé des exemples où les environnements étaient au centre de l'esthétique, mais nous n'avons pas mentionné la relation qu'entretiennent les environnements avec la narration. Par exemple, il est clair que le monde apocalyptique de The Walking Dead va avoir une forte influence sur les thèmes et enjeux des histoires qui y prennent place. Un monde en phase avec la narration permet d'augmenter l'impact que celle-ci a sur le joueur. À l'image de la musique, les environnements ont un fort pouvoir de suggestion. Ils peuvent même, selon les termes de Raul Rubio, « raconter l'histoire sans dire un mot ».275 Comme le souligne Tom Bissell, on pourrait dire que le monde de Fallout 3 est plus important que

272 « Adaptation » sous-entend une copie du scénario du jeu, or il n'y a aucune information précise concernant l'originalité de l'histoire.

273 J. SCHELL, op. cit., p. 307. «Transmedia worlds are the future of entertainment. It is no longer sufficient to focus just on creating a great experience in a single medium. Increasingly, designers are asked to create new gateways to existing worlds À not an easy task.»

274 JT de Game One du 07/05/03.

275 Citation de Raul Rubio, créateur du jeu Deadlight, un autre jeu prenant place dans un monde apocalyptique par le studio Tequila Works, extraite de The Deadligh Diaris 4 À A Living Dead World. «[The environments] tell you the story without saying a word.»

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l'histoire qui y est racontée. Mais celle-ci est tout de même capitale puisqu'elle donne la motivation initiale qui est nécessaire au joueur.276

Pour reprendre un exemple cité précédemment, comment les environnements de Dear Esther soutiennent-ils la narration ? Le joueur ne comprend que tard l'histoire, car on ne lui explique pas tout, il doit interpréter les monologues parfois alambiqués du narrateur. D'autant plus qu'une partie de ces monologues sont choisis semi-aléatoirement, ce qui signifie que le joueur devra jouer plusieurs fois pour espérer tous les entendre et en apprendre le plus possible sur cette triste histoire.277 Il finit tout de même par comprendre que le narrateur (que l'on incarne) s'adresse à sa défunte femme, Esther, tuée dans un accident de voiture. Certains monologues sont en fait des extraits de lettres qui lui sont destinées. Le joueur trouvera beaucoup d'indices sur ce qui s'est passé : des parties de voitures, des photos de l'accident ou encore du matériel médical. Autant d'éléments perturbants qui n'ont rien à faire sur une île, mais qui sont souvent en rapport avec ce que raconte le narrateur. On voit à quelques occasions une silhouette humaine au loin (serait-ce Esther ?), mais jamais on ne la rattrape. La compréhension se fait principalement en écoutant cette voix, mais elle est grandement renforcée par les environnements (voir Annexe 51). Cette combinaison environnement-narration crée une expérience très forte et a un impact émotionnel surprenant sur le joueur. Se promener dans un environnement en rapport avec ce qui est raconté donne l'impression d'être dans la tête (possiblement malade) du narrateur : « Je voyage à travers mon propre corps » nous dit-il. L'impression est renforcée par la vue subjective. Bien que ce point de vue soit fréquent dans ce média, on pourrait y voir un choix volontaire. Si la plupart du temps elle permet seulement de rendre un jeu de tir (FPS) dynamique, la vue subjective peut, comme au cinéma, mettre en avant « l'intériorité inconfortable du personnage », et mettre le joueur « dans une position incommode ».278 La scène de l'autoroute immergée (voir Annexe 52) révèle que l'on évolue dans une sorte de cauchemar, et il se pourrait que rien ne soit réel :

J'ai parfois l'impression d'avoir donné naissance à cette île. [...] J'avais des calculs rénaux et tu es venue me voir à l'hôpital. Après l'opération, alors que j'étais encore sous l'influence de l'anesthésiant, ta silhouette et tes paroles tous deux indistincts. Maintenant

276 T. BISSELL, op. cit., p. 11-12.

277 L'on pourrait se demander pourquoi les développeurs ont fait ce choix. Cela n'améliore en rien la narration. Il est fort probable que les développeurs cherchaient à gonfler artificiellement la durée de vie de leur jeu.

278 Alexis. BLANCHET. Les jeux vidéo: au cinéma. Les fiches de Monsieur cinéma. Paris: A. Colin, 2012, p. 118. À propos de l'emprunt manifeste du jeu vidéo au cinéma qu'est la vue à la première personne.

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mes calculs ont grandi en une île, se sont enfuit et tu as été rendue opaque par la voiture d'un ivrogne.279

Chaque joueur peut se faire sa propre opinion sur la signification de Dear Esther. Le jeu traite du deuil, de la mort et peut être de la folie. Donner un sens arrêté n'est pas chose aisée car il y a plusieurs lectures possibles. Le narrateur semble parfois schizophrène, certains monologues laissent entendre qu'il était présent lors de l'accident, d'autres laissent penser le contraire. Lui-même semble confus :

J'aurais aimé connaître Donnelly en cet endroit À nous aurions eu tellement de point à débattre. A-t-il peint ces pierres ou est-ce moi ? Qui a laissé les pots dans la hutte près de la jetée ? Qui a construit le musée sous la mer ? Qui est tombé silencieusement lors de sa mort, dans les eaux glacées ? Qui a érigé cette foutue antenne en premier lieu ? Est-ce que l'île entière s'est élevée à la surface de mon estomac, forçant les mouettes à fuir ?

Très rapidement, le joueur s'attend à une fin tragique. Il se dirige toujours en direction d'une antenne, comme attiré par sa lumière rouge, comme un phare lugubre. Le joueur/narrateur finit par y monter au sommet, et se jeter dans le vide. Mais il ne s'écrase pas sur le sol, il s'envole tandis que son ombre est devenue celle d'une mouette.

Chère Esther. J'ai brûlé mes affaires, mes livres, ce certificat de décès. Le mien sera écrit partout sur cette île. Qui était Jakobson, qui se souvient de lui ? Donnelly a écrit à son sujet, mais qui était Donnelly et qui se souvient de lui ? J'ai peins, creusé, taillé et façonné cet espace tout ce que je pouvais dessiner de lui. Il y aura quelqu'un d'autre sur ces rives pour se souvenir de moi. Je m'élèverais depuis l'océan comme une île sans fond, m'assemblerait comme une pierre, deviendrais une antenne, un phare qu'ils ne t'oublieront pas. Nous avons toujours été attirés ici : un jour les mouettes reviendront et feront leurs nids dans nos os et notre histoire. Je regarderai à ma gauche et verrais Esther Donnelly, volant à mes côtés. Je regarderai à ma droite et verrais Paul Jakobson, volant à mes côtés. Ils laisseront des lignes blanches creusées dans le ciel pour atteindre le continent, où de l'aide sera envoyée.280

Le narrateur n'a que faire de la beauté de l'île. Ayant perdu Esther, la vie n'a plus de sens. D'ailleurs le joueur ne peut rien faire avec les éléments du décor, aucune interaction possible. Le chapitre dans les grottes souterraines peut être analysé comme une introspection du

279 I sometimes feel as if I've given birth to this island. [...] I had kidney stones, and you visited me in the hospital. After the operation, when I was still half submerged in anaesthetic, your outline and your speech both blurred. Now my stones have grown into an island and made their escape and you have been rendered opaque by the car of a drunk.

280 Monologue final. Dear Esther. I have burnt my belongings, my books, this death certificate. Mine will be written all across this island. Who was Jakobson, who remembers him? Donnelly has written about him, but who was Donnelly, who remembers him? I have painted, carved, hewn, scored into this space all that I could draw from him. There will be another to these shores to remember me. I will rise from the ocean like an island without a bottom, come together like a stone, become an aerial, a beacon that they will not forget you. We have always been drawn here: one day the gulls will return and nest in our bones and our history. I will look to my left and see Esther Donnelly, flying beside me. I will look to my right and see Paul Jakobson, flying beside me. They will leave white lines carved into the air to reach the mainland, where help will be sent.

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narrateur. Tout se passe comme si celui-ci cherchait dans l'environnement un sens à sa vie. Dear Esther est une expérience se passant dans l'esprit plus qu'à l'écran ; sa profonde tristesse ne peut toucher que si le joueur accepte de se laisser porter, et d'oublier toute notion d'action ou de victoire. Ce titre est marquant à la fois par sa thématique (le deuil) et par la façon dont est narrée l'histoire (à travers un gameplay simpliste). L'environnement joue un rôle important dans la narration, même dans un titre aussi court que Dear Esther, et de nombreux univers virtuels sont bien plus vastes et riches que celui-ci.

Half-Life, sorti en 1998, marque un pas en avant en matière de technique narrative. Concernant son monde, celui-ci a la particularité de ne pas être divisé en niveau. Il y a bien de courts temps de chargement entre les différentes zones, mais le joueur peut pratiquement dessiner une carte du chemin parcouru du début à la fin. Cela peut sembler n'être qu'un détail, mais un monde « en continu » améliore la narration dans le sens où celle-ci reste fluide et naturelle. Moins il y a de coupures et plus le joueur restera immergé. D'ailleurs, lors des premières minutes de jeu servant de générique, le joueur se trouve dans un wagon suspendu traversant la base scientifique de Black Mesa. Il peut voir à l'extérieur des personnages vaquer à leurs occupations, créant une impression de vie. Les réactions des personnages étaient particulièrement novatrices à l'époque (qualité des voix et du texte). L'arrivée du joueur est accueillie par des répliques de circonstances : « Bonjour Gordon » et autres « Comment allez-vous Freeman ? » ponctuant ses déplacements et confortant le joueur dans son rôle. Un autre élément permettant d'éviter les coupures est l'utilisation de scripts. Le jeu n'utilise pas de cut-scenes. À la place, les évènements se déclenchent lorsque le joueur est présent. Il peut s'agir d'un simple garde qui s'anime pour lui ouvrir une porte. Contrairement à une cut-scene classique, le joueur garde toujours le contrôle, même lorsqu'il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre.

Bastion, sorti en 2011, s'est aussi fait remarqué par sa narration. Celle-ci se fait via la voix d'un narrateur extra-diégétique281 racontant des évènements passés, comme un conte classique. L'originalité vient du fait qu'il raconte ce que le joueur est en train de faire. Celui-ci a alors une impression étrange : le sens des mots trouve son écho dans ses actions à l'écran. Il y a une sorte de dédoublement de point de vue sur la même histoire. Celle-ci a d'ailleurs marqué les esprits. À la fin du jeu, le joueur se voit proposer un choix : revenir dans le passé,

281 Bien que l'on rencontre ce personnage-narrateur par la suite, il raconte l'histoire même lorsqu'il en est absent.

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avant le cataclysme ayant presque anéanti le monde, ou aller de l'avant. Si le joueur décide de repartir dans le passé, le jeu se termine sur la voix du narrateur (et le générique de fin) :

Au revoir gamin... Peut être que je te verrai dans la prochaine vie. Caelondia ! Nous rentrons à la maison.282

De retour sur le menu principal, apparaît alors un « mode histoire + », une invitation à refaire une partie. Ce genre de procédé est parfois utilisé afin de gonfler artificiellement la durée de vie du jeu, le mode débloqué proposant des bonus sous diverses formes. L'originalité provient cette fois du fait que le scénario légitime cette possibilité. En effet, les premiers mots lorsque l'on commence une partie sont : « Une histoire est censée commencer au début, pas si simple avec celle-là. »283 Leur signification restera mystérieuse jusqu'à la fin. Le début du mode histoire + commence avec les derniers mots de la partie précédente :

...je te verrai dans la prochaine vie. Une histoire est censée commencer au début, pas si simple avec celle-là.284

Reliant la fin et le début : la boucle est bouclée. L'expérience est intéressante car la forme du jeu épouse le fond.285 On peut tout à fait penser que tout ceci n'est, tout compte fait, qu'artificiel. Pourtant, à en juger par la critique, cela produit son effet. Et finalement cela n'est pas moins artificiel qu'une révélation finale qui nous ferait relire un livre avec un regard nouveau.

Sorti en 2007, Bioshock est un autre jeu où l'impact du scénario est accentué par sa nature vidéoludique. L'histoire est une uchronie prenant place dans une cité immergée nommée Rapture. Un titre très immersif à plus d'un titre. Ses environnements sont un mélange d'art déco des années 1920 et de « rétrofuturisme » (ou steampunk) sur lequel plane une ambiance dérangeante digne d'un film d'horreur (les habitants étant tous devenus fou). Peu de jeux ont un univers aussi riche et détaillé que Rapture. Le joueur y incarne un certain Jack, seul rescapé d'un crash d'avion en pleine mer. Non loin de l'accident se trouve un étrange phare, isolé au milieu de l'océan. Le joueur y trouve une bathysphère qui lui servira à rejoindre la cité immergée. À l'image de Half-Life, l'histoire n'est pas présentée sous forme de cut-scenes mais d'évènements scriptés. Et là encore, les décors sont mis en avant pendant

282 «So long, Kid... Maybe I'll see you in the next one. Caelondia! We're coming home.»

283 «Proper story's supposed to start at the beginning. Ain't so simple with this one.»

284 «I'll see you in the next one. Proper story's supposed to start at the beginning. Ain't so simple with this one.»

285 Reste à vérifier si le mode histoire + se débloque si l'on choisit d'aller de l'avant à la fin de la première partie. La logique voudrait qu'il reste inaccessible.

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la descente à bord de la bathysphère, à l'image du wagon de Half-Life (voir Annexe 53). On apprend l'histoire de Rapture et de sa descente aux enfers via des flashs mettant en scène des fantômes et des enregistrements audio décimés à divers endroits. Encore une fois, ceux-ci permettent de continuer à jouer tout en écoutant l'histoire d'un personnage. Ces enregistrements témoignent d'une cité vivante, et met en exergue le contraste avec la ville actuelle, dévastée où la mort règne. Ce système apporte de nombreuses narrations sous-jacentes à la trame principale. L'une des plus marquantes se trouve peut être dans Bioshock 2. Le joueur y trouve de nombreux enregistrements appartenant à un père parti à la recherche de sa fille. Au fur et à mesure de sa progression, il apprend qu'elle a été kidnappée pour être transformée en « petite soeur ». Après un combat impliquant un Big Daddy, ces puissants adversaires chargés de protéger les petites soeurs (voir Annexe 53), le joueur trouve sur le cadavre du vaincu un de ces enregistrements. Il s'agit du père. Sur cet ultime enregistrement, on apprend qu'il a retrouvé sa fille, mais trop tard : elle était déjà transformée en petite soeur et avait perdu son identité. Ne supportant pas d'avoir perdu sa fille, il choisit de devenir un Big Daddy qui protège les petites soeurs. Se faisant, il perd aussi son humanité. En échange, il devient le garde du corps de sa propre fille. Voilà une histoire tragique qui prend fin par la main du joueur.

Selon Tom Bissell, la grande différence entre le cinéma et le jeu vidéo est que le premier favorise un type de narration « compressé » rendu possible parce que l'on décide pour le spectateur de la position de la caméra ; tandis que le second permet au joueur de contrôler la caméra.

Certains jeux sont si vastes et si riches que le joueur risque de ne jamais en voir « la meilleure partie ».286 L'auteur raconte son expérience avec le jeu Fallout 3 qui a un monde ouvert. Pour lui, le moment narratif le plus significatif n'était pas de voir son père mourir ou de sauver Wasteland ; mais d'entrer dans une grotte dans laquelle il a découvert le corps d'un personnage du jeu (Argyle) dont il écoutait les émissions de radio pendant qu'il explorait ce monde :

286 T. BISSELL, op. cit., p. 12.

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Quelqu'un a mis ce corps là pour que je le trouve et en tire mes propres conclusions [...]

C'est ce genre de narration que les jeux maîtrisent mieux que n'importe quel autre média.287

En parsemant des éléments distincts de la trame principale, les développeurs donnent de la profondeur à leur monde. Ils invitent le joueur à adopter une attitude d'exploration et de recherche. Contrairement à une histoire qui lui est imposée, ce type de narration nécessite une participation active du joueur où il doit interpréter les signes. Le monde parait plus vivant et l'histoire que vit le joueur n'en est qu'une parmi d'autres. Les histoires qui s'y déroulent seront plus authentiques et auront donc un impact plus important.

Revenons-en à Bioshock premier du nom. Afin de survivre dans ce milieu hostile, le joueur devra se procurer de l'ADAM, sorte de drogue procurant divers pouvoirs. Pour ce faire, il peut notamment choisir d'en « récolter », en tuant des petites soeurs au passage ; il peut aussi les sauver en les purgeant de leur ADAM (mais il n'en récupère pas). De ce choix moral dépendra la fin scénaristique du jeu. Le happy end correspond à la purification, c'est aussi la « vraie fin » puisque Bioshock 2 se base sur celle-ci. Certains prétendent que ce choix n'est pas moral mais stratégique, la logique voulant que le joueur récolte l'ADAM afin de devenir plus puissant. Mais ce serait négliger l'investissement émotionnel du joueur, s'il fait l'effort de « jouer le jeu », il le fera selon sa conscience. Sauver les petites soeurs est synonyme de sacrifice, il fait passer la morale avant ses propres intérêts, il se peut même qu'il soit fier de lui. Après tout, il sauve des enfants innocents. Mais pour certains ce sentiment d'altruisme perd son sens environ trois minutes après avoir sauvé la première fillette, lorsqu'il reçoit une récompense. Comme l'on pouvait s'y attendre, le joueur choisissant la purification sera « dédommagé » en se voyant offrir diverses compensations par les petites soeurs (améliorations d'armes, un peu moins d'ADAM, etc.). Cela maintient l'équilibre du gameplay entre les deux possibilités, et reste cohérent avec le scénario. Mais on pourrait tout de même pointer du doigt le fait que cet équilibre rend le choix trivial. Le sacrifice n'en est plus vraiment un. Et cette précieuse fierté, sentiment assez rare, n'aura duré que très peu de temps. Peut-être aurait-il fallu faire en sorte que le choix du sacrifice soit respecté ?

Dans son livre, Tavinor déclare que les jeux semblent tous avoir gardé quelque chose de leur « passé peu raffiné ».288 Pour Bioshock cela pourrait être cette volonté d'équilibrer la

287 Ibid., p. 216. «Someone put that body there for me to find and allowed me to draw my own conclusions and resonance from it. This is the kind of storytelling games handle better than any medium».

288 G. TAVINOR, op. cit., p. 195. «[...] video games seem to retain something of their unrefined past

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difficulté des deux chemins scénaristiques, ou encore la présence du boss final qui jure avec l'ambiance générale du titre et rappelle soudain au joueur que ce n'est qu'un jeu vidéo. Encore une fois, la narration perd de son impact à cause d'un souci d'équilibrage du gameplay. À noter que, bien entendu, le ressenti des joueurs est multiple. Certains n'ont pas perdu cette fierté, et être récompensé était peut-être une bonne surprise. D'autres, par un élan de clémence, ont choisi de tuer les petites soeurs car elles leur faisaient pitié.

Il y a autant d'expériences de jeu qu'il y a de rencontres possibles entre les joueurs et un jeu, c'est-à-dire une infinité.289

Mais nous n'avons pas encore mentionné ce qui a marqué les joueurs avec ce titre. Pour résumer l'histoire, Jack est rapidement contacté par radio par un certain Atlas qui a besoin de son aide pour secourir sa femme et son fils. Malheureusement, Andrew Ryan, le fondateur de la cité, fait exploser le sous-marin dans lequel sa famille se trouve. Il demande donc à Jack de retrouver et d'abattre Ryan (toujours par radio). Ce n'est qu'une fois dans le bureau de Ryan, après de nombreuses heures de jeu, que l'on comprend qu'il n'est pas aussi malfaisant que l'on pensait. Il explique que Jack n'est qu'un pantin, originaire de Rapture (d'où les flashs), et qu'il a été conditionné pour obéir sitôt qu'il entend « je vous prie » (le fameux « would you kindly » en version originale). On se rend compte alors qu'Atlas utilisait systématiquement cette formule pour demander de l'aide, et rare sont les joueurs à avoir mis le doigt sur ce détail avant cette révélation. Ryan nous le prouve : « Arrêtez, je vous prie. [...] Assis, je vous prie ». Jack s'exécute, et pour la première fois le joueur n'a plus le contrôle. Assis, debout, courez : Ryan fait ce qu'il veut de Jack. Il décide de se suicider par procuration.290 Il lui donne donc un club de golf : « Un homme choisit, un esclave obéit, TUEZ ! »291 Jack s'exécute et le tue, mais malheureusement pour les âmes sensibles, il n'y arrive pas du premier coup.

Les thèmes de contrôle, manipulation et de choix moraux sont intégrés à l'histoire et aux mécaniques de jeu de façon cohérente dans le monde fictif.292 Outre le rebondissement scénaristique qui aura marqué de nombreux joueurs, ceci est aussi une vision sarcastique sur l'illusion de choix dans le jeu vidéo. Nous l'avons déjà mentionné, il n'y a de liberté que celle

289 www.jeuxvideo.com. Chronique 3615 Usul sur les jeux vidéo.

290 Ceci est un résumé, et bien que cela puisse paraître étrange dit sur quelques lignes, la situation est plus complexe que décrite ici. De plus, l'on comprend mieux son envie de suicide lorsque l'on a visité Rapture. Cela marque également son libre arbitre, il meurt en homme libre.

291 «A man chooses. A slave obeys. Kill

292 G. TAVINOR, op. cit., p. 110.

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accordée par les développeurs. Les joueurs sont toujours priés de remplir des objectifs qui leurs sont donnés. L'expérience est particulièrement prenante si les motivations du joueur correspondent à ce qu'avaient prévu les développeurs, à savoir : vouloir sauver les petites filles, vouloir aider Atlas, et vouloir se venger d'Atlas après cette révélation de manipulation. Cela a provoqué diverses réactions au sein de la communauté de joueurs. Pour certains, c'est un coup de maître. Après tout, réussir à utiliser la linéarité du média à des fins narratives tout en le justifiant n'est pas chose aisée. D'autres se sont sentis frustrés, presque insultés par une révélation détruisant le quatrième mur et se moquant d'eux pour s'être laissés porter par l'histoire.293

Bioshock est aussi une critique de l'objectivisme de la philosophe Ayn Rand. D'ailleurs, le nom de l'ennemi est directement inspiré de The Fountainhead et Atlas Shrugged. Après la révélation, et la mort, de Ryan, on apprend que le véritable nom d'Atlas est Frank Fontaine, supposé être mort. Quant à Andrew Ryan, son nom contient l'anagramme d'Ayn Rand. L'échec de Rapture est le résultat d'une trop grande liberté donnée et de la recherche constante de « l'intérêt personnel rationnel ». Cela a conduit à des excès et, finalement, à sa chute.

David Cage a déclaré vouloir faire un jeu à propos de la guerre mais sans la glorifier, à l'inverse de nombreux titres actuels.294 Le studio Yager Development l'a devancé. Spec Ops : The Line (2012), un jeu à première vue similaire à n'importe quel autre jeu de guerre, hante encore de nombreux joueurs. Le titre s'inspire de Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad, et parvient à être tout aussi marquant et dérangeant :

[...] la guerre reprend dans Spec Ops: The Line toute sa dimension tragique et choquante. Sur le terrain, le manichéisme s'efface devant des réalités autrement plus complexes, dictées autant par le sens du devoir que par l'instinct de survie.

Si le joueur est parfois le témoin d'atrocités, il lui arrive tout autant d'en être l'auteur - par accident ou nécessité.

Héros un instant, le joueur devient sans transition la pire des ordures. À mesure qu'il oscille entre tous ces états, le protagoniste sombre peu à peu dans la folie. Et le joueur ne peut s'empêcher de le suivre, autant acteur que spectateur d'une spirale infernale dont il sait que l'issue ne peut être heureuse.

293 Le game-designer Clint Hocking a écrit une critique très intéressante, bien que discutable, sur le sujet. clicknothing.typepad.com. Ludonarrative Dissonance in Bioshock. 07/10/2007.

294 uk.gamespy.com.Heavy Rain Creator Wants to Tackle the True Nature of War. Mike Sharkey, 04/03/2011.

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Ce «rollercoaster» émotionnel, entre jubilation et consternation, entre plaisir et dégoût, entre toute-puissance et peur profonde, est la plus grande force de Spec Ops: The Line. Les choix imposés au joueur n'ont pas de bonne solution. Juste une mauvaise et une pire. Et parfois, la pire des options est aussi la meilleure.

La guerre n'est pas propre. Elle est sale, glauque et profondément répugnante. Spec Ops: The Line le sait et ne le cache pas au joueur. Avec une science du détail remarquable, le

jeu distille le malaise en continu autant qu'il le déverse en abondance dans des scènes chocs.295

On demandera au joueur « Ça y est, tu as l'impression d'être un héro ? »,296 mais la réponse ne peut être que négative. Le jeu rappelle Apocalypse Now avec la scène des hélicoptères, mais aussi avec une scène de combat sur fond de musique classique, non pas La Walkyrie de Wagner mais Dies Irae, Libera me de Giuseppe Verdi. Les musiques diégétiques297 évoquent la guerre du Vietnam et les années 1970 (Deep Purple, Jimi Hendrix, etc.). Trop souvent le héro d'un jeu reste inchangé par l'histoire, il reste le même du début à la fin. Ici le personnage principal, Walker, est transformé par la guerre qui l'amène au bord de la folie. Cette transformation est d'ailleurs un élément nécessaire à une narration profonde, l'histoire parait beaucoup plus significative.298 Parmi les différentes fins proposées, aucune n'est heureuse. Walker meurt, symboliquement ou au sens propre du terme :

Soldat : - Vous savez capitaine, on a traversé toute la ville pour vous trouver. On a vu des choses... qu'est-ce qui s'est passé ? Comment avez-vous survécu à tout ça ?

Walker (plus à soi-même qu'au soldat) : - Qui a dit que j'avais survécu...299

Far Cry 2 et Spec Ops : The Line ont ceci de similaire qu'ils mettent « le joueur à l'origine du chaos, qu'il nourrit tout en risquant de se faire consumer par lui ».300

Nous avons vu que certains studios essayent de faire du jeu vidéo bien plus qu'un simple divertissement. Le gameplay, étant pourtant le coeur de ce qui en fait un jeu, se fait plus discret et laisse plus de place à l'esthétique ou à la narration. Cela aura comme effet pour le jeu de devenir quelque chose d'autre, une expérience plus intense. Mais cela demande une certaine ouverture d'esprit, une certaine approche.

295 www.lefigaro.fr. Test : Spec Ops: The Line', la folie salutaire. Adrien Guilloteau, 05/07/2012.

296 «Feeling like a hero yet?°

297 Elles sont jouées par un certain Radioman, personnage à la santé mentale douteuse.

298 J. SCHELL, op. cit., p. 326.

299 «- You know Captain, we drove through this whole city to find you. We saw things, if you don't mind me asking, what was it like? How did you survive all this?

- Who said I did...»

300 T. BISSELL, op. cit., p. 143.

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À l'échelle de l'industrie vidéoludique, peu de titres offrent de telles expériences. Certains jeux n'ont d'autres prétentions que d'être un simple passe-temps. Mais on remarque que quelques pionniers, notamment des studios indépendants, commencent à utiliser le média dans une autre optique que celle d'apporter du fun. Ils l'utilisent pour s'exprimer et produire quelque chose de plus personnel, et se détachent des productions uniformisées destinées à la vente au plus grand nombre :301 que ce soit une production se voulant esthétique ou poétique (Proteus, Flower, etc.) ou une production plus axée sur la narration (The Walking Dead, Heavy Rain, etc.).

On observe les prémices d'une narration proche de celle du cinéma, notamment avec une meilleure implication des acteurs. Mais il y a encore des éléments « peu raffinés », hérités de la « tradition » vidéoludique (par exemple, l'ajout presque artificiel d'un « boss de fin »), qui ralentissent l'évolution du média.

Les difficultés techniques sont nombreuses. Il y a bien sûr la hantise du bug qui pourrait briser toute immersion. Mais il y a aussi la constante friction entre le gameplay et la narration. Augmenter le rôle de l'un signifie souvent la disparition progressive de l'autre. De fait, certains choisissent « de sortir des registres de l'action pour réussir à susciter l'ensemble du spectre émotionnel par le médium vidéoludique ». 302 La dualité du jeu repose sur les contraintes imposées par le game designer et la liberté donnée au joueur. Les game designers ont développé différentes méthodes permettant de manipuler le joueur, lui donnant une impression de liberté tout en imposant leurs décisions. Bien qu'elles soient encore perfectibles, elles ont offert des expériences convaincantes, impliquant émotionnellement le joueur.

Nous avons principalement discuté des cinq premiers points de Gaut. Les deux premiers étant la qualité esthétique et émotionnelle (qu'elle soit liée à la narration où à l'esthétique) ; le troisième point (être intellectuellement stimulant) se retrouve à plusieurs niveaux. Tout d'abord au niveau du gameplay (la réflexion nécessaire pour parvenir à la victoire, l'élaboration de stratégie) mais aussi au niveau de l'interprétation (l'histoire de Dear Esther ou de Limbo). Nous avons mentionné des jeux à la fois complexes et cohérents (la fusion du gameplay et de l'histoire dans Bioshock par exemple), pouvant évoquer un sens complexe (la critique de la guerre pour Spec Ops : The Line, la critique de l'objectivisme dans

301 Le concept d'industrie culturelle de Théodor W.Adorno et Max Horkeimer.

302 www.ludologique.com, L'art du game design, caractéristiques de l'expression vidéoludique. Sébastien GENVO, 18/03/2012.

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Bioshock). Mais nous n'avons que peu, voire pas du tout, mentionné les cinq points suivant sur la liste :

6- Être la vision personnelle de l'auteur.

7- Être le fruit de l'imagination (être original).

8- Être un artéfact ou une performance requérant une haute maîtrise technique.

9- Appartenir à une forme d'art déjà établie (musique, peinture, film, etc.).

10- Être le produit d'une intention de faire une oeuvre artistique

Nous allons discuter plus précisément des ces points dans le chapitre suivant.

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