L'universalisme chrétien et la direction des
âmes
Au rebours de l'idéal grec de la cité autarcique,
le Moyen-âge chrétien renforce l'idée d'universalité
attachée au principe de domination impériale.
Certes l'expansionnisme et la diffusion d'un modèle
politique et juridique peuvent être considérés comme la
perpétuation du projet impérial romain, Empire converti sous
Constantin
en 313, et dont le centre de gravité se serait
déplacé vers le nord après les invasions barbares
et la conversion de Clovis en 497. Mais un fait
important nous conduit à distinguer expansionnisme romain et
universalisme chrétien. En effet, les Romains n'attachaient pas de
signification transcendante ni téléologique à
l'expansion de l'Empire. Et, en outre, les provinces conquises, en
dehors des structures administratives importées de Rome,
étaient généralement homogénéisées
par acculturation extérieure.
Le fait nouveau apporté par la doctrine
chrétienne tient en la reconnaissance de l'égalité
de tous les hommes dans la nécessaire soumission
à la volonté divine. Le christianisme affirme
par-là même l'unité du genre humain issu du premier homme,
et tout entier marqué par le péché originel,
humanité qui ne peut être rachetée que par la foi en le
Christ. D'autre part, et c'est là une particularité propre au
modèle chrétien, un nouveau statut
de la liberté commence à s'affirmer, liberté
intérieure de la conscience errante entre néant et
Dieu et qu'il convient de diriger vers l'amour ordonné de
la création et la volonté bonne.
Saint Augustin et la nature humaine
En systématisant le message évangélique
et en lui donnant une assise philosophique et théologique stable,
l'évêque d'Hippone parvient à une compréhension
neuve de la société humaine en même temps que de la
destinée individuelle qui va commander l'interprétation du fait
politique tout au long du Moyen-Age chrétien. En effet, c'est
à partir d'un discours nouveau sur la nature humaine
qu'Augustin parvient à une intellection de la
liberté individuelle et de l'intériorité qui va modifier
en profondeur les structures du pouvoir pour
les siècles à venir.
En distinguant deux statuts de la condition de
l'homme, avant et après le péché, Augustin fonde la
justice non plus sur le pouvoir de l'homme, mais sur la relation
de ce dernier à son créateur. La nature humaine est nature
corrompue. Alors que la nature créée est parfaite et
ordonnée1, l'homme a, par orgueil, brisé l'harmonie
qui le reliait à l'ensemble de la création. Alors que dans
l'état originel, l'homme veut ce qu'il peut, il ne peut plus, à
la suite
du péché, ce qu'il veut 2. En voulant ce
qu'il ne pouvait pas, autrement dit en désobéissant à
l'injonction divine, l'homme, affirmant par-là même une
volonté indépendante de celle de son
1 Saint Augustin, La Cité de
Dieu, T. II, Livre XII, §3, p. 65: " Car Dieu est
immuable et absolument incorruptible. Or le vice, qui fait leur
résistance contre Dieu, n'est pas un mal pour Dieu, mais pour
eux-mêmes.
Et ce n'est un mal qu'en tant qu'il corrompt en eux le bien de la
nature. C'est, en effet, le vice et non la nature qui est contraire à
Dieu ".
2 Ibid., Livre XIV, §15, p. 174: "
Il n'a pas voulu ce qu'il pouvait; et il ne peut plus ce qu'il veut. Quoique
dans le paradis, avant le péché, tout ne lui fut pas possible, il
ne voulait que ce qu'il pouvait; aussi pouvait-il tout ce qu'il voulait.
Maintenant, et tel qu'à l'origine l'Ecriture nous le montre: " L'homme
n'est que vanité ". Qui pourrait énumérer tout ce qu'il
veut sans le pouvoir, quand lui-même à lui-même
désobéit, c'est à dire à sa volonté, sa
volonté; à l'esprit, la chair esclave? "
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créateur, s'est condamné à un
abîme entre sa puissance et sa volonté. En effet, en
bravant l'interdit divin par amour pour sa compagne 1, la
volonté d'Adam n'a plus pour finalité l'amour de Dieu,
mais l'amour du couple référé à
lui-même, amour de l'homme pour l'homme et non amour du couple pour
Dieu. Ce n'est pas le corps qui est la cause du péché, mais
l'orgueil, la volonté mauvaise, qui après la condamnation n'est
plus à même d'avoir tout
à fait prise sur la chair2.
Or, par-là même, c'est tout le genre
humain, dans la suite des générations, qui se trouve
condamné à la même peine3. Se découvre
ici l'idée même d'une unité du genre humain qui,
au-delà des variations contingentes, est tout entière
traversée par la même origine. Une seule différence
distingue à présent les hommes, selon qu'ils désirent de
vivre selon l'esprit
ou selon la chair. Vivre selon l'esprit, c'est aimer
Dieu à travers le monde, vivre selon la chair, c'est vivre pour
l'amour du monde seul. C'est la distinction entre l'amour ordonné, qui
respecte l'ordre de la création, et l'amour de jouissance qui
répète indéfiniment le péché de nos
ancêtres, amour de celui qui croit pouvoir tirer de sa propre
volonté tout ce qui est nécessaire à
l'existence4. Ainsi se découvrent deux cités,
cité terrestre imbue de l'amour de soi, et cité de Dieu,
tournée vers l'amour divin5.
Deux traits essentiels ressortent finalement du discours
augustinien. D'une part, le genre humain partage universellement la même
condition déchue. D'autre part, l'homme est cet être qui toujours
est libre de choisir entre le Néant de sa volonté autonome et
l'amour de Dieu. Bien qu'il ne puisse être sauvé par sa propre
volonté, sans la Grâce divine, l'homme se définit
fondamentalement par son libre arbitre qui lui permet de vivre selon
la vérité ou selon le mensonge3.
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