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Krafft-ebing et la science du sexuel : vers une pathologisation de l'érotisme ?

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par Princep Tiffany
UNiversité Paris 1 - Panthéon Sorbonne - Master 1 2007
  

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Chapitre III - Emergence du sadisme et du masochisme

Le sadisme et le masochisme apparaissent comme le couple pervers de la Ps, et, semble-t-il, comme une sorte d'excentricité de Krafft-Ebing, puisque l'interprétation qu'il fournit des « faits » sadistes et masochistes a suscité de nombreuses critiques. Pourtant, l'élaboration de la théorie du sadisme et du masochisme ne s'est pas faite d'un seul tenant : les éditions de la Ps précédent l'apparition du couple sadisme/masochisme (la 6ème édition, 1891) portent la marque de cette construction progressive, construction qui suit principalement, comme nous le verrons, le fil de la clinique.

La principale modification profonde qu'a subit la Ps est contemporaine de la découverte du sadisme et du masochisme. D'après l'étude statistique d'Amine Azar, entre les cinquième et septième éditions, le chapitre sur les paresthésies augmente de 150 %117(*). Ce qui explique cette soudaine explosion est le fait qu'un livre entier y a été versé, en 1891 : il s'agit du Neue Forschungen auf dem Gebiet der Psychopathia Sexualis, soit les « Nouvelles recherches sur les psychopathies sexuelles » 118(*). Le sous-titre est, du point de vue de la valeur que l'on doit accorder à ces nouvelles recherches, très intéressant : Eine medicinisch-psychologische Studie, c'est-à-dire « Etude médico-psychologique », et non, comme pour la Ps, Eine klinisch-forensische Studie, « Etude médico-légale »119(*). Et effectivement, la théorie du sadisme et du masochisme qui y apparaît n'a rien d'une étude médico-légale, et se présente comme une authentique étude proto-sexologique. C'est à ce moment précis que, semble-t-il, la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing est née.

Faire une étude de l'émergence d'un concept suppose de répondre à une première question fondamentale : quelles sont les conditions de possibilité discursives ayant présidé à l'émergence de ce concept ? Cette question concerne l'indispensable approche épistémologique qui, étant données toutes les caractéristiques d'un certain objet discursif, va tenter de restituer les conditions de possibilités de sa production comme objet du discours scientifique. Mais si la prise en compte d'un phénomène dépend en grande partie des conditions de possibilité de sa perception en tant que phénomène, elle dépend aussi pour une part des conditions matérielles qui ont amené l'observateur à rencontrer ce type de phénomènes. Ainsi, dans le cas de l'émergence du sadisme et du masochisme, il semble que les deux approches, épistémologique et matérielle, soient des plus fécondes. En effet, la découverte théorique du masochisme, c'est-à-dire sa prise en compte dans la taxinomie des perversions sexuelles, est contemporaine de la privatisation de la clinique de Krafft-Ebing120(*). Nous pensons, en nous basant sur les recherches de Amine Azar121(*), que c'est l'écoute clinique qui a permis à Krafft-Ebing de découvrir le masochisme ; et que c'est l'émergence d'une théorie du masochisme qui l'a conduit à prendre en compte les « faits » sadistes en tant que tels.

Avant les Nouvelles recherches, ce sont d'abord certains types de comportements qui retiennent l'attention de Krafft-Ebing, et tous sont plus ou moins des actes violents, meurtriers, agressifs : on trouve l'assassinat par volupté (le Mordlust ou Lustmord, quelquefois traduit par « meurtre avec viol »), l'anthropophagie, la nécrophilie, la flagellation active, et toute la série des piqueurs, coupeurs, étrangleurs, écorcheurs (respectivement de fesses, de cheveux, de femmes et d'animaux). Mais ils ne semblent pas retenir son attention parce qu'ils relèvent tous de la même manière de concevoir l'acte sexuel, comme ce sera le cas dans la théorie du sadisme. Dans la Ps 4, par exemple, ces comportements font chacun l'objet d'une classe spéciale, et semblent simplement constituer un certain comportement pervers. Ils n'entretiennent aucun rapport entre eux, si ce n'est le fait qu'elles constituent toutes une forme de perversion122(*). Les comportements énumérés plus haut résument d'ailleurs quasiment l'ensemble des perversions hétérosexuelles reconnues à ce moment par Krafft-Ebing ; ne s'y ajoutent que le fétichisme, l'exhibitionnisme (décrit par Lasègue en 1877), et l' « amour des statues » (qui disparaîtra bien vite). Dans la Ps 4, il n'y a pas eu, semble-t-il, de réelle volonté d'unifier et de théoriser les perversions sexuelles : on est face à une taxinomie somme toute classique, qui se présente plutôt comme une énumération de comportements manifestement sexuels reconnus comme étranges et déroutants.

Le fait le plus capital, c'est que s'il a été possible d'avoir connaissance de ces comportements, ce n'est qu'à travers l'expertise psychiatrique, dans la pratique pénale ou asilaire : en témoigne l'abondance des observations d'individus ayant fréquenté l'hôpital ou la prison. Or, mise à part la flagellation passive (dont la présence dans la Ps est plutôt due à une certaine érudition historique de Krafft-Ebing qu'à des observations cliniques), on ne trouve avant les Nouvelles recherches aucun élément, aucune observation, aucun récit susceptible de présumer de l'existence de quelque chose comme le masochisme. Dans la mesure où les pratiques rapportées par les masochistes n'ont que très rarement croisé les pratiques asilaires et légales de la psychiatrie, il faut remonter aux conditions de possibilité matérielles du discours sur le masochisme pour comprendre comment, à un moment donné, un certain type de pratique sexuelle apparemment privée a pu apparaître dans la taxinomie d'un traité de psychiatrie.

La rencontre de Krafft-Ebing avec le masochisme remonte précisément à sa rencontre avec des masochistes. Par cette affirmation, nous n'entendons pas le fait que les masochistes préexistent au masochisme (ce qui sous-entendrait notamment que Krafft-Ebing n'a fait que découvrir et nommer un objet extra-médical). Ce que nous voulons dire, c'est que le masochisme n'est pas qu'une perversion, uniquement compréhensible dans une discursivité médicale ; mais que le masochisme est aussi une manière dont certains individus ont conçu l'érotisme, ce phénomène étant largement relayé par la littérature123(*). Ainsi, le masochisme en tant que perversion et le masochisme en tant qu'érotisme se recoupent, mais ne se recouvrent pas. Notre thèse est précisément que la description du second a fortement influencé la conception du premier ; un premier indice de cette influence est que le terme même de masochisme a été suggéré à Krafft-Ebing par un correspondant anonyme124(*).

Probablement durant l'année 1889, Krafft-Ebing reçoit un certain nombre de lettres, écrites dans la plus pure tradition de l'anonyme de la Vie secrète dont parlait Foucault125(*), dans lesquelles sont racontés tous les détails de l'odyssée du plaisir : la découverte des émotions sexuelles, les lectures voluptueuses, l'exploration des limites de l'imaginaire érotique, la rencontre avec la sexualité, la recherche du plaisir, les tentatives, les réussites, les déceptions etc.

L'originalité du recueil du propos des masochistes consiste en ce que, vraisemblablement pour la première fois de sa carrière, Krafft-Ebing va se brancher directement sur le discours du malade : ce que Krafft-Ebing va retenir de ses lectures est le fait que les masochistes ont un certain univers érotique, caractérisé par la signification que revêtent pour eux certaines idées, certaines représentations, et certains actes. Les questions de l'état névropathique des ascendants, des anomalies du caractère, et des stigmates physiques font toujours, bien entendu, partie des propos échangés entre médecin et malade (puisque c'est ainsi que se conçoit, en ce temps, la pratique clinique) ; mais le statut de ce qu'il y a à savoir va totalement changer.

En effet, de quoi est-il question dans les confessions masochistes ? Prenons l'exemple de l'observation 44 de la huitième édition, qui se présente justement sous la forme d'une autobiographie. Il s'agit de la première observation de masochisme, tirée d'une lettre anonyme envoyée à Krafft-Ebing durant l'année 1889, et publiée dans les Nouvelles recherches. « L'autobiographie qui va suivre, écrit Krafft-Ebing, nous fournit une description détaillée d'un cas typique de cette étrange perversion »126(*). Le fait que la lettre du masochiste soit présentée par Krafft-Ebing comme une description, et non un exemple, une illustration, est extrêmement étrange : en effet, les malades ne sont pas censés connaître leur maladie mieux que les médecins. Le fait peut paraître anecdotique ; pourtant, il semble que les idées développées dans cette lettre aient influencé pour une large part la clinique de Krafft-Ebing. Krafft-Ebing continuera de correspondre avec « Monsieur N. », et dit de lui qu'il est son « informateur berlinois » au sujet du masochisme127(*). Que le patient fournisse des informations au médecin est une chose ; mais qu'il soit son informateur en est une autre. Face à de tels récits, l'attitude de Krafft-Ebing a semble-t-il consisté à prendre pour acquise la vérité du discours des masochistes sur eux-mêmes, et à valider cette vérité dans son propre discours. C'est en quelque sorte la méthode de l'interprétation qui est ici déplacée128(*). Si le rapport discursif qui existe entre Krafft-Ebing et ces masochistes est bien toujours un rapport de vérité, il semble que l'anatomie de la volupté que la science du sexuel tente de construire dans des normes discursives scientifiques est déjà le produit de la délectation perverse. En effet, si l'on suit Foucault, la nécessité de se dire dans un rapport à la vérité n'est pas seulement le mode sur lequel se codifie l'aveu dans les procédures ritualisées de la confession, ou encore de l'entretien, mais est devenu en quelque sorte le mode sur lequel on expérimente le rapport au sexe ; et il semble (mais cette hypothèse mériterait qu'on y consacre un travail ultérieur), que cette délectation dans les rapports du plaisir et du savoir dont on se fait une vérité soit née dans une expérience, celle des pervers129(*).

L'importance du fantasme, de l'imagination, des représentations et des images mentales dans la théorie des perversions de Krafft-Ebing dérive sans doute de la lecture attentive qu'il a su avoir de ces récits. Du fait que les masochistes accordent une importance considérable au fantasme (puisque, selon leurs dires et ceux de Krafft-Ebing, il leur est impossible de trouver une femme assez cruelle pour les satisfaire totalement), la théorie du masochisme de Krafft-Ebing a fait au fantasme masochiste une large place - et, partant, au fantasme en général.

Dans les multiples récits de masochistes, Krafft-Ebing remarque qu'il est fait mention assez souvent de la pratique de la flagellation. D'après certains masochistes, la pratique de la flagellation ne constitue qu'une tentative pour actualiser le fantasme de soumission.

« A ce propos, les coups et les flagellations jouaient un grand rôle dans mon imagination, ainsi que d'autres actes et d'autres situations, qui, toutes, marquaient une condition de servitude et de soumission » écrit Monsieur N.130(*)

La dépendance, remarque Krafft-Ebing, n'est pas qu'une situation perverse ; elle est aussi une situation dans laquelle peuvent tomber les amoureux. Par ailleurs, remarque-t-il, les termes dans lesquels la relation amoureuse est décrite ne laissent pas douter de l'intime liaison de ce phénomène avec le masochisme :

« ...on emploie généralement, soit par plaisanterie, soit au figuré, des expressions comme celles-ci : "esclavage, être enchaîné, porter des fers, agiter le fouet sur quelqu'un, atteler quelqu'un à son char de triomphe, être aux pieds de quelqu'un, sous le règne de la culotte ; etc.", toutes choses qui, prisent au pied de la lettre, sont pour le masochiste l'objet de ses désirs pervers. [...] Le poète, en choisissant des termes comme ceux que nous venons de citer, pour représenter avec des images frappantes la dépendance de l'amoureux, suit absolument le même chemin que le masochiste qui, pour se représenter d'une manière frappante sa dépendance [...], cherche à réaliser des situations correspondants à son désir. »131(*)

Les actes commis par les masochistes vont finalement s'organiser autour de la logique de la recherche du plaisir, et le plaisir va être défini comme le corrélat de l'expérience de l'érotisme. Ainsi que nous l'avons vu plus haut (section « Psychopathologie sexuelle »), la pratique sexuelle ne fait pas l'objet de l'investigation en tant qu'elle constitue en elle-même un syndrome anormal, mais parce qu'elle est un signe qui permet d'accéder à la question des représentations qui l'accompagnent. Et la nécessité d'accéder à ces représentations et à l'érotisme pervers n'est pas uniquement, comme nous avons tenté de le faire émerger, une problématique liée à la question de la responsabilité, et donc à la question médico-légale132(*).

Si c'est d'abord la représentation de la soumission et de la sujétion qui caractérise les représentations des sadistes et des masochistes, c'est aussi le mode sur lequel elles parviennent à la conscience qui intéresse Krafft-Ebing. En effet, le masochisme est défini comme une « perversion particulière de la vita sexualis psychique qui consiste dans le fait que l'individu est, dans ses sentiments et dans ses pensées sexuels, obsédé par l'idée d'être soumis absolument »133(*). De même, les actes sadistes comportent une part non négligeable d'impulsivité :

« Naturellement, il n'est pas du tout nécessaire, et ce n'est pas la règle, que le sadiste ait conscience de ces éléments de son penchant. Ce qu'il éprouve, c'est uniquement le désir de commettre des actes violents et cruels sur les personnes de l'autre sexe [...]. Il en résulte une impulsion puissante à exécuter les actes désirés. Comme les vrais motifs de ce penchant restent inconnus à celui qui les agit, les actes sadistes sont empreints des caractères des actes impulsifs. »134(*)

Mais contrairement à ce que l'on pourrait en déduire, il ne s'agit pas pour Krafft-Ebing d'affirmer que l'impulsivité est le mode sur lequel agissent les pervers parce qu'ils sont des êtres morbides. L'état du pervers n'a par exemple rien de commun avec l'état maniaque, décrit comme une « véritable hyperbolie de la volonté »135(*), et caractérisé par « de l'instabilité, de l'impulsion incessante au mouvement » :

« Le système des muscles volontaires présente également des modifications remarquables. Le tonus musculaire est augmenté sous l'influence de l'excitation cérébrale. L'allure est plus raide. La précision et la rapidité des mouvements sont plus grandes qu'à l'état normal. L'appareil musculaire obéit plus facilement et plus vite à l'impulsion psychique. [...] Les actes de ces malades présentent aussi une allure pathologique. Ils ne sont pas motivés, mais hâtifs et accomplis avec une suractivité frappante. Ils paraissent irréfléchis, impulsifs. »136(*)

Les actes sadistes (au contraire des actes masochistes) sont bien rapprochés de l'état maniaque, mais dans la mesure où ils offrent une analogie avec les actes passionnels, amoureux, qui « mettent la sphère psychomotrice dans la plus grande agitation et arrivent par cette agitation même à leur manifestation normale »137(*). La colère et l'amour, écrit Krafft-Ebing, « non seulement les deux plus fortes passions, mais encore les deux seules formes possibles de la passion forte (sthénique) »138(*).

L'élément impulsif est tellement peu accentué dans la description que Krafft-Ebing fournit du sadisme que Paul Garnier lui fait le reproche que cette description ne permet pas de distinguer la perversité de la perversion. Selon lui, les moyens que Krafft-Ebing estime être employés par les sadistes dans la recherche de l'excitation sexuelle, « peuvent être employés par des individus pervers » :

« Il importe de bien spécifier, pour rester sur le terrain de la pathologie, qu'il n'y a lieu de décrire comme impulsion sadique morbide que celle qui s'établit, sous la forme obsédante et irrésistible, un rapport nécessaire entre le besoin de la cruauté et l'orgasme génital. »139(*)

En effet, pour Garnier le sadisme est un « syndrome de la dégénérescence mentale »,

« ...une perversion sexuelle obsédante et impulsive caractérisée par la dépendance étroite entre la souffrance infligée et mentalement représentée et l'orgasme génital, la frigidité [c'est-à-dire l'impuissance] restant d'ordinaire absolue sans cette condition nécessaire et suffisante »140(*)

Au contraire de Krafft-Ebing, Garnier soutient que le sadique « est l'esclave d'une obsession spéciale liée à son émotivité morbide »141(*), et parle aisément de « fureur sadique »142(*). L'insistance avec laquelle Garnier développe les distinctions entre perversion et perversité tient certainement au fait que son point de vue est fortement médico-légal, orienté vers une analyse clairement criminologique des comportements sadiques :

« Le crime sadique porte, d'ordinaire, sa marque d'origine : produit d'une impulsion se renouvelant avec une sorte de fatalité, il y a comme la signature dans la répétition d'un attentat, toujours le même [...]. C'est la main du sadique qui se dénonce dans telle mutilation étrange où l'on reconnaît le même procédé, chaque impulsif psycho-sexuel se spécialisant, en quelque sorte, dans ce modus operandi. »143(*)

Pour en revenir à Krafft-Ebing, il semble donc que l'élément impulsif des actes pervers tienne simplement au fait que la véritable signification des actes que les pervers commettent reste à la limite de la conscience. En effet, le caractère impulsif de l'acte dépend seulement de cette condition :

« L'acte suppose toujours des représentations (conceptions) comme mobiles ; ces dernières peuvent être plus ou moins nettes dans la conscience de l'individu. Une action dont les mobiles ne sont pas nettement arrivés à la conscience, est un acte impulsif. »144(*)

Or, nous avons déjà dit que le premier mobile du comportement pervers était précisément la recherche du plaisir145(*) ; et c'est la recherche du plaisir, conçue sur le mode du libido, de l'instinct sexuel, qui donne aux actes sexuels pervers aussi bien que normaux une apparence impulsive. En effet, écrit Krafft-Ebing,

« Dans l'amour sexuel, on n'a pas conscience du vrai but de l'instinct, la propagation de la race, et la force de l'impulsion est si puissante qu'on ne saurait l'expliquer par une connaissance nette de la satisfaction »146(*)

Le meilleur argument pour invalider la thèse selon laquelle le sadisme et le masochisme sont des anomalies cérébrales est proposé par Krafft-Ebing lui-même. « Ce qui est intéressant, écrit-il, mais ce qui est bien difficile à expliquer, ce sont les cas où le masochisme et le sadisme se manifestent simultanément chez le même individu. »147(*). En effet, si l'on part du principe, comme Krafft-Ebing, que ces deux perversions sont congénitales, et qu'elles sont « l'opposé complet » l'une de l'autre148(*), il paraît difficile et même impossible d'expliquer qu'elles se présentent dans le même temps. Le fait même qu'il existe des individus qui prétendent expérimenter les fantasmes caractéristiques de l'une et de l'autre sphère de représentation, ce que reconnaît Krafft-Ebing, semble même invalider la théorie. Mais comme tel n'est pas le souhait de Krafft-Ebing, il formule une hypothèse qui permettrait d'expliquer l'inexplicable :

« Les idées de soumission et de mauvais traitements actifs ou passifs, accompagnées de sensations de plaisir, se sont profondément enracinées dans l'individu. A l'occasion, l'imagination essaie de se placer dans la même sphère de représentation, mais avec un rôle inverse. Elle peut même arriver à une réalisation de cette inversion. »149(*)

Comment concevoir que la volonté de se représenter dans une situation particulière puisse faire basculer l'esprit d'une forme de maladie psychique à une autre ? A moins de prêter un curieux pouvoir à l'imagination, une telle interprétation est une absurdité.

De même, le fétichisme, le sadisme et le masochisme peuvent se rencontrer chez les invertis ; mais les trois perversions peuvent aussi se combiner entre elles. On peut donc construire et observer des types particuliers de pervers : un fétichiste des uniformes militaires à tendance masochiste, un inverti sadique à tendance pédophile, etc.

* 117 Amine A. AZAR, « Emergence et accueil fin de siècle du sadisme et du masochisme », art. cité, p. 50.

* 118 R. von KRAFFT-EBING, Neue Forschungen auf dem Gebiet der Psychopathia Sexualis. Eine medicinisch-psychologische Studie, Stuttgart, F. Enke, 1890. « Cette première édition comporte deux parties, la première consacrée au sadisme et au masochisme, la seconde à l'inversion sexuelle. L'année suivante (1891), parut une seconde édition augmentée d'une troisième partie, consacrée au fétichisme. Le contenu de l'ouvrage a été entièrement versé à la sixième édition de la Ps. » (Amine A. AZAR, « Emergence... », art. cité.

* 119 Le sous-titre, ainsi que la préface et les deux premiers chapitres de la Ps, sont présents dès la première édition, ce qui peut expliquer le sensible décalage que l'on peut noter entre ce que semble être l'ouvrage et ce qu'il s'avère réellement être.

* 120 Les éléments biographiques relatifs à Krafft-Ebing sont tirés de l'étude historico-épistémologique que Harry Oosterhuis consacre à Krafft-Ebing. (Harry OOSTERHUIS, Stepchildren of Nature..., op. cit.)

* 121 Amine A. AZAR, « Emergence et accueil fin de siècle du sadisme et du masochisme », art. cité, p. 47.

* 122 La quatrième édition de la Ps ne propose que deux principes classificatoires, suivant que le penchant (le Neigung) est conservé ou absent, et suivant que la puissance sexuelle est conservée ou non. Ce dernier principe, dont nous parlions plus haut (cf. p. ) permet donc déjà de classer les comportements pervers dans leur rapport avec le coït. Ainsi, on apprend que les piqueurs de fesses ont conservé leur puissance sexuelle, mais que les coupeurs de nattes sont impuissants (R. von KRAFFT-EBING, Eine klinisch-forensische Studie. Psychopathia sexualis. Mit besonderer Berücksichtigung der conträren Sexualempfindungen, (3ème édition), Stuttgart, F. Enke, 1888, p. 49 et p. 57). La présence de ce principe classificatoire dans les premières éditions renforce l'idée que ce sont d'abord des pratiques et des comportements qui ont fait l'objet d'une psychiatrisation.

* 123 Ainsi la Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, abondamment citée par les masochistes comme l'un de leurs ouvrages favoris.

* 124 Harry OOSTERHUIS, Stepchildren of Nature..., op. cit., p. 174.

* 125 Anonyme, My secret Life, réédité par Grove Press, 1964, cité in Michel FOUCAULT, La volonté de savoir, op. cit., p. 31. L'analyse de cette volumineuse confession érotique est le point de départ de la critique de l'hypothèse répressive, et Foucault en fait une « figure centrale » de l'histoire de la sexualité moderne.

* 126 R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 123.

* 127 R. von KRAFFT-EBING, « Bemerkungen uber geschlechtliche Hörigkeit« und Masochismus », art. cité, p. 210. La fin de l'article est consacrée à une discussion de l'opinion de Dimitry Stefanowski, un juriste russe, qui revendique la paternité du masochisme. Dans un article de 1892 des Archives de l'anthropologie criminelle, Stefanowski affirme en effet que ce que Krafft-Ebing appelle masochisme avait déjà fait l'objet d'une conférence que lui-même avait tenu en 1888, soit deux ans avant les Nouvelles recherches, et qu'il l'avait appelé le « passivisme ». (cf. Dimitry STEFANOWSKI, « Le passivisme », in Archives de l'anthropologie criminelle, vol VII, 1892, pp.294-298, ici p. 296). Un échange de lettres suit ; selon les dires de Krafft-Ebing, les « grandes lignes de sa position »sont inspirées de l'opinion de Monsieur N., qu'il consulte à cet effet (p. 210).

* 128 Dans La volonté de savoir, Foucault identifie la méthode de l'interprétation comme étant l'un des cinq procédés par lesquels la volonté de savoir occidentale a recodé les rituels de l'aveu au sein d'une discursivité scientifique. (Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, vol I, op. cit., pp. 87-90.)

* 129 C'est ce phénomène que Foucault appelle l'implantation perverse (Ibid., pp. 49-67). A l'origine, l'Histoire de la sexualité devait comporter un tome intitulé Pervers.

* 130 Ibid., p. 124

* 131 (nous soulignons) Ibid., p. 189. Parce qu'elle entretient des rapports étroits avec les représentations, la langue fait l'objet d'une attention toute particulière dans la Ps ; que l'on se souvienne de la réflexion à propos de la connexité qui existe entre les termes « tablier » et « jupon », comme supplément d'explication au fétichisme du tablier (cf. section « Le fétichisme de Krafft-Ebing »)

* 132 C'est pour cette raison que nous avons choisi de ne pas en parler ; pour une critique de la confiscation de l'histoire de l'émergence de la catégorie des perversions sexuelles par la problématique médico-légale, cf. Julie MAZALEIGUE, séminaire doctoral à l'IHPST, op. cit.

* 133 (nous soulignons) Ibid., p. 122.

* 134 Ibid., p. 84.

* 135 Ibid., p. 82.

* 136 R. von KRAFFT-EBING, Médecine légale des aliénés, op. cit., p. 173-174.

* 137 R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 81. De même que l'exaltation maniaque « peut facilement passer à la manie de destruction furieuse », l'exaltation de la passion sexuelle « produit quelquefois le violent désir de détendre l'excitation générale par des actes insensés qui ont une apparence d'hostilité » (comme mordre, griffer, etc.). 

* 138 Ibid., p. 81.

* 139 Ibid., p. 102.

* 140 (nous soulignons) Ibid., pp. 442-443.

* 141 Paul GARNIER, « Le sadi-fétichisme », in Annales d'hygiène publique et de médecine légale, vol. XLIII, n°3, 1900, pp. 97-247, p. 101.

* 142 Ibid., p. 104.

* 143 (souligné dans le texte) Ibid.

* 144 R. von KRAFFT-EBING, Traité, op. cit., p. 23.

* 145 Section « Psychopathologie de la sexualité »

* 146 R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 11.

* 147 Ibid., p. 197.

* 148 Ibid,. 193.

* 149 Ibid., p. 198.

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