Configuration épistémologique du pouvoir
moderne:
l'ontologie de l'immanence
C'est donc sur un terrain proprement
épistémologique et scientifique qu'émerge une nouvelle
signification de l'ordre naturel. C'est en fait de l'élaboration d'un
monde nouveau que va naître un homme nouveau, l'homme moderne, qui encore
aujourd'hui structure notre rapport à la réalité
politique. En effet, la requalification des forces naturelles
entraîne une compréhension neuve du pouvoir humain. Ce pouvoir
nous apparaît dès lors tributaire d'une redéfinition de la
puissance, non pas à partir de ce que l'homme peut, entendu
comme ce qui
est rendu possible par la loi transcendante, mais
comme ce qu'il peut, à partir de sa force propre. C'est
à partir de la médiation de la conservation de soi que nous
assistons ainsi à une réappropriation du fondement du
pouvoir, désormais conçu comme dynamique des forces
sociales. Nous sommes ainsi préparés à comprendre en
quelle mesure la démocratie moderne consiste en une libération
du corps social à l'égard de toute médiation
transcendante.
Saint Thomas et la transcendance du premier principe
Nous avons vu qu'avec Thomas d'Aquin commence à
s'amorcer une réhabilitation de l'ordre purement humain de l'exercice du
pouvoir. Néanmoins c'est toujours sur le fond de la transcendance que
ce pouvoir se voit défini. En effet, c'est à partir
d'une hiérarchie intrinsèque à la création que
peut se découvrir le sens véritable de la fonction directive dont
la
fin est " de conserver cette unité qu'on appelle la
paix "1. Or en vertu de l'analogie entre les formes naturelles et
les artifices de la raison, Thomas conçoit le gouvernement naturel comme
celui d'un seul2. En effet, de même que Dieu
règne sur la création en cause éminente, le pouvoir
du souverain doit être transcendant au corps politique, une
inégalité de facto ordonnant la répartition des
charges au sein du Royaume. Mais cette analogie entre la royauté
de dieu et l'office du monarque, et la distance qui les
sépare l'un et l'autre de l'objet de leur puissance, ne trouve de
justification dernière qu'en un discours théologique sur
l'essence même de la création.
En effet, au fondement même du discours thomiste se trouve
cette idée que l'homme
ne peut avoir de connaissance positive de l'être divin.
L'abîme qui sépare la créature de son créateur est
telle que même la plus parfaite de ses oeuvres, l'homme
doué d'une âme intellective, ne saurait acquérir de
juste définition de Sa puissance3. Aussi existe-t-il
une inégalité ontologique fondamentale entre la cause divine et
l'effet engendré. Dieu est le sujet éminent duquel ne peut
être prédiqué aucun attribut de manière univoque. Il
n'est pas possible d'attribuer les mêmes noms, dans le même sens,
à Dieu et à l'ordre des créatures sous peine
1 Thomas d'Aquin, Du gouvernement royal, p.
15
2 Ibid., p. 17: " Toute
multiplicité dérive de l'unité. C'est pourquoi, si l'art
imite la nature et si l'oeuvre d'art est d'autant meilleure qu'elle saisit
mieux la ressemblance de la nature, il s'ensuit nécessairement que
le meilleur pour la société humaine, c'est d'être
gouverné par un seul ".
3 Somme contre les gentils, Liv. I ch.
XXX, : " Le degré suréminent dans lequel ces perfections se
trouvent en Dieu ne peut s'exprimer au moyen des noms que nous avons choisis,
sinon par négation, quand nous disons, par exemple que Dieu est
éternel ou infini; et encore par les rapports qui existent entre lui et
les autres êtres, comme lorsque nous l'appelons la première cause
ou le souverain bien; car nous ne saurions comprendre ce qu'est Dieu, mais
seulement ce qu'il n'est pas, et quels sont les rapports qui rattachent
à lui les créatures ".
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de remettre en cause la transcendance du premier principe.
Ainsi " les réalités dont Dieu est la cause ont des formes qui ne
sont pas au niveau de la puissance de Dieu, puisqu'elles reçoivent d'une
manière fragmentaire et parcellaire ce qui se trouve en Dieu
de manière simple et universelle. Il est donc clair que l'on ne peut
rien affirmer d'univoque de Dieu et des autres choses "1. Par
conséquent, les réalités qui ne possèdent
l'être que de par la bonté divine ne sauraient se concevoir
indépendamment de cette puissance et partant ne reçoivent de
statut ontologique que de leur dépendance2. On ne peut
dès lors penser l'unité de l'Être que
hiérarchiquement et absolument pas sur un plan d'immanence et
d'égalité. Ainsi se voit justifiée l'image de Dieu
comme roi et du monde comme royaume. Par analogie, l'autorité du recteur
naturel jouit d'une prévalence absolue sur les sujets qui lui sont
soumis.
Or c'est avec une telle ontologie de la transcendance et les
limites qu'elle pose a priori
à la connaissance et l'action humaine que va rompre la
modernité. Les exemples ne manquent pas, tant à la
Renaissance qu'à l'Age classique, de tentatives visant
à réinscrire les fondements de la connaissance dans un cadre
purement humain. Mais, sur cette voie, Spinoza nous semble le meilleur guide en
tant qu'il promeut une véritable ontologie de l'immanence fondée
sur une redéfinition de la puissance, lourde de conséquences
quant à l'organisation du champ politique.
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