Locke: sociabilité naturelle, société
politique et gouvernement
Nous avons commencé par définir la
démocratie libérale comme ce dispositif double
où sont conjoints deux libertés distinctes:
liberté politique et liberté privée. Cette distinction
se fonde en dernier ressort sur la distinction entre droits
aliénables et droits inaliénables. Les premiers recouvrent les
droits que l'individu ne peut assumer seul et qui sont donc
transférés
au corps politique, les seconds constituent les limites
au-delà desquelles l'exercice du pouvoir devient illégitime.
Or, nous allons le voir, une telle distinction suppose une
élaboration conceptuelle particulière permettant de
distinguer société civile et communauté, ce que
rejetait Hobbes mais que parvient à fonder Locke,
annonçant par-là même la soumission libérale du
politique au social.
??L'état de nature lockien
Commençons par reconnaître la
différence entre l'état naturel de Hobbes et celui de Locke
qui, au regard du premier et de ses fondements proprement
anthropologiques et immanents, semble marquer une sorte de régression.
En effet, chez Hobbes la caution divine donnée aux lois naturelles
est purement négative, les lois ne naissant pas d'une
injonction positive à se conserver, mais d'une passion
irrationnelle: la peur de la mort. Ainsi Hobbes peut-il conduire
l'élaboration du corps politique à partir de ses
éléments premiers puisque ces éléments sont
clairement identifiés; ce sont les désirs humains et le mouvement
qui les anime. Nous voyons par conséquent que l'argument du
fabricant fonctionne chez Hobbes comme fondement de la méthode
résolutive-compositive faisant l'économie de tout
principe transcendant.
Chez Locke, les éléments sont les
mêmes: des hommes égaux en droit et en puissance,
menés à la guerre par cause de l'absence d'un arbitre,
la sécurité comme fin du gouvernement1. Mais
chez lui le thème d'une providence se fait plus présent
et permet de donner d'autres bases à cet état. Ainsi au
§6, pouvons-nous lire que " les hommes étant tous l'ouvrage d'un
ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d'un souverain
maître, placés dans le monde par lui et pour ses
intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son ouvrage
doit durer autant qu'il lui plaît, non autant qu'il plaît à
un autre "2. Les hommes, en cet état, se voient donc, plus
que chez Hobbes, soumis à l'observance des lois naturelles qui, chez
eux, se confond avec l'exercice naturel de la raison dont Dieu les a pourvus.
Dès lors, une sociabilité est possible, et non pas cette
sociabilité minimale qui, chez Hobbes, rapproche suffisamment les
hommes pour les conduire à un état de guerre perpétuel,
mais un état où une sociabilité positive est
présente.
1 J. Locke, Traité du gouvernement
civil, Cf. §6, §7, §8.
2 Ibid., §6, p. 145.
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Cette sociabilité positive implique que les
hommes puissent tout naturellement se porter à contracter sur la foi
de leur témoignage sincère et de la crainte divine, ce qui chez
Hobbes est impossible en raison de la défiance mutuelle. Ainsi " la
sincérité et la fidélité sont des choses que les
hommes sont obligés d'observer religieusement, en tant qu'ils
sont hommes, non en tant qu'ils sont membres d'une même
société "1. De là cette conséquence,
que
ce n'est pas tant la défiance réciproque qui
conduit les hommes à sortir de cet état que l'utilité
commune qu'ils en récoltent. C'est ce qu'affirme Locke sous
l'autorité du " judicieux Hooker
". Deux conséquences s'ensuivent quant à la
formation du corps politique: d'une part, il n'est pas le premier degré
de l'humanité, mais simplement un moyen de répondre aux
problèmes que pose néanmoins un état où
manque un juge commun; d'autre part, c'est un état dans
lesquels les hommes s'engagent volontairement et non pas sous les
assauts d'une crainte mortelle. Nous voici donc dans un état non pas
pré-humain, mais pré-politique. L'homme est antérieur au
citoyen.
Une autre différence majeure d'avec le
système hobbesien concerne la propriété. Si chez
Hobbes, il ne peut y avoir de propriété véritable
en l'absence d'un pouvoir souverain mais seulement un droit exclusif,
quoique sans cesse menacé, sur toutes choses, chez Locke l'acquisition
originaire à partir de la communauté de la terre ne
nécessite en aucune façon l'institution d'un gouvernement et
n'est donc en aucun cas une convention. C'est qu'en fait le rapport à la
propriété n'est pas comme chez Hobbes un problème de
relations entre puissances concurrentes. Dans ce dernier cas, l'objet du
désir d'un homme peut à tout moment être
menacé par un désir concurrent. Chez Locke, le producteur est en
relation unilatérale au fruit
de son travail2. Ainsi c'est le rapport de l'homme au
produit de son labeur par l'intermédiaire
de son propre corps qui constitue le principe de
l'appropriation. L'individu est naturellement producteur3.
Néanmoins, et c'est là un point fondamental pour le
libéralisme, parce qu'il est interdit par la loi naturelle à
l'homme de posséder plus que le nécessaire à sa
propre conservation, l'invention de la monnaie va permettre
l'épargne et ainsi l'accroissement des biens sans gaspillage. Or, et
c'est là l'originalité du propos lockien, l'origine de la monnaie
est conventionnelle mais pré-politique. Elle repose " sur le
consentement mutuel des hommes "4.
Mais par-là même les hommes ont
consentis aux " possessions inégales et
disproportionnées "5. Dès lors, l'association
politique que les hommes forment au sortir de l'état naturel
consistera à garantir aux possédants la juste jouissance de leur
propriété. L'on voit donc qu'en établissant une
sociabilité pré-politique et la possibilité de
conventions expresse ou tacites avant le pacte social, Locke parvient
à concevoir la société politique comme simple moyen et
renfort palliant aux défauts de l'état naturel. L'état
politique n'est que
la continuation et le renfort de l'existence naturelle et
non pas comme chez Hobbes, la condition de la vie humaine.
??Société politique et gouvernement
1 Ibid., §14, p. 153: " La
sincérité et la fidélité sont des choses que
les hommes sont obligés d'observer religieusement, en tant qu'ils
sont hommes, non en tant qu'ils sont membres d'une même
société ".
2 Second traité, §32, p. 166:
" Autant d'arpents de terre qu'un homme peut labourer, semer, cultiver et dont
il peut consommer les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en
propre. Par son travail, il rend ce bien-là son bien particulier, et le
distingue de ce qui est commun à tous ".
3 Tout comme chez Marx. Cf. Critique de
l'économie politique, in Ecrits de jeunesse, p. 339: "
L'universalité de l'homme apparaît justement, au point de vue
pratique, dans le fait que la nature tout entière devient son corps
non
organique dans la mesure où elle est : 1°- son moyen
de subsistance immédiat et 2°- la matière, l'objet et
l'outil
de son activité vitale ".
4 Second traité, §47, p. 179.
5 Ibid., §50, p. 180.
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Nous avons donc vu que des contrats étaient
possibles à l'état naturel. Ces contrats recouvrent
plusieurs formes et peuvent servir à l'élaboration de diverses
associations1. Mais en
ce cas qu'est-ce qui va différencier de telles
associations de l'acte par lequel la communauté se constitue
elle-même en société politique?
Quel est l'acte qui marque la sortie de l'état
naturel? Pour le savoir, il faut, comme chez Hobbes, identifier les fins
pour lesquelles les hommes vont chercher à s'associer. La fin
essentielle de l'association est " la préservation de la
propriété "2. Or en vertu du droit de nature,
chacun à l'état naturel a le droit d'user de tous les moyens
qu'il jugera bons à cette fin3. Mais, comme chez Hobbes, une
contradiction entre les droits naturels de chacun conduit à un
état de guerre auquel il faut remédier; ainsi manque-t-il une loi
établie, un juge reconnu et impartial et les moyens d'exécutions
venant appuyer les décisions de ce juge4 . Là
où ces trois conditions sont réunies, et " tout jugement des
particuliers étant exclu, la société acquiert le
droit de souveraineté; et certaines lois étant
établies, et certains hommes autorisés par la
communauté pour les faire exécuter; ils terminent tous les
différends qui peuvent arriver entre
les membres de cette société-là,
touchant quelque matière de droit, et punissent les fautes que quelque
membre aura commises contre la société en
général, ou contre quelqu'un de son corps,
conformément aux peines marquées par les lois "5.
Ainsi là où les hommes ont renoncé au "
pouvoir exécutif des lois de nature " et l'ont remis au public, il y a
société civile. Or, en parlant ici de pouvoir exécutif,
nous ne faisons référence qu'au second droit de nature:
l'emploi des moyens que l'homme juge bons à la
préservation de ses biens. La renonciation de la force au
bénéfice de la société n'est que seconde, car
avant cela la société doit commencer d'être.
Et c'est là l'originalité de Locke: la
distinction entre, d'une part, l'acte par lequel la
société politique se donne l'existence et le consentement que
tous octroient de ne pas résister à l'exécution des lois
que la société se donne et, d'autre part, l'institution
d'un gouvernement prompt à faire exécuter ces lois. Ici
apparaît une différence institutionnelle entre pouvoir
législatif et gouvernement. Mais nous naviguons ici entre
Charybde et Scylla, car si nous évitons l'écueil qui chez
Hobbes conduit volontairement à mettre dans les mains du monarque
à la fois la législation et d'autre part
l'exécution, il ne nous faut pas pour autant croire à un double
pacte qui, comme chez Pufendorf, institue en premier lieu la
communauté pour la soumettre en un deuxième temps au pouvoir du
souverain.
Tentons d'être plus précis. L'acte premier par
lequel la société politique va commencer d'être consiste
en un accord (compact) entre ceux qui veulent quitter, selon
leur propre consentement6, l'état de nature et qui doivent
s'entendre à l'unanimité, non pas sur la forme à donner
à la société politique, mais sur le principe de
majorité par laquelle la force du tout va dès lors
prévaloir sur celle de ses parties. A ce moment existe
une communauté
(commonwealth)7 où la force du
plus grand nombre doit fournir un principe apte à faire se mouvoir le
corps ainsi formé. Il y a dès lors consentement de chacun
à reconnaître la force du tout. C'est proprement ce
consentement qui va permettre à la société de
perdurer dans le temps. Ainsi, à la différence de Hobbes, le
renoncement de la puissance personnelle ne se fait pas au profit d'une personne
artificielle qui conserverait seule son droit naturel, mais permet
de constituer la force d'un tout auquel l'on s'incorpore par
consentement8. Une fois le principe
de la majorité reconnu et accepté, va prendre lieu
" la première et fondamentale loi positive de
1 Ibid., §14, p. 153.
2 Ibid., §124, p. 237.
3 Ibid. §125, p. 237.
4 Ibid., § 124-127, p. 237-238.
5 Ibid., §87, p. 206.
6 Ibid., §95, p. 214.
7 Ibid., §96, p. 215.
8 Ibid. §99, p. 217.
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tous les Etats, c'est celle qui établit le pouvoir
législatif "1. Il ne s'agit cependant pas ici d'un nouveau
pacte, et c'est cela qui permet de dépasser la conception pufendorfienne
du double pacte, mais de la continuation du pacte originaire. Une fois la
règle de la majorité librement acceptée par tous, les
particuliers reconnaissent implicitement et indirectement les décisions
majoritaires comme celle de la communauté et donc comme la leur. C'est
pourquoi la relation entre la communauté et le pouvoir
législatif n'est pas contractuelle mais repose sur une relation
de confiance, sur un trust. Comme le montre Terrel, " la
différence décisive entre trust et contract
tient au fait que les obligations du trustee envers le
bénéfizzzzzzzzzzzciaire sont unilatérales alors qu'un
contrat implique des obligations de part et d'autre " 2. Le pouvoir
législatif ainsi établi ne se sépare donc pas de la
communauté qu'il représente, en même temps
il n'est pas comme chez Hobbes le sujet de la relation
politique dont les particuliers sont les prédicats. La relation de
représentation est ici inversée. Ce n'est plus la personne
juridique qui donne existence au peuple par la représentation des
volontés particulières universalisés dans l'adage formel:
éviter la crainte de la mort violente. C'est désormais le pouvoir
législatif qui représente secondairement et, en quelque sorte,
cristallise la décision première de chacun à
protéger ses biens, sa vie et sa liberté, décision, qui
à travers le principe de majorité, donne existence à la
communauté. Dès lors, sitôt que ce pouvoir
législatif, réceptacle des forces individuelles
médiatisées par la communauté, outrepasse les fins pour
lesquelles il a été établi,
le peuple, qui conserve son existence, retrouve son pouvoir
originaire d'instituer un nouveau législatif3.
Le pouvoir législatif est donc bien souverain
mais seulement en tant qu'il a reçu pour mission de conserver la
société. " De sorte que le peuple doit être
considéré, à cet égard, comme ayant toujours le
pouvoir souverain, mais non toutefois comme exerçant toujours ce pouvoir
". D'autre part, le pouvoir exécutif peut lui-même être dit
pouvoir souverain en tant qu'il est toujours sur pied, lors que le
pouvoir législatif, qui lui est supérieure, n'est pas
toujours réuni en corps4. Ainsi peut-on établir
une hiérarchie de souveraineté au sein de la
société politique. En premier lieu, la communauté qui se
donne la règle de la majorité pour principe de son existence
est souveraine, en tant qu'elle est reconnue par tous comme la
représentation des garanties que chacun reçoit de par
l'association librement consentie. D'autre part, le pouvoir législatif,
établi pour faire des lois, est souverain en tant qu'il permet de
passer
de la simple communauté encore formelle à la
forme d'une société politique particulière douée
d'une âme qui la meut. Mais ce pouvoir ne repose lui-même que sur
le consentement de la communauté qui lui a confié son
trust. Enfin, le pouvoir exécutif est souverain en tant qu'il
donne à la société politique ainsi constituée
le pouvoir d'agir en tout temps et en tout lieu selon les fins que
les particuliers se sont donnés en constituant le corps politique.
Le peuple est donc bien souverain comme chez Hobbes
mais, à la différence de ce dernier, il existe avant que ne
soit positivement formé une assemblée législative, et de
même pour le gouvernement. Dès lors ce n'est plus le
souverain qui donne à la multitude son existence comme peuple,
c'est le peuple déjà constitué qui est souverain
et ne confie sa souveraineté que pour mieux veiller
à son effectivité. Ainsi, au §211 du
Traité du gouvernement civil intitulé De la
dissolution des gouvernements, Locke montre qu'il faut " distinguer
entre la dissolution de la société, et la dissolution du
gouvernement ". Ce qui forme une communauté, nous dit Locke au
même paragraphe, c'est " le consentement que chacun donne pour
s'incorporer et agir avec les autres comme un seul et même corps
"5.
Mais prenons garde toutefois de ne pas considérer la
distinction entre communauté et gouvernement comme celle qui
distingue société et Etat car la communauté dont
il est ici
1 Ibid., §134, p. 242.
2 Les théories du pacte social, p.
269.
3 Second traité, §149, p.
254.
4 Ibid., §151, p. 255.
5 Ibid. §211, p. 298-299.
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question est une société proprement
politique et qui n'a d'existence que comme telle. Seulement cette
société politique jouit d'une consistance et d'une
souveraineté propre qu'elle consent à déléguer
à la charge d'organes subalternes chargés de représenter
ses fins. Mais en instaurant une relation unilatérale entre la
communauté et le gouvernement, Locke permet au peuple de conserver
son identité face à la volonté indépendante
du pouvoir législatif et exécutif et peut ainsi justifier le
droit de résistance face à une autorité inique. Nous voici
donc face à la naissance du libéralisme politique selon lequel le
pouvoir institué n'a d'autre fin que
de protéger les droits inaliénables des hommes
qui ont concouru à sa formation. Mais nous avons vu aussi qu'un autre
libéralisme était en train de naître, celui qui conserve
aux hommes une certaine partie de leur prérogative naturelle et
qui tombe en dehors de l'exercice du pouvoir politique. Ce
libéralisme, nous l'avons vu à l'oeuvre lorsque
Locke conçoit l'appropriation comme un droit naturel et
l'existence de certaines conventions comme non- politiques quoique
touchant à l'existence en commun des hommes, comme avec l'invention
de
la monnaie. Or avant de nous intéresser à cet
aspect du libéralisme dit économique, il nous faut
revenir sur le terrain de naissance d'une sphère de droit hors-politique
et qui constitue le foyer propre d'émergence du discours
libéral: la question des droits de la conscience et la
tolérance religieuse.
Tolérance et droit de
conscience
Nous venons de voir comment se constitue la genèse du
pouvoir public dans la science politique de Hobbes et le discours lockien. Nous
avons pu remarquer à ce propos que l'acte par lequel l'édifice
civil venait au jour consistait en un dessaisissement de la
souveraineté particulière. En ce sens, que ce soit la personne
civile chez Hobbes ou la communauté chez Locke, il n'existe, à
l'état civil, de puissance que collective et publiquement reconnue.
Mais
s'il est possible de laisser un autre gouverner pour moi, en
est-il de même dans le domaine religieux? Un autre homme, quand bien
même il se trouve investi du pouvoir suprême en la
République, peut-il croire à ma place? Cette question est
d'autant plus brûlante que c'est en grande partie le
problème théologico-politique de l'obéissance
à l'autorité civile ou ecclésiastique qui
entraîne la réflexion hobbesienne sur la question de la paix
civile. Comment donc articuler unité politique et diversité
d'opinions? Ici est en jeu la question du rapport savoir/pouvoir qui
conduira finalement à la distinction d'une sphère
privée et d'une sphère publique, dont la supposition est
fondamentale dans le questionnement libéral.
Hobbes et la question du for intérieur
Nous avons vu que la problématique de Hobbes
partait du problème de la discorde civile. L'existence, au sein du
royaume, d'une multitude d'opinions concurrentes, en appelant toutes à
la sainteté de la conscience pour se défendre de
dissimuler quelques intérêts de pouvoir, conduit à la
sédition et allume les feux de la guerre civile. D'autre part,
l'existence d'un souverain spirituel se réclamant supérieur aux
puissances temporelles, qui ne constituent dès lors que les ministres
d'une autorité étrangère, sape le fondement même de
l'obéissance absolue que les sujets doivent à leur monarque.
Or, pour répondre à ce problème Hobbes
met en place le dispositif particulier de la représentation que nous
avons étudié plus haut. Ainsi dans la perspective
érastienne de Hobbes, une seule autorité doit régner
souverainement parce qu'une seule autorité peut disposer de la
puissance nécessaire à l'exécution de sa fin: faire
taire les inconvénients de l'état naturel. C'est cette
autorité qui décide du bien et du mal puisqu'elle est la
représentation
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de la peur de la mort, summum malum, qui conduit les
particuliers à établir les conventions.
Or par là-même cette autorité
apparaît comme réalisation extérieure et universelle
de la volonté de paix intérieure et particulière
jusqu'alors inefficace. C'est pourquoi celui qui conteste les jugements du
monarque sur le juste et l'injuste et qui s'oppose à sa loi commet, plus
qu'un acte illicite, un véritable péché politique. Il
rentre en effet en contradiction avec
lui-même et pèche contre sa conscience en
affirmant une opinion contraire à l'opinion morale que lui dictait la
loi naturelle: il faut instituer les moyens de sortir de
l'état de guerre1. En aucun cas donc, la conscience
intérieure ne saurait justifier une quelconque
désobéissance. Et dès lors, le souverain possède le
droit absolu d'imposer un culte uniforme à ses sujets puisque
la paix civile est un commandement de Dieu2 et par
conséquent que l'obéissance au souverain
est un article de foi. " Tout ce qui est nécessaire au
salut est contenu dans deux vertus: la foi dans le Christ et
l'obéissance aux lois "3. Ainsi l'Etat retire aux
convictions privées leur répercussion politique et ne laisse
demeurer aucun espace qui justifie la désobéissance.
Un problème se pose cependant quant aux moyens que
possède le pouvoir civil de pénétrer
l'intériorité véritable de la conscience pour y
contrôler les opinions contraires à la loi
de justice. " Or la foi n'a aucune relation ni
dépendance à l'égard de la contrainte et du
commandement; elle ne dépend pas de ces choses, mais seulement de la
certitude ou de la probabilité d'arguments tirés soit de la
raison, soit de quelque chose qui est déjà objet de
croyance. C'est pourquoi ceux qui sont en ce monde les ministres du Christ
n'ont pas à ce titre
le pouvoir de châtier quelqu'un parce qu'il ne croit pas
ou qu'il contredit ce qu'ils disent " 4. Ainsi dans le cas
où un sujet chrétien se trouve soumis à
l'autorité d'un prince infidèle, l'obéissance à
ce dernier est requise comme un commandement de Dieu, mais " quant à
leur foi, elle est chose intérieure et invisible " 5
et elle échappe donc au pouvoir civil qui ne
réclame que la profession de foi publique et non pas l'assentiment
intérieur6. Ainsi commence
à se dessiner une distinction entre pouvoir public et
opinion privée où cette dernière se voit vidée de
toute espèce d'efficace politique mais n'en reçoit pas
moins la reconnaissance, au moins négative.
Ainsi, selon Hobbes, c'est parce que le pouvoir public
ne possède aucun contrôle efficace sur l'intérieur
qu'il peut contraindre à l'obéissance extérieure. Or c'est
en partant de ce même constat que Locke et Spinoza vont être
conduits à défendre la liberté de culte et de
pensée individuelle.
1 Citoyen, III, 31, p. 127: " De sorte
que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il
s'ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité,
et qu'ainsi la modestie, l'équité, la fidélité,
l'humanité, la clémence (que nous avons démontrées
nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui
composent les bonnes moeurs. Je conclus donc que la loi de nature
commande les bonnes moeurs et la vertu, en ce qu'elle ordonne
d'embrasser les moyens de la paix, et qu'à juste titre elle doit
être nommée loi morale "; III, 33, p. 128: " Les lois de nature
méritent d'être nommées proprement des lois, en tant
qu'elles ont été promulguées dans les Ecritures Saintes
avec une puissance divine ".
2 Ibid., p. IV, 1, p. 129: " Ce n'est pas
sans sujet qu'on nomme la loi naturelle et morale, divine. Car la raison, qui
n'est autre chose que la loi de nature, est un présent que Dieu a fait
immédiatement aux hommes, pour servir de règle à leurs
actions "; IV, 2, p. 130: " Or que cette loi fondamentale de nature, à
savoir qu'il faut rechercher la paix, soit aussi un sommaire de la loi divine,
il est tout manifeste par les passages suivants...".
3 Léviathan, Ch. XLIII, p. 606.
4 Ibid., Ch. XLII, p. 521.
5 Ibid., Ch. XLIII, p. 620.
6 Justin Champion, " Hobbes, Locke et les limites
de la tolérance, l'athéisme et l'hétérodoxie " in
Les fondements philosophiques de la tolérance, dir. Zarka, T.
I, p. 229: "Hobbes suggérait donc qu'en privé la croyance
était libre de toutes limitations, et, plus important, libre de tout
contrôle; aussi longtemps que cette conception interne n'était pas
rendue publique, dans le sens le plus large, elle était acceptable. Une
fois de plus, la dynamique de la limitation n'était pas issue d'une
opposition théorique à la diversité mais
dirigée contre les effets sociaux des défis à
l'autorité doctrinale constituée ".
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?Les droits de la conscience religieuse: Bayle, Spinoza et
Locke
La question qui se pose est donc celle du statut de
l'opinion particulière. A ce problème du rapport du
théologique au politique, une réponse va être
apportée qui consiste à montrer que les moyens dont dispose
l'autorité extérieure ne déterminent pas la croyance
intérieure et par conséquent que les deux ordres doivent
être distingués; ce qui, nous allons le voir, se montre lourd de
conséquence quant au statut de l'autorité civile en
matière de foi et d'opinion.
Sur cette voie, trois auteurs, quoiqu'avec des
modes argumentatifs différents, parviennent à la même
conclusion: la coercition extérieure est inapte à produire
l'assentiment intérieur et il existe donc un droit
inaliénable à la liberté de culte, qui
débouche sur l'affirmation d'un droit de penser individuel.
Ainsi Bayle, dans son Commentaire philosophique sur ces
paroles de Jésus Christ: Contrains-les d'entrer montre " qu'il
est clair que la seule voie légitime d'inspirer la religion
est de produire dans l'âme certains jugements et
certains mouvements de volonté par rapport à Dieu. Or, comme
(...) tout ce qui est contenu sous la signification littérale de
contrainte, ne peuvent pas former dans l'âme les jugements et les
mouvements de volonté par rapport à Dieu, qui constituent
l'essence de la religion, il est clair que cette voie-là
d'établir une religion
est fausse, et, par conséquent, que Jésus-Christ
ne l'a pas commandée "1. Ainsi parce que la nature de la
religion consiste dans un certain rapport de l'âme à Dieu
et que ce rapport ne s'établit que par persuasion, tout autre moyen
de violence et de coercition est non seulement impuissant mais, en outre, va
à l'encontre de la religion en tant qu'il conduit l'état
intérieur de l'âme à contredire les signes externes de
cette volonté, et par conséquent mène à
l'hypocrisie. Aussi, " c'est donc une chose manifestement opposée au bon
sens, à la lumière naturelle, aux principes
généraux de la raison, en un mot, à la règle
primitive et originale du discernement
du vrai et du faux, du bon et du mauvais, que
d'employer la violence pour inspirer une religion à ceux qui ne la
professent pas "2. Ainsi commence à se dessiner un premier
argument selon lequel les moyens dont dispose le pouvoir ne sont pas
adaptés à la nature du savoir. Or
cet argument peut suivre deux voies: une voie
épistémologique et une voie proprement politique.
Sur la voie épistémologique, nous pouvons suivre
Locke qui montre que la diversité des opinions est irréductible
et par conséquent qu'il faut dissocier l'exigence d'unité
d'opinion
et la question de la paix civile. Ainsi, dans l'Essai sur
l'entendement humain, Locke montre que la diversité des opinions
est un état de fait et que l'on ne saurait suivre l'opinion d'autrui
sans par là-même se mettre en état de servilité et
par conséquent d'indignité3. Ainsi composer avec la
diversité des opinions est une exigence de paix et, non pas comme chez
Hobbes, un facteur de dissension, pourvu que cette opinion soit
cantonnée dans son milieu naturel, celui
de la conviction intérieure et de la persuasion.
Maintenant sur une voie plus proprement politique, Spinoza, quant
à lui, montre qu'en s'associant en un corps politique les hommes
constituent une puissance publique dont le droit
ne peut outrepasser la puissance4. Or de ce
que le libre usage de la raison est un droit inaliénable de
l'homme, puisqu'il est constitutif de son être, il ne saurait en aucun
cas aliéner
1 P. Bayle, Commentaire philosophique, in P.
Manent, Les libéraux, p. 116.
2 Ibid., p. 118.
3 J. Locke, Essai sur l'entendement humain,
L. IV, Ch. 16, §4.
4 Traité de l'autorité
politique, II,4, p. 16: " Par droit de nature, donc, j'entends les lois
mêmes ou règles de la Nature suivant lesquelles tout arrive, c'est
à dire la puissance même de la nature. Par suite le droit naturel
de la Nature entière et conséquemment de chaque individu
s'étend jusqu'où va sa puissance, et donc tout ce qui fait un
homme suivant les lois de sa propre nature, il le fait en vertu d'un droit de
nature souverain, et il a sur la nature autant de droit qu'il a de puissance
".
47
un tel droit1. Puisque le droit s'étend
aussi loin que la puissance, mais que la puissance de penser librement
est inséparable de sa nature, l'homme n'a pas le droit
d'aliéner un tel pouvoir2. Les moyens à la
disposition de l'autorité civile ne peuvent donc en aucun cas
outrepasser ni les droits premiers des sujets ni la fin pour laquelle elle a
été instituée, qui est
de se libérer de la crainte, pour jouir d'une vie
d'homme accomplie. Or c'est là un raisonnement qui rapproche fort
Spinoza de Locke.
Chez ce dernier, en effet, gouvernement civil et
société religieuse renvoient à deux instances
hétérogènes qui, non seulement par leur
origine mais aussi quant à leur caractéristiques
essentielles, se voient limitées mutuellement quant à
leurs moyens. Ainsi alors que " l'Etat est une société
d'hommes constituée à seule fin de conserver et de
promouvoir les biens civils "3, l'Eglise est " une
société libre et volontaire "4. Il s'ensuit que la
juridiction du magistrat concerne uniquement la protection des biens civils: la
vie, la liberté et
la propriété. Ainsi la fin de l'instauration de
la société civile circonscrit ses moyens. D'autre part, le soin
des âmes n'a pu être confié au soin de l'autorité
publique ni par Dieu, ni par les hommes. En effet, le salut est une affaire de
foi, et comme chez Bayle, " personne ne peut, quand même il le
voudrait, croire sur l'ordre d'autrui "5. D'autre part, le
pouvoir civil ne consiste que dans la contrainte extérieure
alors que la foi intérieure n'est affaire que de conviction et
ne peut être atteinte que par la persuasion6. De même,
le pouvoir religieux ne touche qu'à la question des moyens d'atteindre
le salut et ne peut donc ni se prononcer sur la
loi civile, ce qui condamne l'augustinisme politique, ni
empiéter sur les droits des particuliers
à jouir de leurs biens. Seule
l'admonestation et l'excommunication peuvent servir de contrainte
à une église particulière7. Nous avons
donc affaire à deux formes de contraintes autonomes et
hétérogènes. Ainsi parce que le salut est affaire de
sincérité, personne ne peut croire sur l'ordre d'autrui, mais
quand bien même il le pourrait, il n'est absolument pas sûr que
la voie imposée soit la bonne. En ce domaine, et c'est
là un argument fort du libéralisme qui sera exporté
à d'autres domaines, l'individu, en entrant dans l'association
politique, n'aliène son droit naturel que pour s'assurer la jouissance
de ses droits fondamentaux. Mais pour tout
ce qui touche un domaine de compétence en lequel
l'individu est mieux à même de s'orienter par ses forces seules,
l'autorité extérieure ne franchit pas les barrières de
l'utilité. Or, l'individu étant concerné, en
matière de salut, plus encore que dans la question de la
santé ou de la richesse, par les conséquences de ses choix, il
s'avère qu'il est le meilleur juge des moyens propre à favoriser
son salut8. Ce droit est donc inaliénable9. Ainsi
donc, le pouvoir ne peut
1 Spinoza, Traité
théologico-politique, Ch. XVII, p. 277: " Nul en effet ne pourra
jamais, quel abandon qu'il ait fait de sa puissance et conséquemment de
son droit, cesser d'être homme; et il n'y aura jamais de souverain qui
puisse tout exécuter comme il voudra. (...). Il faut donc accorder que
l'individu se réserve une grande part de son droit, laquelle ainsi n'est
plus suspendue au décret d'un autre, mais au sien propre ".
2 Ibid., Ch. XX, p. 327: " Il ne se peut
faire que l'âme d'un homme appartienne entièrement à un
autre; personne
en effet ne peut transférer à un autre, ni
être contraint d'abandonner son droit naturel ou sa faculté de
faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses ".
3 J. Locke, Lettre sur la tolérance,
p. 11.
4 Ibid., p. 17.
5 Ibid., p. 13.
6 Ibid. p. 23: " Quelle sanction auront
les lois ecclésiastiques? Je répondrai: les sanctions qui
conviennent aux choses dont la profession et l'observance extérieurs ne
servent à rien, si elles ne siègent pas au plus profond des
âmes, et si elles n'obtiennent pas le plein consentement de la conscience
".
7 Ibid. p. 25: " L'excommunication
n'ôte et ne peut ôter à l'excommunié aucun de ses
biens civils ou aucun de ceux qu'il possédait en tant que personne
privée ".
8 Ibid., p. 37: " Ainsi le soin de sa propre
âme est entre les mains de chacun, et il faut le laisser à chacun
(...)
Autant que faire se peut, les lois s'efforcent de
protéger les biens et la santé des sujets contre la
violence étrangère ou la fraude, mais non contre l'incurie ou
contre la dissipation de ceux qui en jouissent. Nul ne peut être
forcé contre sa volonté à se bien porter ou à
s'enrichir. "
9 G. A. J. Rogers, " Locke, Stillingfleet et la
tolérance " in Les fondements philosophiques de la
tolérance, p.
101: " Ce qui est central dans l'argumentation de Locke
est le fait que le magistrat n'est jamais en meilleure
48
statuer que sur les choses indifférentes mais,
encore, à condition que cela soit de quelque importance pour le
bien public1. Dès lors la religion devient une simple affaire
privée qui ne ressortit pas au pouvoir public, simplement
chargé de remplir les fins pour lesquelles les hommes l'ont
librement établi: la conservation des biens.
Nous voyons bien, à propos de la question
religieuse, en quoi consiste le dispositif libéral: d'une part,
distinguer les droits dont le particulier ne peut jouir par lui-même et
qu'il délègue donc à l'autorité civile, ce sont les
droits aliénables; d'autre part, démarquer les droits dont la
compétence ne ressort qu'à l'initiative individuelle et
qui circonscrivent donc les limites du pouvoir public.
Conséquences: l'émergence de l'individu et le
problème du lien social
Avant de nous interroger sur les conséquences de
l'avènement de la sphère privée à partir de la
tolérance religieuse et de la reconnaissance de la
pluralité irréductible des opinions, nous voudrions nous
intéresser à un fondement possible de cette restructuration du
champ politique à partir d'un événement capital
dans l'histoire des royaumes européens: la réforme
protestante.
En effet, force est de constater que non seulement la question
des droits de conscience
se pose au moment des guerres de religion entre protestants et
catholiques, mais en outre que
les réponses apportées aussi bien par
Hobbes que par Locke ou Bayle sont le fait de protestants. Il serait
donc intéressant de se demander si ce remaniement conceptuel
et les conséquences politiques qui s'ensuivent ne naissent pas d'une
reconfiguration de l'expérience religieuse telle qu'elle est
vécue au sein de l'Eglise réformée. Pour ce faire, nous
suivrons la thèse fameuse de Max Weber sur L'Ethique protestante et
l'esprit du capitalisme.
Nous avons vu qu'avec la doctrine du
péché originel professée par saint Augustin,
l'idée d'une universalité du genre humain advenait en
même temps que la justification d'un pouvoir se répandant
lui-même universellement sur les âmes pour les orienter vers la
justice véritable. C'est cette idée d'universalité qui est
au coeur du catholicisme. Or la doctrine de la prédestination
professée par Calvin, qui renoue avec saint Augustin par
delà les interprétations politiques qui furent données
de sa doctrine, consiste à isoler le croyant dans sa relation à
un Dieu insondable, dont il ignore s'il lui accordera la grâce ou le
condamnera à la damnation 2.
De là deux conséquences: la première,
évidente, consiste à remarquer que l'appel à
l'autorité extérieure et la confiance en la récompense des
bonnes oeuvres devient superflue. La sincérité intérieure,
si elle n'est plus une condition suffisante du salut est en tout cas un signe
d'élection. Et par conséquent, les moyens coercitifs de l'Etat
s'avèrent inutiles au salut3. Donc
en même temps que l'homme se retrouve seul face à
lui-même dans l'ignorance de la volonté divine, l'Etat se
trouve fortement restreint dans le pouvoir qu'il peut dresser contre
le
position que moi-même pour connaître ce que Dieu
requiert de moi. (...) Cette affirmation n'est pas fondée sur l'argument
épistémologique selon lequel personne d'autre ne peut
connaître quelle est la meilleure forme de culte mais simplement sur
l'idée que, quelle que soit la voie que je choisisse, si cela est fait
sincèrement, elle sera acceptable aux yeux de Dieu ".
1 Lettre sur la tolérance, p. 49: "
Le bien public est la règle et la mesure des lois. Si une chose est
inutile à l'Etat, même si elle est indifférente en
elle-même, on ne peut la sanctionner immédiatement par une loi
".
2 Ibid., p. 165: " Dans son
inhumanité pathétique cette doctrine devait influencer
l'état d'esprit d'une génération, qui se rendit à
sa logique implacable: elle fit naître en particulier un sentiment de
solitude intérieure inouïe de l'individu. Pour ce qui était
la grande affaire de leur vie, la question du salut éternel, les hommes
du temps de la Réforme en étaient réduits à suivre
la voie solitaire qui les conduisait à un destin fixé de toute
éternité. Nul ne pouvait leur venir en aide ".
3 Ibid., p. 211, note 1: " La
prédestination excluait a priori que l'Etat puisse réellement
encourager une religion par l'intolérance ".
49
récalcitrant. Un procès d'individuation s'engage
donc où l'homme s'avère seul responsable de
sa relation à Dieu.
Mais une deuxième conséquence de cette
compréhension neuve de l'expérience religieuse conduit
à repenser fondamentalement le sens et la finalité de l'existence
humaine. Avec le rejet de la partition catholique entre deux catégories
de commandements moraux1, le calvinisme ne cherche plus à
dépasser la moralité intra-mondaine dans l'ascèse
monastique, mais prône " l'accomplissement exclusif des devoirs
intramondains qui découlent pour chaque individu de la position qui
est la sienne "2. Cette inscription nécessaire de
l'existence individuelle au sein du monde créé est ce que Weber
nomme Beruf, la vocation. Ce n'est donc plus en se
détournant du monde de l'ici-bas que l'homme peut atteindre le
salut. Non seulement, ce salut, il ne peut le provoquer, mais il ne peut tout
au plus percevoir les signes de son élection qu'en se rendant utile au
genre humain. L'amour du prochain va ainsi rencontrer l'utilité sociale
que produit le travail de l'individu3. Pour reprendre l'expression
de Weber, le travail du chrétien est au service " d'une configuration
rationnelle du cosmos social qui nous entoure "4. Dès lors la
recherche du profit, non pour la jouissance individuelle et la paresse, mais en
réponse à la nécessité du Beruf, n'est pas
seulement licite, elle est un commandement moral. L'on voit donc comment une
configuration neuve du sens de l'existence humaine peut conduire à une
réinterprétation globale du fait social et entraîne des
conséquences politiques aussi importantes que l'avènement de
l'individu.
Ainsi trois conditions théoriques présentes chez
Calvin vont permettre l'avènement de
la tolérance. D'une part, la critique radicale de
la structure pyramidale de l'Eglise romaine. D'autre part, la substitution
du témoignage intérieur du saint Esprit à la tradition de
l'Eglise comme principe d'authentification des Ecritures et enfin
la distinction radicale entre gouvernement civil et gouvernement
spirituel5. Or avec l'individualisme positif que suppose
ce remaniement théorique, l'on comprend qu'entre deux
formes de tolérance, la reconnaissance des droits de la
communauté et la liberté de conscience individuelle, ce soit la
deuxième forme qui ait pris le pas sur la
première6.
Or si cette individualisme foncier de la réforme
protestante est bien à la source de la revendication de la
tolérance religieuse et de la distinction entre pouvoir temporel et
pouvoir spirituel, les conséquences qui s'ensuivent ne se
laissent pas entièrement apercevoir de ce point de vue. En
effet, l'acquiescement à la diversité religieuse et son
repli dans la sphère privée ainsi constituée pose
une série de problèmes dont le développement du
libéralisme constitue une réponse. Ainsi, si la religion
devient une affaire privée, pouvant admettre l'existence d'autres
voies de salut, est-ce que la religion ne perd pas son sens
originel de structure de la vie en commun? Peut-elle lier (legere)
encore? Comment assumer le lien social sur un mode parfaitement immanent ?
De plus, de la diversité ainsi reconnue s'ensuit une
institutionnalisation du conflit et de l'affrontement d'opinions, mais sous
quelles formes? En outre, que s'ensuivra-t-il quant à la
séparation du pouvoir et du savoir ainsi produite?
1 Les praecepta qui constituent les
cinq devoirs que le baptisé se doit d'observer et les
consilia qui ne sont contraignants que pour les ordres
monastiques.
2 Ibid., p. 135.
3 Ibid., p. 173: " Le monde a une fin et une
seule: servir l'auto-célébration de Dieu; le chrétien
élu est là à une fin
et une seule: il doit prendre part à
l'accroissement de la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant
ses commandements. Dieu veut cependant que le chrétien ait une
activité sociale, parce qu'il veut que l'organisation sociale de la vie
soit conforme à ses commandements et soit établie de
manière à correspondre à cette fin ".
4 Ibid. p. 175.
5 Waterlot, " Les ruptures de l'ecclésiologie
calvinienne " in Tolérance et Réforme, p. 49.
6 Waterlot, " Calvin et la tolérance " in
Tolérance et réforme, p. 38: " Ce deuxième sens
de la tolérance entendue comme liberté de conscience individuelle
comporte premièrement comme fondement un individualisme positif,
la reconnaissance de l'individu comme foyer actif d'un certain
nombre de droits et deuxièmement l'idée que, dès lors
qu'ils n'empiètent pas sur les droits d'autrui, les droits de tous les
sujets du droit sont égaux entre eux, c'est-à- dire qu'il y a une
universalité de notre rapport à autrui "
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Notre questionnement porte finalement sur ce que nous
pourrions appeler l'institutionnalisation du social, ce moment très
particulier où la société non-politique a
commencé à se différencier du gouvernement pour
acquérir une existence propre. Un premier élément de
réponse a commencé à nous apparaître à
partir de l'émergence de la puissance particulière au XVIIe
siècle et qui prépare la reconnaissance positive de l'individu.
Ce serait pourtant par trop céder à l'abstraction que de vouloir
reconstruire l'histoire européenne depuis
les guerres de religion sur cet unique fondement.
D'autres réaménagements sont à l'oeuvre quant à
la question générale du politique et du gouvernement qui
ne tirent pas directement leur source de la reconnaissance des droits
individuels. Néanmoins, en se rencontrant, ces deux
problématiques, celle de l'homme privé et celle d'un
nouvel art de gouverner, vont amener au jour la configuration
proprement moderne d'une autonomie de la société et d'un Etat
instrumentalisé par elle. C'est à partir de la question de cette
autonomie de la société par rapport à l'Etat que pourra
finalement se poser pour nous le problème du pouvoir effectif qui
traverse et constitue ce champ social.
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