Reginem et regnum : la conception ministérielle du
pouvoir
Ainsi, en distinguant deux cités de nature et de
finalité différentes, Augustin parvient à définir
un nouveau concept de justice, inconnu jusqu'alors du monde antique. Le Livre
XIX,
§21 de la Cité de Dieu nous
éclaire particulièrement sur cette différence. Augustin,
dans les nouveaux cadres conceptuels définis par la doctrine
chrétienne, parvient à retourner la pensée romaine contre
elle-même, en utilisant ses propres concepts. S'accordant sur la
définition
1 Ibid., Livre XIV, §11, p. 168: " Il
est séduit non parce qu'il croit à la vérité des
paroles de sa compagne, mais parce qu'il obéit à l'affection
conjugale ".
2 Ibid., Livre XIV, §3, p. 149: "
Car cette corruption du corps qui appesantit l'âme n'est point la cause,
mais la peine du péché; et ce n'est point la chair corruptible
qui a rendu l'âme pécheresse, mais l'âme pécheresse
qui a rendu la chair corruptible ".
3 Ibid., Livre XIII, §3, p. 107: "
Donc tout le genre humain, qui par la femme devait s'épancher en
générations, était dans le premier homme, quand le couple
reçut l'arrêt de sa condamnation. Et tel il fut, non pas au
moment
de sa création, mais au moment de son péché
et de son châtiment, tel il se reproduit dans les mêmes
conditions
originelles de mort et de péché ". Cf. aussi Livre
XIII, §14, p. 118.
4 Ibid., Livre XIV, §1, p. 145: "
Aussi, malgré cette merveilleuse variété de nations
répandues sur toute la terre,
de croyances et de moeurs si différentes,
divisées par leurs langues, leurs armes, leurs costumes, il
n'existe toutefois que deux sociétés humaines, ou, pour les
appeler du nom que leur donne l'Ecriture, deux cités. L'une est
la cité des hommes qui veulent vivre en paix selon la
chair; l'autre, celle des hommes qui veulent vivre en paix selon l'esprit; et
quand les désirs de part et d'autres sont accomplis, chacun à sa
manière est en paix ".
5 Ibid., Livre XIV, §4, p. 150: "
Il existe deux cités différentes et contraires, celle des hommes
vivant selon la chair, celle des hommes vivant selon l'esprit, je pourrais dire
aussi celles des hommes qui vivent selon l'homme, celle des hommes qui vivent
selon Dieu ".
3 Ibid. Livre XIV, §13, p. 170: " C'est
une fausse grandeur qui, délaissant celui à qui l'âme doit
demeurer unie comme à son principe, prétend devenir en
quelque sorte son principe à soi-même; et cela, quand
l'âme se
complaît trop en soi. Elle se complaît en
soi, quand elle se détache de ce bien immuable qui devait
être
préférablement à elle-même
l'unique objet de ses complaisances. Or ce détachement est
volontaire; car si la volonté du premier homme fut
demeurée stable dans l'amour du bien immuable, lumière de
son intelligence, foyer de son coeur, s'en serait-il détourné
pour se plaire en soi, pour tomber dans les ténèbres et la
froideur? "
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cicéronienne de la République comme chose du
peuple, Augustin s'attache à montrer qu'une telle République
n'a jamais existé et ne peut être envisageable que dans le
contexte de la foi chrétienne. En effet, une République est
basée sur le droit consenti. Or un tel droit est lui- même
fondé sur la justice. Mais, et c'est là toute
l'originalité du propos augustinien, une telle justice n'existe pas
là où seul est visé l'intérêt humain.
L'homme qui se soustrait à la puissance de Dieu pour se livrer
à celle des hommes est un esclave et ne peut connaître de
véritable félicité1. Il convient donc de
distinguer la paix de la cité terrestre, tournée vers
l'orgueil, et la justice de la cité de Dieu, seule à même
d'orienter vers le salut. Ainsi peut-on comprendre la paix non comme
simple calme extérieur, mais " comme soumission à la
volonté de Dieu, telle qu'elle nous est connue par la foi "2.
C'est l'ordre transcendant de la création qui fournit la norme de
l'établissement humain. " Si la paix résulte de l'ordre
établi par Dieu, la justice n'est pas autre chose, au fond, que le
respect et la réalisation de cet ordre. Cette harmonie des choses
est inscrite dans la volonté divine "3. Contre la
conception aristotélicienne qui voyait dans l'autarcie la fin
même de la Cité, Augustin fait, par conséquent, de la
dépendance, le critère même de la justice.
Or cette conception, jusqu'à présent
exposée dans ses principes, va bouleverser les cadres politiques
de l'Occident chrétien, jusqu'à l'émergence de
l'Etat-nation qui s'est justement bâti contre ces cadres politiques,
mais dont il recevra néanmoins l'empreinte, quand bien même
celle-ci ne serait que négative4.
En effet, cette conception neuve du rapport de l'homme
à lui-même conduit à comprendre le pouvoir des hommes
non comme rapport immédiat de la volonté à la
réalité, mais comme médiation de cette volonté au
monde par l'amour de Dieu. Ainsi l'autorité du pouvoir se fonde
directement dans la recherche du salut et par-là dans l'éducation
à la vraie foi. Le pouvoir perd son autonomie et se voit
distingué entre puissance séculière et pouvoir religieux,
le premier se trouvant soumis au second. Se découvre, dès lors,
une " conception ministérielle du pouvoir séculier »
où « l'autorité du prince s'impose au respect et
à l'obéissance parce qu'elle est l'instrument de Dieu pour
promouvoir le bien et réfréner le mal. C'est sa raison
d'être "5. Par conséquent, " la royauté dans
l'Eglise tend à devenir un office. Elle exerce un pouvoir réel
mais un pouvoir ministériel. (...) Le roi représente la force,
mise
au service de l'Eglise. Il doit obtenir par la crainte ce que
le prêtre est impuissant à réaliser par la
prédication "6. On le voit, le rôle du pouvoir n'est
plus tant de régler les seules actions extérieures, mais de
pénétrer l'intérieur des âmes pour les faire
se tourner vers l'amour de Dieu. Pour être plus exact, il
conviendrait même de dire qu'une telle distinction entre la
rectitude des actes et la volonté bonne ne naît qu'avec la
conception chrétienne de la royauté. Aussi le pouvoir royal
ne consiste pas tant en une domination qu'en une direction, ce que
traduit le terme de regere qui signifie à la fois
diriger, gouverner, dominer, et auquel le regnum, l'exercice de
la royauté, est soumis7. Ainsi " la justification
augustinienne d'un pouvoir s'inscrit dans une vision globale de la
déchéance du genre humain "8. Le plus
1 Ibid., Tome III, Livre XIX, §21,
p. 134: " Car enfin, quel peut être l'intérêt
véritable de ceux qui vivent dans l'impiété, comme vit
quiconque trahit le service de Dieu pour celui des démons,
monstres d'impiétés d'autant plus pervers qu'ils veulent,
esprits impurs, qu'on leur sacrifie comme à des dieux? "
2 H.X. Arquillière, L'augustinisme
politique, p. 62.
3 Ibid., p. 63
4 C'est en effet par le discours chrétien sur
la Chute que les concepts de liberté de l'individu, de for
intérieur et d'universalité du genre humain acquiert une
réalité politique.
5 Ibid., p. 93
6 Ibid., p. 148-149
7 M. Senellart, Les arts de gouverner, p.
23: " Pendant plusieurs siècles, la réflexion
médiévale sur l'origine, la nature, l'exercice du pouvoir s'est
développée autour, non des droits attachés à la
fonction souveraine, mais des devoirs liés à l'office du
gouvernement (regimen). "
8 Ibid., p. 69.
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frappant dans cette compréhension du rôle du
gouvernement tient sans doute au fait que le roi
lui-même est soumis aux devoirs liés à son
office. Pour guider son peuple vers la justice, le
roi doit devenir modèle de vertu. Son pouvoir ne
se sépare dès lors pas d'une justification transcendante
à laquelle il se voit rappelé par la voix de l'Eglise. Ainsi "
l'Eglise ne pouvant
se passer de la contrainte l'a peu à peu pliée aux
règles éthiques du gouvernement "1.
L'exemple le plus significatif de cet office est sans
doute ce genre nouveau de littérature que constitue le Miroir du
prince, véritable catalogue de vertus, que le roi se doit
d'observer tout au long de son règne. On en découvre
déjà une ébauche chez Augustin qui, au Livre V, ch. 24 de
la Cité de Dieu, recommande à l'empereur chrétien
de vivre selon la vertu
et d'avoir en vue, non comme " les serviteurs du démon ",
seulement la paix temporelle, mais
le bien commun du peuple, autrement dit la justice
divine2.
Retenons donc de ce rapide aperçu de ce qu'il est
convenu d'appeler l'augustinisme politique une nouvelle compréhension du
fait politique et de l'exercice du pouvoir basée sur une
définition inédite de la nature humaine ou, pour être plus
exact, sur l'invention même de
la nature humaine. Car ce qui se met en place avec la doctrine
chrétienne du péché originel, c'est, nous l'avons vu, la
mise au jour d'une communauté d'essence entre tous les hommes, tous
soumis aux mêmes conséquences du péché
originel et en même temps séparés de la nature
créée. Par-delà donc les différences entre les
peuples du monde, une seule origine et une seule rédemption possible, la
foi chrétienne. D'autre part, apparaît avec Augustin l'idée
d'une autodétermination fondamentale de l'homme, qui, libre de
choisir entre Dieu et le néant, se voit seul responsable de sa
déchéance, bien qu'il ne puisse assumer seul son salut. Enfin,
avec l'idée que la déchéance du corps n'est que l'effet de
la mauvaise volonté, c'est le thème de
l'intériorité de la conscience individuelle qui commence à
poindre, bien que celle-ci soit par essence mauvaise, puisque
l'indépendance, et par conséquent la volonté
particulière,
est justement la perpétuation du
péché d'orgueil qui condamna l'homme à sa condition
mortelle. Contre l'idée même d'autonomie prennent place des
structures de pouvoir propres à diriger les âmes vers la justice
véritable, amour bien ordonné de la création et de son
créateur. Nous assistons par-là même à
l'évacuation du modèle de la Cité autarcique propre
à Aristote qui jugeait du juste à partir de l'excellence
proprement humaine.
Néanmoins à partir du XIIe siècle
s'accomplit un déplacement de sens de l'office royal qui va peu
à peu conduire à l'autonomie du politique, effective à
partir du XVIIe siècle.
En effet, à ce moment le prince ne se voit plus seulement
confier pour tâche de diriger les âmes mais aussi, et surtout, de
diriger les affaires communes et temporelles3.
Avec saint Thomas et la lecture de la Politique
d'Aristote, on quitte le discours augustinien sur la chute pour
passer à une réflexion sur la conduite des affaires
humaines. Désormais le regnum et le regimen se
confondent en la personne du monarque. A partir de ce moment, regere
n'est plus tant bien se conduire que conduire quelque
chose4. Gouverner devient régir une multitude en vue du bien
commun ; gouvernement qui, finalement, se définit comme "
capacité de pourvoir aux choses nécessaires à la vie
humaine "3. Ainsi saint Thomas remet à l'honneur la
notion aristotélicienne de prudentia, non plus
entendue comme discernement entre le bien et le mal, mais comme la
vertu qui, au milieu des choses
1 Ibid., p. 29.
2 Cité de Dieu, Livre I, §24, p.
246-247.
3 Les arts de gouverner, p. 125: "
L'Etat n'a pu se dégager progressivement de l'autorité
ecclésiale que par un transfert, sur la personne du prince,
du symbolisme religieux. Or ce transfert supposait une
véritable métamorphose du prince lui-même, lui
permettant, non plus seulement d'être digne de son office, mais
de s'identifier avec la personne publique qu'il incarnait ".
4 Ibid., p. 168.
3 Ibid., p. 165.
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contingentes, permet d'atteindre rationnellement ses buts. On
passe de la science des fins à l'art délibératif des
moyens à partir du temps réel de l'action politique et
non plus d'une norme intemporelle. Nous voici finalement bien proche de
Machiavel.
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