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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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PROLOGUE A LA CONCLUSION : LA REFORME DE 1994 COMME SUCCES D'UNE MOBILISATION DE MAGISTRATS-MILITANTS ET DE PRATICIENS REFORMATEURS

Le début des années quatre-vingt-dix est marqué par une aggravation des conditions de santé des détenus, principalement du fait de l'épidémie de sida. En effet, alors que la plupart des détenus séropositifs sont encore au stade asymptomatique dans les années quatre-vingt, 10% des 4.600 détenus séropositifs incarcérés ont développé en 1990 un stade sida. Les conséquences de l'épidémie demeurent ainsi entières pour les années à venir, notamment d'un point de vue budgétaire, comme le relève une note de la DGS :

« Pour 1993, la Direction de l'Administration pénitentiaire a demandé un budget de 37 millions de francs pour faire face au coût des soins engendrés par l'infection par le VIH et le Sida (AZT, Bactrim, etc...). Cette somme ne comprend ni le coût des hospitalisations, ni le coût des tests de dépistage (70% du test) ni les équipements nécessaires (aérosols par exemple) [...] L'Administration pourra-t-elle seule faire face à ces dépenses ? Il est permis d'en douter compte-tenu de l'ampleur de la tâche et du peu de moyens dont dispose le ministère de la Justice. On sait ici que la question du changement de tutelle, si souvent évoqué recouvre avant tout le problème de la prise en charge financière de la santé des détenus »1838(*).

Pourtant, la tutelle de l'organisation des soins ne semble alors pas perçue comme un problème public appelant une réponse politique. La publication d'une recherche épidémiologique, reprise en partie dans un ouvrage à succès, donne lieu à plusieurs articles de presse1839(*). Tous accordent une grande importance à l'état de santé des détenus ou au manque de moyens auquel fut confronté le Dr Gonin durant ses trente années de pratique. Pourtant, aucun de ces articles ne mentionne la proposition faite par le Dr Gonin d'opérer un transfert de cette compétence auprès du ministère de la Santé :

« Pour satisfaire à sa mission, la médecine pénitentiaire ne peut plus être une médecine à part, enclavée dans une administration qui n'a pas pour rôle de garantir la protection médicale. Elle doit trouver sa place au sein de la Santé, et non plus de la Justice. Elle est déjà sous le contrôle de ce ministère. La voie de la normalisation est ouverte »1840(*).

Ainsi les seuls enjeux sanitaires sont insuffisants pour expliquer le transfert de tutelle qui a lieu au début des années quatre-vingt-dix. Ce n'est pas parce que les politiques, les médias ou l'opinion auraient soudainement « pris conscience » des carences de la prise en charge médicale des détenus que cette réforme a eu lieu. La réforme fut rendue possible par la mobilisation de quelques acteurs administratifs-militants en poste à l'Administration pénitentiaire. Ces derniers firent de l'état sanitaire des prisons un argument de poids dans leur projet, militant, de transformation de la prison. L'appui de quelques médecins issus du segment apparu dans les années quatre-vingt défavorable à une médecine pénitentiaire spécifique ainsi que d'un nouvel acteur dans le secteur des politiques sanitaires, le Haut comité pour la santé publique (HCSP), permirent à ces magistrats d'aboutir en mars 1993 à un décret puis à une loi en 19941841(*).

Trouver une alternative au « 13.000 » : des premières conventions à une réforme globale de la prise en charge sanitaire des détenus

En 1990, la Direction centrale de l'Administration pénitentiaire connaît une réforme importante de ses services. Tandis que la prise en charge sanitaire des détenus était auparavant répartie entre plusieurs services, un Bureau lui est désormais spécifiquement consacré1842(*). D'après Alain Blanc, en charge de la Sous-direction de la réinsertion, la création de cette structure était le signe d'une volonté de réforme :

« Moi, j'ai participé à la définition du second organigramme dans lequel il y avait un Bureau qui apparaissait indispensable en prévision de la réforme de la santé comme étant l'interlocuteur de la Direction générale de la santé et de la Direction des hôpitaux [...] Il était très clair qu'il fallait créer un Bureau dans la Sous-direction de la réinsertion qui soit l'interlocuteur du ministère de la Santé et qui assure le suivi dans le cadre de la réforme »1843(*).

Pour diriger le Bureau de l'action sanitaire est nommée une magistrate auparavant en poste au Bureau du travail, Michèle Colin, qui est amenée à jouer un rôle décisif dans la réforme. Interrogée sur les motivations qui l'ont amenée à prendre la tête de ce Bureau et à conduire la réforme de l'organisation des soins en prison, cette magistrate met en avant une approche « militante » : « J'avais des motivations idéologiques extrêmement fortes... Militantes ! Voilà ! Ma position était une position militante. Partir du constat que les détenus étaient mal soignés en milieu carcéral. C'était le Moyen-âge ! Le Moyen-âge ! Vous alliez dans des infirmeries totalement délabrées, minables ! » 1844(*). Tout comme son sous-directeur, Alain Blanc, membre fondateur de la COSYPE, Michèle Colin est convaincue par l'idée de « décloisonnement » grâce à laquelle elle explique a posteriori la réforme de l'organisation des soins :

« L'administration abandonne donc un peu de son fantasme de toute puissance et le Ministère de la Justice, car c'est lui qui a porté ce discours, reconnaît qu'elle n'est ni omnisciente ni omnipotente dans la prise en charge des détenus et qu'il y a des choses qu'elle ne sait pas faire et qu'elle doit déléguer à d'autres services publics plus compétents en la matière [...] Cette politique du décloisonnement peut sembler un peu philosophique comme approche, c'est pourtant ce discours-là qui a porté la réforme. J'ai été présente en milieu pénitentiaire pendant un certain nombre d'années, et j'ai bien vu comment cette position philosophique a porté ses fruits très rapidement »1845(*).

L'un des dossiers qu'est amenée à gérer l'équipe de Michèle Colin est la mise en oeuvre des premiers établissements à gestion semi-privée, dits « 13.000 », voulus par Albin Chalandon1846(*). Bien que consciente des avancées réalisées en termes de moyens, celle qui dirige le Bureau de l'action sanitaire est très défavorable à une prise en charge exercée par le privé : « J'ai toujours pensé que le service public de la Santé était plutôt remarquable et que les hôpitaux fonctionnaient de manière tout à fait satisfaisante. Et puis mon choix, c'était que les personnes incarcérées aient accès aux services publics exactement dans les mêmes conditions que n'importe qui ». Parce que le « 13.000 » incarne une logique de privatisation à laquelle elle est opposée, Michèle Colin imagine une prise en charge sanitaire alternative pour les trois établissements retirés du programme sous la forme de conventions entre ces établissements pénitentiaires et l'hôpital public de proximité : « Il fallait que la santé aille en prison, aille aux détenus. Il fallait briser cette omerta et que les établissements hospitaliers s'installent en prison »1847(*).

Le Centre pénitentiaire de Laon est le premier à bénéficier d'une telle convention. A l'occasion de la mise en service de son infirmerie hospitalière en février 1992, Michèle Colin déclare souhaiter « généraliser cette expérience aux autres centres pénitentiaires »1848(*). Car parallèlement, l'équipe de Michèle Colin nourrit le projet d'un changement de tutelle de la santé en milieu carcéral. S'il est partagé par son sous-directeur, Alain Blanc, ce projet se serait heurté à une certaine « frilosité » du Directeur de l'Administration pénitentiaire, Jean-Claude Karsenty. Ce dernier fut nommé en octobre 1990 en raison de la bonne image dont il bénéficie auprès des syndicats pénitentiaires. En effet, suite à d'importantes grèves survenues en 19881849(*) et à plusieurs évasions de détenus, un rapport est confié à l'Inspection générale des Finances ainsi qu'à l'Inspection générale de l'administration représentée par Jean-Claude Karsenty. Les conclusions de ce dernier déplaisent au garde des Sceaux, Pierre Arpaillange, qui ne publie en mai 1990 qu'une « synthèse édulcorée » du rapport provoquant la colère des syndicats ayant trouvé un défenseur en Jean-Claude Karsenty1850(*). Ainsi, lors de sa nomination, le nouveau Directeur est présenté par la presse comme le « monsieur anti-évasions »1851(*).

Si les syndicats ne manifestent pas de forte opposition à son égard, ce dernier est en revanche mal perçu par les magistrats en place à la DAP : « C'était une direction qui était relativement.... libérale, humaniste etc. Ils étaient un peu inquiets. Parce que chaque fois qu'on a un préfet ou un inspecteur général, c'est là qu'on serre la vis »1852(*). S'il est davantage préoccupé des questions sécuritaires et de la gestion des établissements, Jean-Claude Karsenty est néanmoins favorable à ce que l'Administration soit déchargée de la question sanitaire. Il aurait acquis cette conviction en tant que président de la MILT (Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie) lors de sa création en 1985 où il avait supervisé la création des Antennes toxicomanie rattachées aux SMPR1853(*). Le scandale des grâces médicales ou la délégation au « 13.000 », à laquelle il est pourtant assez réticent, achèvent de le convaincre du nécessaire recentrage de la DAP sur sa mission sécuritaire : « A partir de là, j'en ai tiré l'argument : "On laisse tomber ce qu'on ne sait pas faire et on se concentre sur ce qu'on fait bien !". Parce qu'en même temps, il s'agissait de mettre l'accent sur nos priorités et notamment la sécurité » 1854(*).

Pour accélérer la mise à l'agenda de la réforme, Michèle Colin et Alain Blanc ont l'idée d'organiser un colloque sur la question de la prise en charge sanitaire des détenus. « Et donc dès ce moment-là, j'ai parlé de transfert et ça a un peu effrayé mon directeur [J.C Karsenty] et le directeur de la Santé [DGS, Jean-François Girard]. Voyant que les choses patinaient un petit peu, avec mon service et avec mon sous-directeur [A. Blanc] on a décidé de faire un colloque pour faire connaître le problème de la santé en milieu carcéral », observe Michèle Colin1855(*).

Cette « rencontre » entre praticiens, survenue les 4 et 5 avril 1992, permit l'inscription de la réforme de la médecine pénitentiaire à l'agenda décisionnel. A cette occasion, certains soignants, issus du segment de praticiens apparu durant les années quatre-vingt, se livrent à une critique virulente des conditions dans lesquelles ils exercent, du point de vue de la déontologie médicale ou des moyens. Dans une intervention commune, Xavier Emmanuelli et Pierre Espinoza plaident pour un rattachement de la santé auprès de son ministère de tutelle, justifié selon eux par la menace du sida.

Grâce à la présence de nombreux journalistes, ces journées sont l'occasion d'apporter à la connaissance du public les principaux dysfonctionnements de la médecine pénitentiaire1856(*). Contrairement aux congrès des années soixante-dix où la DAP tentait de limiter toute contestation1857(*), les propos critiques des soignants peuvent être vus non pas comme une marque de défiance à l'égard de l'institution carcérale mais comme le produit d'une stratégie d'autocritique initiée par l'Administration pénitentiaire elle-même. Le dispositif choisi (groupes de travail entre soignants, absence des syndicats les plus virulents, supports papiers et vidéos tenant des propos incisifs à l'égard du fonctionnement de la médecine pénitentiaire1858(*), présence de nombreux journalistes1859(*)) favorisait en effet une mise en avant des dysfonctionnements de l'organisation des soins. D'ailleurs en clôture du congrès, Jean-Claude Karsenty et Myriam Ezratty plaidèrent pour un transfert de tutelle auprès du ministère de la Santé.

L'objectif du congrès, intitulé « Soigner autrement », était bien de mettre fin à l'ancienne organisation de soins, comme en atteste une note de préparation : « Le congrès doit déboucher sur une conférence de presse largement relayée par les vecteurs médiatiques qui permettra de "liquider" le concept de médecine pénitentiaire »1860(*). Ainsi, loin d'être une menace, le regard critique des professionnels de santé est une ressource à l'égard du projet de réforme poursuivi, accréditant l'idée que l'Administration pénitentiaire ne serait pas légitime en matière d'organisation des soins. L'objectif poursuivi par le Bureau de l'action sanitaire est en effet d'« intéresser » les services du ministère de la Santé rendant ainsi possible l'inscription de la réforme de l'organisation des soins sur l'agenda décisionnel.

* 1838 DGS/SDOS, « Note pour Monsieur le Directeur Général de la Santé sur la situation actuelle des soins en milieu carcéral », 27/04/1992, document dactylographié, 9 pages. Archives internes DGS.

* 1839 GONIN Daniel, La santé incarcérée, Paris, Editions de l'Archipel, 1991.

* 1840 Ibidem, p.256.

* 1841 Le transfert de la médecine pénitentiaire au service public hospitalier fut une première fois adopté sous forme de décret par le gouvernement socialiste de Pierre Bérégovoy face à l'imminence des législatives de mars 1993. Cependant l'immatriculation des détenus à la Sécurité sociale relevant de la compétence du législateur, la réforme ne fut pas appliquée immédiatement et fut reprise par le gouvernement d'Edouard Balladur sous une forme législative.

* 1842 Arrêté du 6/06/1990 fixant l'organisation en bureaux de la direction de l'administration pénitentiaire.

* 1843 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H.

* 1844 Michèle Colin, chef du Bureau de l'action sanitaire et de la lutte contre la toxicomanie à la DAP de 1990 à 1994. Entretien réalisé le 6/01/2006 à Paris. Durée : 1h50.

* 1845 COLIN Michèle, « Pourquoi une Réforme sur la santé ? » in La prison, aujourd'hui. Maladie et mort en prison. Vers une santé libérée ?, 4ème université du Cri, 10,11 et 12 novembre 1995 à Achères (78), document ronéotypé, pp.35-38. Bibliothèque DAP.

* 1846 Cf. Chapitre 5- section 2.1 : « Le Programme 13.000 et la délégation de gestion à des groupements privés : une forme de décloisonnement ? »

* 1847 Michèle Colin, chef de bureau de l'action sanitaire à la DAP de 1990 à 1994. Entretien réalisé le 6/01/2006 à Paris. Durée : 1H50.

* 1848 « Les prisons se refont une santé », Impact médecin, 23/03/1992.

* 1849 Cf. FROMENT Jean-Charles, La république des surveillants de prison, op.cit., p.283.

* 1850 « Le rapport escamoté », Le Figaro, 5/05/1990 ; «La chancellerie publie une synthèse édulcorée du rapport Karsenty », Le Monde, 5/05/1990.

* 1851 « Jean-Claude Karsenty : monsieur anti-évasions », La Croix, 26/10/1990.

* 1852 Jean-Claude Karsenty, DAP de 10/1990 à 06/1993. Entretien réalisé le 24/05/2007, durée : 2 heures.

* 1853 La création en 1987 des Antennes toxicomanies au sein des SMPR n'a pas été traitée dans la thèse car elle porte sur une époque où les prises en charge psyhciatriques et somatiques étaient déjà distinguées.

* 1854 Jean-Claude Karsenty, DAP de 10/1990 à 06/1993. Entretien réalisé le 24/05/2007, durée : 2 heures.

* 1855 Michèle Colin, chef du Bureau de l'action sanitaire et de la lutte contre la toxicomanie à la DAP de 1990 à 1994. Entretien réalisé le 6/01/2006. Durée : 1H50.

* 1856 Les principaux quotidiens nationaux consacrèrent d'ailleurs à l'occasion des articles à cette pratique médicale peu connue, insistant notamment sur la pénurie et sur le manque de moyens dont souffre l'organisation des soins des prisons. Libération publia une interview de la généraliste de Bois-d'Arcy soulignant le peu de moyens disponibles et les problèmes déontologiques qui en résultent (« Faute de moyens, c'est le grand bricolage », Libération, 6/04/1992) Le Monde publia un article relatant la difficulté de concilier les missions de soins et de surveillance au sein de l'hôpital prison de Fresnes (07/04/1992).

* 1857 Cf. Encadré : « Une prise de parole interne difficile : l'exemple des congrès médicaux ».

* 1858 Peut-être certains reportages ont grossi certains dysfonctionnements. Ainsi, au lendemain du colloque, une généraliste du C.D de Liancourt, se voyant reprocher les propos qu'elle aurait tenus quant aux demandes de la direction de l'établissement pour connaitre la sérologie HIV des détenus, déclare s'être fait « manipulée » par ce reportage vidéo considéré comme « malhonnête » (Lettre du directeur du CD de Liancourt au DAP du 13/04/1992. Archives internes DAP).

* 1859 Trente-cinq journalistes (radio, télé et presse écrite) étaient inscrits à ce colloque (« Liste des participants au colloque « Soigner absolument », document imprimé, 20 pages. Archives internes DAP). Un petit déjeuner avec la presse a eu lieu, d'ailleurs, le 19 mars 1992 afin de préparer le colloque.

* 1860 Souligné par nous (« Avant-projet d'un congrès national de médecine en environnement pénitentiaire », document non daté, 4 pages. Archives internes DAP).

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams