Espace et temps du gouvernement des hommes :
le moment machiavélien
Nous avons donc vu qu'avec la synthèse qu'opère
saint Thomas entre christianisme et aristotélisme une nouvelle
définition du bien commun commence à émerger. A partir
de la hiérarchie des réalités au sein du monde
créé, le docteur évangélique peut ainsi
situer la conservation de la paix civile au centre de l'office
gouvernemental. Si le roi se définit toujours comme un pasteur, sa
mission directrice se confond désormais avec la nécessité
" de conserver cette unité qu'on appelle la paix "1.
Commence dès lors à poindre un certain discours de l'art de
gouverner où le prince est investi de la plénitude du
regimen. C'est en vue
de pourvoir au nécessaire que les hommes s'assemblent,
et c'est la volonté une du monarque qui dirige les volontés
particulières vers cette fin. Aussi trouvons-nous chez Thomas
une réévaluation du statut de l'histoire concrète
qui peut servir d'exemple à la conduite des affaires du royaume.
Un exemple parmi d'autres est le titre du chapitre IV du Livre I du De
regno : " où l'on montre comment l'autorité a varié
chez les Romains et que chez eux la chose publique a cependant pris de
l'extension avec le gouvernement d'une collectivité "2.
Néanmoins, si une certaine considération des
nécessités matérielles du gouvernement vient à
tenir une place importante dans le discours thomiste, il n'en demeure pas moins
que c'est aux conditions éthiques de l'office royal que se
trouve soumise la réflexion sur le pouvoir du prince. Or, c'est
avec cette conception d'un cosmos ordonné que va rompre le
florentin Machiavel. En inscrivant le critère d'efficacité au
centre du dispositif politique, ce dernier rompt avec toute idée d'une
fin transcendante à l'exercice du pouvoir et inaugure par-
là même notre modernité. Le bien
fondé de l'action politique n'est plus antérieur à
la réalisation de cette action, mais au contraire découle de son
succès au sein de l'affrontement des forces en
présence3. La fin du gouvernement est désormais
ordonnée à une seule considération : la conservation de
la puissance. Et cette puissance ne se fonde pas dans une justification
transcendante à l'ordre humain mais est, au contraire,
directement liée à la capacité du prince à
composer avec les passions que le christianisme condamne comme les signes de
la déchéance humaine. Or, dans un monde où la
vertu chrétienne est sans cesse démasquée comme une
illusion par les appétits réels des hommes, c'est de la nature
humaine telle qu'elle se donne à voir que le prince doit
partir pour élaborer son commandement. Désormais donc,
l'aune de référence de l'action politique n'est plus
l'immutabilité d'une histoire supra-humaine renvoyée dans les
ténèbres de l'origine, mais au contraire, l'instabilité
fondamentale des affaires mondaines.
Ainsi, c'est en rompant avec la morale chrétienne
et son discours sur les vertus du prince, que Machiavel institue le lieu
réel du pouvoir : dans l'histoire. Cette histoire est celle
du heurt des intérêts et des luttes pour la
domination, une histoire pleine de fureur et de bruit que raconte celui qui,
pour un temps, en acquière la maîtrise. Ici
apparaît un couple
1 Thomas d'Aquin, Du gouvernement royal, p.
15.
2 Ibid., p. 29.
3 A. Negri, Le pouvoir constituant, p.
76: " Dans la production de l'Etat et dans le développement du principe
constituant, le vrai et le bien sont indissolublement liés
à la puissance - leur horizon est toujours celui de la puissance
et toute distinction est a posteriori, alors que l'action vient avant,
et choisit librement ".
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conceptuel fondamental du remaniement machiavélien :
l'opposition entre Fortuna et virtù1.
Le vrai passe désormais tout entier du
côté du changement et de la mutabilité, dans la
temporalité intrinsèque du monde humain et de la nature
changeante. Et c'est dans sa capacité
à s'adapter à la fortune, à ordonner son
action aux nécessités du temps, que se reconnaît le bon
prince. Ce n'est plus le monde humain qui doit être
orienté par rapport au modèle intemporel de la vertu que le
prince incarne de par sa mission divine, c'est au contraire le prince
qui doit s'adapter à la mutabilité essentielle du cours du
monde. " Si nous pouvions changer de caractère selon le temps et les
circonstances, la fortune ne changerait jamais "2: voilà
l'enseignement fondamental du Florentin. Le temps est la substance même
du pouvoir,
ce temps que le prince doit intérioriser pour l'amener
à se plier à sa volonté3. La
temporalité
est à la fois la contrainte objective avec laquelle le
prince compose et l'empreinte subjective par laquelle il peut
infléchir la réalité. Le temps est proprement le
principe constituant du pouvoir4. Dès lors, la science
politique imbue de prétentions normatives et
théorétiques se transforme en " technologie politique 5
", en élaboration subjective de la matière historique. Et
comme l'histoire n'est que le jeu des passions humaines, c'est à partir
de et sur celles-ci que
la domination s'exerce6.
Ainsi voit-on se dessiner chez Machiavel une nouvelle
économie de la puissance, constituée à partir d'une
réélaboration des catégories politiques et d'une
signification inédite
de l'inscription de l'action humaine dans le monde. Le Prince
se donne comme un miroir de
la puissance dans un monde redéfini en termes
de volonté subjective de domination et de conservation du pouvoir.
Par conséquent, ce n'est plus l'image d'un modèle transcendant
que réfléchit le miroir du prince, c'est le lieu de son
action et de son inscription temporelle et spatiale. Le catalogue des
vertus devient celui du compte des forces en présence au sein du royaume
que le monarque doit connaître pour s'y adapter7.
Un pas néanmoins reste à franchir pour voir le
livre du prince se transformer en livre d'Etat, recensement des forces du
Royaume offert à l'administration rationnelle. Pour cela, une
nouvelle structure du pouvoir doit s'affirmer, celle de l'Etat-nation
où le monarque s'identifie avec le territoire administré,
la personnalité du souverain se trouvant peu à peu
absorbée dans sa fonction administrative. Effacement progressif
du prince au profit d'une libération de la puissance collective et
d'une réappropriation des forces de la nation par elle- même que
le XVIIe siècle voit se mettre en place. C'est à
l'étude de cette nouvelle structuration de la réalité
politique qu'il nous faut à présent nous intéresser.
Mais concluons avant toute chose sur cette étude de la
structure du pouvoir chez les
Anciens, au Moyen-âge et à l'aube de la
modernité. Nous avions parlé à ce propos d'une
1 Les arts de gouverner, p. 188: " Ainsi
l'art, chez Machiavel, est-il indissoluble de la temporalité. Il ne se
conçoit que dans un rapport de lutte avec la puissance instable de la
fortune ".
2 N. Machiavel, Le prince, p. 176.
3 Le pouvoir constituant, p. 63: " Nous
pouvons saisir comme volonté, et comme projet subjectif
concentré, la puissance en acte dans ces moments. Plus
précisément, le problème est d'intérioriser le
temps historique, de l'intégrer au temps anthropologique, de
singulariser la puissance qui s'est découverte ".
4 Ibid., p. 60: " C'est sa
volonté de puissance qui rassemble cette temporalité
éparse pour en faire une arme invincible dans la
réalité (...). Il (César Borgia) est l'organisateur
de l'Etat, celui qui surdétermine le temps
historique et le réorganise ".
5 Ibid., p. 61.
6 Ibid., p. 106: " La passion est une trame
matériellement et profondément immergée dans le temps, une
trame capable de secouer le temps et son inertie ".
7 Chez Machiavel, le terme de stato permet
d'articuler l'idée du gouvernement, de conservation de la puissance
et de la domination d'un territoire. Le terme stato
ne recouvre pas la notion d'Etat, entendue comme structure administrative
encadrant l'usage de la puissance, mais fait référence d'une
part au pouvoir d'un homme ou d'un groupe au sein de la Cité, d'autre
part, au domaine et au territoire sur lequel s'exerce la domination, enfin, le
régime ou la forme constitutionnelle de gouvernement. C'est donc avant
tout dans sa connotation d'espace de la domination du prince que doit
s'entendre le stato machiavélien. Cf. Les arts de
gouverner, p. 212-213.
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imbrication essentielle du concept de pouvoir et de Nature. Nous
sommes à présent en mesure
de mieux justifier cette affirmation. Nous avons en
effet pu observer qu'à chacune de ces époques correspond
une conception particulière de la Nature qui, avec chacune de
ses redéfinitions, entraîne avec elle une nouvelle structuration
du politique. Si les Grecs voient dans la Nature l'image d'un cosmos
organisé en lequel vient s'inscrire l'ordre humain, la conception
politique qui s'ensuit comprend la Cité, soit chez Platon,
comme harmonie des parties à l'image du cosmos et de l'âme, soit
chez Aristote, comme communauté autarcique, l'idée d'un premier
moteur autonome ordonnant la fin de la Cité à une vie belle
s'achevant dans l'éducation du citoyen à l'excellence de
la theoria. Aussi la liberté politique dans la Polis
antique ne peut-elle consister qu'en la recherche par la
discussion du bien commun, prolongement de l'harmonie naturelle.
Dès lors l'idée d'une liberté privée,
basée sur l'indépendance de l'individu apparaît comme
non-sens à l'expérience grecque de la vie humaine.
Si nous nous tournons à présent vers la
conception chrétienne de la Nature, nous voyons que celle-ci,
définie comme nature créée, fait indéfiniment signe
vers la transcendance
de la volonté créatrice. Or la faute originelle,
issue du désir d'autonomie du premier homme, condamne le genre humain en
son entier à une éternelle distance de sa volonté à
sa puissance.
En ce sens, l'homme déchu fait face à sa
propre nature créée qu'il doit reconquérir par
l'amour ordonné en aliénant sa volonté propre dans
la volonté divine, qui seule peut lui accorder la grâce.
Ainsi peut-on voir une opposition entre Nature créée bonne parce
qu'issue
de la volonté divine et nature humaine
pécheresse séparée de l'ordre de la création
par la mauvaise volonté de l'homme.
Enfin, rompant avec ce modèle, Machiavel
conçoit la Nature comme fortune contre laquelle le prince doit
dresser ses forces pour en épouser la plasticité et ainsi la
plier à ses fins
de conservation et de domination. Dès lors la passion se
dresse contre la passion ; et l'homme
se trouve face à lui-même, dans la lutte
sans fin d'un monde dépourvu de toute finalité
transcendante et ramené à l'autonomie d'une législation
que l'homme d'action doit arracher
au prix de ses efforts.
L'histoire que nous avons suivie nous apparaît ainsi comme
celle d'une réinscription
du fondement de l'action politique dans le monde humain. Mais ce
remaniement ne va pas sans une compréhension plus générale
de la notion de pouvoir. Cette redéfinition, nous allons
le voir, n'est pas tant l'effet d'un programme de
réforme politique qu'une réinterprétation
générale du phénomène de puissance naturelle.
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