WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

( Télécharger le fichier original )
par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

Section 2. Les «scandales» comme «fenêtres d'opportunité» de réforme de la médecine pénitentiaire

Longtemps conçues comme des moyens permettant de résoudre des problèmes publics, les « solutions » ont progressivement été analysées comme des productions pouvant être légitimées en cas de circonstances politiques exceptionnelles, et notamment lorsque des « problèmes » apparaissent1244(*). Ces « problem windows » peuvent selon Kingdom prendre l'apparence de l'évolution d'un indicateur chiffré, c'est le cas en matière de surpopulation carcérale, ou encore d'une « catastrophe »1245(*). On entend ici souligner le rôle des « scandales » en tant que facteur de mise à l'agenda des réformes. Apparue au début des années soixante-dix, la revendication du transfert de la médecine pénitentiaire auprès du ministère de la Santé est reformulée par la COSYPE, qui demande notamment la suppression de la fonction de Médecin-inspecteur, et ce alors même que l'organisation des soins en prison est l'objet de nombreuses critiques.

Lors des Journées internationales de médecine pénitentiaire de novembre 1981, le Dr Perdrot, médecin-chef de l'Hôpital de Fresnes, dresse un sombre bilan des carences en matière de soins : « L'hygiène est déplorable. Les cellules proches du bloc opératoire sont absolument lamentables [...] Les [surveillants] auxiliaires n'ont pas de formation médicale »1246(*). Le médecin-chef coordinateur de Fleury-Mérogis, Jean-Charles Bertin, souligne quant à lui les carences dont souffre son service : « Huit internes se relaient à Fleury où, actuellement se situent 4.600 détenus et où passent chaque année 15.000 personnes. Ils travaillent trente heures par semaine (une garde de 24 heures et deux consultations) et gagnent 3.800 francs par mois. C'est peu. Dans le "civil", un interne touche 5 600 francs à la fin de son cursus médical »1247(*). L'organisation sanitaire est largement mise en cause lors des révoltes, comme ici à Fleury-Mérogis en septembre 1984 : « Les détenus affirment n'avoir pas pu voir un médecin depuis des semaines. On parle de morpions courant sur les lits, de femmes syphilitiques non soignées » (Libération, 06/09/1984). Les soins sont fréquemment décrits, par une presse critique à l'égard de l'action du gouvernement en matière pénitentiaire, comme un exemple des mauvaises conditions de détention :

« Vous êtes malade ? Vos dents ? Votre estomac ? Vous avez un peu de vague à l'âme ? Vous déprimez ? Vous devenez fou ? Vous craquez ? L'infirmière ne peut pas venir. Le médecin n'est pas là. Il n'y a pas de psychiatre en ce moment. Vous êtes un simulateur. Le médecin viendra dans deux jours. Le psychiatre ne viendra pas. L'infirmerie est pleine. L'hôpital aussi. Votre cas n'est pas assez grave. On ne peut rien faire. Il faut vous arracher toutes vos dents. Votre estomac est foutu. Votre tumeur tourne mal. Il va falloir vous expédier dans un hôpital civil. Là-bas, ils ne peuvent plus intervenir. Peut-être allez-vous mourir... » (Libération, 8/11/1982).

La survenue de plusieurs scandales au début des années quatre-vingt achève de légitimer la suppression du poste de Médecin-inspecteur qui, outre un aspect symbolique important, est pensée comme une première étape dans la réorganisation de la médecine pénitentiaire. Pourtant cette réforme structurelle constitue également un acte politique à l'égard de Solange Troisier. « Quand le nom de Robert Badinter est apparu sur les écrans de télé, j'ai compris que mon sort était joué. La peine capitale allait même être appliquée », observe le Médecin-inspecteur à son propre sujet1248(*). La suppression de l'Inspection médicale et son transfert au ministère de la Santé ne peuvent ainsi être comprise qu'au croisement de cette double logique réformatrice et politique (1). La dénonciation de la qualité des soins par un acteur reconnu au sein du secteur médical, le Pr Huguenard, ouvre au même moment une nouvelle « fenêtre d'opportunité » légitimant de façon plus globale la réorganisation de la médecine pénitentiaire (2).

1. L'éviction de Solange Troisier et la suppression de l'Inspection médicale interne : la politisation d'une réforme structurelle

L'arrivée de la gauche au pouvoir marque un tournant dans la carrière du Médecin-inspecteur. Fortement politisée, elle voit d'un mauvais oeil l'accès de membres du SM à des postes de responsabilité à la Chancellerie : « Pourquoi, nous, la majorité d'avant 1981, les avons-nous laissé tisser leurs filets à tous les échelons de l'Administration ? [...] Le syndicat de la magistrature naissant était déjà implanté partout. La politique gaulliste avait laissé s'épanouir dans tous les ministères les taupes les plus efficaces »1249(*). Le ministre de la Justice s'avère méfiant à l'égard des déclarations de Solange Troisier, le nouveau directeur de l'Administration pénitentiaire, Yvan Zakine, lui refusant ainsi à plusieurs reprises de prendre la parole en public. Les déclarations du Professeur Troisier semblent d'ailleurs de plus en plus contestées par les praticiens eux-mêmes. Elle provoque ainsi, en novembre 1981, la réprobation des participants des Journées internationales de médecine pénitentiaire en évoquant la « nécessité d'hospitalier au maximum dans les services pénitentiaires, parce que les hospitalisations en service libre coûtent cher, dérangent le service et favorisent les évasions »1250(*).

« Depuis plusieurs années, celle dont la carrière fut émaillée par plusieurs déclarations fracassantes [...] observe un silence total », constate Le Monde le 18 mars 1983. Signe de cette mise à l'écart, le Médecin-inspecteur n'est pas intégré à Commission chargée de préparer les réformes, comme le souligne le magistrat ayant assuré le secrétariat de cette Commission : « Et dans ce groupe de travail, bien entendu elle était mise sur la touche pour des raisons un peu politiques. Parce qu'elle était gaulliste et c'étaient les socialistes qui avaient le pouvoir »1251(*). Nouveau symbole de cette mise à l'écart, Robert Badinter refuse d'apporter son patronage au congrès de médecine pénitentiaire qui a lieu à Paris en novembre 19811252(*). Alors que le ministre de la Santé assure les participants de sa présence, « l'absence remarquée d'un représentant du ministère de la Justice à cette réunion importante a jeté un léger trouble sur l'importance de leur rôle », selon l'envoyé du Quotidien du médecin (30/11/1981). Enfin, le Conseiller technique du garde des Sceaux décide de supprime la double indemnité dont bénéficiait le Médecin-inspecteur en vertu de sa nomination par décret du 12 mai 1981 au rang de Professeur : « Elle travaillait à temps plein pour l'administration et elle était en même temps Professeur. Alors là, ça n'allait pas !»1253(*). Au-delà des considérations politiques, Solange Troisier incarne l'idée d'une organisation des soins spécifique aux détenus à laquelle Robert Badinter aurait été déjà à l'époque défavorable, d'après ses écrits biographiques d'aujourd'hui :

« La priorité demeurait la question des soins aux détenus. J'avais eu à ce sujet des plaintes et mesuré, dans mes visites la misère sanitaire de nos prisons. Les installations et les moyens étaient insuffisants, hormis à l'hôpital de Fresnes. Cet état de choses procédait d'une conception erronée. L'administration avait procédé à une "médecine pénitentiaire" autonome. Cette approche se révélait caduque, et ses conséquences déplorables. Le détenu souffrant est un malade. Les soins doivent lui être assurés comme à tout être humain. Certes il existe des pathologies propres à la détention : troubles du sommeil, affections digestives, maladies somatiques, etc. Elles relèvent de spécialistes et doivent être traitées en prison comme au dehors. Mais une médecine qualifiée de "pénitentiaire" ne pouvait être que misérable, à l'image de la prison elle-même. Il fallait briser ce cloisonnement, cette muraille administrative, et soumettre le traitement médical des détenus aux mêmes normes et contrôles qu'à l'extérieur. Cette réforme nécessaire se heurtait à la résistance de ceux qui avaient fait carrière au sein de ce service, notamment de son inspectrice générale. Ce qui n'était qu'un problème de gestion fut transformée en affaire politique »1254(*).

L'éviction du Médecin-inspecteur, déjà relégué au second plan, est accélérée en septembre 1981 à la suite d'un fait divers1255(*). En août 1981 une prévenue ghanéenne hospitalisée à Fresnes est amenée au bloc opératoire en vue d'une coelioscopie (examen endoscopique de l'appareil génital féminin), « aucun "accord d'opération" [n'étant] présenté ni signé par l'intéressée »1256(*). En cours d'opération survient un incident anesthésique si grave que la malade est transportée en hélicoptère au service de réanimation de l'Hôpital Henri-Mondor à Créteil. « Mme Troisier assure, en sa qualité de médecin inspecteur, que l'intervention s'est déroulée "sans aucun incident pour le chirurgien qui opérait" (c'est-à-dire elle-même !). Elle ne fournit, par ailleurs, pas la moindre explication sur l'opportunité et l'urgence de cette opération », observe Jean Favard1257(*). Car outre les problèmes survenus pendant l'opération est surtout reproché à Solange Troisier le fait que la patiente aurait été opérée sans son contentement. En effet huit jours plus tard, lorsqu'elle regagne la prison de Fresnes, la patiente déclare avoir subi une hystérectomie (ablation de l'utérus) sans son accord1258(*).

Cet incident souligne pour le Conseiller technique du garde des Sceaux l'incompatibilité entre la charge de Médecin-inspecteur et celle de chirurgien. Nommée médecin pénitentiaire titulaire par décret le 22 mai, soit quelques jours avant la passation de pouvoir1259(*), Solange Troisier était devenue sa propre juge : « Il est clair qu'un inspecteur ne peut pas s'inspecter lui-même. L'administration était ainsi dans l'impossibilité d'enquêter sur un incident au cours duquel une détenue avait failli mourir »1260(*). Il est décidé lors de la réunion de Cabinet du 28 septembre 1981 de mettre fin aux fonctions, autres que celle de Médecin-inspecteur, de Solange Troisier : « En rentrant de vacances, le 30 septembre 1981, je trouvais mon bureau de médecin-chef de service de l'hôpital de Fresnes et de médecin spécialiste des hôpitaux de Paris déménagé, occupé par des services administratifs. Mes dossiers et le matériel de bureau que j'avais apportés de l'université avaient disparu. Tout était sous clé »1261(*). Quelques jours plus tard, Jean Favard demande à Robert Badinter l'éviction de Solange Troisier du ministère de la Justice : « La situation est maintenant sans issue puisque l'Administration a cessé de disposer d'un médecin-inspecteur fiable [...] La crise qui vient d'être traversée avec l'apparition d'un risque vital pour certains grévistes de la faim, au moment précis où le corps médical pénitentiaire était plus incertain que jamais n'a fait que renforcer ma conviction à cet égard. C'est pourquoi il apparaît hautement souhaitable et urgent que vous décidiez de mettre fin aux fonctions de médecin-inspecteur de Solange Troiser »1262(*). Le constat de dérives dans la pratique du chirurgien-dentiste inspecteur, achève de convaincre le conseiller du garde des Sceaux des risques à laisser perdurer un contrôle interne en matière de médecine pénitentiaire (Cf. Encadré).

UNE INSPECTION INTERNE AMBIGUË : L'EXEMPLE DE L'ODONTOLOGIE

Source de dépenses importantes pour l'Administration pénitentiaire, les soins dentaires sont à l'origine de nombreuses plaintes de détenus du fait du grand nombre d'extractions, moins coûteuses que les soins proprement dits. C'est dans ces conditions que le Dr Hergothe1263(*), exerçant depuis 1967 dans une Maison centrale (MC) d'Alsace, est chargé en 1979, « sur recommandation de Mme le médecin inspecteur », d'une mission d'inspection de l'état des cabinets dentaires de la DRSP de Strasbourg1264(*). Sa mission est étendue en août 1980 à tous les établissements pénitentiaires avant qu'il ne soit nommé en avril 1981 « Inspecteur régional d'odontologie ». Il se voit confier pour cela 1.400 vacations en guise de dédommagement. Il s'avère, au vu des rapports transmis directement par le Dr Hergothe à Christian Dablanc, que sa mission est principalement de contrôler l'activité de ses confrères afin, notamment, de limiter le nombre de soins. Au sujet du C.D de Toul, il écrit : « A mon premier passage au début de l'année, j'avais constaté des dépassements à tous les stades : prothèses, soins, obturation des couronnes et obturation des racines. Le praticien semble s'être depuis recyclé dans les extractions. Les soins sont devenus très rares »1265(*). Dans sa lettre de nomination, le directeur de l'Administration pénitentiaire précise d'ailleurs que sa première mission est « de veiller à ce que les directives générales données par l'Administration Centrale, notamment en matière de plafonds des soins, soient respectées », sa seconde de « vérifier les notes d'honoraires présentées par les chirurgiens-dentistes »1266(*) puis enfin sa troisième de « vérifier l'équipement »1267(*). Pour mener à bien cette mission, le chirurgien-dentiste inspecteur est chargé initialement de contrôler les demandes de prothèses dentaires et d'y apporter son visa puis, dans un second temps, d'effectuer un « contrôle en bouche » directement auprès des patients à l'aide d'un appareil de radiographie portatif.

Le rôle de contrôle imparti à ce praticien est cependant contesté par la responsable du Bureau des méthodes et de la réinsertion sociale de la DAP qui émet des réserves à son égard à plusieurs reprises. « Compte tenu du caractère intensifié du contrôle du docteur Hergothe, en particulier la signature de tous les devis dentaires, des protestations sont à craindre de la part des confrères mis en difficulté. Ces derniers pourraient en effet contester ce praticien dont le statut de dentiste privé n'offre pas toutes les garanties d'indépendance requises pour des fonctions de contrôle »1268(*). Le chirurgien-dentiste inspecteur a en effet proposé « de remercier l'actuel dentiste de la Maison d'arrêt de Nancy en raison du taux élevé de ses facturations » et a fait, en 1980, l'objet de deux plaintes devant le Conseil de l'Ordre par ses confrères1269(*).

Suite à la démission de trois praticiens, Yvan Zakine rappelle à l'ordre le Dr Hergothe, lui rappelant que sa mission « n'est pas de faire des observations ou des remarques quelconques à vos confrères même si elles sont justifiées »1270(*). Informé de la plainte d'un détenu à l'encontre du chirurgien-dentiste inspecteur, encore en exercice, Jean Favard alerte le directeur de l'Administration pénitentiaire : « Cette lettre ne fait que confirmer les observations déjà recueillies à l'occasion de la visite du garde des Sceaux dans cette Maison Centrale »1271(*). L'enquête met en évidence de nombreuses charges contre le Dr Hergothe. Le Directeur de la région de Strasbourg ou exerçait le chirurgien-dentiste inspecteur relève que « ce praticien était très mal perçu par la population pénale, qui s'était plaint à plusieurs reprises d'une part de la qualité des soins donnés, d'autre part de problèmes relationnels fréquents »1272(*). Des accusations confirmées par le directeur de la MC où il exerçait :

« Il était facilement taxé de raciste par les détenus d'origine maghrébine et qualifié de "boucher" par les autres. Si l'on tient compte des excès de sensibilité et de propos de certains condamnés, il faut cependant souligner que la forte personnalité du Docteur Hergothe, homme énergique et direct qui ne s'embarrassait pas de fioritures et utilisait un vocabulaire sans ambages, contrastait avec le langage que les fonctionnaires pénitentiaires sont tenus d'observer dans leurs rapports avec la population pénale »1273(*).

Son intervention est, d'autre part, mal ressentie par ses confrères : « En aucun cas, il n'exerce auprès d'eux la fonction d'aide et de conseiller qu'il devrait avoir »1274(*). Enfin, chargé de vérifier si ses collègues pratiquaient la diminution de 60% de leurs tarifs, conformément au règlement, le Dr Hergothe « ne respectait pas lui-même cet abattement, au motif que la petite instrumentation n'était pas complète ». Au vu de ces nombreux dysfonctionnements, l'Administration pénitentiaire décide de mettre fin à ses fonctions en 1982. Plutôt que d'engager une procédure à son encontre, la suppression de l'inspection médicale interne en janvier 1983 apparaît comme l'occasion de supprimer son poste.

La suppression de l'inspection médicale interne est en partie rendue possible par l'émergence en 1982 d'un scandale, dit des « grâces médicales », qui aboutit en novembre 1983 à la condamnation de Solange Troisier, avant que celle-ci ne soit relaxée en février 1984. Déjà en 1981, le Conseiller technique de Robert Badinter soupçonne le Médecin-inspecteur d'être impliqué dans des demandes de grâces médicales monnayées dont la presse s'était fait l'écho en 1977. Le Matin révélait alors qu'un escroc condamné à huit années de réclusion en 1964 aurait été libéré en 1968 par un décret individuel de grâce pour raison médicale sans que son état de santé ne justifie cette mesure (Le Matin, 1/04/1977). Nelly Azerad, cardiologue à Fresnes fut d'abord soupçonnée avant d'être innocentée. Elle fut pourtant suspendue de ses fonctions le 22 mars 1977, peu de temps après le non-lieu et ce, à la demande de Solange Troisier (L'Humanité, 7/04/1977). Certains journalistes évoquent alors l'existence d'un véritable « trafic » à l'aide duquel plusieurs condamnés auraient bénéficié au début des années soixante-dix d'une grâce du président de la République pour raison médicale ainsi que d'affectations de faveurs dans des établissements aux conditions de détention plus favorables1275(*) (LM, 8/04/1977). L'assassinat de Georges Fully en 1973 ne serait pas sans lien avec ce trafic dont les interventions auraient été détournées à son insu. C'est son refus de signer en faveur de la libération d'un trafiquant de drogues marseillais célèbre, Guérini, qui aurait été à l'origine de sa mort1276(*). C'est en tous cas la conviction de Jean Favard, chargé alors par le DAP d'enquêter en interne sur son assassinat :

« Selon des probabilités à 99,9% c'est le milieu qui l'a fait sauter. Parce qu'il n'avait pas donné son accord pour les libérations [...] De toute évidence il y avait le Dr Azerad à Fresnes qui était pourrie jusqu'à la moelle ! [...] Fully, il avait une faiblesse, une grosse faiblesse, c'est qu'il aimait les femmes... Bon ça, c'est pas grave... Mais surtout il n'était pas assez prudent dans certaines de ses relations. Le milieu, c'est quelque chose de dangereux, surtout dans les prisons et le milieu lui avait collé dans les pattes une nénette qui était macquée avec un type du milieu. Et Fully roulait même sur la moto d'un type... Fully était un type parfaitement honnête mais qui ne se méfiait pas de ce genre de choses. Or le milieu interprète tout de suite ce genre de choses comme une connivence : "Par conséquence, je vais obtenir la libération...". Mais Fully n'était pas comme ça. Il a dit "non" quand il a fallu dire "non"... et il a sauté ! »1277(*).

« Le docteur Fully était un incorruptible », note Le Quotidien de Paris, le 13 février 1983. A l'époque Solange Troisier est, elle aussi, présentée comme « incorruptible ». Elle aurait notamment voulu mettre fin à ce système de grâces en opposant un veto systématique aux demandes du Dr Azérad (LM, 8/04/1977). Elle fut, en outre, l'objet de menaces de mort en mai 1977, peu de temps après que les grâces suspectes survenues au début des années soixante-dix aient été révélées par la presse (LM, 5/08/1977). Jean Favard qui connaît bien Solange Troisier doute pourtant de son intégrité. En octobre 1973, il assiste à une discussion entre le Médecin-inspecteur et la responsable du Bureau de la probation dont il a jusqu'à aujourd'hui gardé la trace et qu'il nous présente :

« Vous savez, j'ai retrouvé une note du 26 octobre 73 que j'avais écrite quand j'étais à l'Administration pénitentiaire [se met à lire le document] : « Ce jour-là, Mme Troisier se rend au Bureau de la probation où elle rencontre Mme Petit. Dans le courant de la conversation, elle est amenée à aborder spontanément, le cas Guérini. Et elle dit à l'ordre des deux magistrats : "Il faudrait savoir, si vous voulez à tout prix qu'il meurt en prison, ou que vous aillez des ennuis avec le milieu. Car le milieu ne sera pas content". Mme Petit dit alors... ». Elle savait très bien Mme Petit. Elle fait l'innocente : « Mme Petit dit : "Pourquoi ? Parce que c'est une affaire de milieu ?". Réponse : "Bien sûr ! Fully s'était d'ailleurs vu proposer de l'argent..." ». C'était vrai sauf qu'il l'avait refusé » 1278(*).

Fort de sa connaissance de l'Administration pénitentiaire, Jean Favard rédige en octobre 1982 une note à l'attention du garde des Sceaux dans laquelle il met en doute l'innocence de Solange Troisier, d'ailleurs déjà précédemment mise en cause au sein du ministère de la Justice1279(*):

« A peine arrivée, courant octobre et novembre 1973, elle se préoccupait activement avec le docteur Azerad (pourtant déjà très suspecte de complaisance à l'égard de certains truands ou trafiquants de stupéfiants) de la libération pour raison médicale aussi bien de Guérini (dont le nom ne cessait d'être évoqué à propos de la mort du Docteur Fully) que de Simonpierri. Cependant, le docteur Azerad venant d'être de plus en plus souvent mise en cause (interrogatoire du 20 décembre 1973 par le directeur de l'Administration pénitentiaire, "purge" de l'infirmerie annexe dont 25 des 35 occupants seront déclarés "cardiopathes stabilisés" par trois experts cardiologues en avril 1974, information contre X ouverte le 5 octobre 1974 pour trafic d'influence, corruption et complicité), Mme Troisier prenait désormais ses distances avec elle, voire contribuait à sa "déstabilisation" au sein de l'Administration pénitentiaire... »1280(*).

Si Jean Favard fait alors état de ses doutes à l'égard de Solange Troisier, c'est parce que le « scandale des grâces médicales » réapparaît au sein de l'espace public en 1982. Né de la plainte de plusieurs détenus prétendant être victimes d'escroquerie ou de chantage, ce « scandale » dispose d'une forte audience médiatique à la fin de l'année 1982 et surtout à partir de 19831281(*). Le litige juridique qui a lieu autour des écoutes téléphoniques mais surtout les nombreuses rumeurs qui circulent au sujet de la ville de Marseille lui donnent un écho particulier. On assiste à une surenchère médiatique. Le 1er août 1982, Le Quotidien de Paris évoque une « évolution pyramidale de l'affaire » pouvant remonter jusqu'aux plus hautes sphères de la Chancellerie. Les événements prennent une dimension particulière lors de l'implication, puis de l'inculpation, de Solange Troisier. Figure du gaullisme, le Médecin-inspecteur apparaît pour ses détracteurs comme le symbole des errements du précédent gouvernement. Une analyse de la manière dont les différents journaux ont rendu compte des faits souligne la forte politisation de ce « scandale ».

La presse de gauche présente une version très à charge à l'égard du Médecin-inspecteur. Jacques Derogy dans L'Express est l'un des premiers à s'interroger sur l'importance de l'attestation, publiée en « exclusivité » en mars dans l'hebdomadaire, signée par le Médecin-inspecteur ayant permis la libération de Kechichian (21/01/1983). Sans jamais l'accuser, le journaliste insinue le doute sur le rôle de Solange Troisier, « sorte de Saint-Just, parée de sa croix de guerre, de sa Légion d'honneur, de ses diplômes de chirurgie-gynécologue accoucheur, de ses titres de Professeur titulaire de médecine légale au C.h.u Lariboisière, d'enseignante à l'université de Paris VII, de présidente de l'Ordre national des sages-femmes, et de la gloire de ses ancêtres » (18-24/03/1983). En avril, il établit implicitement un lien de connivence entre elle et le Dr Colombani (8-14/04/1983) et s'étonne qu'elle n'ait pas été également incarcérée : « Qui donc a peur de Solange Troisier ? Est-ce seulement en raison du calibre impressionnant d'un personnage imbu de ses origines et de ses titres de gloire qu'on n'a pas osé "mettre au trou" ce chirurgien gynécologue devenue une sorte de "Saint-Just des prisons" ? »1282(*). La couverture médiatique de Libération apparaît encore plus à charge. Dès octobre 1982, le quotidien évoque le « scandale des grâces médicales » (21/10/1982). L'attestation remise au juge Michel constituerait une preuve de culpabilité du Médecin-inspecteur : comment Solange Troisier, souligne Libération, peut-elle attester d'une « affection si grave » sans avoir examiné le malade ? (27/02/1983). « Reste à savoir jusqu'où remontent les complicités. Et notamment quel rôle a joué Solange Troisier », note le quotidien le 9 mars 1983. Libération réfute la défense du Médecin-inspecteur qui prétend avoir fait confiance à ses « amis », Me Fraticelli et le Dr Colombani, en signant ce certificat : « Aussi simple que cela. Solange Troisier, sommité de la médecine pénitentiaire française depuis 1973, s'est donc faite piéger comme un interne » (26/10/1983). Aux accusations succède la déception lors du déroulement du procès (27/10/1983). Le jugement est décrit comme un « désaveu » non seulement en raison des « peines de principe » mais également du fait du rejet des chefs d'inculpation de « connivence à évasion » et de « faux certificats médicaux » (17/11/1983).

Si Solange Troisier souffre à gauche de certaines inimités, elle bénéficie de soutiens parmi d'autres journalistes. C'est particulièrement le cas de Patrice Carmouze, du Quotidien du médecin et du Quotidien de Paris. Dès ses premiers articles, ce dernier semble convaincu de la bonne foi du Médecin-inspecteur : « Le Dr Troisier a sans doute été trahie par le Dr Colombani, celui qu'elle considérait comme son ami. Sans doute, n'a-t-elle pas un instant songé que cette lettre qu'elle venait de signer (un simple document administratif) l'entraînerait dans un engrenage qui la dépasserait. En tous cas, sa franchise et son courage, s'ils ne font pas la preuve de son innocence, sont autant de traces de sa bonne foi » (18/03/1983). Les experts commis ne seraient eux-mêmes que des « médecins complices malgré eux » (10/03/1983). Le journaliste reprend à son compte tous les arguments déployés par Solange Troisier sans jamais les soumettre à la critique (7/04/1983). Avant même la tenue du procès, le journaliste souligne « les faiblesses de l'accusation »1283(*) : « On peut légitimement se demander si, en voulant faire un exemple, en voulant prouver que rien ne l'arrêterait dans la manifestation de la vérité [...] cette même justice ne s'est pas trompée de cible et d'affaire » (Le Quotidien de Paris, 17/06/1983). Le dessaisissement du tribunal de Marseille est décrit comme « une sorte de désaveu [du] juge Christian Raysseguier » : « Car le magistrat, décidé à venger la mémoire de son ami Pierre Michel [...] et croyant tenir ceux qui, par leur maladresse ou leur complaisance, auraient pu faciliter ce geste, n'a pas ménagé les prévenus »1284(*). Si il y a eu condamnation, malgré l'absence de preuves, c'est selon lui « pour ne pas infliger un nouveau camouflet aux juges marseillais [...] Il fallait condamner pour ne pas décevoir une opinion publique qui, influencée par une campagne de presse savamment orchestrée, avait déjà rendu son verdict en considérant les inculpés comme des coupables » (17/11/1983). Enfin, l'énoncé de la relaxe général s'accompagne du soulagement du journaliste : « Justice est faite. Tout est bien qui finit bien... L'erreur judiciaire a été évitée [...] Par cet arrêt, voici que toute une construction judiciaire, bâtie à la hâte, ficelée à la va-vite, s'effondre et retombe comme un soufflé qui n'aurait jamais dû prendre »1285(*). La défense apportée au Médecin-inspecteur n'est pas surprenante si l'on considère que Le Quotidien du médecin est une revue professionnelle peu critique à l'égard du corps médical. A un lecteur reprochant au journal sa ligne éditoriale (« Votre journal croit-il servir la déontologie en volant au secours d'un des nôtres apparemment gravement compromis ? »), Patrice Carmouze rappelle les affaires Gérando ou Farçat où des médecins furent accusés à tort : « Préférant le bonheur d'un coupable au malheur d'un innocent, le Quotidien a tenté de ne jamais nager dans ces eaux. Peut-on lui en faire grief ? » (18/07/1983).

Plus politique apparaît en revanche la défense, bien que plus discrète, du Médecin-inspecteur par Le Figaro. Entre la négligence et la compromission, Catherine Delsol privilégie ainsi la première hypothèse : « Pour qui a un jour rencontré Solange Troisier, allure de cheftaine, la première éventualité paraît la plus probable : débordée de travail, elle aura fait confiance au rapport des experts Mazaud et Mariotti » (17/03/1983). Peu de temps avant le procès, la même journaliste remet en cause la portée de l'affaire dont « le dossier semble mince » (22/08/1983) et qui, s'il est épais, est « peut-être un peu trop artificiellement gonflé » (3/10/1983). Le soutien discret apporté par Le Figaro au Médecin-inspecteur s'explique bien sûr par des raisons politiques, et ce, à un moment ou l'alternance avive les conflits, comme en témoigne la présentation que livre le journal de l'« affaire » a posteriori :

« Ces sottises s'expliquent par le ressort trop méconnu du socialisme : la méchanceté. Solange Troisier nous montre qu'elle revêt la forme de l'acharnement pénal. L'indulgence, si ce n'est la connivence, est réservée aux terroristes, aux assassins et aux voyous. Soyez, en revanche, "ennemi de classe", par exemple médecin réputé et comblé d'honneurs - et adversaire politique - résistante militante et ancienne député gaulliste, et, si le prétexte le plus tortueux se présente, on mettra perversement en marche l'appareil de la Justice pour qu'il vous brise » (27/11/1985).

Qu'elles soient de gauche ou de droite, ces prises de position journalistiques témoignent de la forte politisation du procès des grâces médicales, et plus généralement du poste de Médecin-inspecteur après l'alternance. Le garde des Sceaux se défend, certes, d'avoir été motivé dans sa décision de supprimer ce poste par des idées politiques. Il apparaît cependant difficile de distinguer clairement ce qui relèverait de l'ordre des raisons politiques de celles d'ordre administratif et organisationnel, tant Solange Troisier avait contribué à politiser la fonction de médecin-inspecteur en endossant des fonctions non strictement médicales, par exemple en matière de grèves de la faim1286(*).

Si le procès des grâces médicales fut celui d'une « baronne du gaullisme », il fut également, du fait de la forte personnification de la médecine pénitentiaire dans son Médecin-inspecteur, celui de l'organisation médicale carcérale dans son ensemble. « Explosif. Le mort est répété avec délice depuis le début de l'affaire des grâces médicales. Le dossier va dévoiler un vaste réseau de complicités qui, à partir des Baumettes, éclabousse la médecine pénitentiaire » (Libération, 21/10/1982). Jacques Derogy voit dans le « scandale » des grâces une « crise de la médecine pénitentiaire » : « "La médecine en prison, c'est toute la médecine avec quelque chose en plus", déclarait le précédent garde des Sceaux, Alain Peyrefitte, en inaugurant, à l'automne 1979, le premier Congrès mondial de la médecine pénitentiaire. Ce quelque chose en plus, est-ce la part de mystère qui a scellé successivement les destin différents des Dr Georges Fully, Nelly Azerad, Alain Colombani et Solange Troisier ?»1287(*). Le Médecin-inspecteur se présente d'ailleurs comme victime de l'acharnement des médias à l'égard de la médecine pénitentiaire : « Si l'affaire Troisier a éclaté, c'est peut-être parce qu'il fallait qu'on fit un jour le procès de la médecine en prison, et qu'on lui rendît justice [...] La presse a été remplie ces derniers temps de relations fracassantes, souvent indécentes, sur de prétendues "bavures" : on n'a pas hésité à mettre tout le corps médical en cause »1288(*).

Si, comme le constate Jean Favard, « l'incident de Fresnes agit comme un révélateur » quant à la réforme de la médecine pénitentiaire et « à son "décloisonnement" »1289(*), le « scandale des grâces médicales » légitima néanmoins fortement cette réforme en soulignant les dysfonctionnements du système précédent. « La médecine pénitentiaire est salement malade », titre le Canard enchaîné dans un article mettant en lien les grâces et la réorganisation du dispositif sanitaire1290(*). De nombreux journalistes voient ainsi dans le statut de la médecine pénitentiaire l'une des origines de ce « scandale » : « "En tous cas, se borne à commenter le chef du S.r.p.j de Marseille, Jean-Pierre Sanguy, ça démontre bien qu'il faut réformer le système". D'abord celui de la médecine carcérale, dont le personnel [...] réclamait, depuis belle lurette, son rattachement au ministère de la Santé » (L'Express, 8-14/04/1983). Alors que s'ouvre le procès des grâces médicales, un membre de l'Administration pénitentiaire déclare que va être poursuivi « le décloisonnement progressif de la médecine pénitentiaire qui, ainsi, ne sera plus de la médecine au rabais » (Le Matin, 24/10/1983).

Car à mesure que se déploie le « scandale », la réforme de la médecine pénitentiaire est en voie de réalisation. Après une rencontre entre les cabinets des ministères de la Santé et de la Justice, Robert Badinter propose en décembre 1982 à Jack Ralite de mettre en oeuvre le « véritable décloisonnement de la médecine pénitentiaire » qui présente « l'inconvénient majeur d'être repliée sur elle-même »1291(*). Car au même moment, le rapport de la Commission de réforme, dont avait été exclue Solange Troisier, dresse pour la première fois une description très sévère de l'organisation des soins en prison :

« L'intervention médicale en milieu pénitentiaire doit répondre à la demande thérapeutique du détenu et à sa seule demande. Celui-ci conserve la liberté d'accepter ou de refuser les soins prescrits dans qu'aucune contrainte puisse résulter de sa condition de détenu. La protection du dialogue singulier entre un médecin et son patient fait éminemment partie du droit à la santé dont les détenus ne sauraient en aucun cas être privés [...] Très concrètement on ne peut pas admettre qu'un responsable administratif d'établissement s'attribue le droit d'apprécier et de modifier la portée d'un certificat médical normalement établi [...] Dans l'immédiat, l'interdiction de délivrer des attestations ou certificats médicaux aux détenus devrait disparaître, tandis que seraient définis les conditions de visite du médecin traitant. Le principe du secret professionnel médico-social devrait être affirmé, ses conditions définies et des mesures prises pour assurer son respect »1292(*).

Parce que le détenu « conserve l'intégralité de ses droits à la santé et n'a pas été exclu de la communauté », la Commission souligne qu'« il n'est pas raisonnable de penser que l'administration pénitentiaire puisse se doter d'une médecine particulière »1293(*). Ainsi, est envisagée explicitement la disparition de la médecine pénitentiaire : « Ouverture sans restriction du régime général de Sécurité sociale aux détenus, intégration des structures de soins dans la Santé publique et rattachement de la médecine somatique aux CHU ou CHR couvrant le secteur de chaque établissement pénitentiaire » (Libération, 15/12/1982). Si à terme c'est l'ensemble de la médecine pénitentiaire qui doit être transféré au ministère de la Santé, les deux ministères conviennent de confier dans un premier temps le contrôle des services médicaux pénitentiaires à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), chargée ensuite de « proposer les voies et moyens d'un complet décloisonnement de la médecine pénitentiaire »1294(*). Bien qu'apparemment anodine, cette réforme apparaissait à l'époque extrêmement novatrice, comme le rappelle un magistrat ayant été amené à piloter les travaux de la commission :

« On cherchait à l'époque un adjoint pour un tout petit Bureau... petit Bureau, au sens où on était trois ou quatre, pour en réalité relancer des réformes pour humaniser, je crois que c'était le mot qu'on utilisait à l'époque, les conditions de détention [...] Alors, notre but, c'était de faire des réformes et moi, ça m'intéressait beaucoup [...] Il y a eu la mise en place d'un groupe de travail qu'on appelait la commission "vie quotidienne" [...] Et il y a un sigle qui a fait son apparition dans ce groupe de travail, c'est I.G.A.S. [épelle chaque lettre] IGAS. "Mais qu'est-ce que c'est ?". On connaissait pas trop à l'époque parce qu'il faut reconnaître qu'on était ministère de la Justice et puis bon l'IGAS.... Alors l'idée a été de dire : "Le contrôle de tous les aspects sanitaires des prisons sera exercé par non plus une personne, d'ailleurs il ne peut pas ou elle ne peut pas, malgré ses immenses mérites à elle toute seule... Il y a 180 établissements ! Donc on va mettre une sorte de contrôleur collectif qui est l'Inspection générale des affaires sociales". Et on a modifié un article très très modeste, un D.372 du Code de procédure pénale » 1295(*).

La suppression de l'inspection interne des services médicaux de prison, qu'entérine le décret du 26 janvier 1983, est décrite par Le Monde comme « le premier pas vers une nouvelle politique de santé, dégagée du "ghetto carcéral" » (LM, 15/12/1982) tandis que Libération y voit le signe d'une « véritable médecine pour les détenus » : « C'est une décision radicale qui aura finalement été choisie pour essayer de mettre fin à la mauvaise réputation d'un service qui s'était révélé incapable de se réformer en restant sous la tutelle de l'administration pénitentiaire »1296(*). Certains journalistes, plus proches de l'ancien Médecin-inspecteur, interprètent en revanche cette « mesure générale » comme « une mesure individuelle [...] puisqu'elle revient à supprimer la fonction jusqu'alors occupée par Solange Troisier, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne fait pas partie des plus fanatiques zélateurs de l'actuel garde des Sceaux » (QDM, 14/12/1982). Outre la dimension partisane, c'est à partir du cas du Pr Troisier, que le ministère de la Justice conclut, comme le souligne un magistrat de la DAP, à la nécessité d'instaurer un contrôle collectif de l'organisation des soins en prison :

« L'idée a été de dire : "Le contrôle de tous les aspects sanitaires des prisons sera exercé par non plus une personne, d'ailleurs il ne peut pas ou elle ne peut pas, malgré ses immenses mérites à elle tout seule... Il y a 180 établissements ! Donc on va mettre une sorte de contrôleur collectif qui est l'Inspection générale des affaires sociales". Et on a modifié un article très très modeste, un D.372 du Code de procédure pénale »1297(*).

Plus qu'une décision partisane, la suppression du poste de Médecin-inspecteur visait à rendre possible une réforme plus globale de l'organisation des soins que Solange Troisier aurait pu entraver. « Il faut dire que c'était important qu'on ait le terrain entre-guillemets libre pour faire ces réformes. C'est pas tellement commode de les faire avec l'ancien groupe... », souligne celle qui fut la première directrice de l'Administration pénitentiaire1298(*). L'amélioration du dispositif de contrôle, et plus largement de la prise en charge médicale, apparaissait ainsi indissociable de l'éviction de celle qui s'était proclamée la « patronne » de cette nouvelle spécialité médicale :

« Si vous voulez, d'un mal il fait faire un bien [...] Il y avait aussi l'idée de protéger un médecin comme ça, tout seul, que ce soit Fully ou Troisier, si tout dépend que de lui on ne peut avoir qu'une envie, c'est de l'acheter ou de le faire sauter... [...] Pourquoi on se faisait pas inspecter par l'IGAS ? Alors évidemment, ça postulait qu'on fasse disparaître le poste de Médecin-inspecteur de Mme Troisier. Du coup, ça réglait aussi ce problème. Mais on ne l'a pas fait pour ça ! C'était, si vous voulez, d'une pierre deux coups. On n'avait plus besoin de Médecin-inspecteur [...] Mais si vous voulez, on ne l'aurait pas fait que pour ça, parce que sinon... L'idée c'était quand même qu'on n'avait pas d'inspection, que c'était trop dangereux pour un seul » 1299(*).

Parmi les différentes réformes de la condition carcérale annoncées par le garde des Sceaux en décembre 1982, celle concernant la médecine pénitentiaire est celle qui retient le plus l'attention de la presse : « L'une des mesures annoncées tranche nettement, il est vrai - c'est la seule - avec les mystifications habituelles en la matière : la suppression de l'Inspection Médicale Pénitentiaire, qui devrait entraîner la disparition de la médecine au rabais des prisons, avec sa cohorte d'opérés évacués d'urgence vers les morgues des hôpitaux "civils" » (Libération, 17/12/1982). Car parallèlement au « scandale des grâces médicales », une série de morts survenues à l'Hôpital de Fresnes jette le discrédit sur la médecine pénitentiaire, offrant ainsi l'opportunité de sa réforme.

* 1244 COHEN Michael, MARCH James, OLSEN Johan, « Le modèle du "garbage can"... », art.cit., p.166.

* 1245 KINGDOM John W., Agendas, Alternatives and Public Policies, op.cit., p.173.

* 1246 « Médecine pénitentiaire : sombre bilan », Libération, 30/11/1981.

* 1247 « Fleury-Mérogis, un interne de garde de nuit pour 4 600 détenus », Le Matin, 16/07/1985.

* 1248 TROISIER Solange, Une sacrée bonne femme, op.cit., p.236.

* 1249 Ibidem, p.279.

* 1250 « Médecine pénitentiaire : sombre bilan », Libération, 30/11/1981.

* 1251 Jacques, magistrat chargé de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 1252 Lettre du 21/10/1981 d'André Braunschweig, directeur de cabinet du garde des Sceaux, à Yvan Zakine (CAC.20020055. Art.1. Courriers de J. Favard).

* 1253 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 1254 BADINTER Robert, Les épines et les roses, op.cit, pp.120-121.

* 1255 Ce fait est raconté à travers la description qu'en donne Jean Favard dans son ouvrage ainsi qu'à partir de ses archives consultées au CAC. Il n'a été cité qu'une seule fois dans la presse par un médecin anesthésiste de Fresnes ayant été licencié, selon lequel la patiente se serait opposée à cette opération (Le Monde, 27/11/1983).

* 1256 Lettre de Jean Favard à Robert Badinter du 29/08/1981 (CAC. 20020055. Art..1. Courriers de Jean Favard).

* 1257 Lettre de Jean Favard à Robert Badinter du 29/08/1981 (CAC. 20020055. Art..1. Courriers de Jean Favard).

* 1258 Il semblerait que ce ne soit pas la première fois que le Médecin-inspecteur effectue des actes médicaux sans le consentement du patient et sans qu'elle ait le statut de soignant. Elle décrit ainsi dans l'un de ses ouvrages avoir pratiqué un examen forcé sur une autre patiente afin de détecter si la grossesse qu'elle prétendait était simulée : « Le juge voulait en être sûr car cette détenue refusait de se laisser examiner [...] Je "reniflai" la supercherie et, après maints discours, j'arrivai non sans mal à l'examiner. Elle s'était débattue, nous avait injuriés mais j'étais sûre de moi, il n'y avait pas de grossesse. J'en prévins le juge, il sembla soulagé » (TROISIER Solange, J'étais médecin des prisons. L'affaire des grâces médicales, op.cit., p.62).

* 1259 Note de Jean Favard à l'attention de Robert Badinter du 7/10/1981 (CAC. 20020055. Art.1).

* 1260 FAVARD Jean, Des prisons, op.cit., p.142.

* 1261 TROISIER Solange, J'étais médecin des prisons. L'affaire des grâces médicales, op.cit., p.59.

* 1262 Note de Jean Favard à l'attention de Robert Badinter du 7/10/1981 (CAC. 20020055. Art.1).

* 1263 Le nom a bien sûr été remplacé par un autre à la même consonance alsacienne.

* 1264 Note du Chef du Bureau du personnel à l'attention du DAP du 5/11/1982 (CAC. 19940511. Art.95). Tous les documents cités ici sont extraits du dossier de carrière du Dr Hergothe consulté à Fontainebleau.

* 1265 Rapport du Dr Hergothe au DAP, Christian Dablanc, datée du 29/10/1979.

* 1266 La réglementation prévoyait qu'au cas où l'établissement disposerait d'un fauteuil de dentiste, le praticien devait effectuer un abattement de 60% sur les tarifs conventionnés, rendant ces postes peu attractifs.

* 1267 Lettre du DAP, Christian Dablanc, au Dr Hergothe datée du 4/03/1981.

* 1268 Note du Bureau des méthodes et de la réinsertion sociale au DAP, Christian Dablanc, datée du 15/01/1980.

* 1269 Note du Bureau des méthodes et de la réinsertion sociale au DAP, Christian Dablanc, datée du 23/12/1980.

* 1270 Lettre du DAP, Yvan Zakine, au Dr Hergothe datée du 7/07/1981.

* 1271 Note de Jean Favard à l'attention du DAP, Yvan Zakine, datée du 21/05/1982.

* 1272 Lettre du DRSP de Strasbourg au DAP, Yvan Zakine, datée du 13/10/1982.

* 1273 Rapport du directeur de la Maison centrale d'Ensisheim au DRSP de Strasbourg, datée du 29/10/1982.

* 1274 Lettre du DRSP de Strasbourg au DAP, Yvan Zakine, datée du 13/10/1982.

* 1275 C'est notamment le cas de l'Hôpital des prisons de Fresnes souvent comparé à un « paradis » en raison de ses bonnes conditions de détention, certains détenus cherchant à s'y faire hospitaliser à tout prix.

* 1276 Tandis que les médecins pénitentiaires ont un rôle consultatif, le Médecin-inspecteur avait pour tâche de signer la requête transmise au service des grâces de la Chancellerie avant le décret du président de la République.

* 1277 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 1278 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 1279 Solange Troisier semblait depuis plusieurs années suspectée au sein du ministère de la Justice. Dans un courrier daté du 17/01/1975 et adressé au DAP, le Directeur des affaires criminelles et des grâces s'interroge sur une lettre adressée le 3 octobre 1974 par Solange Troisier au président de la République dans laquelle elle appuie la demande de recours en grâce déposée par l'avocat d'un détenu résidant à l'étranger. « Il m'apparaît surprenant, en effet, que Mme le Médecin Inspecteur Général de l'Administration Pénitentiaire, alors que M. [...] n'est pas détenu, ait pu, ès qualités, saisir directement la Présidence de la République d'un recours en grâce fondé sur des motifs d'ordre médical qu'apparemment elle n'était pas en mesure de vérifier, s'agissant d'un condamné absent du territoire français ». Ce directeur s'interroge également au sujet d'un autre détenu pour lequel le Médecin-inspecteur avait demandé une grâce à titre médical. Dans une lettre datée du 27 janvier 1975 le DAP l'informe en réponse qu'un examen médical effectué auprès de ce détenu atteste que son état de santé est compatible avec la détention et que « la grâce de l'intéressé n'est pas médicalement justifiée en l'état » (CAC. 19960136. Art.114).

* 1280 Note de Jean Favard à l'attention de Robert Badinter du 7/10/1981 (CAC. 20020055. Art.1).

* 1281 Cf. Annexe 26 : « Le "scandale des grâces médicales" : le récit des faits ».

* 1282 DEROGY Jacques, « Qui a peur de Solange Troisier ? », L'Express, 22/07/1983.

* 1283 CARMOUZE Patrice, « Les faiblesses de l'accusation », Le Quotidien du Médecin, 17/06/1983.

* 1284 CARMOUZE Patrice, « Loin de Marseille une justice plus sereine », Le Quotidien du Médecin, 19/9/1983.

* 1285 CARMOUZE Patrice « Tous innocents ! », Le Quotidien du Médecin, 22/02/1984

* 1286 Cf. Annexe 20 : « Asclépios au service de Thémis ou la position controversée de Solange Troisier en matière de grèves de la faim ».

* 1287 DEROGY Jacques, « Les prisons malades de leur médecine », L'Express, 18-24/03/1983.

* 1288 TROISIER Solange, J'étais médecin des prisons. L'affaire des grâces médicales, op.cit., p.26.

* 1289 FAVARD Jean, Des prisons, op.cit., p.142.

* 1290 « La médecine pénitentiaire est salement malade », Le Canard enchaîné, 3/11/1982.

* 1291 Lettre de Robert Badinter à Jack Ralite, ministre de la Santé, du 2/12/1982 (CAC. 20020055. Art.1).

* 1292 MINISTERE DE LA JUSTICE, Rapport présenté à Monsieur le garde des Sceaux par la commission d'étude de la vie quotidienne dans les prisons, 1982, pp.40-44.

* 1293 Ibidem, p.44.

* 1294 Lettre de Robert Badinter à Jack Ralite, ministre de la Santé, du 2/12/1982 (CAC. 20020055. Art.1).

* 1295 Jacques, magistrat chargé de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 1296 « Une véritable médecine pour les détenus », Libération, 15/12/1982.

* 1297 Jacques, magistrat chargé de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 1298 Myriam Ezratty, magistrate et directrice de la DAP d'avril 1983 à juillet 1986. Entretien le 8/02/2008, 3H30.

* 1299 Favard Jean, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/012008, 3H00.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe