WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

( Télécharger le fichier original )
par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

2. Du «lanceur d'alerte» à l'«affaire»: les logiques de «scandalisation»

La médecine pénitentiaire a fait l'objet depuis les années soixante-dix de nombreuses dénonciations, tant de la part des détenus que des militants de la cause carcérale. Si elles ont réussi à capter une certaine audience, ces critiques, souvent accusées de partialité, n'ont néanmoins jamais réalisé un consensus en raison de leur politisation plus ou moins marquée. L'effet pervers de cette politisation de la critique est particulièrement visible pour Libération, amené à rendre public des incidents rarement repris par les autres médias. Le quotidien fait ainsi état en 1980 du cas d'un détenu mort à Fleury-Mérogis dont la famille porte plainte1300(*) ou du décès d'un détenu à l'infirmerie des Baumettes1301(*), sans que ces informations se transforment en « scandale ». Afin qu'émerge une « affaire » au sein de l'espace public, un phénomène de reproduction, de démultiplication et d'approfondissement de l'information est en effet nécessaire. Pour cela, l'information doit pouvoir être considérée comme « fiable », soit du fait de sa précision, soit encore du fait de la légitimité dont bénéficie celui qui la délivre. Ces deux conditions semblent faire défaut aux articles de Libération, dont le contenu repose à chaque reprise uniquement sur les déclarations de proches du détenu. Les « affaires » que condamne le quotidien se déroulent ainsi souvent dans le vase clos de ses seules colonnes1302(*). Souvent floues, les accusations formulées par le journal ne sont la plupart du temps pas reprises par d'autres médias et ne suscitent aucune réaction des personnes mises en cause, ne permettant ainsi pas d'alimenter la logique du scandale. Tout autre est en revanche l'effet de la condamnation de la médecine pénitentiaire qu'effectue en 1982, un « lanceur d'alerte »1303(*) influent, le Pr Huguenard.

Directeur du SAMU (Service d'aide médicale d'urgence) du Val-de-Marne dont il est l'un des fondateurs, chef du service de réanimation de l'Hôpital Henri Mondor et Professeur de médecine à Créteil, Pierre Huguenard connaît bien l'Hôpital de Fresnes, dont il reçoit les détenus en urgence et où il envoie travailler ses anesthésistes-réanimateurs. Dans un ouvrage autobiographique publié en 1981, il met déjà en cause l'Administration pénitentiaire au sujet des retards avec lequel certains détenus sont amenés dans son service de réanimation : « Autant dire que si les détenus sont privés de tous leurs droits civiques - ce qui est normal - ils le sont aussi du droit à la santé [...] On peut prétendre, certes, que ne cotisant plus à la Sécurité sociale, le condamné a perdu ce droit. Mais alors qu'on le dise nettement et qu'on ne crée pas une chaire de médecine carcérale »1304(*). Bien habitué des médias pour son combat en faveur des SAMU, le Pr Huguenard dénonce en octobre 1982 dans des déclarations très médiatisées les conditions dans lesquelles est décédé un détenu, suite à une opération effectuée par le médecin-chef de l'Hôpital de Fresnes, le Dr Pierre Perdrot1305(*). « Le chirurgien s'est lancé dans cette affaire un peu à l'aveuglette. Mais surtout il a négligé une péritonite qui avait évolué pendant une dizaine de jours [...] Je pense que la qualité des soins, et surtout des soins chirurgicaux, n'est pas celle qu'elle serait pour des non détenus. Je crois qu'il y a là une question de principe. Ce garçon n'était pas condamné à mort n'est ce pas ? D'ailleurs ça ne se fait plus ! », déclare le Pr Huguenard au journal télévisé1306(*). Remarquant qu'« il est très difficile de savoir ce qui se passe dans cet hôpital protégé par le double rempart du secret médical et pénitentiaire » (Le Matin, 8/10/1982), Pierre Huguenard met en cause les « abus de pouvoir sans limites qu'ils [les médecins pénitentiaires] exercent sur les détenus », aboutissant selon lui au « système de la médecine carcérale, cet état de non-droit médical », (LM, 7/10/1982).

Ces accusations sont d'autant plus prises au sérieux qu'elles ne concernent pas un seul détenu. Ce décès, ajoute en effet le Pr Huguenard, est « comparable » à celui d'un autre détenu, mort en août 1979 d'une péritonite après avoir été transporté dans un état critique à Henri Mondor. Quelques jours après ces déclarations, un détenu annonce d'ailleurs dans la presse avoir été « victime » d'une erreur médicale de la part du médecin-chef de l'Hôpital de Fresnes et ce, alors que survient un nouvel incident à Fresnes (Le Matin, 25/10/1982). Le médecin-chef de l'Hôpital est accusé d'avoir refusé de transférer à l'extérieur un détenu souffrant de complications post-opératoires jusqu'à ce que ce que son état fut critique1307(*). Interrogé, Pierre Perdrot rend compte de sa décision par les pressions que l'Administration pénitentiaire exercerait sur lui afin de limiter les hospitalisations en milieu civil : « "Lors de ma prise de fonctions, l'administration m'a demandé de former une équipe chirurgicale solide afin d'effectuer le plus d'actes chirurgicaux à Fresnes et le moins d'extractions possibles de prisonniers1308(*)" a déclaré au Quotidien le Dr P... Phrase bien révélatrice, en effet, qui rend bien compte de la sujétion dans laquelle sont tenus les médecins des prisons. Auxiliaire de l'Administration, il dépend du ministère de la Justice et non de celui de la santé, qui n'a aucun droit de regard en la matière » (QDM, 9/11/1982).

Le scandale suscité par le Pr Huguenard devient dès lors l'occasion d'interroger le statut des praticiens pénitentiaires. Alors même que le médecin-chef de l'Hôpital de Fresnes déclare s'indigner que la médecine des prisons ne dépende pas du ministère de la Santé, plusieurs journalistes s'interrogent quant à une réforme de l'organisation des soins aux détenus : « Ne serait-il pas temps, comme le demandent un grand nombre de praticiens, de rattacher la médecine pénitentiaire au ministère de la Santé, de donner au détenu le libre choix de son médecin et la possibilité de rester en liaison avec les soins de l'extérieur ? » (Le Matin, 25/10/1982). « Se pose une fois de plus la question du statut du médecin pénitentiaire : doit-il rester dépendant du ministère de la Justice ou être rattaché à l'administration de la Santé? », demande Anne-Marie Casteret (QDM, 9/11/1982). « Ne faut-il pas réformer toute la médecine pénitentiaire ? », titre L'Express le 19 novembre 1982 tandis que Jean Favard annonce que « les médecins et les infirmiers travailleront en étroite collaboration avec les hôpitaux qui dépendent du ministère de la Santé ». C'est également la question soulevée par le Pr Huguenard :

« La surveillance médicale exige que les chambres soient accessibles rapidement, et la surveillance pénitentiaire impose au contraire que les cellules soient closes hermétiquement. L'actuel chirurgien a même fait aménager deux cellules du type "QHS" au secteur 1 pour les gros opérés ! Il y a contradiction évidente entre soins intensifs et univers carcéral. On peut s'étonner que des médecins s'en accommodent [...] Il serait encourageant que le ministère de la Santé, qui devrait intervenir partout où sont traités un homme malade, un blessé, une femme enceinte, libre ou non, obtienne pour ses inspecteurs généraux un droit de regard objectif et réellement compétent derrière les hauts murs [...] Le projet de confier les soins carcéraux à la médecine hospitalière verra t-il le jour avant longtemps ?» (Le Quotidien du Médecin, 2/11/1982).

En avril 1983, apparaît une nouvelle « affaire » : un détenu ayant ingurgité des fourchettes meurt des suites d'une opération réalisée par le médecin-chef de l'hôpital de Fresnes qui aurait refusé son transfert aux urgences malgré les demandes répétées d'un médecin anesthésiste. Une information judiciaire est ouverte tandis qu'un autre détenu ayant survécu porte plainte pour « non-assistance à personne en danger ». L'incident est fortement médiatisé1309(*), notamment en raison des déclarations du Dr Perdrot à la presse : « L'urgence (parution du Canard Enchaîné, propos tenus sur FR3 Régional et aux radios dès le soir) et le harcèlement des médias à Fresnes et chez moi, imposaient une action immédiate »1310(*). Car pour se défendre, le docteur Perdrot met en cause l'Administration pénitentiaire et son manque de moyen. « L'hôpital de Fresnes ? Aucun service de réanimation. Manque de lits. Manque de personnel. Pas d'autonomie financière. Quatre mois sans appareil de radiologie. Plusieurs décès en cellule sans que l'administration intervienne. Et pour le reste, explique volontiers le Dr Perdrot, malgré des conditions matérielles difficiles, les statistiques sont plutôt meilleures que dans les autres services de chirurgie lourde »1311(*). Le médecin-chef de l'Hôpital de Fresnes développe un long réquisitoire contre le ministère de la Justice que reprend à son compte Libération :

« Accusé, Pierre Perdrot accuse : la médecine pénitentiaire est effectivement négligée et loin d'être parfaite. Mais il faut chercher les responsables ailleurs [...] "La gestion d'un hôpital doit être autonome. A Fresnes il y a un sous-directeur de prison et il n'y pas d'autonomie budgétaire. Et il n'y a jamais eu au ministère de la Justice un conseiller un peu compétent pour informer le ministère [...] Le docteur Perdrot met aussi en cause l'inaction de l'administration pénitentiaire lors de récents décès. "Ceux-là personne n'en a parlé. Il y a juste un mois et demi, un détenu était atteint d'une tumeur de la peau à évolution explosive. Il ne voulait pas se faire soigner. J'ai écrit à plusieurs reprises à la direction de l'administration pénitentiaire. Aucune réponse ! Le type est mort. Même chose pour un détenu un an plus tôt amputé aphasique et délirant ! J'ai demandé des mesures d'urgence, en vain." Menacé, Pierre Perdrot se fait menaçant : "Pendant toutes ces années, j'ai été très silencieux, mais j'ai pris des notes, beaucoup de notes. Le jour où je les sortirai, cela fera très mal. Je pourrais appeler ça les "gaietés de la pénitentiaire" »1312(*).

Confinée jusque-là aux conditions d'opération à l'Hôpital de Fresnes, la question des soins en milieu carcéral est, quelques mois plus tard, posée de façon plus globale. Les internes de Fresnes initient alors une grève pour protester contre leurs conditions de travail tandis que quatre des huit internes de Fleury-Mérogis démissionnent. Lors d'une conférence de presse tenue avec le Syndicat des internes de prison, les démissionnaires incriminent, outre les mauvaises conditions de travail et d'hygiène, le rôle qui leur est imparti : « Nous ne sommes que les alibis, les cautions de l'administration pénitentiaire. On nous demande d'agir seulement pour réduire les tensions du milieu carcéral [...] Les chefs de service ne sont qu'une pseudo-hiérarchie n'ayant de comptes à rendre qu'à l'administration et non à leur... déontologie »1313(*). Ils regrettent notamment de n'être que des « distributeurs de médicaments » : « A Fresnes, par exemple, 3000 comprimés de Rohypnol (somnifère puissant) sont distribués tous les jours pour moins de 3000 détenus »1314(*). L'organisation des soins est alors jugée par les journalistes comme allant à l'encontre de la déontologie médicale :

« On bricole. On emploie des étudiants en médecine, on promeut au rang d'infirmiers des surveillants à qui l'on passe une blouse blanche et qui, de l'avis des internes, subissent fortement la pression hiérarchique » (Le Matin, 30/11/1983).

« Le secret médical est une idée nouvelle en milieu carcéral. Selon les internes, à Fresnes, des détenus sont affectés à la distribution des médicaments et certains s'occupent des dossiers médicaux, ce qui n'est pas réglementaire. Les surveillants n'ont pas toujours une idée précise du secret, et des certificats médicaux sont transmis sans problème à la direction de la prison » (Libération, 30/11/1983).

Les démissionnaires présentent leur transfert au ministère de la Santé comme une condition nécessaire à leur travail : « Comme nous ne pouvons dénoncer le moindre dysfonctionnement [...] on préfère la quitter [la prison] pour parler à l'extérieur. Lorsque la médecine pénitentiaire sera rattachée à la Santé, les médecins pourront témoigner plus librement » (Le Matin, 30/11/1983). Il est en effet de plus en plus question au sein de la presse de la lenteur avec laquelle s'organise le rattachement de la médecine pénitentiaire au ministère de la Santé. Libération remarque en avril 1983 que l'IGAS n'a toujours par reçu la mission relative aux conditions de transfert pourtant annoncée par le garde des Sceaux en décembre dernier (Libération, 7/04/1983). Fin novembre, Pierre Huguenard regrette au cours d'une conférence de presse ce retard responsable selon lui du secret régnant au sein des établissements comme à l'Hôpital de Fresnes. « Le secret dont parle le Pr Huguenard, c'est l'impossibilité pour les autorités médicales d'intervenir au sein des prisons : les infirmeries et les hôpitaux des prisons ne dépendent en effet que de l'administration du ministère de la Justice, même si l'inspection des Affaires sociales a été chargée, de façon assez théorique, de la médecine pénitentiaire » (QDM, 23/11/1983). Sans pour autant aboutir à un transfert intégral et immédiat de la médecine pénitentiaire, l'intervention du Pr Huguenard dans le débat public a ouvert une « fenêtre d'opportunité » en faveur de sa réforme en publicisant les conditions de décès de certains détenus, comme l'illustre cet article publié lors de l'annonce de la suppression de l'inspection médicale interne :

« La médecine pénitentiaire méritait en effet une réforme. Le décès de Roland Giraudon, le 1er octobre, à la suite d'une opération à l'hôpital des prisons de Fresnes et après quarante-six jours de réanimation à l'hôpital Henri Mondor de Créteil, et celui d'André Vigneron, en août 1979, à la suite d'une péritonite, en attestent. De même l'affaire Labbays, ce détenu opéré, à Fresnes encore, et que le médecin-chef ne voulait pas faire transférer dans un hôpital civil pourtant mieux équipé, perdant ainsi un temps précieux [...] Cela devrait changer avec la réforme et la médecine ne devrait s'en porter que mieux ; les praticiens retrouvant, sans entrave, leur préoccupation première : guérir ou, à tout le moins, soulager » (Témoignage Chrétien.25/12/1983).

On peut rendre compte de la « réussite » de la prise de parole de ce lanceur d'alerte par au moins quatre facteurs. Professeur de médecine réputé, Pierre Huguenard est tout d'abord la première figure éminente du monde médicale à condamner publiquement les conditions de soin des détenus, le Conseil de l'Ordre étant resté jusque-là en retrait. Bien connu des journalistes, notamment médicaux comme Jean-Yves Nau ou Anne-Marie Casteret, Pierre Huguenard dispose, d'autre part, d'un accès aisé aux médias, y compris télévisés. Troisièmement, son témoignage est d'autant plus crédible qu'il provient d'une personne extérieure au secteur carcéral. En effet, ne pouvant être accusé de visées personnelles, le Professeur Huguenard apparaît motivé par les seuls arguments « humanitaires » dont il se prévaut. C'est d'ailleurs en faisant valoir l'argument d'un « droit à la santé » qu'il se défend d'une « querelle de médecins », comme certains journalistes interprètent initialement cette affaire1315(*). Si la dénonciation de la médecine pénitentiaire n'a jamais eu autant d'audience, c'est peut-être, enfin, parce que le dénonciateur lui-même dénie alors toute volonté de « faire scandale » :

Journaliste : « Ce "scandale", comment l'avez-vous déclaré ? »

Pr Huguenard : « Je n'ai jamais parlé de "scandale", mais de "faute"... Il ne faut quand même pas exagérer. Comment peut on ici qualifier de scandale le fait que les détenus soient mal soignés, alors que dans d'autres pays on les torture [...] Pour moi, médecin, c'est une question de principe : on supprime ses droits civiques au condamné, mais on n'a pas le droit de lui supprimer son droit à la santé » (Le Matin, 8 /10/1982).

Bien inscrit dans le secteur médical, auréolé des attributs humanitaires de la médecine urgentiste, disposant de solides relais médiatiques, Pierre Huguenard « réussit » là où la presse militante avait échoué. Tandis que les alertes lancées par Libération demeuraient dans ses seules colonnes, le message du Pr Huguenard se transforme en affaire. La démultiplication de l'information entre différents médias et sa répétition (il est intervenu plusieurs fois) créent une dynamique de scandalisation. L'annonce d'une réforme ne l'interrompt pas car à ce moment tout reste encore à faire. Mieux, le scandale du chirurgien de l'Hôpital de Fresnes vient souligner la lente mise en oeuvre du transfert de la mission de contrôle à l'IGAS.

L

a réforme de la médecine pénitentiaire est soudainement mise à l'agenda décisionnel au début des années quatre-vingt sous le poids de deux facteurs. L'alternance ouvre tout d'abord une « fenêtre politique » en permettant, d'une part, à des magistrats-militants d'accéder à des postes de responsabilité au sein de l'Administration pénitentiaire et en rendant audible, d'autre part, des organisations militantes comme la COSYPE. Cette communauté épistémique est porteuse de représentations dont se saisissent les décideurs politique et notamment le Conseiller technique Jean Favard. Cette dynamique de mise sur agenda est dans un deuxième temps favorisé par l'émergence de scandales achevant de décrédibiliser l'inspection médicale interne et l'ensemble de la médecine pénitentiaire, désormais présentée comme un secteur d'action publique devant être réformé.

Le transfert de contrôle auprès du ministère de la Santé, première réforme d'envergure de l'organisation des soins, est essentiellement l'oeuvre d'acteurs politiques, administratifs et militants. En effet, contrairement à la première période étudiée, la plupart des praticiens travaillant en milieu carcéral demeurent au début des années quatre-vingt largement en retrait. Le segment d'internes protestataires semble avoir disparu. Tous les praticiens n'approuvent pas le transfert de l'organisation des soins au ministère de la Santé. Il semblerait qu'on puisse distinguer, d'une part, les médecins exerçant depuis longtemps en prison, plutôt favorables au maintien de la tutelle pénitentiaire et, d'autre part, les plus jeunes médecins et internes, qui y voient une entrave dans leur pratique médicale.

Ainsi, dans une interview au Quotidien du médecin, le médecin-chef de La Santé présente la tutelle pénitentiaire comme une « bonne chose » : « Nous sommes en prise directe avec les magistrats, explique-t'il. Ainsi, il est bon que nous baignions dans un climat de justice, sans subir une quelconque dépendance, ce qui a été mon cas [...] En résumé, les choses sont ce qu'elles sont. Elles me paraissent bonnes »1316(*). A l'inverse un ancien interne de la Santé, le Dr Louis Vallée, y voit une résolution des problèmes qu'il avait rencontrés dans sa pratique médicale : « Secret professionnel et liberté exercice étaient bafoués ! Nous devions faire selon la Justice. Les demandes des transferts d'urgence dans les hôpitaux publics donnaient lieu à des oppositions très importantes [...] L'infirmier-chef colportait au directeur les échanges que nous avions à propos des détenus : enfin, il ne nous communiquait pas les demandes de visite médicale écrites des prisonniers quand il les jugeait injustifiées ». Aucun praticien, même les plus favorables, n'est à ce moment engagé dans la réforme de l'organisation des soins. Au sein de la COSYPE, la participation des médecins est d'ailleurs faible, se limitant à quelques psychiatres.

En contraste avec ce moindre engagement des praticiens, des acteurs administratifs et politiques apparaissent au début des années quatre-vingt comme les principaux protagonistes de la réforme de l'organisation des soins en prison. Porteurs d'une représentation de l'incarcération proche de l'idéal défini précédemment par Valéry Giscard d'Estaing, ils contribuent à inscrire durablement la notion de « décloisonnement » dans la culture de l'Administration pénitentiaire. Le sens donné à ce terme évolue en outre profondément sous l'action des membres du Syndicat de la magistrature, et notamment de Myriam Ezratty. Longtemps perçu comme un mouvement d'ouverture de la société à l'égard des prisons ne devant pas remettre en cause la prééminence des impératifs pénitentiaires, le décloisonnement est désormais défini comme un mouvement de va-et-vient, voire d'interpénétration, entre le dedans et le dehors. « Le décloisonnement des institutions [...] ne peut être à sens unique. Si l'on veut que la société s'intéresse à ses prisons, n'est il pas nécessaire que les prisons s'ouvrent au monde extérieur ? », s'exclame la nouvelle directrice lors du Conseil supérieure de l'Administration pénitentiaire1317(*). Elle cite comme exemple de cette ouverture de la prison à l'égard de la société l'intervention d'enseignants détachés de l'Education nationale ou encore la facilité faite aux citoyens de visiter les prisons1318(*) afin « qu'ils prennent conscience de la réalité de la condition pénitentiaire »1319(*). Ainsi, ces deux définitions du décloisonnement, comme ouverture de la prison à la société ou de la société à la prison, coexistent si l'on en croit la façon dont ce magistrat arrivé à la DAP en 1981 définit ce terme :

