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L'Homme Démocratique

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par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

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Locke: sociabilité naturelle, société politique et gouvernement

Nous avons commencé par définir la démocratie libérale comme ce dispositif double

où sont conjoints deux libertés distinctes: liberté politique et liberté privée. Cette distinction

se fonde en dernier ressort sur la distinction entre droits aliénables et droits inaliénables. Les premiers recouvrent les droits que l'individu ne peut assumer seul et qui sont donc transférés

au corps politique, les seconds constituent les limites au-delà desquelles l'exercice du pouvoir devient illégitime. Or, nous allons le voir, une telle distinction suppose une élaboration conceptuelle particulière permettant de distinguer société civile et communauté, ce que rejetait Hobbes mais que parvient à fonder Locke, annonçant par-là même la soumission libérale du politique au social.

??L'état de nature lockien

Commençons par reconnaître la différence entre l'état naturel de Hobbes et celui de Locke qui, au regard du premier et de ses fondements proprement anthropologiques et immanents, semble marquer une sorte de régression. En effet, chez Hobbes la caution divine donnée aux lois naturelles est purement négative, les lois ne naissant pas d'une injonction positive à se conserver, mais d'une passion irrationnelle: la peur de la mort. Ainsi Hobbes peut-il conduire l'élaboration du corps politique à partir de ses éléments premiers puisque ces éléments sont clairement identifiés; ce sont les désirs humains et le mouvement qui les anime. Nous voyons par conséquent que l'argument du fabricant fonctionne chez Hobbes comme fondement de la méthode résolutive-compositive faisant l'économie de tout principe transcendant.

Chez Locke, les éléments sont les mêmes: des hommes égaux en droit et en puissance, menés à la guerre par cause de l'absence d'un arbitre, la sécurité comme fin du gouvernement1. Mais chez lui le thème d'une providence se fait plus présent et permet de donner d'autres bases à cet état. Ainsi au §6, pouvons-nous lire que " les hommes étant tous l'ouvrage d'un ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d'un souverain maître, placés dans le monde par lui et pour ses intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son ouvrage doit durer autant qu'il lui plaît, non autant qu'il plaît à un autre "2. Les hommes, en cet état, se voient donc, plus que chez Hobbes, soumis à l'observance des lois naturelles qui, chez eux, se confond avec l'exercice naturel de la raison dont Dieu les a pourvus. Dès lors, une sociabilité est possible, et non pas cette sociabilité minimale qui, chez Hobbes, rapproche suffisamment les hommes pour les conduire à un état de guerre perpétuel, mais un état où une sociabilité positive est présente.

1 J. Locke, Traité du gouvernement civil, Cf. §6, §7, §8.

2 Ibid., §6, p. 145.

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Cette sociabilité positive implique que les hommes puissent tout naturellement se porter à contracter sur la foi de leur témoignage sincère et de la crainte divine, ce qui chez Hobbes est impossible en raison de la défiance mutuelle. Ainsi " la sincérité et la fidélité sont des choses que les hommes sont obligés d'observer religieusement, en tant qu'ils sont hommes, non en tant qu'ils sont membres d'une même société "1. De là cette conséquence, que

ce n'est pas tant la défiance réciproque qui conduit les hommes à sortir de cet état que l'utilité commune qu'ils en récoltent. C'est ce qu'affirme Locke sous l'autorité du " judicieux Hooker

". Deux conséquences s'ensuivent quant à la formation du corps politique: d'une part, il n'est pas le premier degré de l'humanité, mais simplement un moyen de répondre aux problèmes que pose néanmoins un état où manque un juge commun; d'autre part, c'est un état dans lesquels les hommes s'engagent volontairement et non pas sous les assauts d'une crainte mortelle. Nous voici donc dans un état non pas pré-humain, mais pré-politique. L'homme est antérieur au citoyen.

Une autre différence majeure d'avec le système hobbesien concerne la propriété. Si chez Hobbes, il ne peut y avoir de propriété véritable en l'absence d'un pouvoir souverain mais seulement un droit exclusif, quoique sans cesse menacé, sur toutes choses, chez Locke l'acquisition originaire à partir de la communauté de la terre ne nécessite en aucune façon l'institution d'un gouvernement et n'est donc en aucun cas une convention. C'est qu'en fait le rapport à la propriété n'est pas comme chez Hobbes un problème de relations entre puissances concurrentes. Dans ce dernier cas, l'objet du désir d'un homme peut à tout moment être menacé par un désir concurrent. Chez Locke, le producteur est en relation unilatérale au fruit

de son travail2. Ainsi c'est le rapport de l'homme au produit de son labeur par l'intermédiaire

de son propre corps qui constitue le principe de l'appropriation. L'individu est naturellement producteur3. Néanmoins, et c'est là un point fondamental pour le libéralisme, parce qu'il est interdit par la loi naturelle à l'homme de posséder plus que le nécessaire à sa propre conservation, l'invention de la monnaie va permettre l'épargne et ainsi l'accroissement des biens sans gaspillage. Or, et c'est là l'originalité du propos lockien, l'origine de la monnaie est conventionnelle mais pré-politique. Elle repose " sur le consentement mutuel des hommes "4.

Mais par-là même les hommes ont consentis aux " possessions inégales et disproportionnées "5. Dès lors, l'association politique que les hommes forment au sortir de l'état naturel consistera à garantir aux possédants la juste jouissance de leur propriété. L'on voit donc qu'en établissant une sociabilité pré-politique et la possibilité de conventions expresse ou tacites avant le pacte social, Locke parvient à concevoir la société politique comme simple moyen et renfort palliant aux défauts de l'état naturel. L'état politique n'est que

la continuation et le renfort de l'existence naturelle et non pas comme chez Hobbes, la condition de la vie humaine.

??Société politique et gouvernement

1 Ibid., §14, p. 153: " La sincérité et la fidélité sont des choses que les hommes sont obligés d'observer religieusement, en tant qu'ils sont hommes, non en tant qu'ils sont membres d'une même société ".

2 Second traité, §32, p. 166: " Autant d'arpents de terre qu'un homme peut labourer, semer, cultiver et dont il peut consommer les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en propre. Par son travail, il rend ce bien-là son bien particulier, et le distingue de ce qui est commun à tous ".

3 Tout comme chez Marx. Cf. Critique de l'économie politique, in Ecrits de jeunesse, p. 339: " L'universalité de l'homme apparaît justement, au point de vue pratique, dans le fait que la nature tout entière devient son corps non

organique dans la mesure où elle est : 1°- son moyen de subsistance immédiat et 2°- la matière, l'objet et l'outil

de son activité vitale ".

4 Second traité, §47, p. 179.

5 Ibid., §50, p. 180.

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Nous avons donc vu que des contrats étaient possibles à l'état naturel. Ces contrats recouvrent plusieurs formes et peuvent servir à l'élaboration de diverses associations1. Mais en

ce cas qu'est-ce qui va différencier de telles associations de l'acte par lequel la communauté se constitue elle-même en société politique?

Quel est l'acte qui marque la sortie de l'état naturel? Pour le savoir, il faut, comme chez Hobbes, identifier les fins pour lesquelles les hommes vont chercher à s'associer. La fin essentielle de l'association est " la préservation de la propriété "2. Or en vertu du droit de nature, chacun à l'état naturel a le droit d'user de tous les moyens qu'il jugera bons à cette fin3. Mais, comme chez Hobbes, une contradiction entre les droits naturels de chacun conduit à un état de guerre auquel il faut remédier; ainsi manque-t-il une loi établie, un juge reconnu et impartial et les moyens d'exécutions venant appuyer les décisions de ce juge4 . Là où ces trois conditions sont réunies, et " tout jugement des particuliers étant exclu, la société acquiert le droit de souveraineté; et certaines lois étant établies, et certains hommes autorisés par la communauté pour les faire exécuter; ils terminent tous les différends qui peuvent arriver entre

les membres de cette société-là, touchant quelque matière de droit, et punissent les fautes que quelque membre aura commises contre la société en général, ou contre quelqu'un de son corps, conformément aux peines marquées par les lois "5.

Ainsi là où les hommes ont renoncé au " pouvoir exécutif des lois de nature " et l'ont remis au public, il y a société civile. Or, en parlant ici de pouvoir exécutif, nous ne faisons référence qu'au second droit de nature: l'emploi des moyens que l'homme juge bons à la préservation de ses biens. La renonciation de la force au bénéfice de la société n'est que seconde, car avant cela la société doit commencer d'être.

Et c'est là l'originalité de Locke: la distinction entre, d'une part, l'acte par lequel la société politique se donne l'existence et le consentement que tous octroient de ne pas résister à l'exécution des lois que la société se donne et, d'autre part, l'institution d'un gouvernement prompt à faire exécuter ces lois. Ici apparaît une différence institutionnelle entre pouvoir législatif et gouvernement. Mais nous naviguons ici entre Charybde et Scylla, car si nous évitons l'écueil qui chez Hobbes conduit volontairement à mettre dans les mains du monarque

à la fois la législation et d'autre part l'exécution, il ne nous faut pas pour autant croire à un double pacte qui, comme chez Pufendorf, institue en premier lieu la communauté pour la soumettre en un deuxième temps au pouvoir du souverain.

Tentons d'être plus précis. L'acte premier par lequel la société politique va commencer d'être consiste en un accord (compact) entre ceux qui veulent quitter, selon leur propre consentement6, l'état de nature et qui doivent s'entendre à l'unanimité, non pas sur la forme à donner à la société politique, mais sur le principe de majorité par laquelle la force du tout va dès lors prévaloir sur celle de ses parties. A ce moment existe une communauté

(commonwealth)7 où la force du plus grand nombre doit fournir un principe apte à faire se mouvoir le corps ainsi formé. Il y a dès lors consentement de chacun à reconnaître la force du tout. C'est proprement ce consentement qui va permettre à la société de perdurer dans le temps. Ainsi, à la différence de Hobbes, le renoncement de la puissance personnelle ne se fait pas au profit d'une personne artificielle qui conserverait seule son droit naturel, mais permet

de constituer la force d'un tout auquel l'on s'incorpore par consentement8. Une fois le principe

de la majorité reconnu et accepté, va prendre lieu " la première et fondamentale loi positive de

1 Ibid., §14, p. 153.

2 Ibid., §124, p. 237.

3 Ibid. §125, p. 237.

4 Ibid., § 124-127, p. 237-238.

5 Ibid., §87, p. 206.

6 Ibid., §95, p. 214.

7 Ibid., §96, p. 215.

8 Ibid. §99, p. 217.

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tous les Etats, c'est celle qui établit le pouvoir législatif "1. Il ne s'agit cependant pas ici d'un nouveau pacte, et c'est cela qui permet de dépasser la conception pufendorfienne du double pacte, mais de la continuation du pacte originaire. Une fois la règle de la majorité librement acceptée par tous, les particuliers reconnaissent implicitement et indirectement les décisions majoritaires comme celle de la communauté et donc comme la leur. C'est pourquoi la relation entre la communauté et le pouvoir législatif n'est pas contractuelle mais repose sur une relation de confiance, sur un trust. Comme le montre Terrel, " la différence décisive entre trust et contract tient au fait que les obligations du trustee envers le bénéfizzzzzzzzzzzciaire sont unilatérales alors qu'un contrat implique des obligations de part et d'autre " 2. Le pouvoir législatif ainsi établi ne se sépare donc pas de la communauté qu'il représente, en même temps

il n'est pas comme chez Hobbes le sujet de la relation politique dont les particuliers sont les prédicats. La relation de représentation est ici inversée. Ce n'est plus la personne juridique qui donne existence au peuple par la représentation des volontés particulières universalisés dans l'adage formel: éviter la crainte de la mort violente. C'est désormais le pouvoir législatif qui représente secondairement et, en quelque sorte, cristallise la décision première de chacun à protéger ses biens, sa vie et sa liberté, décision, qui à travers le principe de majorité, donne existence à la communauté. Dès lors, sitôt que ce pouvoir législatif, réceptacle des forces individuelles médiatisées par la communauté, outrepasse les fins pour lesquelles il a été établi,

le peuple, qui conserve son existence, retrouve son pouvoir originaire d'instituer un nouveau législatif3.

Le pouvoir législatif est donc bien souverain mais seulement en tant qu'il a reçu pour mission de conserver la société. " De sorte que le peuple doit être considéré, à cet égard, comme ayant toujours le pouvoir souverain, mais non toutefois comme exerçant toujours ce pouvoir ". D'autre part, le pouvoir exécutif peut lui-même être dit pouvoir souverain en tant qu'il est toujours sur pied, lors que le pouvoir législatif, qui lui est supérieure, n'est pas toujours réuni en corps4. Ainsi peut-on établir une hiérarchie de souveraineté au sein de la société politique. En premier lieu, la communauté qui se donne la règle de la majorité pour principe de son existence est souveraine, en tant qu'elle est reconnue par tous comme la représentation des garanties que chacun reçoit de par l'association librement consentie. D'autre part, le pouvoir législatif, établi pour faire des lois, est souverain en tant qu'il permet de passer

de la simple communauté encore formelle à la forme d'une société politique particulière douée d'une âme qui la meut. Mais ce pouvoir ne repose lui-même que sur le consentement de la communauté qui lui a confié son trust. Enfin, le pouvoir exécutif est souverain en tant qu'il donne à la société politique ainsi constituée le pouvoir d'agir en tout temps et en tout lieu selon les fins que les particuliers se sont donnés en constituant le corps politique.

Le peuple est donc bien souverain comme chez Hobbes mais, à la différence de ce dernier, il existe avant que ne soit positivement formé une assemblée législative, et de même pour le gouvernement. Dès lors ce n'est plus le souverain qui donne à la multitude son existence comme peuple, c'est le peuple déjà constitué qui est souverain et ne confie sa souveraineté que pour mieux veiller à son effectivité. Ainsi, au §211 du Traité du gouvernement civil intitulé De la dissolution des gouvernements, Locke montre qu'il faut " distinguer entre la dissolution de la société, et la dissolution du gouvernement ". Ce qui forme une communauté, nous dit Locke au même paragraphe, c'est " le consentement que chacun donne pour s'incorporer et agir avec les autres comme un seul et même corps "5.

Mais prenons garde toutefois de ne pas considérer la distinction entre communauté et gouvernement comme celle qui distingue société et Etat car la communauté dont il est ici

1 Ibid., §134, p. 242.

2 Les théories du pacte social, p. 269.

3 Second traité, §149, p. 254.

4 Ibid., §151, p. 255.

5 Ibid. §211, p. 298-299.

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question est une société proprement politique et qui n'a d'existence que comme telle. Seulement cette société politique jouit d'une consistance et d'une souveraineté propre qu'elle consent à déléguer à la charge d'organes subalternes chargés de représenter ses fins. Mais en instaurant une relation unilatérale entre la communauté et le gouvernement, Locke permet au peuple de conserver son identité face à la volonté indépendante du pouvoir législatif et exécutif et peut ainsi justifier le droit de résistance face à une autorité inique. Nous voici donc face à la naissance du libéralisme politique selon lequel le pouvoir institué n'a d'autre fin que

de protéger les droits inaliénables des hommes qui ont concouru à sa formation. Mais nous avons vu aussi qu'un autre libéralisme était en train de naître, celui qui conserve aux hommes une certaine partie de leur prérogative naturelle et qui tombe en dehors de l'exercice du pouvoir politique. Ce libéralisme, nous l'avons vu à l'oeuvre lorsque Locke conçoit l'appropriation comme un droit naturel et l'existence de certaines conventions comme non- politiques quoique touchant à l'existence en commun des hommes, comme avec l'invention de

la monnaie. Or avant de nous intéresser à cet aspect du libéralisme dit économique, il nous faut revenir sur le terrain de naissance d'une sphère de droit hors-politique et qui constitue le foyer propre d'émergence du discours libéral: la question des droits de la conscience et la tolérance religieuse.

Tolérance et droit de conscience

Nous venons de voir comment se constitue la genèse du pouvoir public dans la science politique de Hobbes et le discours lockien. Nous avons pu remarquer à ce propos que l'acte par lequel l'édifice civil venait au jour consistait en un dessaisissement de la souveraineté particulière. En ce sens, que ce soit la personne civile chez Hobbes ou la communauté chez Locke, il n'existe, à l'état civil, de puissance que collective et publiquement reconnue. Mais

s'il est possible de laisser un autre gouverner pour moi, en est-il de même dans le domaine religieux? Un autre homme, quand bien même il se trouve investi du pouvoir suprême en la République, peut-il croire à ma place? Cette question est d'autant plus brûlante que c'est en grande partie le problème théologico-politique de l'obéissance à l'autorité civile ou ecclésiastique qui entraîne la réflexion hobbesienne sur la question de la paix civile. Comment donc articuler unité politique et diversité d'opinions? Ici est en jeu la question du rapport savoir/pouvoir qui conduira finalement à la distinction d'une sphère privée et d'une sphère publique, dont la supposition est fondamentale dans le questionnement libéral.

Hobbes et la question du for intérieur

Nous avons vu que la problématique de Hobbes partait du problème de la discorde civile. L'existence, au sein du royaume, d'une multitude d'opinions concurrentes, en appelant toutes à la sainteté de la conscience pour se défendre de dissimuler quelques intérêts de pouvoir, conduit à la sédition et allume les feux de la guerre civile. D'autre part, l'existence d'un souverain spirituel se réclamant supérieur aux puissances temporelles, qui ne constituent dès lors que les ministres d'une autorité étrangère, sape le fondement même de l'obéissance absolue que les sujets doivent à leur monarque.

Or, pour répondre à ce problème Hobbes met en place le dispositif particulier de la représentation que nous avons étudié plus haut. Ainsi dans la perspective érastienne de Hobbes, une seule autorité doit régner souverainement parce qu'une seule autorité peut disposer de la puissance nécessaire à l'exécution de sa fin: faire taire les inconvénients de l'état naturel. C'est cette autorité qui décide du bien et du mal puisqu'elle est la représentation

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de la peur de la mort, summum malum, qui conduit les particuliers à établir les conventions.

Or par là-même cette autorité apparaît comme réalisation extérieure et universelle de la volonté de paix intérieure et particulière jusqu'alors inefficace. C'est pourquoi celui qui conteste les jugements du monarque sur le juste et l'injuste et qui s'oppose à sa loi commet, plus qu'un acte illicite, un véritable péché politique. Il rentre en effet en contradiction avec

lui-même et pèche contre sa conscience en affirmant une opinion contraire à l'opinion morale que lui dictait la loi naturelle: il faut instituer les moyens de sortir de l'état de guerre1. En aucun cas donc, la conscience intérieure ne saurait justifier une quelconque désobéissance. Et dès lors, le souverain possède le droit absolu d'imposer un culte uniforme à ses sujets puisque

la paix civile est un commandement de Dieu2 et par conséquent que l'obéissance au souverain

est un article de foi. " Tout ce qui est nécessaire au salut est contenu dans deux vertus: la foi dans le Christ et l'obéissance aux lois "3. Ainsi l'Etat retire aux convictions privées leur répercussion politique et ne laisse demeurer aucun espace qui justifie la désobéissance.

Un problème se pose cependant quant aux moyens que possède le pouvoir civil de pénétrer l'intériorité véritable de la conscience pour y contrôler les opinions contraires à la loi

de justice. " Or la foi n'a aucune relation ni dépendance à l'égard de la contrainte et du commandement; elle ne dépend pas de ces choses, mais seulement de la certitude ou de la probabilité d'arguments tirés soit de la raison, soit de quelque chose qui est déjà objet de croyance. C'est pourquoi ceux qui sont en ce monde les ministres du Christ n'ont pas à ce titre

le pouvoir de châtier quelqu'un parce qu'il ne croit pas ou qu'il contredit ce qu'ils disent " 4. Ainsi dans le cas où un sujet chrétien se trouve soumis à l'autorité d'un prince infidèle, l'obéissance à ce dernier est requise comme un commandement de Dieu, mais " quant à leur foi, elle est chose intérieure et invisible " 5 et elle échappe donc au pouvoir civil qui ne réclame que la profession de foi publique et non pas l'assentiment intérieur6. Ainsi commence

à se dessiner une distinction entre pouvoir public et opinion privée où cette dernière se voit vidée de toute espèce d'efficace politique mais n'en reçoit pas moins la reconnaissance, au moins négative.

Ainsi, selon Hobbes, c'est parce que le pouvoir public ne possède aucun contrôle efficace sur l'intérieur qu'il peut contraindre à l'obéissance extérieure. Or c'est en partant de ce même constat que Locke et Spinoza vont être conduits à défendre la liberté de culte et de pensée individuelle.

1 Citoyen, III, 31, p. 127: " De sorte que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il s'ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité, et qu'ainsi la modestie, l'équité, la fidélité, l'humanité, la clémence (que nous avons démontrées nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui composent les bonnes moeurs. Je conclus donc que la loi de nature commande les bonnes moeurs et la vertu, en ce qu'elle ordonne d'embrasser les moyens de la paix, et qu'à juste titre elle doit être nommée loi morale "; III, 33, p. 128: " Les lois de nature méritent d'être nommées proprement des lois, en tant qu'elles ont été promulguées dans les Ecritures Saintes avec une puissance divine ".

2 Ibid., p. IV, 1, p. 129: " Ce n'est pas sans sujet qu'on nomme la loi naturelle et morale, divine. Car la raison, qui n'est autre chose que la loi de nature, est un présent que Dieu a fait immédiatement aux hommes, pour servir de règle à leurs actions "; IV, 2, p. 130: " Or que cette loi fondamentale de nature, à savoir qu'il faut rechercher la paix, soit aussi un sommaire de la loi divine, il est tout manifeste par les passages suivants...".

3 Léviathan, Ch. XLIII, p. 606.

4 Ibid., Ch. XLII, p. 521.

5 Ibid., Ch. XLIII, p. 620.

6 Justin Champion, " Hobbes, Locke et les limites de la tolérance, l'athéisme et l'hétérodoxie " in Les fondements philosophiques de la tolérance, dir. Zarka, T. I, p. 229: "Hobbes suggérait donc qu'en privé la croyance était libre de toutes limitations, et, plus important, libre de tout contrôle; aussi longtemps que cette conception interne n'était pas rendue publique, dans le sens le plus large, elle était acceptable. Une fois de plus, la dynamique de la limitation n'était pas issue d'une opposition théorique à la diversité mais dirigée contre les effets sociaux des défis à l'autorité doctrinale constituée ".

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?Les droits de la conscience religieuse: Bayle, Spinoza et Locke

La question qui se pose est donc celle du statut de l'opinion particulière. A ce problème du rapport du théologique au politique, une réponse va être apportée qui consiste à montrer que les moyens dont dispose l'autorité extérieure ne déterminent pas la croyance intérieure et par conséquent que les deux ordres doivent être distingués; ce qui, nous allons le voir, se montre lourd de conséquence quant au statut de l'autorité civile en matière de foi et d'opinion.

Sur cette voie, trois auteurs, quoiqu'avec des modes argumentatifs différents, parviennent à la même conclusion: la coercition extérieure est inapte à produire l'assentiment intérieur et il existe donc un droit inaliénable à la liberté de culte, qui débouche sur l'affirmation d'un droit de penser individuel.

Ainsi Bayle, dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus Christ: Contrains-les d'entrer montre " qu'il est clair que la seule voie légitime d'inspirer la religion

est de produire dans l'âme certains jugements et certains mouvements de volonté par rapport à Dieu. Or, comme (...) tout ce qui est contenu sous la signification littérale de contrainte, ne peuvent pas former dans l'âme les jugements et les mouvements de volonté par rapport à Dieu, qui constituent l'essence de la religion, il est clair que cette voie-là d'établir une religion

est fausse, et, par conséquent, que Jésus-Christ ne l'a pas commandée "1. Ainsi parce que la nature de la religion consiste dans un certain rapport de l'âme à Dieu et que ce rapport ne s'établit que par persuasion, tout autre moyen de violence et de coercition est non seulement impuissant mais, en outre, va à l'encontre de la religion en tant qu'il conduit l'état intérieur de l'âme à contredire les signes externes de cette volonté, et par conséquent mène à l'hypocrisie. Aussi, " c'est donc une chose manifestement opposée au bon sens, à la lumière naturelle, aux principes généraux de la raison, en un mot, à la règle primitive et originale du discernement

du vrai et du faux, du bon et du mauvais, que d'employer la violence pour inspirer une religion à ceux qui ne la professent pas "2. Ainsi commence à se dessiner un premier argument selon lequel les moyens dont dispose le pouvoir ne sont pas adaptés à la nature du savoir. Or

cet argument peut suivre deux voies: une voie épistémologique et une voie proprement politique.

Sur la voie épistémologique, nous pouvons suivre Locke qui montre que la diversité des opinions est irréductible et par conséquent qu'il faut dissocier l'exigence d'unité d'opinion

et la question de la paix civile. Ainsi, dans l'Essai sur l'entendement humain, Locke montre que la diversité des opinions est un état de fait et que l'on ne saurait suivre l'opinion d'autrui sans par là-même se mettre en état de servilité et par conséquent d'indignité3. Ainsi composer avec la diversité des opinions est une exigence de paix et, non pas comme chez Hobbes, un facteur de dissension, pourvu que cette opinion soit cantonnée dans son milieu naturel, celui

de la conviction intérieure et de la persuasion.

Maintenant sur une voie plus proprement politique, Spinoza, quant à lui, montre qu'en s'associant en un corps politique les hommes constituent une puissance publique dont le droit

ne peut outrepasser la puissance4. Or de ce que le libre usage de la raison est un droit inaliénable de l'homme, puisqu'il est constitutif de son être, il ne saurait en aucun cas aliéner

1 P. Bayle, Commentaire philosophique, in P. Manent, Les libéraux, p. 116.

2 Ibid., p. 118.

3 J. Locke, Essai sur l'entendement humain, L. IV, Ch. 16, §4.

4 Traité de l'autorité politique, II,4, p. 16: " Par droit de nature, donc, j'entends les lois mêmes ou règles de la Nature suivant lesquelles tout arrive, c'est à dire la puissance même de la nature. Par suite le droit naturel de la Nature entière et conséquemment de chaque individu s'étend jusqu'où va sa puissance, et donc tout ce qui fait un homme suivant les lois de sa propre nature, il le fait en vertu d'un droit de nature souverain, et il a sur la nature autant de droit qu'il a de puissance ".

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un tel droit1. Puisque le droit s'étend aussi loin que la puissance, mais que la puissance de penser librement est inséparable de sa nature, l'homme n'a pas le droit d'aliéner un tel pouvoir2. Les moyens à la disposition de l'autorité civile ne peuvent donc en aucun cas outrepasser ni les droits premiers des sujets ni la fin pour laquelle elle a été instituée, qui est

de se libérer de la crainte, pour jouir d'une vie d'homme accomplie. Or c'est là un raisonnement qui rapproche fort Spinoza de Locke.

Chez ce dernier, en effet, gouvernement civil et société religieuse renvoient à deux instances hétérogènes qui, non seulement par leur origine mais aussi quant à leur caractéristiques essentielles, se voient limitées mutuellement quant à leurs moyens. Ainsi alors que " l'Etat est une société d'hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir les biens civils "3, l'Eglise est " une société libre et volontaire "4. Il s'ensuit que la juridiction du magistrat concerne uniquement la protection des biens civils: la vie, la liberté et

la propriété. Ainsi la fin de l'instauration de la société civile circonscrit ses moyens. D'autre part, le soin des âmes n'a pu être confié au soin de l'autorité publique ni par Dieu, ni par les hommes. En effet, le salut est une affaire de foi, et comme chez Bayle, " personne ne peut, quand même il le voudrait, croire sur l'ordre d'autrui "5. D'autre part, le pouvoir civil ne consiste que dans la contrainte extérieure alors que la foi intérieure n'est affaire que de conviction et ne peut être atteinte que par la persuasion6. De même, le pouvoir religieux ne touche qu'à la question des moyens d'atteindre le salut et ne peut donc ni se prononcer sur la

loi civile, ce qui condamne l'augustinisme politique, ni empiéter sur les droits des particuliers

à jouir de leurs biens. Seule l'admonestation et l'excommunication peuvent servir de contrainte à une église particulière7. Nous avons donc affaire à deux formes de contraintes autonomes et hétérogènes. Ainsi parce que le salut est affaire de sincérité, personne ne peut croire sur l'ordre d'autrui, mais quand bien même il le pourrait, il n'est absolument pas sûr que

la voie imposée soit la bonne. En ce domaine, et c'est là un argument fort du libéralisme qui sera exporté à d'autres domaines, l'individu, en entrant dans l'association politique, n'aliène son droit naturel que pour s'assurer la jouissance de ses droits fondamentaux. Mais pour tout

ce qui touche un domaine de compétence en lequel l'individu est mieux à même de s'orienter par ses forces seules, l'autorité extérieure ne franchit pas les barrières de l'utilité. Or, l'individu étant concerné, en matière de salut, plus encore que dans la question de la santé ou de la richesse, par les conséquences de ses choix, il s'avère qu'il est le meilleur juge des moyens propre à favoriser son salut8. Ce droit est donc inaliénable9. Ainsi donc, le pouvoir ne peut

1 Spinoza, Traité théologico-politique, Ch. XVII, p. 277: " Nul en effet ne pourra jamais, quel abandon qu'il ait fait de sa puissance et conséquemment de son droit, cesser d'être homme; et il n'y aura jamais de souverain qui puisse tout exécuter comme il voudra. (...). Il faut donc accorder que l'individu se réserve une grande part de son droit, laquelle ainsi n'est plus suspendue au décret d'un autre, mais au sien propre ".

2 Ibid., Ch. XX, p. 327: " Il ne se peut faire que l'âme d'un homme appartienne entièrement à un autre; personne

en effet ne peut transférer à un autre, ni être contraint d'abandonner son droit naturel ou sa faculté de faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses ".

3 J. Locke, Lettre sur la tolérance, p. 11.

4 Ibid., p. 17.

5 Ibid., p. 13.

6 Ibid. p. 23: " Quelle sanction auront les lois ecclésiastiques? Je répondrai: les sanctions qui conviennent aux choses dont la profession et l'observance extérieurs ne servent à rien, si elles ne siègent pas au plus profond des âmes, et si elles n'obtiennent pas le plein consentement de la conscience ".

7 Ibid. p. 25: " L'excommunication n'ôte et ne peut ôter à l'excommunié aucun de ses biens civils ou aucun de ceux qu'il possédait en tant que personne privée ".

8 Ibid., p. 37: " Ainsi le soin de sa propre âme est entre les mains de chacun, et il faut le laisser à chacun (...)

Autant que faire se peut, les lois s'efforcent de protéger les biens et la santé des sujets contre la violence étrangère ou la fraude, mais non contre l'incurie ou contre la dissipation de ceux qui en jouissent. Nul ne peut être forcé contre sa volonté à se bien porter ou à s'enrichir. "

9 G. A. J. Rogers, " Locke, Stillingfleet et la tolérance " in Les fondements philosophiques de la tolérance, p.

101: " Ce qui est central dans l'argumentation de Locke est le fait que le magistrat n'est jamais en meilleure

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statuer que sur les choses indifférentes mais, encore, à condition que cela soit de quelque importance pour le bien public1. Dès lors la religion devient une simple affaire privée qui ne ressortit pas au pouvoir public, simplement chargé de remplir les fins pour lesquelles les hommes l'ont librement établi: la conservation des biens.

Nous voyons bien, à propos de la question religieuse, en quoi consiste le dispositif libéral: d'une part, distinguer les droits dont le particulier ne peut jouir par lui-même et qu'il délègue donc à l'autorité civile, ce sont les droits aliénables; d'autre part, démarquer les droits dont la compétence ne ressort qu'à l'initiative individuelle et qui circonscrivent donc les limites du pouvoir public.

Conséquences: l'émergence de l'individu et le problème du lien social

Avant de nous interroger sur les conséquences de l'avènement de la sphère privée à partir de la tolérance religieuse et de la reconnaissance de la pluralité irréductible des opinions, nous voudrions nous intéresser à un fondement possible de cette restructuration du champ politique à partir d'un événement capital dans l'histoire des royaumes européens: la réforme protestante.

En effet, force est de constater que non seulement la question des droits de conscience

se pose au moment des guerres de religion entre protestants et catholiques, mais en outre que

les réponses apportées aussi bien par Hobbes que par Locke ou Bayle sont le fait de protestants. Il serait donc intéressant de se demander si ce remaniement conceptuel et les conséquences politiques qui s'ensuivent ne naissent pas d'une reconfiguration de l'expérience religieuse telle qu'elle est vécue au sein de l'Eglise réformée. Pour ce faire, nous suivrons la thèse fameuse de Max Weber sur L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme.

Nous avons vu qu'avec la doctrine du péché originel professée par saint Augustin, l'idée d'une universalité du genre humain advenait en même temps que la justification d'un pouvoir se répandant lui-même universellement sur les âmes pour les orienter vers la justice véritable. C'est cette idée d'universalité qui est au coeur du catholicisme. Or la doctrine de la prédestination professée par Calvin, qui renoue avec saint Augustin par delà les interprétations politiques qui furent données de sa doctrine, consiste à isoler le croyant dans sa relation à un Dieu insondable, dont il ignore s'il lui accordera la grâce ou le condamnera à la damnation 2.

De là deux conséquences: la première, évidente, consiste à remarquer que l'appel à l'autorité extérieure et la confiance en la récompense des bonnes oeuvres devient superflue. La sincérité intérieure, si elle n'est plus une condition suffisante du salut est en tout cas un signe d'élection. Et par conséquent, les moyens coercitifs de l'Etat s'avèrent inutiles au salut3. Donc

en même temps que l'homme se retrouve seul face à lui-même dans l'ignorance de la volonté divine, l'Etat se trouve fortement restreint dans le pouvoir qu'il peut dresser contre le

position que moi-même pour connaître ce que Dieu requiert de moi. (...) Cette affirmation n'est pas fondée sur l'argument épistémologique selon lequel personne d'autre ne peut connaître quelle est la meilleure forme de culte mais simplement sur l'idée que, quelle que soit la voie que je choisisse, si cela est fait sincèrement, elle sera acceptable aux yeux de Dieu ".

1 Lettre sur la tolérance, p. 49: " Le bien public est la règle et la mesure des lois. Si une chose est inutile à l'Etat, même si elle est indifférente en elle-même, on ne peut la sanctionner immédiatement par une loi ".

2 Ibid., p. 165: " Dans son inhumanité pathétique cette doctrine devait influencer l'état d'esprit d'une génération, qui se rendit à sa logique implacable: elle fit naître en particulier un sentiment de solitude intérieure inouïe de l'individu. Pour ce qui était la grande affaire de leur vie, la question du salut éternel, les hommes du temps de la Réforme en étaient réduits à suivre la voie solitaire qui les conduisait à un destin fixé de toute éternité. Nul ne pouvait leur venir en aide ".

3 Ibid., p. 211, note 1: " La prédestination excluait a priori que l'Etat puisse réellement encourager une religion par l'intolérance ".

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récalcitrant. Un procès d'individuation s'engage donc où l'homme s'avère seul responsable de

sa relation à Dieu.

Mais une deuxième conséquence de cette compréhension neuve de l'expérience religieuse conduit à repenser fondamentalement le sens et la finalité de l'existence humaine. Avec le rejet de la partition catholique entre deux catégories de commandements moraux1, le calvinisme ne cherche plus à dépasser la moralité intra-mondaine dans l'ascèse monastique, mais prône " l'accomplissement exclusif des devoirs intramondains qui découlent pour chaque individu de la position qui est la sienne "2. Cette inscription nécessaire de l'existence individuelle au sein du monde créé est ce que Weber nomme Beruf, la vocation. Ce n'est donc plus en se détournant du monde de l'ici-bas que l'homme peut atteindre le salut. Non seulement, ce salut, il ne peut le provoquer, mais il ne peut tout au plus percevoir les signes de son élection qu'en se rendant utile au genre humain. L'amour du prochain va ainsi rencontrer l'utilité sociale que produit le travail de l'individu3. Pour reprendre l'expression de Weber, le travail du chrétien est au service " d'une configuration rationnelle du cosmos social qui nous entoure "4. Dès lors la recherche du profit, non pour la jouissance individuelle et la paresse, mais en réponse à la nécessité du Beruf, n'est pas seulement licite, elle est un commandement moral. L'on voit donc comment une configuration neuve du sens de l'existence humaine peut conduire à une réinterprétation globale du fait social et entraîne des conséquences politiques aussi importantes que l'avènement de l'individu.

Ainsi trois conditions théoriques présentes chez Calvin vont permettre l'avènement de

la tolérance. D'une part, la critique radicale de la structure pyramidale de l'Eglise romaine. D'autre part, la substitution du témoignage intérieur du saint Esprit à la tradition de l'Eglise comme principe d'authentification des Ecritures et enfin la distinction radicale entre gouvernement civil et gouvernement spirituel5. Or avec l'individualisme positif que suppose

ce remaniement théorique, l'on comprend qu'entre deux formes de tolérance, la reconnaissance des droits de la communauté et la liberté de conscience individuelle, ce soit la deuxième forme qui ait pris le pas sur la première6.

Or si cette individualisme foncier de la réforme protestante est bien à la source de la revendication de la tolérance religieuse et de la distinction entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, les conséquences qui s'ensuivent ne se laissent pas entièrement apercevoir de ce point de vue. En effet, l'acquiescement à la diversité religieuse et son repli dans la sphère privée ainsi constituée pose une série de problèmes dont le développement du libéralisme constitue une réponse. Ainsi, si la religion devient une affaire privée, pouvant admettre l'existence d'autres voies de salut, est-ce que la religion ne perd pas son sens originel de structure de la vie en commun? Peut-elle lier (legere) encore? Comment assumer le lien social sur un mode parfaitement immanent ? De plus, de la diversité ainsi reconnue s'ensuit une institutionnalisation du conflit et de l'affrontement d'opinions, mais sous quelles formes? En outre, que s'ensuivra-t-il quant à la séparation du pouvoir et du savoir ainsi produite?

1 Les praecepta qui constituent les cinq devoirs que le baptisé se doit d'observer et les consilia qui ne sont contraignants que pour les ordres monastiques.

2 Ibid., p. 135.

3 Ibid., p. 173: " Le monde a une fin et une seule: servir l'auto-célébration de Dieu; le chrétien élu est là à une fin

et une seule: il doit prendre part à l'accroissement de la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant ses commandements. Dieu veut cependant que le chrétien ait une activité sociale, parce qu'il veut que l'organisation sociale de la vie soit conforme à ses commandements et soit établie de manière à correspondre à cette fin ".

4 Ibid. p. 175.

5 Waterlot, " Les ruptures de l'ecclésiologie calvinienne " in Tolérance et Réforme, p. 49.

6 Waterlot, " Calvin et la tolérance " in Tolérance et réforme, p. 38: " Ce deuxième sens de la tolérance entendue comme liberté de conscience individuelle comporte premièrement comme fondement un individualisme positif,

la reconnaissance de l'individu comme foyer actif d'un certain nombre de droits et deuxièmement l'idée que, dès lors qu'ils n'empiètent pas sur les droits d'autrui, les droits de tous les sujets du droit sont égaux entre eux, c'est-à- dire qu'il y a une universalité de notre rapport à autrui "

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Notre questionnement porte finalement sur ce que nous pourrions appeler l'institutionnalisation du social, ce moment très particulier où la société non-politique a commencé à se différencier du gouvernement pour acquérir une existence propre. Un premier élément de réponse a commencé à nous apparaître à partir de l'émergence de la puissance particulière au XVIIe siècle et qui prépare la reconnaissance positive de l'individu. Ce serait pourtant par trop céder à l'abstraction que de vouloir reconstruire l'histoire européenne depuis

les guerres de religion sur cet unique fondement. D'autres réaménagements sont à l'oeuvre quant à la question générale du politique et du gouvernement qui ne tirent pas directement leur source de la reconnaissance des droits individuels. Néanmoins, en se rencontrant, ces deux problématiques, celle de l'homme privé et celle d'un nouvel art de gouverner, vont amener au jour la configuration proprement moderne d'une autonomie de la société et d'un Etat instrumentalisé par elle. C'est à partir de la question de cette autonomie de la société par rapport à l'Etat que pourra finalement se poser pour nous le problème du pouvoir effectif qui traverse et constitue ce champ social.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault