WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

L'autobiographie dans l'univers littéraire tchadien, histoire de migration et d'espoir

( Télécharger le fichier original )
par Emmanuel KALPET
Ngaoundéré (Cameroun) - Master es-lettres 2014
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

II. LE PACTE RÉFÉRENTIEL

Le pacte référentiel pose le problème de la « véracité » du récit autobiographique. En effet, si par le pacte autobiographique, l'auteur s'engage à dire la « vérité », cet engagement doit s'accompagner des indices qui permettront au lecteur de confirmer et/ou d'attester de cette « vérité ». Lejeune fait remarquer qu'en dehors de la biographie (genre), c'est par ce pacte que l'autobiographie s'oppose encore aux autres formes de fiction. C'est ainsi qu'il écrit :

Par opposition à toutes les formes de fiction, la biographie et l'autobiographie sont des textes référentiels : exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une information sur une « réalité » extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de vérification. Leur but n'est pas la simple ressemblance mais la ressemblance au vrai. Non « l'effet du réel », mais l'image du réel. Tous les textes référentiels comportent donc ce que j'appelle un « pacte référentiel » implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend. (Lejeune, 1975, p.36)

Il faut préciser qu'en mettant l'accent sur la « véracité », Lejeune n'a pas manqué de mettre en exergue la sélectivité de la mémoire du narrateur qui est susceptible de morceler « le réel ». De là, il met en garde le lecteur contre la prétention à une stricte vérification, comme ce serait le cas d'une investigation que mènerait un journaliste, un géographe ou un historien. L'essentiel sera plutôt de parvenir à déterminer le « modèle » (Lejeune appelle `'modèle'' ce réel auquel l'énoncé entend ressembler) sur quoi nous renvoie l'élément référentiel. (Cf. p.37). Pour ce qu'ils sont d'une vocation autobiographique, les textes de notre corpus prêtent aux lecteurs des données référentielles renvoyant aux modèles, éléments constitutifs du récit. Nous répertorions dans cette partie, ces renseignements que donnent Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'Gangbet Kosnaye en commençant par nous attarder sur les références para-textuelles, pour terminer par un aperçu global sur les éléments intra-textuels.

1. Références para-textuelles

Notons pour paraphraser Le dictionnaire du littéraire (p.562) que le paratexte, appelé aussi péritexte, désigne l'ensemble des dispositifs qui entourent un texte publié, y compris les signes typographiques et iconographiques qui le constituent. Cette catégorie comprend donc les titres, sous titres, préfaces, notes infra-paginales, mais aussi les illustrations et choix typographiques, tous les signes et signaux pouvant être le fait de l'auteur ou de l'éditeur, voire du diffuseur. Les éléments para-textuels matérialisent l'usage social du texte dont ils orientent la réception. Par cette fonction, ils donnent un avant-goût sur ce que sera le contenu, permettant ainsi de formuler l'horizon d'attente. Ils jouent de ce fait le rôle de séduction. En autobiographie, les références para-textuelles renseignent sur le « modèle », objet du récit.

1-1- Le titre

Le titre est une inscription nommant un livre, un écrit, un chapitre, et qui sert le plus souvent à indiquer le sujet (du livre, de l'écrit, etc.). Dans son ouvrage intitulé Seuils, Gérard Genette le définit comme un « ensemble des signes linguistiques [...] qui peuvent figurer en tête d'un texte pour désigner, pour indiquer le contenu global et pour allécher le public. » (Genette, 1987, p.73). Le titre est donc l'expression simplifiée d'une oeuvre permettant de formuler l'horizon d'attente.

Dans la définition de Genette, se dégage trois fonctions : celle de désignation, d'indication du contenu et de la séduction du lecteur. Les titres des oeuvres de notre corpus assument toutes ces fonctions et se révèlent par-delà autobiographiques parce que constituant une accroche de lecture autobiographique. De par Loin de moi-même, nous voyons le « moi », sujet autobiographique qui entreprend raconter les circonstances qui l'ont amené loin de lui-même. Idem pour Un Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeuneTchadien qui annoncent également le récit d'une vie.

Toutes les trois oeuvres ont donc des  titres thématiques. Ce sont en fait, des intitulés qui portent en eux le résumé de leur récit. En effet, ils conditionnent et commandent le déroulement ainsi que le cheminement de la narration. Zakaria Fadoul commence son récit par l'enfance,il retrace ensuite ses « moments de désespoir ». C'est donc à juste titre qu'il l'intitule Loin de moi-même, dans la mesure où, dans le contenu, le narrateur s'évertue à donner des explications sur les raisons de son éloignement ainsi que les conséquences qui y sont liées. De même, l'intitulé Un Tchadien à l'aventure que donne Mahamat Hassan à son récit paraît essentiel. C'est un titre qui précise apriori qu'il sera question d'un récit d'une aventure. Et lorsque nous y entrons, nous remarquons effectivement que le narrateur ne se détourne aucunement de son objectif. Tout le récit est donc centré sur le vagabondage du personnage central. Mahamat Hassan exprime ainsi dès le titre, son désir de raconter l'histoire de ses pérégrinations. C'est en cela que peuvent se justifier les nombreuses ellipses observables dans son texte. En effet, si le contrat de lecture que définit le titre de Mahamat Hassan est bel et bien celui d'un récit d'une aventure, le gommage des traces de l'enfance et le silence sur le retour au pays natal ne doivent pas être condamnables parce que leur présence et/ou absence ne change en rien le projet de base de l'auteur. Chez N'Gangbet Kosnaye, c'est le sous-titre : « de l'école coloniale à la prison de l'indépendance », qui résume l'itinéraire du personnage principal. Le récit part du nomadisme scolaire de Gago qui va du Tchad en France, en passant par le Congo, ensuite retrace son retour après l'indépendance qui se solde par l'emprisonnement. En recourant aux prépositions « de » et « à », l'auteur nous montre où commence et quand s'arrête les « tribulations d'un jeune Tchadien ».

En plus de ces fonctions, nous noterons que les titres des oeuvres de notre corpus, en dehors de celui de Zakaria Fadoul, assument une fonction référentielle. ? travers les intitulésUn Tchadien à l'aventure et Tribulations d'un jeune Tchadien, le lecteur peut déjà se faire une idée sur la nationalité de l'énonciateur. Ici, le Tchad est bien évidemment un pays réel dont le nom figure sur la carte du monde. Il faut aussi signaler que le sous-titre de N'Gangbet Kosnaye : « de l'école coloniale à la prison de l'indépendance » renseigne sur deux périodes marquantes de l'histoire du continent africain : la colonisation et l'indépendance, deux faits réels ayant eu cours en Afrique dans des périodes précises de l'Histoire.

1-2- La préface, la dédicace et le remerciement

Préface, dédicace et remerciement sont aussi des données para-textuelles à caractère référentiel. La préface est un texte introductif qui présente au lecteur un ouvrage ou une oeuvre. Elle peut tenir lieu d'avant-propos, de préambule, d'avertissement, ou de simple présentation. La dédicace quant à elle est un texte qui permet à un auteur de faire l'hommage d'une personne à travers son oeuvre. Simple formule ajoutée à un livre, elle se place le plus souvent en tête de l'oeuvre et précise l'identité du destinataire. La dédicace d'une oeuvre est un témoignage d'amitié et d'admiration que ressent un auteur à l'égard d'un proche ou d'un modèle. Comme la dédicace, le remerciement est un témoignage de reconnaissance que l'auteur voue à l'égard des personnes ayant contribué à la réalisation de son oeuvre. En autobiographie, ces éléments renferment le pacte référentiel. Ainsi, de par l'identité du préfacier et de la personne à qui le remerciement et/ou la dédicace est adressé, l'on peut remonter la source pour vérifier la nature et/ou la « véracité » autobiographique d'un texte.

Il faut signaler que Un Tchadien à l'aventure ne comporte aucun de ces trois éléments. Et, Loin de moi-même ne présente que la préface. Le préfacier qui décline son identité en bas de la préface (Joseph Tubiana) entreprend de confirmer que Zakaria Fadoul Khidir est une personne réelle et fait croire en même temps que son récit relève de la sincérité. C'est ainsi que s'ouvre et s'articule sa préface : « J'ai connu Zakaria au Tchad, son pays, alors qu'il avait une dizaine d'années. Son père, chef traditionnel, l'avait mis très tôt à l'école du village, où il s'instruisait en français et en arabe [...] Ses récits valent par leur sincérité, leur authenticité, leur précision. » (LDMM, p.5-6). Dans Tribulations d'un jeune Tchadien,l'auteur donne en bas de la page une petite biographie du préfacier : « Antoine Bangui-Rombaye est né en 1933 à Bodo (Tchad). De 1972 à 1975 il est incarcéré. Depuis 1981, il est fonctionnaire de l'UNESCO. Il a publié : Prisonnier de Tombalbaye (Hatier-Monde Noir, Paris, 1980) et Les ombres de Kôh (idem 1983). » (TDJT, p.5). Tous ces détails sur le préfacier ne sont pas des faits du hasard. Bangui est pris ici pour référence, personne auprès de qui peut se vérifier la teneur du récit de N'Gangbet Kosnaye. En dépit des traits fictionnels qui pourraient mettre en doute le caractère autobiographique du texte de N'Gangbet Kosnaye, son préfacier, sûr de ce projet, le déclare autobiographique. C'est ainsi qu'il écrit : « C'est avec une impatience émue que j'ai pris connaissance du manuscrit que m'avait adressé Michel N'Gangbet Kosnaye, son auteur. Qu'allais-je découvrir dans cet ouvrage autobiographique ? » (TDJT, p.5). Comme Joseph Tubiana confirmant l'identité de Zakaria Fadoul, Antoine Bangui-Roumbaye certifie de celle Kosnaye : « Michel N'Gangbet est comme moi issu d'une famille paysanne de la même région. » (TDJT, p.5).

Dans Tribulations d'un jeune Tchadien, le remerciement vient éclairer davantage la nature de ce récit ainsi que le rôle du « modèle » important que joue Bangui dans ce projet d'écriture de soi. En effet, N'Gangbet Kosnaye avoue clairement que c'est Antoine Bangui-Rombaye qui lui a suggéré d'écrire son autobiographie : « Je remercie de tout mon coeur mon compatriote et ami Bangui Antoine, ancien ministre, actuellement fonctionnaire à l'UNESCO et auteur de plusieurs ouvrages, qui m'a suggéré d'essayer d'écrire mes souvenirs. C'est en lisant mon premier essai sur le problème tchadien que cette suggestion lui est venue. » (TDJT, p.9). Par les témoignages à travers la préface et l'aveu de l'auteur dans les remerciements, nous pouvons affirmer que Michel N'Gangbet Kosnaye, auteur dont le nom figure sur la première de couverture est la même personne que Gago, personnage qui assume le récit à la première personne, d'où Kosnaye = Gago = narrateur. La deuxième personne « modèle » qui apparaît dans le paratexte de Tribulations d'un jeune Tchadien est la femme de l'auteur en question à qui il adresse également un sincère remerciement : « Je remercie mon épouse Fatimé dont la contribution pour la confection de cet ouvrage a été déterminante. » (TDJT, p.9). Ensuite, il dédie son récit « aux enfants du Tchad et d'Afrique » (TDJT, p.11), pris pour lecteurs idéaux, témoins des événements vécus par l'autobiographe.

Nous retiendrons que de par les indications de la préface, de la dédicace et du remerciement, les rapports entre auteur-personnage-narrateur ne sont plus étanches. Aussi, par ces éléments para-textuels, les autobiographes de notre corpus renvoient les lecteurs vers des « modèles » pouvant attester de la « sincérité » de leurs récits.

1-3- Données biographiques et représentations graphiques

En dernier ressort, ce sont les données biographiques inscrites à la quatrième de couverture qui peuvent contribuer à corroborer de l'incidence entre auteur-narrateur-personnage. Nous avons aussi remarqué que les représentations graphiques (cartes et photos) servent d'indices référentiels dans les textes de notre corpus.

En effet, partant de la biographie de l'auteur et du parcours du personnage, l'établissement d'un rapport quelconque entre ces deux êtres nous révèle leur unicité. Ainsi, la source biographique indique que Mahamat Hassan Abakar (auteur) est né vers 1952 à Abéché, a été instituteur bilingue avant d'entreprendre des études de droit en Syrie et en France pour enfin devenir magistrat au Tchad. Dans Un Tchadien à l'aventure, Mohammed (le personnage-narrateur) suit le même itinéraire avec une seule différence : l'imprécision sur les circonstances et l'époque de sa naissance. Pareillement, dans Loin de moi-même, Fadoul (le personnage-narrateur) et Zakaria Fadoul Khidir (l'auteur) sont tous deux nés en 1946 à Uru-ba (Tchad), et ont suivi un parcours identique : poursuite des études universitaires en Afriqueet en Europe. La biographie indique que Zakaria Fadoul Khidir est chef de Département de linguistique et de littérature orale à l'université de N'Djamena ; tandis que le récit nous donne une dernière image de Zakaria Fadoul (personnage-narrateur) empruntant de nouveau le chemin de l'errance après plusieurs années de quête vouée à l'échec. Cet exercice rapide de comparaison nous amène aussi à nous rendre compte de l'identité singulière reliant le personnage-narrateur de Tribulations d'un jeune Tchadien à l'auteur. La biographie précise que Michel N'Gangbet Kosnaye (auteur) est né le 22 mars 1938 à Béboto (Tchad) ; dans le récit, Gago de même donne la date de sa naissance qui est identique à celle de l'auteur à la seule différence du lieu de naissance (le personnage est né à Holo). Le reste de leur vie est, à tout de point de vue, identique : Michel N'Gangbet Kosnaye, comme Gago, est diplômé en sciences économiques et politiques à l'université de Paris. De là, il serait juste de conclure par ces dernières confirmations que dans les trois récits, les auteurs, les personnages et les narrateurs ont les mêmes identités. Les écarts observables dans le texte de N'Gangbet Kosnaye peuvent relever simplement, à notre avis, de la création et/ou du génie de l'auteur, ce que Lejeune appellerait « espace autobiographique ».33(*)

Parlant des représentations graphiques qui accompagnent les éléments du paratexte, nous ne faisons pas allusion aux effigies des auteurs aux quatrièmes de couverture qui sont naturellement connues des lecteurs, mais nous voulons ressortir les images particulières qui figurent dans les péritextes et qui escortent le projet autobiographique de ces auteurs. Commençons par relever, tout de même, que les trois textes font office d'une grande extravagance dans la présentation des éléments paratextuels. Les représentations graphiques que nous y observons sont labiles et s'avèrent être l'expression de la vision du monde de chaque auteur. Ceci étant, la présentation de ces données paratextuelles sera structurale, c'est-à-dire nous prendrons les oeuvres les unes après les autres afin de voir comment sont exposées et quel rôle jouent les images qui les entourent, chacune.

En effet, très particulier dans l'élaboration de son paratexte, l'auteur (toutes proportions gardées) de Tribulations d'un jeuneTchadien donne à voir à la première de couverture, une photo qu'il date avec précision et dont il présente nommément les personnes qui y figurent. C'est ainsi que se présente la première de couverture de son oeuvre :

Figure 1 : Couverture de Tribulations d'un jeune Tchadien

Source : www.fabula.org

Cette image est datée et présentée par N'Gangbet Kosnaye comme suit : « Photo de couverture prise à Doba, le 15 octobre 1939 ; de gauche à droite : le cuisinier et sa femme, M. et Mme Gotoungar, le marmiton (Patrice ?) et le jardinier Singuete. » (TDJT, p.4). Toutes ces précisions qui accompagnent la fameuse photo ne manquent pas de susciter un flot d'interrogations chez les lecteurs que nous sommes, enclins à formuler des horizons d'attentes au vu de tout ce qui nous frappe à la lisière d'un texte. Est-ce par souci d'objectiver que l'auteur décline toutes ces informations ? Cette image donne-t-elle une portée particulière à son récit aux yeux de ses lecteurs idéaux ? Après tout, elle contribue à renforcer le pacte référentiel. N'Gangbet Kosnaye ne s'arrête pas là, et les références abondent dans Tribulations d'un jeune Tchadien. Après la préface et les remerciements, il poste la « carte géographique » du Tchad dont il n'omet pas de préciser la source :

Figure 2 : Le Tchad géographique

Source : (TDJT, p. 10)

L'auteur précise que la présente carte du « Tchad géographique » est tirée de l'ouvrage traitant de la géographie tchadienne, intitulé : « A. LE ROUVREUR : Saheliens et Saheriens du Tchad, L'Harmattan ». (TDJT, p.10). ? travers cette carte, peut se lire la volonté qu'a l'autobiographe de paraître sincère et objectif aux yeux des lecteurs. Cette présentation géographique permettra sans doute aux lecteurs concrets de suivre aisément N'GangbetKosnaye (et aussi bien Zakaria Fadoul, pour le cas qui nous concerne) dans ses nomadismes scolaires qui vont, de tout temps, d'un bout à l'autre des régions. Véritable donnée référentielle, elle permet ici de vérifier les présentations géographiques que ces autobiographes donnent de leur pays d'origine. Loin de se limiter là, il faut noter que l'auteur de Tribulations d'un jeune Tchadien continue de fournir aux lecteurs les preuves susceptibles d'affiner son récit. Après cette carte du « Tchad géographique » qui est suivie d'une dédicace, s'ensuit la présentation, cette fois-ci du « Tchad administratif », qu'il tire du même ouvrage :

Figure 3 : Le Tchad administratif

Source : (TDJT, p. 12)

De toute évidence, cette carte vient complèter la première et concourt à éclairer davantage les lecteurs sur le pays d'origine de l'autobiographe. Cependant, une remarque mérite d'être faite afin de conjurer le vertige qui nous tient au regard des résultats contrastants qui découlent de la confrontation des deux précédents éléments para-textuels avec le contenu narratif. En effet, de par les deux cartes présentées par Kosnaye se lit la géographie plus ou moins complète du Tchad. Le paradoxe intervient lorsque que nous voyons, dans le récit, des noms de villes que le narrateur donne comme des villes « tchadiennes » mais qui ne figurent nullement sur les deux cartes supposées servir de guide aux lecteurs. On lit, par exemple : « Préfecture A, [...] la population de Kota... », « Préfecture B [...] la population de Doriko... » « Préfecture C, [...] la population de Ouali... » « Préfecture D, [...] la population de Dissonan... » [...] « Préfecture de H, [...] la population de Lolala... » (TDJT, pp.169-170) : tous des noms des préfectures sans doute fictives parce qu'elles n'ont jamais existés, comme le témoignent les cartes géographiques affichées par l'auteur lui-même. Et nous ne saurions ne pas ressasser l'unique interrogation qui plane quant à la nature labile du pacte autobiographique chez N'GangbetKosnaye. Pourquoi ces aller-retour entre « fiction » et « réalité » ? N'y a-t-il pas d'autres raisons particulières que celles que résumait Lejeune sous l'appellation d'« espace autobiographique » ?

En ce qui concerne Loin de moi-même, l'on observe également une image à la première de couverture. Cettefois, ce n'est non pas une photo familiale comme ce fut le cas avec la première de couverture de Tribulations d'un jeune Tchadien, mais une image qui semble donner à voir un zoom sur une zone sahelienne quelconque à travers laquelle s'observe une longue piste qui se perd dans le lointain d'un espace montagneux. Recouvert d'un ciel nuageux, le milieu présenté semble être une steppe (terre herbeuse présentant une végétation pauvre). C'est ainsi qu'elle se présente :

Figure 4 : Couverture de Loin de moi-même

Source : www.fabula.org

Au vu de cette image, nous sommes tentés de mener quelques interprétations. De là, nous la considerons d'emblée comme étant une donnée reférentielle permettant d'illustrer et d'éclaircir, à la longue, l'origine de Zakaria Fadoul. En effet, considérant les données biographiques et la trame du récit, il serait loisible de voir cet espace graphique comme le milieu d'origine de Zakaria Fadoul tel qu'il se dégage de son récit. Aussi, faut-il le rappeler, Zakaria Fadoul est issu d'une grande famille nomade et est originaire du nord-Tchad, une zone désertique et montagneuse caractérisée par les raretés de pluie. Le récit concourt à corroborer cette remarque. C'est à juste titre que le narrateur souligne au premier paragraphe de l'incipit : « Notre pays est aride et son sol ingrat » (LDMM, p.11). Observation qui ne contraste, évidemment pas, avec l'environnement que présente la couverture. Nous imaginons à travers cette image, le chemin par lequel Zakaria Fadoul et ses frères conduisent leur troupeau jusqu'aux dunes bravant ainsi chaleur et épines. Une fois de plus, le récit colle avec la réalité de la première de couverture : « Je n'étais pas connu pour être un bon berger aussi quand arrivait mon tour de conduire les chameaux sur les dunes, c'était tout un problème et on ne me laissait pas seul. [...] Mais c'est très loin ! me lamentais-je. J'ai peur de me perdre ! et puis il y a tant d'épines ! » (LDMM, p. 15).

En sus de son caractère reférentiel, la première de couverture de Loin de moi-même semble renforcer le titre, illustrant de ce fait l'itinéraire de Zakaria Fadoul. Ainsi, nous pouvons symboliser cette piste comme le chemin d'errance, celui dontZakaria Fadoul a emprunté pour se retrouver loin de lui-même. De là, nous observons à travers cette image la présence de deux espaces ; l'un représenté par le noir et l'autre par le blanc : l'ici et l'ailleurs. Le noir ici symbolise le tenèbre au milieu duquel traverse une lueur d'espoir représenté par la piste blanche qui mène au blanc, symbole du bonheur. Mais le blanc c'est aussi à la fois le vide, l'incertitude. Ce qui rend de ce fait la quête incertaine, tuant ainsi l'espoir par l'éblouissement d'un éclat qui projette vers l'origine et amène le sujet à revendiquer son identité. Cela est vrai de Zakaria Fadoul qui, issu d'une famille et d'un pays pauvres, décide de chercher le bonheur ailleurs, mais qui finit par se heurter à la dureté et à l'absurdité du monde. Revenu chez lui, il s'acroche sur la seule chose qui lui reste : son identité. Identité sans laquelle il a failli perdre sa personnalité. C'est donc par elle qu'il se distingue des miliers de personnes qui l'entourent. Là encore, ce désir se traduit une fois de plus à travers cette première de couverture. En effet, en regardant de près l'image, nous voyons un arbuste singulier au bord de la piste. Cet arbuste réapparaît à la fin de chaque partie du récit sous cette forme :

Quelle serait le symbolisme de cette jeune plante qui se retrouve seule dans un aussi vaste espace et dont l'importance pousse Zakaria Fadoul et/ou son éditeur à la reprendre insassement dans son récit ? L'arbre dont il est question est l'Acacia. Le préfacier de Loin de moi-même précise que les Acacias « sont parmi les plus représentatifs du plateau zaghawa34(*) » (Taboye, 2003, p. 377). Leur présence signifirait-elle « identité retrouvée » ? ou plutôt « identité recherchée par l'écriture » ?

Enfin, Un Tchadien à l'aventure de Mahamat Hassan de même, donne à voir quelques graphiques. Contrairement aux premières de couverture des textes de Zakaria Fadoul et Kosnaye qui présentent des photos, celle de Mahamat Hassan présente une calligraphie en lettres arabes. Celle-ci se situe après le nom de l'auteur et le titre de l'oeuvre et est suivi d'un nom qui apparemment, s'avère la signature du calligraphe. Elle se présente comme suit :

Figure 5 : Couverture de Un Tchadien à l'aventure

Source : www.fabula.org

Le lecteur qui ne sait pas lire en arabe ou qui ignore l'alphabet arabe, regardera cette marque derrière la couverture comme un simple dessin dont le but serait d'embellir le livre. Or, elle n'est pas moins ornementale et peut bien renseigner sur certains pans du récit. En effet, l'image en question n'est rien d'autre que le nom de l'auteur placé en haut de la page qui se trouve traduit et calligraphié en arabe. Sa traduction en français donnera donc : « MAHAMAT HASSAN ABAKAR ». Ainsi, rien qu'en regardant cette première de couverture, le lecteur peut déjà s'interroger sur le statut culturel de l'auteur. Ici, cette vue nous fait comprendre très vite que nous avons sans doute affaire à un bilingue. Et le récit de combler cette horizon d'attente : « j'ai moi-même une formation bilingue (arabe-français) » (UTAA, p. 20). Seulement, Mahamat Hassan a plus de penchant pour l'arabe plutôt que le français qui est quand bien même sa langue d'écriture. C'est donc cet amour pour l'arabe qui surgit et prend une large place à la première de couverture. Cette graphie permet aussi de comprendre sa prédilection pour les pays arabes lorsqu'il est question d'opèrer un choix des espaces migratoires ainsi que la récurrence de la question de l'islam dans son récit. L'écriture arabesque qui définit la couverture du livre est reprise à la fin de quelques parties du récit et sert de vignette carricaturant divers visages feminins. Un exemple illustratif :

La surprise que crée ces vignettes est de mise. En effet, tout le long du récit, Mahamat Hassan n'a jamais évoqué ses aventures avec les femmes durant ses années d'errance (en dehors bien sûr de quelques commentaires sur le mariage de ses hôtes en Côte-d'Ivoire et de ses voisines étudiantes en Syrie). Mais pourquoi se servir de l'écriture de son propre nom pour peindre les visages de femmes ? Est-ce l'expression du fantasme étouffé par le « père social »? De toute évidence, elles n'ont pas seulement valeur esthétique. Mahamat Hassan et son calligraphe Hassan Musa devraient en savoir quelque chose.

Aussi, à la fin du récit, il présente son propre portrait, un portrait d'un Mahamat Hassan double : le premier ayant un visage flou, nuageux tandis que le second paraît visible, un peu clair et identifiable. C'est ainsi se présente le portrait :

Figure 6 : Portrait de Mahamat Hassan Abakar

Source : (UTAA, p. 122)

Cet élément paratextuel que poste Mahamat Hassan renforce l'effigie de l'auteur sur la quatrième de couverture et peut aussi bien être sujet d'interprétation. En effet, de par ce portrait double, placé en fin de récit, nous sommes tenté de dire que l'auteur de Un Tchadien à l'aventure exprime ici son ascension sociale. Nous assimilons de ce fait la première image sombre à Mahamat Hassan errant dans l'incertitude, le blanc, le vide. Et, la seconde à Mahamat Hassan ayant accompli sa quête, retrouvé l'espoir qui semblait perdu, recouvré le sourire qui s'était dissipé suite aux turbulances l'ayant amené à transcender des frontières.

?travers la calligraphie du nom et de sa reprise sous forme de vignette à travers les pages du livre, ajouté à cela le portrait en fin du récit, il est aisé de remarquer que Mahamat Hassan est animé d'une ambition narcissique. Ce n'est donc pas étonant de voir que le tout de son récit est centré sur lui-même. Très souvent, il ne manque pas de faire de son « je » un « je » pluriel, réduisant ainsi le général au particulier : « beaucoup de jeunes Tchadiens ont les yeux braqués sur le Frolinat ! [...] C'est en cette période mouvementée de l'histoire de notre pays que je décide moi aussi de partir... » (UTAA, p. 9).

Bref, les données biographiques participent à l'accomplissement du « pacte référentiel ». Par elles, nous sommes parvenus à affirmer sans ambages l'abscence des frontières identitaires entres les auteurs, les personnages et les narrateurs des oeuvres de notre corpus. Aussi, nous avons vu que Zakaria Fadoul, Mahamat Hassan et N'GangbetKosnaye nous ont livré des représentations graphiques qui sont d'une importance capitale au service de l'identification du « modèle » et de l'interprétation de leurs récits.

* 33 Par espace autobiographique Lejeune entend les techniques particulières par lesquelles un auteur parvient à écrire l'histoire de sa personnalité, la place qu'occupe l'histoire personnelle dans un récit de nature indéfinissable a priori : « L'espace autobiographique » était une réalité dont, depuis la fin du XVIIIe siècle, beaucoup d'écrivains avaient fait l'expérience. Se projeter, se confesser, se rêver, se purger, s'exprimer à travers des actions, voilà ce que chacun avait pu faire, plus ou moins intentionnellement, depuis Rousseau. Quitte à écrire, aussi, journaux, confessions, essais où le moi se dévoile librement. » (Lejeune, 1975, p.185)

* 34 Le zaghawa est l'ethnie de Zakaria Fadoul Khidir.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci