La fin de la Cité
On sait que, très tôt, les Grecs ont
distingué ce qui est de l'ordre de la nature (phusis)
et ce qui est de l'ordre de la convention
(nomos). Par exemple, dans le texte célèbre du
Gorgias, Calliclès oppose " l'ordre de la loi " et ce
que " la nature elle-même proclame "1. Ainsi la
Cité est-elle de l'ordre de la convention et le juste une
différence d'appréciation d'une société à
l'autre.
Or contre ces dérives sophistiques et sceptiques, la
philosophie tente d'établir un lien entre nature et loi : " la
distinction entre nature et convention implique que la nature est
essentiellement cachée par des décisions souveraines
"2. Aussi le rôle du philosophe est-il de discerner l'exacte
rapport de convenance entre la loi de la Cité et l'harmonie naturelle.
Ainsi Platon, dans la République, à partir de l'ordre
(cosmos) qui règle à la fois les corps
célestes,
les trois parties de l'âme et les fonctions dans
la Cité peut définir la justice comme ce qui consiste à
faire bien son oeuvre. L'homme juste est l'homme dans lequel chaque
partie de l'âme accomplit sa tâche; de même, dans la
Cité, chacun doit tenir son lieu propre, non en vue
de son propre avantage mais en vue du bien commun3.
Dès lors la fin de la législation est la vertu4.
L'on pourrait reprocher néanmoins à Platon de
n'avoir en vue que la Cité parfaite, la calliopolis, et par
conséquent, de ne pas prendre en compte la nécessaire
contingence des affaires humaines, contingence avec laquelle la loi doit
compter. Or Aristote, sur cette voie, nous semble un guide plus sûr, en
tant qu'il distingue les objets propres de la connaissance
théorétique, éternels et divins, et la science de
la praxis, science de l'action humaine
1 Platon, Gorgias, 483a-483b, p. 225.
2 Leo Strauss, Droit naturel et
histoire, p. 91: " La loi apparut comme une règle qui
tire sa force du consentement, de la convention des membres du
groupe. La loi ou la convention ont tendance à cacher la
nature".
3 Platon, La République, 441a, p.
194: " Ainsi nous dirons, je pense, que la justice a chez l'individu le
même caractère que dans la cité. Cela aussi est de toute
nécessité. Or nous n'avons certainement pas oublié que la
cité était juste du fait que chacune de ses trois classes
s'occupaient de sa propre tâche. (...) Souvenons-nous donc que chacun de
nous également, en qui chaque élément remplira sa propre
tâche, sera juste et remplira lui-même sa propre tâche ". Cf.
aussi, 433a, p. 185: " Chacun ne doit s'occuper dans la cité que d'une
seule tâche, celle pour laquelle il est le mieux doué par nature
"; Goldschmidt, Les dialogues de Platon, p. 281: " La Justice, elle,
se définit dans les règles. Le raisonnement définitionnel
a pour critère l'exigence de l'Etat parfait et le mécanisme des
exclusions. Il reste, parmi les causes présentes dans la Cité, le
principe de la division du travail, ce principe
qui enjoint à chacun de faire ses propres affaires, et ce
doit être là la justice ".
4 Platon, Lois, 631a, p. 105: " Il est juste
de commencer par la vertu, dans l'idée qu'elle est le but en vue duquel
le législateur institue les lois ".
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essentiellement sujette au changement1. Chez ce
dernier, nature et artifice s'articulent de façon à
répondre aux problèmes que pose au philosophe la
réalité politique de la Cité.
En effet, pour le Stagirite, la cité est une
réalité naturelle2. Pourtant Aristote distingue droit
naturel et droit légal. Ainsi dans l'Ethique à Nicomaque
: " le juste naturel est ce qui a partout la même puissance et ne
dépend pas du fait d'être décidé ou non ; le juste
légal est ce qui, à l'origine, peut être
indifféremment ceci ou cela "3. Comment comprendre alors que
la cité soit d'origine naturelle mais en même temps
qu'elle établisse ses propres critères du juste ?
En fait, deux éléments doivent être pris en
compte dans l'examen du caractère naturel
de la Cité, son origine et sa fin. Quant
à son origine, la communauté est composée de
plusieurs familles. La fin de la famille est la subsistance, mais
pas encore la vie heureuse, telos de l'existence humaine.
Celle-ci réside dans l'autarcie; or, cela, la famille ne peut
le réaliser. C'est donc de la réunion de plusieurs
familles que naît la Cité dont la fin est l'autarcie. Mais
comme c'est là la fin de toute vie heureuse, " la cité est par
nature antérieure à
la famille et à chacun de nous "4.
La justice visera, par suite, à établir un ordre
dans la communauté et c'est cet ordre qui définit chaque
cité particulière, sa politeia, sa constitution ou
l'ordre des magistratures. Ainsi
la constitution de la cité est une réponse
artificielle à la fin naturelle en vue de laquelle la Cité
existe. Aussi le critère de la cité juste sera ce qu'elle vise,
en l'occurrence le bien commun5. Une cité sera
défectueuse sitôt qu'elle vise à l'avantage des
seuls gouvernants. Dès lors l'ordre des magistratures, la
constitution, doit viser non au profit de certains mais au bien de
tous6. Cependant à chaque forme de cité
correspondra une organisation particulière. C'est pourquoi
l'éducation des citoyens doit être conforme aux différentes
constitutions7. En chaque constitution le juste sera jugé
à partir du principe de base de la constitution. Dans la
1 Leo Strauss et Joseph Cropsey,
Histoire de la philosophie politique, p. 130: " Dans la
mesure où l'action humaine dépend de la volition humaine,
elle est essentiellement sujette au changement. Le but de la science
pratique n'est pas la connaissance mais l'amélioration de l'action; sa
faculté propre est la partie calculatrice ou pratique de la partie
rationnelle de l'âme, ou ce qu'Aristote appelle " la sagesse
pratique " ou " la prudence
" (phronésis) ".
2 Aristote, Les Politiques, I, 2, 1252b,
p. 90: " Et la communauté achevée formée de plusieurs
villages est une cité dès lors qu'elle a atteint le niveau
de l'autarcie pour ainsi dire complète; s'étant donc
constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu'elle
existe, de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est
naturelle puisque les communautés premières dont elle
procède le sont aussi ".
3 Aristote, Ethique à Nicomaque, V,
10, 1134b, 19-21, in revue Les études philosophiques,
avril-juin 1986, Guy
Planty-Bonjour, " Le droit naturel selon Aristote et les
Déclarations des droits de l'homme ", p. 151.
4 Ibid., I, 2, 1253a, p. 92.
5 Ibid, III, 6, 1278b, p. 227: " Il est
donc manifeste que toutes les constitutions qui visent l'avantage commun se
trouvent être des formes droites selon le juste au sens absolu, celles,
au contraire qui ne visent que le seul intérêt des gouvernants
sont défectueuses, c'est à dire qu'elles sont des
déviations des constitutions droites. Elles sont,
en effet, despotiques, or la cité est une
communauté d'hommes libres ".
6 Ibid., V, 8, 1308b, p. 377: " Mais la
règle cardinale dans toute constitution c'est qu'elle soit
organisée, tant du point de vue des lois que de celui de n'importe
quelle administration, de telle manière que les magistratures ne soient
pas source de profit, et c'est surtout dans les oligarchies qu'il faut s'y
efforcer. Car ce n'est pas tant d'être écartés du pouvoir
qui irrite la majorité des gens, que de penser que les magistrats
pillent le bien public ".
7 Ibid., V, 9, 1310a, p. 383: "
Mais le plus efficace de tous les moyens dont on a parlé
pour faire durer les constitutions, et qui est aujourd'hui
négligé par tous, c'est de donner une éducation
conforme aux différentes constitutions. Car aucune des lois les
plus utiles ne sera du moindre profit, même si elle est
ratifiée par l'ensemble du corps politique, si les citoyens ne sont pas
dotés de dispositions, c'est à dire éduqués, dans
une perspective démocratique si les lois sont
démocratiques, oligarchiques si elles sont oligarchiques.
L'intempérance, en effet, si elle peut concerner un individu, peut aussi
concerner une cité. Mais avoir reçu une éducation
conforme à la constitution ce n'est pas faire ce qui
plaît aux oligarques ou aux partisans de la démocratie,
mais ce grâce à quoi les premiers pourront gouverner
oligarchiquement et les seconds vivre en démocratie ".
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constitution démocratique, ce sera la liberté
fondée sur l'égalité : " n'être au mieux
gouverné par personne, ou sinon de l'être à tour de
rôle "1.
Néanmoins, la fin de la Cité n'est pas
le simple vivre ensemble, elle vise " la vie bienheureuse et belle et
les belles actions2 ", " une vie excellente, accompagnée
d'une vertu pourvue d'assez de moyens pour qu'on puisse prendre part aux actes
conformes à la vertu "3.
Si, en fin de compte, le bien de la collectivité et le
bien pour chaque homme sont le même, c'est qu'il y a entre la cité
et le citoyen un rapport du tout à la partie. " Ce sont les mêmes
choses qui sont excellentes pour un particulier et une
communauté, et c'est cela que le législateur doit faire
entrer dans l'âme des hommes "4. Alors effectivement
l'homme n'est libre qu'en tant qu'il est citoyen, la vie au sein du foyer
étant naturellement imparfaite.
Que retenir de cette courte étude de la Cité
grecque qui semble nous éloigner de notre question d'origine ? Tout
d'abord qu'il y a peu de sens à vouloir comparer
démocratie grecque et démocratie moderne. Mis à part les
différences institutionnelles dont nous n'avons pas traité ici,
la liberté des Anciens était une réponse
spécifique à l'organisation de la vie commune dans un
champ épistémique particulier. Le problème d'une
absence de liberté privée ne se pose donc pas pour la
conscience grecque et il serait tout aussi anachronique de leur en tenir grief
que de voir en eux des précurseurs de notre souveraineté
populaire qu'une obscure tradition aurait éloignée de nous
pendant plus de vingt siècles. En faisant l'économie d'une
discussion sur la notion de droits subjectifs qui ne sont apparus qu'à
l'époque moderne, l'on peut montrer que la structure même du
pouvoir en Grèce ancienne ne pouvait prendre en vue l'individu, celui-ci
ne trouvant pas de place dans le réseau conceptuel propre aux formes
de la vie politique antique. D'autre part, et c'est là
l'essentiel, la démocratie pour les Grecs n'est qu'une forme de
gouvernement parmi les autres et dont il est possible de comparer la nature
avec les autres formes de constitution5. En tant que la
Polis a pour fin naturelle l'autarcie, la démocratie, ni non
plus aucune forme de gouvernement, ne saurait être jugée
comme universellement valable. L'idée d'un gouvernement valable pour
tous les hommes ne pouvait naître pour un Grec. Si les Grecs
découvrent le citoyen, ils n'ont pas inventé l'Homme.
C'est que cette idée même est tributaire d'une
organisation nouvelle du champ conceptuel, organisation qui elle-même
résulte d'un ordre historique déterminé6.
1 Ibid., VI, 2, 1317b, p. 418.
2 Ibid., III, 9, 1280b, p. 237.
3 Ibid., VII, 1, 1323b, p. 452.
4 Ibid. VII, 14, 1333b, p. 499.
5 M. Finley, La démocratie des anciens
et la démocratie des modernes, p. 57: " Il ne va pas de soi qu'une
telle quasi-unanimité se fasse actuellement en ce qui concerne
les vertus de la démocratie, alors que, durant la majeure partie
de l'histoire, ce fut l'inverse ". Finley cite en témoignage cette
formule de Lipset (L'homme et la politique, Paris, Seuil, 1963, p.
433): " La démocratie n'est pas seulement, ou même
fondamentalement, un moyen par lequel différents groupes peuvent
atteindre leurs buts, ou chercher une bonne société; c'est la
bonne société elle-même en action. ", p. 90, op.
cit.
6 Cette affirmation encore hypothétique
devrait trouver sa confirmation dans la suite de notre recherche. Cette longue
entrée en matière devait en tout cas nous servir d'exemple
paradigmatique pour ce que nous pourrions
appeler le cercle herméneutique du politique. Elle nous
permet en outre d'avancer dans notre enquête quant à la
genèse du pouvoir démocratique, enquête
qui nous conduit à présent à nous intéresser
à l'empire chrétien médiéval et à
l'universalisme dont il est porteur. Ce qui, nous allons le voir, nous en
apprend beaucoup plus sur
la naissance de la modernité politique qu'une quelconque
filiation avec les peuples anciens de l'Hellade.
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