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Le paradoxe de l'errance dans "Etoile errante" de JMG le Clézio

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par Martha Isabel MUELAS HURTADO
Université Paris 8 Saint Denis - Master 1 littérature française et francophone  2012
  

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PREMIÈRE PARTIE

REPRESENTATION DE L'ERRANCE

COMME THEMATIQUE LITTERAIRE DANS ETOILE ERRANTE

Composée d'une cinquantaine d'ouvrages, l'imposante oeuvre de Le Clézio peut sembler d'entrée, difficile d'accès dû à la variété des sujets qu'il aborde et les thématiques déployées. La tâche à laquelle nous nous adonnons dans cette première partie vise à déterminer une élaboration précise de la construction d'une poétique de l'errance afin de saisir ce motif dans cet ouvrage : Etoile errante. Ce que nous avons réalisé en lisant ce texte, ce que bien plus que le fait de la lecture, ce sont plutôt les mots du roman dans leur ensemble qui nous avaient amèné à errer. En lisant une histoire si complexe nous nous sommes aperçus que la relation entre l'écrit et la déambulation géographique est marquée et marquante. Nous nous intéresserons au fonctionnement du texte car le livre met en scène des personnages, des lieux, une temporalité et un imaginaire spécifique à l'errance que nous permet de comprendre le livre mis au service d'une même fonction, la création littéraire.

Déambulations

Le roman commence sur cette idée de mouvement. Derrière le motif de l'errance se profile une question de l'aléatoire, de mobilité, d'instabilité, quelque chose qui ne peut pas se fixer. Le narrateur nous introduit dans histoire en évoquant le plus ancien souvenir d'enfance d'Esther : « c'était peut-être ce bruit son plus ancien souvenir... [] Elle marchait20 entre son père et sa mère » (Le Clézio : 1994 :15). Ainsi, ce personnage déjà dans une dynamique du déplacement nous emmène avec lui dans un voyage, dans une errance. Cependant, lorsqu'Esther évoque sa vie passée, on s'aperçoit que sa vie n'a pas toujours été ainsi. Son enfance semble être heureuse avec sa famille à Nice jusqu'au moment où ils ont dû se réfugier à Saint-Martin de Vésubie pour se protéger des Allemands, mais sous une occupation italienne. La marche, le déplacement seront présents tout au long de son récit pour nous

20 Souligné par nous.

rappeler le parcours de cette errance. Ainsi, nous trouvons le besoin de se déplacer tout le temps, de marcher, de tourner, d'aller, de retourner, de passer, de venir, d'arriver, de partir. Toutes ces actions font partie d'un grand réseau lexical que l'écrivain utilise souvent dans le texte et qui nous font constater qu'on se déplace beaucoup, mouvement qui apparaît de manière réitérative pendant toute l'histoire : « Esther aimait partir avec les enfants » ( 1992 : 16), « Esther revenait dès qu'elle pouvait » (1992 : 23), « Elle avait couru » (1992 :37), « elle a marché jusqu'à la porte » ( 1992 :81), « les gens commençaient à partir » ( 1992 :88), « la troupe traversait le haut du village »(1992 :91), « les fugitifs partaient les uns après les autres » (1992 : 115), « où est ce que nous allons, où est- ce qu'on nous emmène ? (1992 :130), « les réfugiés passaient lentement » (1992 :218). Les personnages sont pris dans la dimension d'un mouvement géographique qui les emmène d'un lieu à l'autre, de Nice à Saint-Martin de Vésubie, à Festiona, puis Nice, puis Orléans, puis Paris, Marseille, Tel-Aviv, Jérusalem, le Canada et finalement Nice. Cela nous fait penser à un mouvement en spirale, qui se manifeste pour la répétition sans fin des mêmes actes, par le passage périodique dans les mêmes lieux symboliques ou au contraire vides de toute signification, effectuant ainsi une sorte de rituel sans foi. Les personnages principaux de ce roman sont ceux qui illustrent le mieux cette errance, Esther, bien sûr, l'héroïne d'Etoile errante et Nejma, qui protagoniste aussi, semble être le miroir d'Esther dans l'histoire. Esther passe d'un continent à l'autre dans la même errance, la même recherche éperdue d'un sens, et ses parcours interminables en France illustrent la répétitivité circulaire du non-sens :

Ici, nous sommes arrivés ici dans la pénombre de l'aube, après avoir marché dans la nuit, sous la pluie,... [] Nous avons marché en écoutant le bruit... [] Sans parler à l'aveuglette... [] Cela faisait battre notre coeur, comme si nous étions en train de marcher dans un pays inconnu (1994 :144-145)

Les deux premiers chapitres consacrés à Esther, sa vie en Europe et son exil vers Jérusalem laissent ainsi apparaître une succession d'actions ou de moments qui ponctuent un parcours aléatoire, livré au hasard des rencontres, d'où se dégage une certaine angoisse. L'errance des personnages sans attaches et sans but est marquée par le gérondif qui suspend les moments évoqués au pluriel, pour montrer leur répétition, dans un passage atemporel, qui ne semble pas s'arrêter. C'est la spirale malheureuse de l'errance d'Esther, le cycle du déplacement qui comme un rituel nous illustre la fatalité dans des labyrinthes du désert:

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« Maintenant, ils restaient autour de huttes, assis à l'ombre dans la poussière, faméliques et semblables à des chiens, se déplaçant avec le mouvement du soleil » (1994 : 231).

De son coté, Nejma aussi erre dans son pays d'où elle a été chassée par les Juifs. Elle a été obligée de partir de Palestine et les soldats l'ont emmenée vers le Camps de Nour Chams avec l'aide de Nations unies. Son récit, témoignage intentionnel de ce qu'elle a vécu dans ce non-lieu nous illustre aussi cette fatalité que la rapproche d'Esther :

Le camp de Nour Chams est en train de sombrer peu à peu dans la malheur. Quand nous sommes arrivés dans le camion bâché des Nations unies, nous ne savions pas que cet endroit allait être notre nouvelle vie. Nous pensions tous que c'était pour un jour ou deux, avant de reprendre la route » (1994 : 226)

Ce passage exprime ce même parcours aléatoire, sans but, livré au hasard de rencontres avec le même sentiment d'angoisse que nous avons remarqué pour celui d'Esther précédemment. Cette même spirale malheureuse qui vise les deux filles et qui semble leur donner une errance, un transport qui s'attache au corps, au physique, au géographique. Cette déambulation qui unit, en effet, la Juive et la Palestinienne illustrent bien cette errance qui nous renvoie aux non lieux.

Les Non-lieux : la route et le camp

Nous allons nous concentrer sur ces lieux, ces espaces géographiques de l'errance, ou la possibilité de faire l'expérience de l'ailleurs nous est donnée. Le terme de non-lieu, nous le prendrons dans le sens de Marc Augé21, ces lieux de passage que nous annonce l'errance.

Ainsi, derrière le voyage, il y a cette idée d'exploration d'un ailleurs qui nous attire et qui nous parait une motivation importante pour aller à la rencontre de l'altérité, l'idée ici c'est celle de l'errance comme la perte d'un lieu, ou la « déspatialisation » qui nous introduit dans le paysage et dans les parcours cheminés par les protagonistes dû à leur déplacement physique.

Nous pourrions dire avec l'anthropologue Marc Augé que « le dispositif spatial est à la fois ce qui exprime l'identité du groupe » et avec Starobinski (cité par Augé 1992 : 60) que

21 Augé, Marc, Les Non-lieux, introduction à une anthropologie de la modernité, Editions du Seuil, Paris, 1992, p. 60

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l'essence de la modernité se trouve dans la réconciliation entre passé et présent : « présence du passé au présent qui le déborde et le revendique ». Ainsi, le créateur du concept de « non-lieux » illustre le fait que « si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu » (1994 :61). Etoile errante récrée deux espaces intéressants pour cette question du non lieux : la route et le camp de Nour Chams ; ce roman est avant tout l'histoire d'une traversée spatiale d'un continent à l'autre, d'une Europe exclusive à une Afrique rêvée. L'histoire de ces deux filles issues de l'errance de leurs peuples entraîne une réflexion sur la notion de route, de chemin qui montre leur évolution personnelle et qui ne semble se vivre que dans le déplacement géographique :

De les voir maintenant, au soleil , sur cette route de pierres courbés en avant, marchant lentement avec leurs grands manteaux qui les encombraient, Esther sentait son coeur battre plus fort, comme si quelque chose de douloureux et d'inéluctable était en train d'arriver comme si c'était le monde entier qui marchait sur cette route, vers l'inconnu » ( 1992 : 91) ; « Ensemble, ils ont commencé à marcher sur la route d'Amman, ils ont mis leurs pas sur les traces de ceux qui les précédaient. Le soleil brillait haut dans le ciel, il brillait pour tous. La route22 n'avait pas de fin (1992 : 292).

Dans ce passage « la route » se répète quatre fois, une succession des mots qui semble nous rappeler que nous n'avons pas de fin, que la spirale commence dans « la route » mais que ce lieu n'a pas de terminus. Cette impossibilité à parvenir à sortir de cette route se manifeste dans les allitérations du son « r » qui présente dans les deux mots « errance » et « route » lie cette impression au lieu de déplacement pour en faire un effet de spirale. Dans tout le roman, la réitération de ce mot fera apparition accompagné des actions de déplacement, ces mouvements ponctuent l'effet de marcher, de partir, de s'en aller. Cette mythologie de la « route » nous renvoie à la traversée de l'espace, mais aussi dessine une sorte de quête, d'un goût pour la liberté. C'est bien ainsi que l'idée d'une stabilité ne se conçoit pas dans cet imaginaire de la route, qui conduit à nulle part, il semblerait que les personnages se laissent contaminer par le rythme de cette route, avec le but de chercher une liberté qui ne leur a pas été donnée.

Le camp de Nour Chams

22 Souligné par nous.

Nejma, la narratrice décide de nous raconter l'histoire de ce non-lieu à travers son journal intime. A ce propos, la description du camp de Nour Chams qu'elle dépeint nous permet une lecture sociale d'un espace d'aliénation profondément marqué par l'exclusion, la faim et la maladie d'une collectivité. Nejma écrit dans son journal « le soleil ne brille pas pour tous ? J'entends cette interrogation à chaque instant » (1992 :223) pour évoquer cette question qui nous poursuit : la terre n'est pas à tous ? Une réflexion complexe qui trouve sa réponse d'un point de vue politique et marqué par la violence des religions.

La perspective narrative retenue dans la description du camp de Nour chams présente l'exode des Palestiniens en 1948 avec la création de l'état d'Israël, ce nouvel État a donné la légitimité au peuple juif pour reprendre son pays et l'habiter après la meurtrière Shoah. Il faut remarquer que dans la tradition juive, chrétienne et musulmane ce territoire est la région où s'établit le peuple juif. C'est ce discours politique qui a donné suite à la chasse du peuple palestinien du territoire de Jérusalem. Cette perspective fait pénétrer le lecteur dans la souffrance de Palestiniens qui chassés de leur terre sont envoyés dans les camps de L'ONU pour réfugiés pendant la guerre, obligeant la population à quitter ses maisons, ses métiers et fuir la guerre. Dans la narration de Nejma, la « mémoire » de Nour Chams s'ouvre avec l'évocation de la mort de Nas, le vieux qui « a été enterré au sommet de la colline » (1992 : 223), cette atmosphère morbide renvoie à l'hôtel de la Solitude dans le cas d'Esther. Nejma commence son récit en décrivant comment le vieux décédé avait été enterré et avec un sentiment de honte qu'on ressent quand elle l'évoque nous pensons à l'indignité de ne pas avoir un endroit digne pour mourir :

Ce sont ses enfants qui ont ouvert la terre à coups de bêche, rejetant les cailloux en deux tas égaux de chaque côté, puis ils l'ont descendu, enveloppé dans un vieux drap qu'ils ont cousu eux-mêmes, mais qui était trop court, et c'était étrange le corps du vieillard raidi dans ce drap d'où sortaient ses deux pieds nus, en train de descendre dans la tombe. Ses fils ont repoussé la terre avec leurs bêches, et les enfants plus jeunes ont aidé avec leurs pieds. Puis ils l'ont placé pardessus les pierres les plus grosses, pour que les chiens errants ne puissent pas rouvrir la tombe » (1992 : 223)

Cette scène met l'accent sur l'oubli dans lequel vivaient les habitants de ce camp pour qui la mort devenait la seule manière de se sauver. Le personnage de Nejma explique, en

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racontant ses jours au camp, tous les malheurs qui constituent pour elle et son peuple le fait d'être arrivé là, la narration de l'héroïne crée un champ lexical où les sujets qui reviennent tout le temps sont en rapport avec la mort : « loups affamés », « histoires terrifiantes », « revenants », « chagrin », « des voix des gens qui se désespèrent », « une plante qui se dessèche », « les malades de fièvre », « arbustes desséchés », « leur visage noirci », « le malheur ». (1992 : 223- 225), « les enfants morts » (1992 : 253). Les verbes qui résonnent tout au long du récit renvoient à la tristesse, à l'accablement, à la fatigue, à la mort, à la destruction, les images des corps meurtris, accablés, souillés, épuisés par les réalités d'un quotidien brutal sont les annonces d'un camp où personne ne survivra comme l'illustre ce passage :

[...] Au-dessous de moi, il y a les allées rectilignes du camp. [...] jour après jour, c'est devenu notre prison et qui sait si ce ne sera pas notre cimetière ? [...] Le camp de Nour Chams fait une grande tache sombre, couleur de rouille et de boue, à laquelle aboutit une route de poussière [...] les soldats arabes en haillons, la tête ensanglantée, les jambes enveloppées de chiffons en guise de pansements, désarmés, le visage creusé par la faim et par la soif, certains encore enfants mais transformés en homme par la fatigue et par la guerre. (1992 : 227).

Malgré toute cette atmosphère morbide du camp, Nejma préserve également une part d'humanité dans le camp, à travers la sensibilité de l'héroïne, l'auteur insiste sur la solidarité des victimes, les valeurs de l'amitié, l'importance des souvenirs, le respect du sacré et l'espoir des enfants. Dans ce passage, nous remarquons ces idées très présentes dans le roman :

Roumiya est venue au camp de Nour Chams à la fin de l'été. Quand elle est venue, elle était déjà enceinte de plus de six mois [...] [elle] avait gardé quelque chose d'enfantin [...] Aamma Houriya l'avait prise tout de suite sous sa protection » (1992 :247) ; « La vie avait changé, maintenant qu'il y avait le bébé dans notre maison. Malgré le manque de nourriture et d'eau, il y avait un nouvel espoir pour nous. [...] les voisins venaient devant notre porte, ils apportaient un présent, du sucre, des linges propres, un peu de lait en poudre qu'ils avaient pris sur leurs rations» (1992 : 270).

De cette manière, à travers les expériences personnelles de minorités mises à l'écart et en reliant les injustices décriées aux tragédies mythiques du passé, Le Clézio regrette l'échec d'Israël à maintenir deux peuples religieux en paix. Les échos de ce genre abondent dans les

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scènes d'Etoile errante où une focalisation soutenue par certains procédés de l'écriture

filmique, induit le lecteur dans un jugement péjoratif sur toutes les formes de
déshumanisation liées à la guerre, mais aussi introduit un jugement mélioratif par rapport aux liens et aux valeurs de l'amitié, la famille et la solidarité. Dans l'extrait suivant ce procédé de l'écriture filmique souligne ces jugements :

Sur le pont, les femmes, les enfants commençaient à traverser. Les fugitifs marchaient sur la route, vers le levant, vers Salt, vers les camps d'Amman, de Wadi al Sirr, de Madaba, de Djebel Hussein. La poussière sous leurs pieds faisait un nuage gris qui tourbillonnait dans le vent. De temps en temps, les camions bâchés des soldats passaient sur la route, leurs phares allumés. Saadi a attaché la corde de la chèvre à son poignet, et il a mis son bras droit autour des épaules de sa femme. Ensemble, ils ont commencé à marcher sur la route d'Amman, ils ont mis leurs pas sur les traces de ceux qui les précédaient. Le soleil braillait haut dans le ciel, il brillait pour tous. La route n'avait pas de fin » (1992 :292)

Ce passage nous montre comme une caméra une scène où les personnages souffrent et marchent à la recherche d'un lieu d'origine. La « route » aussi plusieurs fois évoqué, nous rappelle que la quête ne s'est pas encore terminée. La traversée continue et donne un mouvement ondulatoire entre la route et le non-lieu qui dessine le trajet d'une recherche de sens, d'une quête humaine, d'une réponse à l'errance. Dans le roman, deux éléments annonciateurs nous illustrent l'errance comme des métaphores : le désert et la mer.

Éléments de l'errance

Le désert et la mer sont les deux éléments par excellence de l'errance. Nous pouvons évoquer les deux figures qui mieux l'incarnent, le Juif Abraham et le grec Ulysse. Les deux personnages mythiques font preuve de courage et décident de traverser les éléments du sable et de l'eau qui semblaient devenir des remèdes à leur errance physique. Ces éléments deviennent des métaphores annonciatrices de l'errance vécue par les personnages d'Etoile errante, Esther et Nejma sont imprégnées de ces deux éléments dans leurs vies, l'une grâce à la traversée en bateau de l'Europe vers l'Afrique, l'autre à cause de l'exil de chez-elle, au bord de la mer, au camp de Nour Chams, au milieu du désert.

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L'eau apparait dans l'histoire de manière réitérative, elle fait partie du paysage, des scènes que Le Clézio nous dépeint et nous font penser que cet élément a une importance remarquable dans les récits de ses personnages. Ainsi, dès la première ligne du roman l'eau s'annonce comme révélateur de nouveauté « Elle savait que l'hiver était fini quand elle entendait le bruit de l'eau » (1994 :15) et l'eau représente pour Esther « son plus ancien souvenir ». Au fur et à mesure que la narration avance l'eau deviendra presque un lieu porteur de sens, ainsi elle apparaît comme cure à tout ce qui peut faire souffrir, angoisser, attrister et tuer. L'eau garde un rapport intéressant avec le changement, on s'aperçoit que dans les changements de vie qui subissent les deux protagonistes de l'errance que la présence de l'eau et de la mer sont presque obligatoires comme source de renouveau. La traversée en bateau de la France vers Jérusalem incarne une épreuve marquante pour Esther qui entourait de l'eau soit par les tempêtes, soit par les vagues, soit par la mer la hantera comme figure révélatrice des changements que sa vie aura « le rivage est si proche que je n'aurais aucun mal à l'atteindre à la nage » ( 1994 : 172) comme si elle nous montrait le renouveau que l'eau lui procure. Ainsi, l'élément de l'eau nous renvoie à cette idée de l'infini, à une espace sans limite et sans frontières. De cette manière, le récit d'Esther fortement accompagné de l'eau nous renvoie à un sentiment de tranquillité, d'apaisement « Ce sont de mots qui vont avec le mouvement de la mer, des mots qui grondent et qui roulent, des mots doux et puissants, des mots d'espoir et de mort, des mots plus grand que le monde, plus forts que la mort » (1994 : 175). L'eau devient la métaphore révélatrice des décisions, des résolutions qui vont survenir. En ce qui concerne Nejma, l'eau et la mer seront présentes à travers ses souvenirs. Elle verra dans cet élément une chance de vie, d'améliorer, de changer « C'était comme autrefois, à Akka, sous les remparts, quand elle regardait la mer, et qu'il n'y avait pas besoin d'avenir » (1994 : 290). L'eau est chargée d'une polyvalence que Le Clézio nous fait percevoir à travers son roman, soit comme élément purificateur ou comme élément de mort dû au manque de celle-ci, l'eau est chargée de toute une symbolique collective et individuelle. Par sa nature mouvante et changeante, souvent imprévisible, elle apparaît bien comme l'image du temps, impossible à appréhender dans sa totalité, l'eau s'écoule de façon irrégulière comme la vie, et dans l'errance, la question de la vie y est présente.

En ce qui concerne le désert, Le Clézio est l'écrivain par excellence du désert comme toute forme de nomadisme. Etoile errante nous montre le désert à travers la marche de ses personnages, à travers les déplacements, les mouvements sans fin, les autres éléments qui

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l'accompagnent comme le sable et la poussière. Paradoxalement, le désert est un lieu où l'errance se montre particulièrement hostile car il n'y pas de l'eau pour survivre. L'évocation de son nom à elle seule produit des sensations froides chez ceux qui lui ont donné ce nom : la peur, la soif, la solitude, la mort. Mais elle produit le contraire chez ceux qui y vivent ; ceux qu'il a adoptés et dont il a forgé le physique et le tempérament de l'existence. Le désert apparait dans le roman comme lieu de l'errance sans fin, de l'inhospitalité, des affres de la marche, de la crainte d'y perdre la vie. C'est précisément sur cette symbolique si forte que le désert se manifeste comme un espace dure et dépourvu d'espoir. Le désert faisant un lien entre les personnages de l'histoire nous illustre cette quête existentielle dont il est question dans l'errance, l'aridité du sable nous laisser voir cette épreuve qui doit survenir aux personnages pour parvenir à leur rencontre d'eux-mêmes. Cette rencontre marqué par l'autre mais aussi marque par nous- mêmes. Le désert est le lieu de la survie humaine, ses conditions sont difficiles, cet espace ou la déshydratation, la soif et la chaleur constante sont ses caractéristiques nous rappellent l'épreuve de la survie humaine dans un environnement pareil.

Ceci- dit nous fait penser à Mauriac et sa phrase « chacun de nous est un désert, une oeuvre est toujours un cri dans le désert 23» pour nous rappeler que nous sommes le monde et c'est pour nous que le poète écrit, le désert comme le monde à parcourir, comme le monde à conquérir. En ce sens, L'errance ne doit pas être vécue comme le signe d'un destin tragique et obscur mais comme la chance même de l'homme, la matrice des possibilités de son existence, enfin comme le nom secret de sa liberté.

Esther et Nejma : figures métaphores

Esther et Nejma sont les deux figures de l'errance dans Etoile errante. Esther est la fille juive qui doit fuir la France pour se sauver de l'occupation Nazi. À cause de cette exclusion, sa famille deviendra errante et marginale. Elle sera obligée de quitter l'Europe pour aller à la rencontre de ses origines en Israël et comprendre sa destinée. De son côté Nejma est la fille palestinienne obligée à quitter sa ville natale après le retour des Juifs en Israël, devra errer pour trouver un lieu où recommencer sa vie. Le roman présente deux récits qui évoluent parallèlement celui de Hélène-Esther et celui de Nejma, chacun de leur côté. La souffrance de l'une renvoie à l'autre dans plusieurs passages « on nous a tous enfermés dans cette grande

23 Mauriac, François, Le désert de l'amour, Editions Grasset : Paris, 1925.

salle vide, au bout des ateliers de l'Arsenal, sans doute... on a pris tous nos papiers, l'argent, et tout ce qui pouvait être un arme » (Esther : 178), « les soldats quand ils ont fouillé nos bagages, ont enlevé tout ce qui pouvait servir d'arme » (Nejma : 237) ; leur plaisir de la lecture et des histoires racontées se manifeste aussi comme leur seule évasion de la réalité : « Qu'est-ce que je vais raconter ce soir ? » je répondais aussitôt : « une histoire de la vieille Aïcha, l'immortelle ». J'oubliais qui j'étais, où j'étais, j'oubliais les trois puits à sec, les baraques misérables...les enfants affamés... les plaies qui couvraient les corps des enfants les morsures de poux, des puces » (Nejma : 241-242), « Quand j'ai envie de pleurer ou de rire, ou de penser à autre chose, il suffit que je prenne un de ceux- là, que j'ouvre au hasard, et tout de suite je trouve le passage qu'il me faut »( Esther :145). À travers la lecture de ces extraits, on ressent la présence de l'écrivain qui nous rappelle que la lecture est aussi une manière de fuir la guerre, les difficultés du présent qui nous échappe à tous. Dans ce sens, ses idéaux de voyage, de la rencontre, de paradis, de mythe, de multiplicité, d'écologisme nous amènent à prendre position par rapport au monde et ses vrais problèmes : la faim et l'ignorance.

C'est le personnage d'Esther qui semble le plus emblématique de cette errance, de temps et du sens. Tout au long du roman sa vie se retrace tandis que pour celle de Nejma seulement le chapitre trois lui est consacrée. D'abord, exilé avec sa famille à Saint- Martin de Vésubie après avoir quitté Nice, à cause de l'occupation allemande en France. Ensuite, après la défaite des Italiens, obligée à quitter la frontière italienne pour Paris, puis Marseille d»où elle partira vers l'Israël, la terre de ses ancêtres dans le bateau « Sette Fratelli ». Cette traversée lui fera perdre son père qui sera assassiné par les allemands, elle devra attendre quatre ans avant de pouvoir partir vers la « terre promise » et la fera errer dans une quête de sens pendant trois ans avant d'arriver au kibboutz de Ramat Yohanan. Dans le passage de la rencontre entre Esther et Nejma, l'un des moments les plus émouvants et le plus symboliques de l'histoire, nous allons repérer l'élaboration de l'écrivain dans deux moments par rapport à sa démarche littéraire. Nous sommes en 1948 ; dans le désert, un convoi de camions qui emmène Esther et une centaine de personnes vers Jérusalem croise un groupe de gens qui arrivent à pied, en sens inverse, dans ce premier moment, ce passage nous illustre:

Les camions étaient arrêtés et les réfugiés passaient lentement, avec leurs visages détournés au regard absent. Il y avait un silence pesant, un silence mortel sur ces visages pareils à des masques de poussière et de pierre. Seuls les enfants regardaient, avec la peur dans leurs yeux. Esther est descendue, elle s'est approchée, elle cherchait à comprendre. Les femmes se

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détournaient certaines lui criaient des mots durs dans leur langue. Soudain, de la troupe se détacha une très jeune fille. Elle marcha vers Esther. Son visage était pâle et fatigué, sa robe pleine de poussière, elle portait un grand foulard sur ses cheveux. Esther vit que les lanières de ses sandales étaient cassées. La jeune fille s'approcha d'elle jusqu'à la toucher. Ses yeux brillaient d'une lueur étrange, mais elle ne parlait pas, elle ne demandait rien. Un long moment, elle resta immobile avec sa main posée sur le bras d'Esther, comme si elle allait dire quelque chose. (1994 : 218-219)

Tout de suite nous remarquons une date : 1948, la date de la création de l'état d'Israël ne passe pas inaperçue dans le contexte du conflit judéo-palestinien que nous allons analyser. Cet extrait de la nouvelle suscite plusieurs questions : qui sont les réfugiés ? Comment sont-ils décrits ? Que veut transmettre l'auteur ? Comment l'auteur configure-t-il son récit ? Comment l'auteur traduit-il les deux chemins opposés des deux jeunes filles ? Quelles conséquences pour Esther ? Pourquoi le titre Etoile errante n'est - t- il pas au pluriel ?

Pour commencer, nous repérons que les réfugiés sont des Palestiniens, ce peuple qui est obligé de quitter Jérusalem pour laisser la place au peuple juif. Ils sont décrits avec une démarche lente, leurs visages sont détournés, (ils ne veulent pas voir les gens qu'ils croisent) ; ils ont le « regard absent » vide. Le mot « silence » se répète deux fois, d'abord qualifié de « pesant » puis de « mortel «. On remarque une gradation entre les adjectifs : de lourd, difficile à supporter, on passe à la connotation de la mort, soulignée par la comparaison « pareils à des masques de poussière et de pierre ». Ces personnages ressemblent à des mort vivants : la poussière du désert s'est incrustée dans leur visage, leur fatigue et leur désespoir sont si grands qu'ils ne peuvent plus rien exprimer (masques de pierre). Nous constatons que Le Clézio veut nous transmettre cette souffrance, cet accablement, cette immense fatigue qui déshumanisent les personnes, les rendent absentes à elles-mêmes. Nous pouvons remarquer ici que Le Clézio recrée cinq mouvements pour décrire la démarche des deux filles : un premier où Esther descend du camion et s'approche des femmes ; un deuxième mouvement introduit par l'adverbe et mot de liaison « soudain » : une très jeune fille se détache de la troupe et marche vers Esther ; un troisième qui commence par le mot « puis » : la jeune fille sort un cahier de sa poche ; le quatrième marqué par « enfin » : la jeune fille retourne vers la troupe de réfugiés et le cinquième, introduit par le mot « mais » : Esther repense à ce qui vient de se passer. Elle tente de comprendre qui sont les gens que croise la caravane. Ces cinq mouvements configurent la démarche d'écriture de Le Clézio qui fait mouvoir ses

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personnages et son récit constamment. L'écrivain utilise une marque de rapidité « soudain » suivi d'une notation de provenance « de la troupe » pour introduire le personnage, ensuite il décrit le sujet « une très jeune fille » est rejeté en fin de phrase produisant un effet de focalisation.

Nous remarquerons ici la tendance de Le Clézio pour nous faire penser avec ses récits à une caméra qui suit les personnages. Ce personnage est une jeune fille palestinienne, son visage est « pâle et fatigué », sa robe « pleine de poussière », « elle porte un grand foulard sur ses cheveux ». Ses chaussures sont abimées par la marche : « les lanières de ses sandales étaient cassées ». La jeune fille s'approche d'Esther pose sa main sur son bras, mais elle ne lui parle pas, elle ne demande rien. Le geste est une ébauche de lien, de deux êtres humains que tout sépare à l' instant de l'histoire/ Histoire. Le silence entre les deux filles nous fait penser à la grande barrière linguistique, il nous évoque la situation dans laquelle vivent les réfugiés face à laquelle les paroles sont vaines, l'accablement de la fille, sa fierté, qui lui interdit de demander quoi que ce soit à ceux qui la chassent de sa terre. Dans un deuxième moment, nous continuons avec le troisième mouvement du passage introduit par le mot « puis » :

Puis, de la poche de sa veste elle sortit un cahier vierge, à la couverture de carton noir, et sur la première page, en haut à droite, elle écrivit son nom, comme ceci, en lettres majuscules : NEJMA. Elle tendit le cahier et le crayon à Esther pour qu'elle marque aussi son nom. Elle resta un instant encore, le cahier noir serré contre sa poitrine, comme si c'était la chose la plus importante du monde. Enfin, sans dire un mot, elle retourna vers le groupe de réfugiés qui s'éloignait. Esther fit un pas vers elle, pour l'appeler, pour la retenir, mais c'était trop tard. Elle dut remonter dans le camion. Le convoi se remit à rouler au milieu du nuage de poussière. Mais Esther ne parvenait pas à effacer de son esprit le visage de Nejma, son regard, sa main posée sur son bras, la lenteur solennelle de ses gestes tandis qu'elle tendait le cahier où elle avait marqué son nom » (1992 : 218-219)

Ici, l'écrivain joue avec la typographie pour attirer l'attention du lecteur, les majuscules brisent la régularité du texte et attirent notre attention, nous faisons déjà un premier repère sur le nom Nejma et un possible rapport avec le titre de la nouvelle Etoile errante. Dans ce

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troisième mouvement introduit par le mot « puis » elle sort un cahier vierge de sa poche, écrit son nom en majuscules NEJMA sur la première page, en haut, à droite, comme le dicte l'écriture arabe, elle tend le cahier à Esther pour « qu'elle marque aussi son nom ». Cette situation est hautement symbolique dans ce contexte, en 1948, au milieu du désert, quand les deux peuples se croisent l'un arrivant à la « terre promise » et l'autre condamné à l'exode, la situation nous parait invraisemblable. Sur un page d'un cahier, les noms des jeunes filles, l'une Palestinienne et l'autre Juive seront réunis dans le même espace. Rappelons que les deux peuples sont gens du Livre et de l'Écriture, c'est sur un livre que les noms de la Juive et la Palestinienne seront écrits. Cet instant est utopique, un échange en un don des cahiers, où chacune consignera son journal intime configure une écriture où le don d'un livre est un partage de sens pour Le Clézio, ces deux jeunes filles scellent le lien, l'espoir de réconciliation, de compréhension, d'amitié, d'une possible vie ensemble à l'avenir. Ensuite, Nejma « retourna vers le groupe des refugiés qui s'éloignait » et « Esther dut remonter dans le camion » ; « le convoi se remit à rouler » les deux prépositions vers /dans traduisent des chemins opposés. Esther fait un pas vers Nejma, pour l'appeler, pour la retenir. Elle veut sans doute, lui parler, essayer de comprendre. Dans le cinquième mouvement, Esther ne peut pas oublier ce qui vient de se passer, elle ne peut pas effacer « le visage de Nejma, son regard, sa main posée sur son bras, la lenteur solennelle de ses gestes tandis qu'elle tendait le cahier où elle avait marqué son nom » Pour elle, quelque chose d'irrémédiable vient d'advenir : l'autre a un visage, l'autre est un humain. Les sentiments partagés par les deux filles nous rappellent que l'écriture est devenue un lien double. Nous pourrions ici noter que le choix entre « je » et « l'autre » sous-tend une idéologie meurtrière qui a marqué le XX siècle, le « je est un autre » célèbre dicton de Rimbaud est plus porteur de sens dans le sens de la rencontre de l'Altérité.

La réflexion que suscite Le Clézio à propos de ces deux chemins opposés nous rappelle l'immense pouvoir de l'écrivain de créer des possibles. Le fait d'avoir donné le même prénom décliné en deux langues différentes, référant à deux peuples et à deux histoires souvent antagonistes, à deux jeunes filles, nous rappelle les deux parties d'une même entité : la lumière, l'étoile qui brille et qui guide. Cette étoile, ces vies, resteront errantes, et liées dans leur errance sans lieu sûr, aussi longtemps que les prénoms de Nejma et Esther ne seront que des traces sur une feuille de papier ; ces deux jeunes filles ont le même destin. Ce passage nous fait penser à ce processus dynamique de l'auteur qui permet de construire le sujet dans la

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contrariété. En écrivant, Le Clézio crée un lieu où le lien identitaire et d'appartenance nouent un lien avec l'autre. L'ouvrage affiche aussi une structure en miroir avec deux parties : l'errance des deux personnages et ses peuples respectifs ; deux lieux : l'Europe (l'exil et l'errance) et Israël (la terre promise), deux jeunes filles héroïnes : Nejma et Esther. Cette construction de la composition incite à la comparaison. De fait les échos son nombreux entre la vie d'Esther et celle de Nejma : les deux sont filles qui sont obligées d'errer pour la condition de leur peuples, l'une représente l'espoir après la Shoah, l'autre l'exclusion des Palestiniens après la fondation de l'état d'Israël ; les deux personnages ont été chassés de leur territoire et elles sont devenues des marginales. D'autres échos, Le vieux Nas rappelle Le viel Henri Ferne qui, abattus par leur condition, meurent sans espoir et sans dignité « pareils à des mendiants » (1992 :225) ; la tante Aamma Houriya rappelle le père d'Esther, leur rôle comme passeurs d'histoires, des mythes et des imaginaires possibles permettant aux deux filles de s'en servir pour surmonter leur vie d'errance ; le personnage de Saadi Abou Talib rappelle à Jacques le Berger qui représentent les initiateurs pour les deux filles et finalement Michel qui rappelle Loula, les enfants des jeunes filles qui font appel à l'espoir et à l'apaisement dans l'ouvrage. L'écrivain persiste et signe sous la même bannière d'une même souffrance et d'un rêve de paix par l'évocation des deux poètes l'un juif et l'autre palestinien dans les récits des deux jeunes filles : Hayyim Nahman Bialik et Mahmoud Darwish.

Dans le récit de Nejma, une autre métaphore apparaît souvent comme référence, c'est celle des chiens errants qui se réitère dix fois au long du chapitre et peu à peu elle devient la figure des habitants qui met en évidence cette atmosphère morbide du camp, les réfugiés sont devenus des chiens errants « Ils font tant de bruit que les vieux les maudissent et que tous les chiens errants se mettent à aboyer » (EE : 224) ; « Dans le regard des enfants, tapis dans l'ombre des huttes, immobiles, pareils aux chiens errants dont personne ne se soucie, j'ai vu ma propre vieillesse, ma propre fin » « EE : 237) ; « les soirs où la lune est ronde, les chiens errants aboient », (EE :253) ; Quand je me suis approchée, il m'a regardée et j'ai vu la couleur de ses yeux, pareille à celle des chiens errants » ( EE : 254), « mais nous étions semblables à eux, moi , la fille de la ville de la mer, et lui, le Badawwi, plus rien ne nous distinguait, nous avions le même regard de chien errant » ( EE :256). Ces multiples répétitions aux « chiens errants » nous renvoient à cette image de l'humanité et son rapport avec les animaux, comme si cette métaphore nous annonçait une destinée commune, le devenir de

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l'homme, cette relation entre l'homme et le chien, Le Clézio nous fait penser au rapport de l'homme comme un chien errant qui devient à la marge du monde, de la société pour fixer cette image de la perte de l'humanité. Cette déambulation géographique des personnages principaux se voit refléter dans le destin des chiens qui nous accompagnent et qui nous rappellent les conséquences de la guerre et de la mort. Ainsi, le regard sur le destin de l'homme vu à travers les animaux qui nous sont chers nous montre que le chien est l'homme et par extension, l'homme est l'écrivain qui vit toujours en marge de la société. Dans ce rapport au monde, on se pose la question de comment est traité l'écrivain, qui a besoin de cette société pour vivre et se nourrir intellectuellement, le chien errant est finalement l'homme errant qui traine d'un lieu à l'autre pour chercher sa liberté.

L'histoire d'Esther s'écoule dans une période de quarante ans, Etoile errante raconte l'histoire de sa vie, de ses tristesses et de son errance existentielle tout au long d'une Histoire qu'elle n'a jamais comprise. Une histoire de persécutions, d'exclusion sociale, de racisme, de marginalité, d'errance, une quête pour se rencontrer avec elle-même et finir par comprendre le mystère qui entourait sa vie et celle de ses proches. Dans ce sens, les cas décrits par les récits d'Esther et de Nejma montrent deux minorités déplacées où la question de l'espace d'origine devient capitale, à ce propos, Salles nous dit « L'une des constantes des guerres est la destruction des sites, des lieux de vie 24», question qui illustre que pour ces peuples il s'agit d'un saccage de leurs lieux relationnels, historiques et identitaires qui, détruits par la guerre, amène à la négation d'une identité individuelle et particulière. Dans un premier temps, ces peuples espèrent un jour retourner. Pourtant, l'origine ne se précise pas dans la mesure de leurs racines mais dans la dimension d'un manque, elle est l'espace d'une absence à combler. C'est pourquoi, le rêve d'une terre promise pour les Juifs et d'un possible retour pour les Palestiniens chassés de Jérusalem prend tout son sens car c'est la seule manière dont les personnages pourraient trouver leur identité, le rêve d'un territoire où ils pourraient habiter. Esther après avoir erré entre l'Europe et l'Orient, retournera vers son lieu d'origine qu'elle n'a jamais connu et habitera dans un kibboutz :

Esther se souvenait, que son père disait cela, qu'il fallait tout recommencer depuis le commencement. La terre dévastée, les ruines, les prisons, les champs maudits où les hommes

24 Salles, Marina, Le Clézio, notre contemporain, Presses Universitaires de Rennes, coll. : « Interférences », Rennes : 2006, p. 59

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étaient morts, tout était lavé par la lumière... elle se souvenait aussi des mots du Livre du Commencement [...] elle se souvenait des flammes des bougies dans l'église de Festiona » (1992 :305)

Ce qu'Esther découvre n'est pas le lieu rêvé qu'elle avait idéalisé d'une appartenance lui permettant un lien d'identité mais un lieu d'attachement. L'appartenance implique cette idée d'un lien très étroit, une idée de possession entre deux entités. Le fait d'appartenir à un lieu définirait un rapport de soumission qui relierait l'identité à ce dernier. L'attachement par contre défi un rapprochement qui nous unit à un espace selon des critères affectifs, mais acceptant le rapport de décalage qu'il peut y avoir. C'est pourquoi Le Clézio retrace cet attachement comme un lieu où l'identité se déplace, elle n'est jamais fixe. Pour Esther et Nejma leurs lieux d'identité restent leurs espaces rattachés à leurs histoires mais leur permettant être différentes et ouvertes au divers. Dans ce sens, l'origine comme le lieu d'une absence représente chez les personnages d'Esther et Nejma le fil conducteur de leurs récits d'existence. Le principe du déplacement marque l'origine et ne le fixe pas. Ainsi, Le Clézio nous invite à repenser le lieu d'origine comme espace d'une parole qui cherche à être partagée et pourtant appartient à la dimension du mouvement. Dans ce discours de la marginalité, Le Clézio crée dans son récit un lieu d'une identité qui se déplace et qui trouve à travers l'écriture le moyen idéal pour donner une visibilité à ceux qui en font partie.

Dans ce premier partie nous avons repéré comment Le Clézio met en scène tout un dispositif narratif que nous a permis de voir le fonctionnement du texte , les personnages mobiles , les non-lieux , les métaphores révélatrices, une temporalité et un imaginaire spécifique à l'errance que nous a permis de comprendre le roman et sa fonction.

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