Spinoza et l'ontologie de l'immanence
Spinoza cesse, en effet, de penser la divinité sur fond
de volonté transcendante pour la ramener à l'ordre
déterminé de la Nature3. Au chapitre II du
Court traité, Spinoza montre ainsi qu' " il ne peut y avoir
de substance plus parfaite que celle qui existe déjà dans la
nature
"4. Il suit de là qu'une telle substance ne
peut être qu'une, puisque, limitée par une autre, elle perdrait
cette infinité qui la définit5. Par conséquent,
la substance divine n'engendre pas une autre substance séparée
d'elle-même, mais cette substance est Dieu même, causa
sui. Dès lors
il y aura autant de perfection dans la cause que dans
l'effet6. Ainsi " la nature est connue par elle-même et non
par autre chose. Elle est formée d'attributs infinis dont chacun est
infini et souverainement parfait en son genre, à l'essence
desquels appartient l'existence, en sorte qu'en dehors d'eux n'existe
aucune essence ou aucun être et elle coïncide ainsi exactement avec
l'essence de Dieu, seul auguste et béni "7. Contre la
séparation de la cause et de l'effet, Spinoza peut ainsi affirmer de
Dieu qu'il " est une cause immanente et non transitive en tant qu'il agit en
lui et non hors de lui, puisque rien n'existe hors de lui
"8. L'on peut par conséquent concevoir l'homme comme
une partie de Dieu et non comme un simple effet
1 Ibid., ch. XXXII.
2 Ibid., ch. XXVIII: " Les choses qui ne
font qu'exister ne sont pas imparfaites en raison de l'imperfection de
l'être pris lui-même absolument: c'est qu'elles ne
possèdent pas l'être selon toutes ses virtualités,
mais y participent selon un mode particulier, très imparfait ".
3 Spinoza, Traité de la réforme de
l'entendement, §5, p. 184: " Nulle chose considérée
dans sa propre nature, ne sera dite parfaite ou imparfaite, surtout quand on
aura connu que tout ce qui arrive se produit selon un ordre
éternel et des lois de nature déterminées
".
4 Spinoza, Court Traité, Ch. 2,
§1, p. 49.
5 Ibid, p. 48 note 2: " Si nous pouvons
démontrer qu'il ne peut y avoir aucune substance limitée, toute
substance doit alors participer sans limitation à l'être
divin. Or, nous le prouvons ainsi: ou bien la substance doit
s'être limitée elle-même, ou bien elle a
été limitée par une autre. Elle ne peut
s'être limitée elle-même car, étant
illimitée, elle aurait dû changer toute sa nature. Elle
n'est pas non plus limitée par une autre, car cette autre
devrait être limitée ou illimitée; le premier n'est pas,
donc, c'est le second; donc elle est Dieu ". Cf. aussi Ethique,
Première partie, Axiome V, p. 67.
6 Court Traité, Ch. 2, §8, p.
51: " Nous demandons: si, dans la substance qui devrait être cause de
celle qui s'est produite, il y a autant de perfection ou s'il y en a moins ou
plus que dans celle qui est produite. Il ne peut y avoir
moins. Plus, pas davantage: parce qu'en ce cas cette
deuxième substance devrait être limitée. "
7 Ibid., Appendice, Corrolaire, p. 162.
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déficient ontologiquement1. Dès
lors, l'attribution d'une volonté propre et étrangère
à Dieu n'est que le signe de l'ignorance et de la superstition qui
conçoit ce qui lui échappe comme supérieur et doué
d'une volonté propre2. Mais pour qui a une connaissance
claire du rapport des corps au sein de l'étendue suit un ordre identique
dans l'ordre de la pensée. Et par-là la véritable
liberté ne se découvre que comme la claire connaissance
de la somme totale des causes et des effets qui se déploient dans
l'immanence de la nature3. Il s'ensuit par conséquent une
égalité totale des prédicats qui remet totalement en cause
l'autorité d'un sujet éminent par rapport à ceux-ci
et qui déplace la connaissance du terrain de la foi
vers celui de l'enchaînement causal et mécaniste des corps au
sein de la nature.
Or, par-là même, Spinoza produit un
déplacement considérable dans la définition de la
puissance jusqu'ici référée à l'être
transcendant de la divinité. A partir du moment où " la
puissance, grâce à laquelle tout ce qui est dans la nature existe
et exerce une action, ne saurait différer de la puissance même de
Dieu "4, chaque être se voit qualifié, non par rapport
à son inscription dans l'ordre hiérarchique de la
création, mais par la puissance même qu'il a d'agir.
Connaître une chose, c'est connaître sa puissance ou la puissance
qui agit sur elle et la limite. C'est donc à partir d'une
causalité réciproque que les êtres doivent être
appréhendés. Loin d'une essence étrangère dont il
reçoivent leur nature, c'est de leurs rapports qu'ils tiennent leur
pouvoir. Par-là même, chaque corps se voit individualisé
comme une certaine somme de puissance visant à sa
conservation5. Dès lors le bien et le mal vont se voir
ramenés au simple calcul de forces accroissant ou diminuant la
puissance et non plus au rang d'essences hypostasiées dans l'ordre
immuable de la création. A la question: " le bien et le mal sont-ils des
êtres de raison ou des Etres réels ?", Spinoza répond que "
considérant que le bien et le mal ne sont autre chose que des relations,
il est hors de doute qu'il faut les ranger parmi les êtres de Raison, car
jamais on ne dit qu'une chose est bonne sinon par rapport à quelque
autre qui n'est pas si bonne ou ne nous est pas si utile qu'une autre
"6.
8 Ibid. Ch. 3, §2-1, p. 65. Cf. aussi,
Ethique, Partie I, Proposition XVIII, p.87: " Dieu est cause
immanente, mais non transitive, de toutes choses ".
1 Court traité, Ch. 18, §2, p.
129: " En premier lieu, il s'ensuit que nous sommes en vérité
serviteurs et esclaves
de Dieu et que c'est notre plus grande perfection de
l'être nécessairement. Car, si nous étions
réduits à nous- mêmes et ne dépendions pas ainsi de
Dieu, il y aurait bien peu de choses ou même il n'y aurait rien que nous
puissions accomplir, et nous trouverions à bon droit dans cette
impuissance une cause d'affliction; tout au contraire ce que nous voyons
maintenant, à savoir: que nous dépendons de ce qui est le plus
parfait de telle façon que nous soyons une partie du tout, c'est
à dire de lui-même, et contribuons en quelque sorte à
l'accomplissement d'autant d'oeuvres habilement ordonnées et parfaites
qu'il en est qui dépendent de lui ".
2 Ethique, Première partie,
Appendice, p. 106: " Car, ayant considéré les choses
comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu'elles se fussent
faites elles-mêmes; mais, pensant aux moyens qu'ils ont
l'habitude
d'agencer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu'il y
a un ou plusieurs maîtres (rectores) de la Nature, doués
de
la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux
et qui ont tout fait pour leur convenance. Or, comme ils n'ont jamais eu aucun
renseignement sur le naturel de ces êtres, ils ont dû en juger
d'après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout
à l'usage des hommes, pour se les attacher et être grandement
honorés par eux ".
3 Ibid., Troisième partie,
Proposition II, scolie, p. 186: " Le décret de l'esprit, aussi
bien que l'appétit et la détermination du corps, vont
ensemble par nature, ou plutôt sont une seule et même chose que
nous appelons Décret quand elle est considérée sous
l'attribut de la Pensée et s'explique par lui, et que nous
nommons détermination quand elle est considérée sous
l'attribut de l'Etendue et se déduit des lois du mouvement et du
repos; ce qui deviendra encore plus évident par la suite ".
4 Traité de l'autorité
politique, II, 2, p. 15.
5 Ethique, Troisième Partie,
Proposition VII, p. 190: " L'effort (conatus) par lequel chaque chose
s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors
de l'essence actuelle de cette chose ".
6 Court Traité, ch. X, p. 83.
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Or cette conception est déjà mise en avant par
Hobbes1. Ce dernier pousse le principe mécaniste
jusqu'à ses dernières conséquences en ne voyant d'autre
réalité que corporelles2.
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