La nature du pouvoir
9
Notre hypothèse de départ consiste à
insister sur la manière dont chaque époque met
en place les structures signifiantes à partir
desquelles elle se comprend. Dans ce cadre, l'organisation du fait
collectif est tributaire d'un compréhension générale
de l'inscription humaine qui se constitue non directement sur le
terrain politique mais correspond à une configuration
épistémologique particulière.
L'on peut, en effet, concevoir l'expérience du
politique comme imbriquée dans un réseau de sens qui
circonscrit et rend possible le rapport à soi de chaque
société. Cette configuration générale renvoie
à un champ d'énoncés possibles et à une
structuration du visible qui détermine la réalité
à laquelle les hommes auront à faire1. Ainsi peut on
parler d'un
a priori historique qui structure
l'expérience que chaque société fait
d'elle-même dans le rapport au monde de signification ainsi
élaboré2.
Certains auteurs ont vu dans le rapport à
l'expérience religieuse et au statut invisible
de la divinité l'expression de ce champ
constitué. En effet, c'est à partir du rapport à
l'invisible que le champ de l'expérience visible se voit
structuré en un réseau serré de sens en lequel les
phénomènes trouvent une place et acquièrent une figure. De
cette manière, chaque société instaure par rapport
à son fondement une distance nécessaire à la
pérennisation du sens général ainsi institué. La
configuration particulière du lien social qui se trouve
déterminé
en rapport à ce fondement invisible offre à ce lien
le statut d'une évidence inattaquable3.
Il nous semble néanmoins que ce n'est
qu'indirectement que la divinité invisible détermine la
compréhension que chaque société a de la
réalité. En effet, c'est surtout par la médiation de
l'idée de Nature, que met en jeu la religion, qu'un champ d'initiative
est laissé possible aux hommes qui agissent au sein de leur
monde. En tant qu'elle est le lieu de la nécessité,
entendu au sens d'une législation infrangible, la Nature,
constituée en une configuration particulière, offre un
espace où la liberté humaine peut jouer. C'est donc de
l'expérience que les hommes font de leur liberté dans
leur rapport à la Nature que peut émerger une
définition du pouvoir propre à chaque
époque. Cette définition est dès lors tributaire de
l'ordonnancement d'un cosmos singulier, lieu d'inscription de l'action
humaine, qui délimite et rend possible cette action. Ainsi
l'expérience que chaque époque fait du
1 M. Foucault, Les mots et les choses, p.
11 : " Les codes fondamentaux d'une culture -ceux qui régissent son
langage, ses schémas perceptifs, ses échanges, ses techniques,
ses valeurs, la hiérarchie de ses pratiques - fixent d'entrée de
jeu pour chaque homme les ordres empiriques auxquels il aura affaire
et dans lesquels il se retrouvera " ; Deleuze, Foucault, p.
66-67: " Chaque formation historique voit et fait voir tout ce qu'elle peut,
en fonction de ses conditions de visibilité, comme
elle dit tout ce qu'elle peut, en fonction de ses conditions
d'énoncé. (...) Parler ou voir, ou plutôt les
énoncés et les visibilités sont des Eléments purs,
des conditions a
priori sous lesquelles toutes les idées se formulent
à un moment, et les comportements se manifestent ".
2 M. Gauchet, Le désenchantement du
monde, XIV : " Il y a du transcendantal dans l'histoire, et il est de
la nature de ce transcendantal de ménager la latitude d'un
rapport réfléchi au travers duquel l'espèce humaine
choisit de fait entre un certain nombre de manières possibles
d'être ce qu'elle est ."
3 Ibid., p. 18 : " S'il est acquis
que les modalités coutumières de la co-existence humaine
sont entièrement prédéfinis, il est du même coup
exclu que puisse se faire jour une opposition entre acteurs sociaux engageant
la
teneur et les formes du rapport collectif. Par avance, donc, tout
conflit éventuel entre individus et groupes se voit
assigner des limites précises quant à ses
perspectives et ses enjeux ".
10
pouvoir politique doit être ressaisi dans le cadre
général de l'organisation épistémique qui donne
sens à ce pouvoir.
L'on ne peut, par conséquent, espérer
retracer la genèse du pouvoir en jeu dans la démocratie
libérale à partir d'une évolution qui partirait de
l'expérience grecque de la démocratie et qui aboutirait,
après le dévoiement chrétien de ce pouvoir, au
renouvellement d'une compréhension originelle de la liberté
humaine. Mais il ne faut pas néanmoins conclure
de cette nécessaire clôture du sens
dont chaque époque fait l'expérience à une
incommunicabilité totale entre les organisations de sens ainsi
définies. Ni historicisme, ni abîme infranchissable, le
passage historique d'une forme particulière à une autre,
doit être saisi en termes de déplacement et de
réaménagement des structures de sens par lesquelles les hommes
font l'expérience de la réalité qui se donne à
voir. C'est de ces déplacements opérés
au cours de l'histoire du pouvoir en Occident qu'il nous faut
partir pour tenter de circonscrire
la singulière configuration du monde
démocratique.
11
La liberté politique chez les Anciens
C'est un lieu commun de reconnaître dans la
démocratie grecque la mise au jour d'un pouvoir humain
fondé en l'expérience d'un monde que la raison aurait
délivré des scories de
la pensée mythique et prélogique. En ce sens,
une étrange familiarité pousse à voir dans le
modèle de la cité athénienne classique une amorce
de notre propre compréhension des phénomènes naturels
et humains, compréhension vierge de toute référence
dogmatique à un pouvoir supra-humain censé orienter la
finalité des actions humaines. L'on en arrive ainsi souvent
à faire du gouvernement médiéval un accident dans
l'histoire de l'émancipation humaine.
Cette conception schématique ne peut bien entendue se
soutenir sur le plan de l'histoire des idées. Mais elle constitue
néanmoins une opinion suffisamment tenace1 pour que
nous insistions sur la nécessaire singularité des
significations mises en jeu dans l'expérience grecque du politique.
Ainsi devons-nous nous porter à l'étude de la structure du
politique en Grèce ancienne, structure qui renvoie elle-même
à la relation particulière que les Grecs
instaurèrent avec la Nature. Nous le verrons, ce rapport
spécifique à la sphère naturelle nous interdit de
considérer la liberté politique tels que l'assume le citoyen
athénien du Ve siècle dans le cadre de nos propres
catégories, catégories que la conception chrétienne du
pouvoir a fortement concouru à élaborer.
Nous distinguerons deux niveaux d'analyses quant au
problème politique en Grèce ancienne : d'une part, la structure
du politique dont les catégories ont servi et servent encore à la
compréhension conceptuelle des rapports du politique aux autres
manifestations de
la vie en commun et, d'autre part, la fin de la Cité et le
statut du droit naturel dans le discours d'Aristote.
Structure du politique en Grèce Ancienne
Dans son discours célèbre Sur la
liberté des Anciens comparée à celle des
Modernes, Benjamin Constant distingue deux formes de libertés
: la liberté comme participation au pouvoir politique et la
liberté comme indépendance privée.
Ainsi définit-il la première, celle qui nous
intéresse ici : " La liberté des Anciens consistait
à exercer collectivement, mais directement, plusieurs
parties de la souveraineté tout entière, à
délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix,
à conclure avec les étrangers des traités d'alliance,
à voter les lois, à prononcer les jugements, à
examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les
faire comparaître devant tout un peuple, à les mettre en
1 Oriana Fallaci, journaliste italienne
mondialement reconnue pour ses reportages sur la guerre au Vietnam et les
crises au Moyen-Orient, écrit ainsi dans le quotidien milanais
Corrierre della sera (extraits in Courrier
International, n° 575, 8-14 novembre 2001), à propos de la
culture islamique : " Pourquoi a-t-on besoin de parler d'un conflit entre deux
cultures? Parler de deux cultures me gêne un peu : cela revient à
les mettre sur le même plan comme s'il s'agissait de deux
réalités parallèles, de même poids et de même
taille. Notre civilisation est le berceau (...) de la Grèce
antique qui nous a légué sa découverte de la
démocratie... " (nous soulignons). L'on remarque comment la filiation
établie avec l'héritage politique grec permet à la
journaliste de mettre en place, par l'appel à un héritage
directement assumé comme le nôtre, une opposition entre
ce qu'elle conçoit comme deux blocs civilisationnels aux racines
millénaires et finalement hétérogènes.
12
accusation, à les condamner ou à les absoudre ;
mais en même temps que c'était là ce que les anciens
nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette
liberté collective, l'assujettissement complet de l'individu à
l'autorité de l'ensemble (...). Les lois règlent les moeurs, et
comme les moeurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne
règlent. Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque
habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports
privés "1.??
La différence majeure que retient Constant dans la
définition de la liberté des anciens
et des modernes consiste en ceci que les premiers ne
connaissent finalement de liberté qu'assemblés
collectivement, sur la place publique, loin du silence de la vie
familiale. Relevons comme indice le jugement négatif que porte
Constant sur l'absence d'une liberté privée à
Athènes puisque, nous le verrons, un tel jugement n'est
possible qu'à partir du moment où la structure du pouvoir
permet l'affirmation d'une sphère privée, problème qui
ne
se pose pas à la conscience d'un Grec.
En fait, ce n'est pas qu'une telle sphère n'existe pas
au sein de la Cité, mais elle ne reçoit pas de signification
positive de la part du politique. Le foyer, l'oikos, est le lieu de la
reproduction biologique de l'existence et de la satisfaction des besoins. C'est
le simple règne
de la nécessité2. Cependant,
la participation à la vie publique de la Cité
implique l'indépendance quant à cette reproduction. Le
citoyen doit pouvoir quitter la nuit du foyer pour entrer dans la
lumière de l'agora, là où les hommes sont libres et
égaux3 et pour cela il doit ne plus être astreint
aux nécessités du labeur. Il doit être
oïkodespotès, maître de la maison, régnant
sur sa famille comme le roi dans une monarchie. L'autonomie par rapport au
domaine privé est donc une caractéristique essentielle de la
participation à la vie publique. Là s'affirme réellement
le principe de la liberté, conçue comme discussion en
commun des affaires de la Cité.
Il est dès lors, en un sens, possible d'affirmer avec
Constant que la liberté privée est écrasée par la
dimension publique du pouvoir. Mais gardons-nous d'émettre un
jugement rétrospectif sur l'organisation de la Cité grecque et de
juger celle-ci à partir de notre propre expérience du droit. Si
l'individu n'existe qu'en corps, c'est tout simplement que l'individu n'existe
pas. L'individu en tant que sujet premier du droit est pur non-sens pour un
Grec.
Mais comment comprendre une telle séparation entre
d'une part le domaine de la sphère naturelle et familiale,
essentiel à l'autonomie du citoyen, et d'autre part l'affirmation
de cette autonomie sur la place publique. Cette
volonté de démarquer deux domaines à ce point
hétérogènes impliquerait-elle une césure
entre liberté et nature, telle qu'aucune continuité ne
puisse être établie entre le domaine public et le domaine
privé ? Celui qui est
1 Benjamin Constant, De la liberté des
Anciens comparée à celle des Modernes, 1819, in Pierre
Manent, Les libéraux, p. 440-441.
2 Dans son écrit sur Le droit
naturel (1803) Hegel écrit à propos de la
sphère domestique en Grèce
Ancienne : " Comme ce système de la
réalité est tout entier dans la négativité et dans
l'infinité, il s'ensuit que, dans son rapport à la
totalité positive, il doit être traité par elle de
façon tout à fait négative et rester sous sa domination :
ce qui est négatif par nature doit demeurer négatif et ne peut
devenir quelque chose de ferme ". L'universalité de la Cité
éthique demeure donc une totalité abstraite en ce sens
qu'elle ne parvient pas à réintégrer le moment
proprement négatif de la reproduction naturelle. G. Lebrun commente
ainsi ce passage dans
La patience du Concept, p. 27 : " La Cité
éthique de modèle grec est universelle en ce qu'elle
réintègre les contenus que la Réflexion donne pour
séparés et opposés. Mais l'universalité
éthique rencontre, en dehors d'elle,
un contenu qu'elle ne parvient jamais à supprimer comme
tel. Ce noyau de réalité, c'est le système des besoins
physiques ainsi que du travail et de l'accumulation que
ces besoins réclament... le système de ce que l'on
appelle l'économie politique ". Sur l'opposition de ces deux domaines,
Cf. Principes de la philosophie du droit,
§166, p. 235.
3 Aristote, Les Politiques, p. 108: " Ce
n'est pas la même chose que le pouvoir du maître et le pouvoir
politique,
et tous les autres pouvoirs ne sont pas identiques entre eux
comme le prétendent certains. Car l'un s'exerce sur des hommes libres
par nature, l'autre sur des esclaves, et le pouvoir du chef de famille est une
monarchie, alors que le pouvoir politique s'applique à des hommes libres
et égaux ".
13
soumis aux contraintes de la nature ne pourrait dès lors
pas se voir ouvrir l'accès à la liberté des hommes.
L'inégalité dans la nature engendrerait l'inégalité
quant au politique.
Nous savons bien qu'historiquement cette
inégalité politique en Grèce ancienne est un fait, mais
la question que nous voudrions poser est celle-ci : un tel
questionnement sur le rapport de la sphère privée et de la
sphère publique quant à la liberté de l'individu a-t-il un
sens dans le cadre conceptuel de la polis antique ?
Notre hypothèse sera finalement qu'il existe une
étroite corrélation entre la manière dont un Grec juge
du sens de la liberté politique et les structures mêmes de la
réalité politique
de la Cité. On comprend dès lors que le
rapport établi dans les Etats constitutionnels modernes entre
démocratie et humanité ne pouvait naître en Grèce,
ce qui pourrait expliquer que la démocratie n'est, chez les Anciens,
qu'un mode particulier de la politeia et non pas une définition
même de l'homme.
|