« Historiquement la prison était la fille du ministère de la Justice. Attention, il ne faut pas y voir une appropriation... Ça arrangeait bien les autres ministères parce que chaque fois qu'il y avait un problème qui concernait autre chose que la Justice... le travail, la santé, l'éducation, par exemple, on disait tout de suite : "Ah, mais c'est la tutelle du ministère de la Justice !". Sous-entendu : "C'est pas moi, ministère compétent, qui suis responsable de cela mais c'est le ministère de la Justice parce qu'il s'agit de détenus". Alors "décloisonnement", qu'est ce que ça veut dire ? En réalité on va demander au ministère dont c'est la compétence naturelle d'intervenir aussi en prison. C'est-à-dire qu'on enlève une cloison qui faisait en sorte que les détenus échappaient à toutes les actions de droit commun des autres ministères. C'est ça. Pourquoi vous, Justice, devez habiller restaurer, former, soigner les détenus sous prétexte que c'est la prison ? »1320(*).

Il faut, pour comprendre l'importance alors accordée par Myriam Ezratty à la notion de « décloisonnement », rappeler brièvement son parcours. Comme beaucoup, lorsqu'elle accède à la magistrature, Mme Ezratty n'accorde alors que peu d'importance à la question des prisons, au point qu'elle ne réalise pas, pour convenance personnelle, le stage pourtant obligatoire d'un mois en établissement pénitentiaire1321(*). Elle est alors nommée juge suppléante à Fontainebleau jusqu'en 1958, date à laquelle elle intègre l'Education surveillée (ES) 1322(*). Au bout de six ans, elle est affectée à la Direction des affaires civiles presque à regret : « Le virus de l'Education surveillée m'avait déjà touchée ». Conseiller du ministre de la Santé, Simone Veil, de 1974 à 1979, elle devient ensuite présidente de chambre. Elle accepte en 1981 de prendre la direction de l'ES où elle espère mettre en oeuvre la notion de « prévention globale », entendue comme la concertation entre les différents acteurs, qu'elle avait découverte auprès de Gilbert Bonnemaison : « C'était vraiment pour moi une passion et j'avais fait tout un plan, j'avais fait une circulaire sur la décentralisation [...] car à l'Education surveillée, je proclamais, ce qui était de l'angélisme stupide, que la délinquance était l'affaire de tous. Et avec Bonnemaison on a parcouru les campagnes pour vendre ça. En disant qu'on devait travailler ensemble avec le psy, le gendarme, l'instituteur... ». En 1983, après avoir longuement hésité, elle accepte de prendre la tête de l'Administration pénitentiaire où elle voit un nouveau secteur d'application du mouvement d'ouverture qu'elle avait tenté d'impulser à l'ES :

« Je voyais l'autre côté du miroir par rapport à l'Education surveillée, et autant à l'Education surveillée, on avait réussit à ouvrir sur le monde extérieur [...] Autant la Pénitentiaire, c'était une administration comme l'armée. Autant l'Education surveillée, c'était un peu le désordre... On privilégiait la créativité, les contacts et c'est ça, d'ailleurs, qui était passionnant. On y croyait tous. On allait sur le terrain ce qui était simple. Tandis que pour rentrer dans les prisons. Et moi, ce qui m'a le plus frappée, à tel point que je suis encore allergique aux clefs... [...] La prison en tant que telle restait sur des règles qui lui étaient propres. Dans la plupart des domaines. C'était surtout une question de mentalité. Il fallait ouvrir »1323(*).

L'une des premières mesures adoptées par Myriam Ezratty, avec Jean Favard, afin de concrétiser cette transformation de l'Administration pénitentiaire est d'adopter un nouvel organigramme destiné à « montr[er] ce qu'on voulait mettre en lumière ». Elle impose notamment la création d'un « Bureau de l'action communautaire », chargé des liens avec les autres ministères, et ce afin de « marque[r] l'action envers le monde extérieur ». La santé apparaît très vite pour la nouvelle directrice de l'Administration pénitentiaire comme un secteur de choix dans l'application de la notion de décloisonnement1324(*). N'ayant pu devenir médecin, en l'absence de faculté de médecine dans sa ville natale, Myriam Ezratty présente un grand intérêt pour la question sanitaire. En tant que juge suppléante de Fontainebleau, elle est d'ailleurs très tôt marquée par les carences en matière de prise en charge médicale : « Et j'avais d'ailleurs été horrifiée [...] Les détenus peignaient dans leur cellule, il n'y avait même pas d'atelier, ils peignaient dans leur cellule des soldats en plomb dans des conditions... Avec des produits extrêmement dangereux, ça m'avait beaucoup frappé ». Il semble que Myriam Ezratty ait vécu sa nouvelle charge comme une « seconde chance » au regard des déceptions qu'elle avait éprouvées quelques années auparavant au ministère de la Santé lorsqu'elle avait tenté un « premier essai » de réforme1325(*). « J'aurai souhaité faire quelque chose. J'étais très déçue », a t'elle souligné à deux reprises au cours de l'entretien au sujet de la tentative de réforme de la médecine pénitentiaire. Signe de l'importance que cette question revêt à ses yeux, la DAP assiste en personne aux réunions Santé/Justice. « Pour moi la santé, ça a été quelque chose où j'ai très peu délégué. C'est une énorme maison où il faut souvent déléguer. Mais ça, je l'ai suivi de très près, très personnellement », confirme t'elle.

Ses trois années à la tête de l'Administration pénitentiaire sont pour elle l'occasion d'appliquer le principe du décloisonnement à l'organisation des soins : « Depuis ces dernières années, la politique conduite par le ministère de la Justice dans les établissements pénitentiaires tend au décloisonnement de la médecine en milieu carcéral. L'objectif est de donner aux détenus des soins d'un niveau identique à ceux offerts à l'ensemble de la population »1326(*). Cette politique implique, selon elle, la mise en place des « mêmes règles de déontologie médicale en milieu carcéral qu'en milieu libre ». « Le droit à la santé ne saurait s'arrêter aux portes de la prison », relève la magistrate1327(*).

Considérée à l'égal de n'importe quelle autre pratique médicale, la médecine pénitentiaire perd progressivement toute spécificité. Myriam Ezratty, tout comme Jean Favard ou Alain Blanc, rejette d'ailleurs le terme de « médecine pénitentiaire » longuement défendue par l'ancien Médecin-inspecteur : « Le mot "médecine pénitentiaire" ne veut rien dire. La médecine, c'est la médecine. Médecine dans les prisons, on pourrait dire. Parce qu'à l'époque, c'était vraiment "médecine pénitentiaire" [...] Si vous voulez, la médecine pénitentiaire, nous soutenions, à tort ou à raison, que ça n'existe pas »1328(*). La volonté d'appliquer une même médecine, au-dedans comme au-dehors, se heurte cependant aux spécificités que l'exercice médical a progressivement adoptées depuis plusieurs décennies.

* 1300 « Le commissariat, l'hôpital, la prison... et la mort », Libération, 1/08/1980.

* 1301 « Histoire macabre pour un détenu décédé aux "Baumettes" d'une tuberculose », Libération, 19/12/1980.

* 1302 Cf. Annexe 23 : « La stratégie dénonciatrice de Libération : l'"affaire" Michel Henge ».

* 1303 Francis Chateaureynaud et Didier Torny définissent le lanceur d'alerte comme « un personnage ou un groupe non officiel, ou se dégageant de leur rôle officiel, pour lancer un avertissement à titre individuel et selon des procédures inhabituelles » (CHATEAUREYNAUD Francis, TORNY Didier, Les Sombres précurseurs, une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1999).

* 1304 HUGUENARD Pierre, Combats pour la vie. Du maquis au SAMU, Paris, Albin Michel, 1981, p.221.

* 1305 Le nom de ce praticien a bien sûr été modifié (« Un détenu meurt des suites d'une opération pratiquée en prison », Libération, 6/10/1982 ; « Polémiques entre médecins après le décès d'un détenu », Le Monde 7/10/1982 ; « Un médecin part en guerre contre l'hôpital des prisons », Le Matin, 8/10/1982 ; « Médecine carcérale : le Pr Huguenard accuse », Tonus, 15/10/1982).

* 1306 « Professeur Huguenard », JT Antenne 2, 20h, 5/10/1982, archives de l'INA.

* 1307 « Prisons : nouvelle "bavure" à l'hôpital de Fresnes », Libération, 9/11/1982; « Fresnes : conflit pour un transfert », Le Quotidien du Médecin, 9/11/1982.

* 1308 On rappelle que les « extractions » désignent d'après le Code de procédure pénale le fait d'escorter le détenu à l'extérieur de l'établissement, soit pour les besoins de l'instruction judiciaire, soit pour des examens médicaux.

* 1309 « Nouveau décès à l'hôpital des prisons », Libération, 6/04/1983 ; « Décès suspect à l'hôpital de Fresnes », L'Humanité, 7/04/1983 ; « À l'hôpital des prisons de Fresnes. Un jeune détenu meurt après une intervention chirurgicale », Le Monde, 7/04/1983.

* 1310 Lettre du docteur Perdrot au directeur des prisons de Fresnes du 7/04/1983 (CAC. 19940511. Art.92).

* 1311 « Hôpital de Fresnes : le chirurgien se rebiffe », Le Quotidien du Médecin, 7/04/1983.

* 1312 « Le chirurgien-chef de Fresnes met en cause l'administration pénitentiaire », Libération, 7/04/1983.

* 1313 « Médecine pénitentiaire. On en a assez d'entendre : "Docteur, calmez-le !" », Le Matin, 30/11/1983.

* 1314 « Médecine pénitentiaire : état critique », Libération, 30/11/1983.

* 1315 « Polémiques entre médecins après le décès d'un détenu », Le Monde 7/10/1982 ; « Fresnes : conflit pour un transfert », Le Quotidien du Médecin, 9/11/1982.

* 1316 « Les médecins des prisons à la Santé : ce qu'ils en pensent », QDM, 31/1/1983.

* 1317 « Rapport oral de Mme Ezratty au conseil supérieur de la DAP du 19 novembre 1983 », RPDP, 04-06/1984, p.356.

* 1318 La circulaire sur l'« autorisation de pénétrer dans les établissements pénitentiaires » du 20/04/1982 instaure le traitement régional des autorisations de visite, auparavant gérées au niveau central.

* 1319 « Rapport oral de Mme Ezratty au conseil supérieur de la DAP du 19 novembre 1983 », art.cit., p.357.

* 1320 Jacques, magistrat chargé de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 1321 Jusqu'alors intégrée à la DAP, l'Education surveillée chargée de la mise en oeuvre de la Justice des mineurs devient en 1945 une direction ministérielle autonome. Elle devient la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en 1990.

* 1322 Myriam Ezratty, magistrate et directrice de la DAP d'avril 1983 à juillet 1986. Entretien le 8/02/2008, 3H30.

* 1323 Myriam Ezratty, magistrate et directrice de la DAP d'avril 1983 à juillet 1986. Entretien le 8/02/2008, 3H30.

* 1324 La culture apparaît également comme un autre champ d'application, comme en témoigne ce courrier adressé par le garde des Sceaux au Ministre de la culture : « Il me parait tout à fait opportun que cette action de sensibilisation à la culture soit prise en charge par vos services. Cette intervention constituera une ouverture de la prison sur le monde extérieur et un échange réciproque de nature à favoriser la future réinsertion des intéressés » (Lettre du garde des Sceaux au ministre de la Culture datée du 19/11/1981 (CAC. 20020055. Art.1).

* 1325 Cf. Conclusion de la Première partie.

* 1326 « Rapport de Mme Ezratty au conseil supérieur de la DAP du 7 janvier 1986 », RPDP, 04-06/1986.

* 1327 Note de Ezratty Myriam sur la politique de santé en milieu carcéral datée du 9/10/1984. Archives DAP.

* 1328 Myriam Ezratty, magistrate et directrice de la DAP d'avril 1983 à juillet 1986. Entretien le 8/02/2008, 3H30.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote