Chapitre II
Genèse et structure de la démocratie
libérale
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Il s'agit de montrer comment s'élabore, à
partir du XVIIe, une structuration du pouvoir
qui, basée sur une définition neuve de la
liberté humaine, a permis l'avènement d'une forme de
régime autonome. Ainsi l'apparition de l'Etat-nation,
orienté non en vue d'un Bien transcendant, mais circonscrit
dans le cadre légal de la souveraineté, lieu propre de la
liberté
de chacun universellement (puisque réciproquement)
articulée par rapport à la liberté de tous, rend possible
l'émergence d'une sphère privée en laquelle l'individu
possède l'exercice de ses droits fondamentaux.
Par-là même vont se voir juxtaposées
deux formes de liberté : d'une part, une liberté
politique, jamais directement assumée par l'individu mais
transférée, lors du pacte de souveraineté, à
la puissance publique. Cette liberté n'existe que dans et par
le peuple juridiquement défini par la représentation d'un
tiers, que ce tiers soit transcendant au corps social (le souverain chez
Hobbes), immanent (la volonté générale chez
Rousseau) ou bien encore, lui-même, médiatisé par
l'intermédiaire de ses représentants (démocratie moderne)
; d'autre part, une liberté privée qui, elle, se voit
réduite à l'exercice des droits individuels dans
le champ laissé libre par la loi. Cette
liberté, liberté de l'individu face à l'Etat, issue
de la question des droits de la conscience au moment des guerres de religion,
définit ainsi un espace
de non-intervention du pouvoir. Or cette sphère, d'abord
purement intérieure et morale, va, à partir de la fin du XVIIIe
siècle, se constituer en lieu de jugement et de revendication à
l'égard
de la sphère politique jusqu'à enfler au
point de devenir l'assise de l'exercice légitime du pouvoir.
Cette sphère se constitue dès lors en espace public.
C'est du côté de cette liberté privée
que se déploie la sphère des droits de l'homme, alors que la
première ne connaît que les droits politiques du citoyen, garants
des seconds.
Toutefois cette sphère privée, à la
différence de l'ordre politique où la multitude se voit
unifiée par l'existence d'une instance supérieure artificielle,
ne connaît que l'immédiateté des rapports individuels.
Dès lors se pose pour elle le problème du lien effectif
qui unit ses membres. Finalement, à partir de la compréhension
de l'individu comme égoïsme rationnel va
se développer l'idée d'une organisation
immédiate et naturelle de la société, par opposition
à la médiation artificielle de l'Etat. Cette sphère
sociale qui, avec l'apparition de l'économie politique, devient
objet d'une connaissance scientifique, se découvre finalement
comme organisme autorégulateur, prévisible et donc
maîtrisable. Or cette maîtrise ne se confond justement pas
avec l'intervention extérieure et violente de l'Etat mais
consiste dans la réalisation de ses lois immanentes. Ainsi
contre l'inertie du politique qui ne veille qu'à la conservation
en l'état du pouvoir se développe comme une physique des forces
sociales qui débouche sur l'affirmation de l'auto-nomie de la
société.
De cette scission privé/public va donc naître une
dualité société/Etat qui débouche sur une
restructuration du champ politique fondé en les forces mêmes du
corps social dont l'Etat ne devient qu'un instrument, lieu de l'action du corps
social sur lui-même à partir du savoir de
soi acquis dans l'espace public. On assiste finalement ainsi
à un déplacement de la topique du pouvoir de la sphère
politique à la sphère sociale.
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Or par-là même, la démocratie
n'apparaît plus, telle que chez les Anciens, comme un mode de
gouvernement politique particulier, mais par une socialisation
progressive du politique ou une politisation du social, comme la
maîtrise effective de l'homme par lui-même.
En effet, en soumettant peu à peu le pouvoir
de l'Etat au savoir de la société, la
démocratie libérale se donne le corps social pour objet et
par-là même pour sujet. Du sujet soumis au pouvoir au
Sujet du pouvoir, ainsi assiste-t-on à la libération
progressive de la société1 à
l'égard de toute volonté hétérogène et
par-là même à l'apparition d'un foyer nouveau du
pouvoir : le pouvoir social.
1 La définition de la société
civile est fluctuante au cours de l'histoire du pouvoir moderne. Elle s'entend
chez Hobbes et chez Locke, comme chez tous les auteurs politiques
jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, comme société
politique. En ce sens, les rapports immanents à la sphère
privée ne reçoivent alors pas de signification réellement
positive et ne se conçoivent pas en dehors du dispositif de la
souveraineté et de la constitution d'une puissance publique
transcendante à la société. Avec Adam Smith et sa
compréhension de la nation en termes économiques une
distinction entre société et Etat commence à
apparaître mais jusqu'aux libéraux du XIXe siècle, et
encore chez des auteurs comme Benjamin Constant, la distinction
société/Etat se comprend surtout dans les termes d'une
opposition entre le gouvernement et individus. Les auteurs anglais, tel que
Paine ou Godwin, conçoivent cependant une consistance propre au
sein de la société non-politique du fait de
l'héritage d'Adam Smith qui découvre l'économie
politique. Pour notre part, nous utiliserons le terme de société
en trois sens :
- avec les penseurs du contrat, nous entendrons
société comme société politique ou
société civile
- avec les penseurs libéraux, nous verrons la
sphère privée des échanges sociaux opposée au
gouvernement puis à l'Etat émerger comme société
autonome
- avec l'institutionnalisation contemporaine de la
démocratie libérale, nous concevrons la société en
termes de
sphère naturelle et auto-régulée
d'échanges immanents au corps social, mais qui parvient à
intégrer la dynamique administrative de l'Etat comme un moment de la
communication à elle-même.
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Souveraineté et droits
Avec la rupture épistémologique produite au XVIIe
siècle s'ouvre un nouvel horizon
de compréhension des phénomènes
naturels et humains. Désormais la raison peut espérer
élaborer par ses propres forces l'édifice du savoir sans
nécessairement se référer à la tradition. Mais
cette idée nouvelle d'une nature finie et organisée selon
des lois fixes et immanentes emporte avec elle une conception du pouvoir des
hommes défini dans le même cadre.
A la question politique de l'ordre commun, le XVIIe
siècle, plus qu'une réponse nouvelle, promeut un
questionnement inédit sur la matière, la forme et le
pouvoir de la république ecclésiastique et civile.
Dans un monde doué d'une autonomie ontologique suffisante pour
ne pas se voir sans cesse ramené à l'ordre d'une
volonté transcendante et infinie, un nouveau fondement du pouvoir doit
permettre de répondre à la question de la paix
civile1. Si Dieu n'existe pas, tout est
possible2, comment dès lors concevoir un ordre politique
stable ? C'est la deuxième conséquence du retrait du divin de
l'orbe du savoir humain qui doit permettre de répondre à cette
question. Car en effet, avec l'ontologie de l'immanence, une conception
du pouvoir en termes de puissance physique, au sens des forces
naturelles, s'élabore sur la base d'une individuation
première des corps engagés dans les relations de
causalité et de limitation réciproques. C'est donc
de l'individu, et de sa tendance fondamentale à "
persévérer dans son être " que doit découler
la définition des rapports politiques que cet individu institue avec
ses alter egos.4
L'on comprend dès lors qu'à partir du moment
où l'investigation politique se détourne d'une loi transcendante
invitant à la vertu pour se concentrer sur la loi immanente et
naturelle
du rapport des hommes les uns à l'égard des autres,
la question fondamentale devienne celle
de la légitimité de l'obéissance. A
quelles conditions et pourquoi les hommes de libres et
indépendants qu'ils sont au sein de la nature en viennent-ils à
se soumettre à un pouvoir qui
les limite ? C'est finalement la question de la
souveraineté qui se pose; question neuve et dont
la réponse va permettre d'articuler les principaux
éléments d'une définition du pouvoir
démocratique.
Hobbes: puissance et souveraineté
?Physique des atomes sociaux
Dans le cadre d'un système mécaniste et
matérialiste, comme celui de Hobbes, la première question
qui se pose est donc celle de l'objet propre du discours politique et de la
méthode à même de mettre au jour la
véritable genèse du corps politique. Or, s'il est
désormais vain de vouloir s'appuyer sur une essence intangible
pour juger de la réalité
1 G. Mairet, Principe de
souveraineté, Gallimard, 1997, Folio essais, p. 37: " Aux
origines du principe de souveraineté, il y a la réponse
à la question majeure de la politique: la question de la guerre civile.
Les modernes ont dès lors construit le principe de souveraineté
en lui donnant un contenu unique: la paix civile ".
2 La question de l'athéisme telle qu'elle est
posée dans les Frères Karamazov par Dostoïevski au
XIXe siècle semble bien loin de la problématique de la science
moderne du XVIIe siècle et pourtant il semble que la mort de
Dieu proclamée deux siècles plus tard guide
la réinterprétation du phénomène humain au
sein d'un univers
détéléologisé dans le discours
hobbesien et spinoziste sur la puissance naturelle.
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humaine, une juste définition des
éléments en présence est requise. En effet, le discours
n'est autre chose que " le calcul des conséquences des
dénominations générales dont nous avons convenu pour noter
et signifier nos pensées "1. C'est pourquoi chacune de ces
définitions doit être clairement établie et correctement
articulée2. Il s'ensuit dès lors que connaître
une chose n'est autre que suivre dans le discours l'engendrement d'un tout
à partir de ses parties les plus élémentaires.
Connaître la matière et la forme de la république, c'est
élaborer dans le discours
la juste composition de ses éléments. On ne
connaît finalement que ce que l'on fait3. La forme
de la société politique dépend de sa
matière et sa matière, ce sont les hommes.
Or pour que cette construction artificielle qu'est l'Etat
acquière finalement un poids suffisant pour ne pas s'envoler dans
les nues de la république platonicienne, un fondement solide est
nécessaire. C'est l'homme, tel qu'il est, et non tel que l'on voudrait
qu'il soit4. C'est l'homme en tant que corps et le mouvement qui le
dirige. C'est l'appétit, le désir, la passion, qui constituent le
plus petit dénominateur commun à tous les hommes. Fondement
sûr, qui gagne en réalisme ce qu'il perd en noblesse,
mais qui nous assure par-là même de cette matière
dont le tissu politique doit naître. Méthode
mécaniste et méthode résolutive- compositive sont
dès lors inextricablement liées dans la reconstruction
rationnelle de la société politique.
Au Ch. VI du Léviathan, Hobbes distingue entre le
mouvement vital qui assure la cohésion biologique de l'organisme
animal, et le mouvement animal ou volontaire qui est issu
de l'imagination et des représentations que l'action
des choses produit sur l'esprit et qui nous pousse à nous diriger vers
elle dans l'anticipation du bien qui en résultera. Ainsi à
l'origine de l'action se trouve l'effort (conatus) vers l'objet qui
agit sur l'imagination. " Cet effort, quant il tend à nous rapprocher de
quelque chose qui le cause, est appelé appétit ou
désir "5. L'on peut donc appeler passion la cause du
mouvement chez l'homme en tant qu'elle est l'action d'un objet sur
l'imagination, imagination qui ensuite produit l'effort vers cet objet. Or une
passion existe, plus puissante que les autres : le désir de
puissance6. Car l'augmentation de la puissance rend possible la
satisfaction d'un plus grand nombre d'appétits. Ainsi " le pouvoir
1 Léviathan, Ch. V, p. 38.
2 Ibid. Ch. V, p42: " On voit que
la raison ne naît pas avec nous comme la sensation et le
souvenir, et ne s'acquiert pas non plus par la seule expérience, comme
la prudence, mais qu'on l'atteint par l'industrie, d'abord en attribuant
correctement les dénominations, et ensuite en procédant,
grâce à l'acquisition d'une méthode correcte
et ordonnée, à partir des
éléments, qui sont les dénominations, jusqu'aux
assertions, formées par la mise en relation d'une
dénomination avec une autre; et de là aux syllogismes, qui sont
la mise en relation d'une assertion
avec une autre; pour en arriver à la connaissance de
toutes les consécutions de dénominations qui concernent le
sujet dont on s'occupe; et c'est là ce que les hommes
appellent science ".
3 Selon l'argument du fabriquant, la connaissance
d'un objet est tributaire de la connaissance de l'agencement des
éléments qui le composent. C'est pourquoi l'on ne peut
connaître cet objet qu'en observant son élaboration
au fur et à mesure qu'il se constitue. Cette analyse
génétique est décrite dans la préface du
Citoyen, p. 71 : " Car
de même qu'en une horloge, ou en quelque autre
machine automate dont les ressorts sont un peu difficile à
discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni
quel est l'office de chaque roue, si on
ne la démonte pas, et si l'on ne considère à
part la matière, la figure et le mouvement de chaque pièce ;
ainsi en
la recherche du droit de l'Etat, et du devoir des sujets, bien
qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant
considérer comme dissoute ".
4 Spinoza, Traité de l'autorité
politique, I, 1, p. 11: " (Les philosophes) conçoivent les hommes,
non tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils
fussent: de là cette conséquence, que la plupart, au
lieu d'une Ethique, ont écrit une Satire, et n'ont jamais eu
en Politique de vues qui puissent êtres mises en pratique, la
Politique, telle qu'ils la conçoivent, devant être tenu
pour une Chimère, ou comme convenant soit au pays d'Utopie, soit
à l'age d'or, c'est à dire à un temps où nulle
institution n'était nécessaire ".
5 Léviathan, Ch. VI, p. 47.
6 Ibid., Ch. VIII, p. 69: " Les
passions qui, plus que toutes les autres, causent les
différences d'esprit, sont principalement le désir plus ou
moins grand de puissance, de richesses, de savoir et d'honneur: mais tous ces
désirs peuvent se ramener au premier, c'est à dire au
désir de puissance ".
33
d'un homme consiste dans ses moyens présents
d'obtenir quelque bien apparent futur "1. Voilà ainsi
résumée la nature essentielle de l'homme: être de
désir, veillant infiniment à la course de ses désirs
prochains2.
Si maintenant nous ajoutons à cette condition naturelle
de l'homme un autre facteur, celui de la co-existence avec d'autres individus
désirants, que remarquons-nous ? Avant toute chose,
l'égalité intrinsèque de tous devant cette nature
désirante et la puissance naturelle qui l'accompagne et permet sa
réalisation3. Or de cette égalité de nature
quant au motif de l'action aussi bien qu'à la puissance naît
forcément un heurt des intérêts en présence qui
conduit à une défiance mutuelle et instaure par-là
même un état de guerre permanent4. En cet état,
chacun
est juge de son propre bien et a par
conséquent droit à ce qu'il estime nécessaire pour
pourvoir à la réalisation de son désir, et
à la condition sine qua non de celui-ci, la
conservation de sa vie. L'homme est libre pour autant qu'il ne
connaît pas d'obstacles extérieurs qui viendraient limiter
sa puissance5. On remarquera l'évolution du concept
ici produit de liberté humaine par rapport à la conception
augustinienne: la liberté ne consiste désormais plus en
l'acte originel par lequel l'homme voit se séparer sa puissance et sa
volonté. Désormais la puissance est ajustée à la
volonté pour autant qu'une autre puissance ne vient pas
la limiter.
Or une puissance vient justement limiter cette
liberté, et c'est d'elle que va naître l'édifice
entier de la constitution politique. En effet, l'on peut définir le
droit de nature comme
" la liberté qu'a chacun d'user comme il le veut de son
pouvoir propre, pour la préservation de
sa propre nature "6. Or si cette
liberté conduit à justement mettre en danger sa vie pour
l'accroissement de son pouvoir propre, une contradiction s'engage qui
finalement fait taire le désir même. Car il est en effet une
passion plus fondamentale que les autres, puisqu'elle en est
la condition: la crainte de la mort
violente7. Or de cette passion va naître un
raisonnement propre à assure la conservation. Cette règle
rationnelle est en même temps une loi de nature car elle constitue la
limite au-delà de laquelle la nature elle-même s'engloutit dans la
mort. Cette loi naturelle est, formellement, " un précepte, une
règle générale, découverte par la raison, par
laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la
destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la
préserver "8. Néanmoins cette loi naturelle
demeure un simple théorème de la raison et si elle peut
être dénommée loi divine ou morale9, c'est
avant tout pour souligner qu'elle ne contraint que devant le tribunal de la
conscience mais n'est en aucun
1 Léviathan, Ch. X, p. 81.
2 Léviathan, ch. XI, p. 95: " La
félicité est une continuelle marche en avant du désir,
d'un objet à un autre, la saisie du premier n'étant encore que la
route qui mène au second ".
3 Léviathan, Ch. XIII, p. 121: " La
nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et
de l'esprit,
que bien qu'on puisse parfois trouver un homme manifestement
plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre,
néanmoins, tout bien considéré, la différence
d'un homme à un autre n'est pas si considérable qu'un
homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un
avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui
".
4 Le Citoyen, I, 3, p. 94: " La
cause de la crainte mutuelle dépend en partie de
l'égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la
réciproque volonté qu'ils ont de nuire ".
Léviathan, p.122-123: " Du fait de cette défiance
de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul
homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait
de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la
violence ou la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est
possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance
assez forte pour le mettre en danger ".
5 Léviathan, Ch. XIV, p.
128: " On entend par liberté, selon la signification propre de
ce mot, l'absence d'obstacles extérieurs, lesquels peuvent souvent
enlever à un homme une part du pouvoir qu'il a de faire ce qu'il
voudrait, mais ne peuvent l'empêcher d'user du pouvoir qui lui est
laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement
et sa raison ".
6 Ibid., Ch. XIV, p. 128.
7 Leo Strauss, Droit naturel et histoire,
p. 165: " La plus forte de toutes les passions est la peur de la mort, et plus
particulièrement la peur de la mort violente par le fait d'autrui: ce
n'est pas la nature mais ce terrible ennemi de la nature, la mort, qui est la
grande conseillère ".
8 Léviathan, Ch. XIV, p. 128.
34
cas suffisante pour soumettre les actions extérieures.
Car en effet, n'oublions pas que nous avons affaire chez Hobbes,
à une élaboration mécaniste de la physique des
corps. Par conséquent seule la puissance effective et matérielle
peut limiter la puissance d'un être.
??Droit de nature et loi naturelle
Mais intéressons-nous plus particulièrement au
contenu de ces lois naturelles. Ces lois n'obligent donc qu'in foro
interno et visent à assurer la libre poursuite de la
recherche de désir. Elles sont par, conséquent, en même
temps des limites au droit naturel et son expression puisqu'elles en
constituent la condition. La première loi naturelle affirme
ainsi " que tout homme doit s'efforcer à la paix, aussi longtemps
qu'il a un espoir de l'obtenir " et suivant le droit naturel " qu'il lui est
loisible de rechercher et d'utiliser tous les secours et les avantages
de la guerre " quand il ne peut l'obtenir1. Quel
est le moyen que les hommes trouvent à leur disposition pour assurer
la possibilité de cette paix ? C'est la seconde loi de nature
qui l'énonce : " que l'on consente, quand les autres y consentent aussi,
à se dessaisir, dans toute la mesure où l'on pensera que cela est
nécessaire à la paix et à sa propre défense, du
droit qu'on
a sur toute chose ; et qu'on se contente d'autant de
liberté à l'égard des autres qu'on en
concéderait aux autres à l'égard de soi-même ".
Ainsi intervient le moment de la réciprocité.
Ce qui permet de garantir le libre exercice du droit
naturel à chacun consiste dans l'articulation universelle de cette
liberté par rapport à celle de tous les autres2. Or
remarquons que, du point de vue du droit en question, il n'est pas question de
transfert, mais d'abandon mutuel. On ne peut donner une liberté.
Celle-ci ne consiste qu'en l'absence d'obstacle3. Et le droit est
justement la définition du champ possible d'exercice de cette
liberté. Aussi ce sur quoi s'entendent les particuliers
engagés dans la convention, c'est le principe formel qui n'est pas
encore une définition commune de l'acte bon ou mauvais, mais
un consensus sur la condition négative de la poursuite du
désir: éviter la mort violente.
Ici se situe le point décisif de l'art politique.
Le passage de l'exigence de paix prononcée in foro interno
s'avère problématique dans l'exécution. Comment en
effet passer de
la crainte à la confiance? Cela ne peut aller
sans l'assurance des moyens suffisants à contraindre l'autre au
respect de la convention4. Mais cette puissance ne peut être
réunie sans
la volonté de tous de se dessaisir dans le
même temps du droit de recourir à la puissance
particulière. Comment combler l'écart entre la volonté
intérieure de paix et l'acte extérieur de dessaisissement s'il
n'existe une assurance claire que les autres respecteront leur
parole?
9 Citoyen, III, 27, p. 125: " Dans
l'état de nature, il ne faut pas mesurer le juste et l'injuste par les
actions, mais par le dessein et la conscience de celui qui les pratique. Ce
qu'il faut nécessairement, ce qu'on fait en désirant la paix, ce
à quoi on se résout pour la conservation particulière, est
toujours fait avec une grande justice. Hors de là, tous les dommages
qu'on cause à un homme sont autant d'enfreintes de la loi de nature, et
de péchés contre la majesté divine ".
1 Léviathan, Ch., XIV, p. 129.
2 L'on retrouve une formule explicite de ce principe
chez Kant pour qui " le droit est l'ensemble conceptuel des conditions sous
lesquelles l'arbitre de l'un peut être concilié avec l'arbitre de
l'autre selon une loi universelle de
la liberté " Cf. Doctrine du Droit, §B, p.
16.
3 Léviathan, Ch. XIV, p.
130: " Se dessaisir de son droit sur une chose, c'est se
dépouiller de la liberté d'empêcher autrui de profiter
de son propre droit sur la même chose. Car celui qui renonce à son
droit ou le fait passer en d'autres mains ne donne pas à quelque autre
homme un droit que celui-ci ne possédait pas auparavant:
il n'est rien en effet sur quoi tout homme n'ait pas, par
nature, un droit; il se borne à s'ôter de son chemin, afin que
cet homme puisse jouir de son droit originaire, sans empêchement
de sa part à lui; mais non pas sans empêchement de la
part des tiers. Ce qui échoit à un homme lorsqu'un droit d'un
autre s'efface n'est donc qu'une diminution correspondante des obstacles qui
nuisaient à l'exercice de son propre droit originaire ".
4 Ibid., p. 133: " Un des contractants
peut remettre la chose pour laquelle il s'engage par contrat, et accepter que
l'autre partie s'exécute pour son compte en un moment ultérieur
déterminé, cependant que dans l'intervalle on lui fera confiance.
Le contrat, pour ce qui regarde le second, est alors appelé pacte ou
convention ".
35
Faudrait-il voir un écart se dessiner entre le
contrat et le pacte, le second consistant dans l'engagement à
respecter ultérieurement le transfert mutuel du droit que désigne
le premier?1
La réponse de Hobbes va consister dans
l'énoncé de la troisième loi de nature, loi de justice:
" que les hommes s'acquittent de leurs conventions, une fois
qu'ils les ont passées "2. Or, à de multiples
reprises, Hobbes répète qu'il n'y a pas de juste ou d'injuste en
l'absence d'un décret civil3. Pourquoi donc nommer une loi
naturelle loi de justice?
Volonté intérieure et puissance
extérieure
C'est ici que prend tout son sens le dispositif
hobbesien. Arrêtons-nous donc sur la finalité de l'art
politique conçu par Hobbes et qui nous éclairera sur le sens de
la souveraineté que ce dernier définit. L'obsession
première de Hobbes est de définir les conditions de la paix
civile. C'est en effet au milieu des secousses violentes qui agitent
l'Angleterre du XVIIe siècle, des dissensions et des factions,
des querelles religieuses et politiques, que vient s'inscrire la
tentative de définir un ordre stable et sûr. Et dans cette
tentative, Hobbes se voit confronté à deux ennemis combattant
sur deux fronts opposés: d'une part, les partisans de
l'augustinisme politique qui voudraient voir le pouvoir du monarque
soumis à la volonté du magister spirituel, d'autre part les
monarchomaques qui veulent voir les droits du souverain limités
au profit de ses sujets4. Dans les deux cas, Hobbes a
à faire à la question de la conscience intérieure.
Dans le premier cas, il y va de la revendication de l'Eglise à diriger
les volontés intérieures, ce qui conduit à une
législation concurrant celle de l'Etat, dans le second cas, les sujets
huguenots affirment que le pouvoir du monarque est limité par le
consentement des sujets à l'obéissance. Nous aurons à
revenir sur la question des droits de la conscience au moment des guerres de
religion, mais intéressons-nous pour l'instant à la
réponse que Hobbes fournit à ce problème car elle
constitue proprement le noeud gordien de son discours sur la
souveraineté.
En effet, nous avons vu que le passage de l'engagement
intérieur au dessaisissement extérieur est problématique.
S'il faut un pouvoir coercitif suffisant pour assurer la confiance
en l'engagement des autres contractants, mais que ce pouvoir
ne peut naître qu'avec le contrat qui voit s'accomplir la renonciation de
chacun à l'exercice de son droit naturel, ne sommes- nous pas face
à une pétition de principe?
Reprenons les éléments en présence. Il n'y a
pas de juste ou d'injuste en l'état naturel
où n'existe pas de pouvoir civil. Il existe pourtant un
summum malum5 en cet état naturel: la mort
violente. Si chacun reçoit en son for intérieur
l'injonction divine quoique purement immanente de se conserver,
chacun doit vouloir par là-même les moyens de
cette conservation (1e loi). Intérieurement donc une
définition objective du bien et du mal
1 A ce problème, la réponse de
Pufendorf consistait en une théorie du double pacte: entre chacun et
entre tous et
le souverain.
2 Léviathan, Ch. XV, p. 143.
3 Par exemple, Du Citoyen, III, 4,
Léviathan, Ch. XIII, p. 126.
4 I. Bouvignès, « Monarchomaquie
: tyrannicide ou droit de résistance ? » in
Tolérance et réforme, p. 74: " Accusés par
la violence politique qui, dans le royaume, venait de se
déchaîner contre eux, les huguenots ne pouvaient poursuivre
leurs intentions de réformes que par l'énoncé d'un
programme politique tout entier développé dans les
écrits monarchomaques. Il fut celui d'une limitation de la
puissance du magistrat sur ses sujets "; p. 76: " Tous défendent une
obéissance consentie qui, parce qu'elle est consentie, peut
également être refusée et déboucher sur une
résistance justifiée à l'égard du magistrat
souverain ". Il convient néanmoins de distinguer le problème
théologico-politique tel qu'il se pose en Angleterre et en
France. Du point de vue conceptuel, c'est en Angleterre que la question des
droits du souverain en matière religieuse se pose avec le plus
d'acuité du fait du problème de la présence d'une
majorité protestante au sein du royaume.
5 Leo Strauss, La philosophie politique de
Hobbes: " La mort, le summum malum, est la seule aune de
référence par rapport à quoi l'homme peut ordonner sa vie
avec cohérence ".
36
commence à se faire jour et dépasse les autres
opinions particulières sur le bien et le mal dont elle devient la
condition. Or parce que la crainte peut invalider une convention,
l'existence d'un magistrat civil est nécessaire1. Ce
magistrat est proprement l'incarnation de la crainte de
la mort violente: d'une part, parce que son institution
doit mettre à l'abri de l'insécurité
perpétuelle et d'autre part, mais cette affirmation découle de la
première, parce qu'il est investi
de la puissance de tous et par conséquent demeure seul
à jouir du droit naturel. Il est en ce sens le " prince des orgueilleux
"2. Ainsi le souverain représente-t-il la volonté qu'a
chacun d'éviter la mort violente. Il est norme objective du bien, en
tant que son existence repose dans l'inclination intérieure à
éviter le mal absolu. Aussi la réalisation de la troisième
loi naturelle, qui est la condition des deux premières, est-elle au
fondement de la justice en la république3, puisqu'en la
respectant les particuliers témoignent de leur volonté de
faire proclamer extérieurement leur opinion fondamentale: nous voulons
quitter cet état de crainte perpétuelle.
En considérant que les deux premières lois
naturelles consistent en des règles de droit qui
n'acquièrent de positivité qu'avec l'instauration d'un pouvoir
civil, nous pourrions considérer cette troisième loi comme
une sorte de méta-droit, puisqu'étant condition de
possibilité de toutes les autres et, d'autre part, puisque constituant
l'assise d'un pouvoir absolu légitime. En effet, mais nous aurons
l'occasion de revenir plus loin sur ce point, c'est à partir
de ce fondement que Hobbes va, d'une part, pouvoir ramener le pouvoir
spirituelle dans les mains
du monarque civil et, d'autre part, qu'il va faire taire toute
expression d'opinion divergente en
la République.
Les sujets ont prouvé - et de facto
l'existence de la République le prouve - qu'ils
reconnaissaient une norme objective du Bien et du Mal dans les moyens qui
permettraient de quitter l'état naturel. Or cette norme toute
formelle ne porte pas sur le contenu des propositions ni sur leur
vérité intrinsèque mais sur l'obéissance comme
critère absolu de la justice à laquelle les hommes inclinaient
en leur état de crainte originel. Le Vrai et le Bien se confondent dans
l'efficace politique. Le XVIIe siècle a bien tiré les
leçons de Machiavel.
Voici pour les principes, mais il nous faut revenir
à présent sur la dynamique de constitution de la
souveraineté par laquelle la multitude se constitue en peuple
doué d'une volonté une4.
1 Léviathan, op. cit., Ch. XIV, p.
137: " Dans une condition civile, où il existe un pouvoir établi
pour contraindre ceux qui, autrement, violeraient leur foi, une telle crainte
n'est plus raisonnable ".
2 Les orgueilleux sont, par opposition au modeste,
ceux qui ne veulent pas accepter de limiter leur droit naturel.
Le souverain, en tant qu'il est seul à conserver,
en l'état civil, ses prérogatives naturelles est donc
bien l'orgueilleux par excellence; celui qui, représentant une menace
pour tous, les soumet à l'égalité de la crainte et
de l'obéissance.
3 Ibid., Ch. XV, p. 143: " C'est en cette
loi de nature que consiste la source et l'origine de la justice ".
4 L'on pourrait se demander si l'étude de la
souveraineté hobbesienne ne nous éloigne pas de notre propos sur
la démocratie libérale. Mais n'oublions pas ce que nous
entendons par démocratie libérale: la conjonction d'un mode
de souveraineté républicain (unité du peuple, du
territoire et de l'Etat) et d'un mode de gouvernement basé sur la
reconnaissance des droits des individus. Si ce second élément
doit être plutôt recherché chez des auteurs tels que Locke
ou bien encore Thomas Paine et Benjamin Constant, il nous semble que c'est
Hobbes qui porte à
la plus grande clarté le sens de la souveraineté
sur laquelle s'est édifié l'Etat-nation et l'Etat de droit,
fondement politique des démocraties libérales. Nous ne
cherchons donc pas à relever les indices qui pourraient faire
de Hobbes un libéral, mais seulement à mettre au jour
les conséquences auxquelles a pu conduire la refonte du discours
politique en termes de puissance immanente. Nous le verrons, cette
définition nouvelle n'est pas sans effet sur la manière dont
fut appréhendée par la suite la fonction du gouvernement,
quoique son objet fut profondément modifié par la naissance
du domaine privé au moment des guerres de religion. La reconnaissance
de ce domaine privé produira ce grand
déplacement par lequel la société pourra s'envisager
comme se gouvernant selon ses lois immanentes, le gouvernement effectif
n'étant dès lors qu'un moyen au service de ces lois. Mais
demeureront alors les fondements politiques que Hobbes a mis au jour (ceux de
peuple, de délégation
de la puissance, d'unité de l'Etat et du territoire) et
qui, nous le verrons, déterminent pour une part le sens et la
finalité de la gouvernementalité démocratique.
37
??De la multitude au peuple
Dans son ouvrage sur Les théories du pacte
social, Jean Terrel rappelle que Hobbes, dès 1640, met au point
une distinction grâce à laquelle pourra être
pensée l'articulation du droit naturel et du dessaisissement. En 1640,
dans les Elements of Law1, Hobbes distingue le consensus et
l'union. " Il y a consensus quand les volontés de plusieurs individus
concourent à une unique action tout en restant distinctes. Il y
a union quand plusieurs volontés sont enveloppées ou
incluses dans la volonté d'un seul ou de plusieurs qui s'accordent
"2.
Au Ch.5 §5 du De Cive, Hobbes produit à
partir de cette idée une réfutation d'Aristote
à propos du caractère naturel de la Cité.
Le Stagirite met en effet sur le même plan les insectes sociaux et les
sociétés civiles sous le prétexte que, dans les deux cas,
se découvre une union des volontés. Or les assemblées des
premiers " ne méritent pourtant point le nom de sociétés
civiles, et ils ne sont rien moins qu'animaux politiques; car la forme
de leur gouvernement n'est que le consentement ou le concours de plusieurs
volontés vers un même objet; et non pas
(comme il est nécessaire en une véritable
société civile) une seule volonté"3. En effet,
nous l'avons vu, les hommes qui s'engagent sur la voie du contrat reconnaissent
en leur for intérieur
la nécessité de quitter un tel état. Il y a
donc bien chez chacun un accord sur le bien objectif
(entendons ici objectif comme synonyme d'extérieur):
conserver sa vie. Mais il n'empêche que
les hommes n'en demeurent pas moins séparés.
Tous portent leur volonté vers le même objet, mais chacun
conserve sa volonté propre. Rappelons-nous que la volonté
n'est ici que l'expression d'un désir et en tant que tel il
ne renvoie qu'à la complexion particulière de
l'individu4. Dès lors il y a bien consensus, partage d'un
sens en commun - en l'occurrence du mal à éviter et les moyens de
s'en prévenir - mais non par union effective de ces volontés en
une seule. Cette dernière ne peut être produite que par
l'artifice.
Rappelons-nous la situation naturelle. Il n'existe pas de bien et
de mal mais seulement
ce que chacun estime tel. Cependant la crainte de la mort
violente apparaît comme une sorte
de point limite en-deçà de laquelle seule
peut demeurer une satisfaction particulière. Cette passion est donc
pourvoyeuse d'un accord minimal, quoique virtuel, sur les conditions de la
co-existence. En effet, chacun désire - les
modérés en tout cas - les moyens d'éviter cette
mort violente, mais seulement intérieurement. Dès lors une forme
de règle universelle se fait jour au sein des consciences. En ce sens,
les hommes découvrent un bien commun à désirer plus que
tous les autres puisqu'il en sera la garantie. A partir du moment
où existera dans l'extériorité un pouvoir incarnant
cette loi fondamentale, les particuliers y reconnaîtront leur propre
désir. Et s'ils désirent plus de droit que ce que la loi leur
accorde pour réaliser le désir premier d'éviter la mort
violente, ils se mettront en contradiction avec leur propre conscience. C'est
proprement péché5. Mais un tel accord volontaire et
conscient des hommes ne pouvant
se produire naturellement puisque chacun reproduit pour
lui-même le théorème (rationnel et donc passionnel, or
la passion est individuelle) de la conservation dans sa
volonté individuelle, il va falloir élaborer une
volonté artificielle représentant la volonté de
chacun
(pas de volonté générale comme chez
Rousseau). A ce moment seulement, une synthèse des
1 Elements of Law, I, Ch. 12, §7-8,
cité dans Jean Terrel, Les théories du pacte social, p.
229.
2 Les théories du pacte social, p.
167.
3 Citoyen, p. 142.
4 Nous entendons ici l'individu, non au sens
péjoratif, que ce terme recouvre dans les Constitutions de 89, 93 et
95, où il désigne celui qui s'arroge le pouvoir
en violation de la souveraineté populaire, ni au sens libéral
d'un sujet premier de droit mais au sens quasi-physique d'une monade
appétitive indivis et normée par l'unique loi de son désir
particulier.
5 Dans le Citoyen, Hobbes produit une
équation entre loi naturelle, loi morale (III, 31, p.126) et loi divine
(IV, 1,
p. 129).
38
désirs particuliers équivalents quant à
l'objet à rechercher et donc dans le contenu va pouvoir s'accomplir par
le détour de la volonté formelle1 du souverain.
Mais suivons à présent le
mécanisme qui conduit du consensus des volontés
particulières à la volonté une du peuple. Nous ne suivrons
pour ce faire que le modèle abouti
du dessaisissement que Hobbes formule dans le
Léviathan au Ch. XVI intitulé Des personnes, des
auteurs et des êtres personnifiés et au Ch. XVII, Des
causes, de la génération et de la définition de la
République.
Comment passe-t-on du consensus à l'union?
La médiation par l'extérieur est nécessaire. En
effet, nous avons vu que si les hommes ont chacun une même
volonté, cette volonté reste néanmoins intérieure
à chacun et donc ne représente aucunement une volonté
unique. Dès lors, c'est en identifiant leur volonté
intérieure avec celle d'un être extérieur que
les hommes pourront s'assurer de la
réciprocité de la convention. Celle-ci ne va donc
désormais consister qu'en un dessaisissement mutuel de tous au profit
d'un homme ou d'une assemblée qui seul conserve son droit naturel de
juger du bien et du mal. Cet homme ou cette assemblée apparaît
dès lors comme la représentation de la volonté de chacun:
quitter cet état mortel pour acquérir la
sécurité. Et par suite la volonté de ce tiers est
leur volonté propre. Puisque nous avons vu que toutes les passions
étaient soumises à la crainte de la mort violente
et que cette crainte était à l'origine des lois
naturelles, tous les acceptions particulières sur le juste et l'injuste
seront soumises à la volonté de cet être qui est
Justice incarnée, puisque le juste consiste à respecter
les conventions et que les conventions nous enjoignent de chercher
les moyens de la paix. Cette volonté qui
représente extérieurement la volonté de paix
prononcée intérieurement par tous est une personne
juridique. Il s'agit d'un artifice par lequel
le juste et l'injuste peuvent se voir définir sous
un mode universel sans qu'aucune volonté particulière ne
puisse s'élever contre, puisque cette volonté est la
sienne2. Ainsi passons-nous
du consensus à l'union3.
Aussi, parce que seul l'artifice peut permettre de
créer une volonté une, reconnue par tous comme la sienne
propre, il ne peut exister de peuple en dehors de la
souveraineté de l'Etat4. A travers lui, on peut bien
considérer que c'est le peuple qui est souverain puisque ce dernier est
auteur des décisions dont la persona est acteur. Mais le peuple
n'existe que par la volonté une de cette dernière. Tout
comme cette dernière, le peuple est un artifice
institutionnel qui n'a de réalité qu'à travers l'appareil
législatif et coercitif de l'Etat.
La représentation chez Hobbes n'a que peu à voir
avec le processus de représentation dans les démocraties
électives mais il n'empêche qu'elle en exprime le sens profond. Il
n'est de liberté politique que médiatisée par
l'intermédiaire d'un tiers transcendant (et imaginaire). Chez
Hobbes, cette transcendance est problématique en tant que la
volonté du peuple et celle
du souverain sont confondues. Mais ce dernier n'ayant pas
contracté avec les particuliers se
1 Formel parce qu'il n'y a pas de bien et de mal hors
ce qu'en juge le souverain qui ne reçoit ce droit qu'en vertu
de l'accord sur la règle du plus grand mal. Le bien et
le mal jugés tels par le souverain demeurent particuliers, liés
à l'arbitraire d'un individu, mais la reconnaissance de ce bien
et de ce mal comme condition de la conservation de soi fournit un
critère universel.
2 Léviathan, Ch. XVI, p. 163: "
Les paroles et actions de certaines personnes artificielles sont reconnues pour
siennes par celui qu'elles représentent. La personne est alors
l'acteur; celui qui en reconnaît pour siennes les paroles et
actions est l'auteur, et en ce cas l'acteur agit en vertu de
l'autorité qu'il a reçue. Car celui qui, en matière
de biens de toute espèce, est appelé propriétaire, est
appelé, en matière d'action, l'auteur ".
3 Ibid. Ch. XVII, p. 177: " Cela va plus
loin que le consensus ou concorde: il s'agit d'une unité réelle
de tous en une seule et même personne, unité
réalisée par une convention de chacun avec chacun passée
de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun: j'autorise
cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit
de me gouverner moi-même, à cette condition
que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses
actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi
unie en une seule personne est appelée une
République,
en latin Civitas ".
4 Ibid., p. 178: " Le dépositaire de
cette personnalité est appelé souverain ".
39
voit mis à distance de la multitude qu'il
représente. L'identité du corps politique n'est atteinte
qu'à partir d'une volonté à la fois extérieure
à ce corps - puisque n'étant pas engagé dans la convention
- et immanente - puisque la volonté du souverain et celle des sujets se
confondent dans l'adage salus populi suprema lex est.
Le processus moderne d'élaboration de la
souveraineté s'accomplit donc par une captation de la puissance
particulière qu'il s'agit d'orienter en vue de l'unité
fictionnelle du peuple. A partir de là peut s'établir une
législation universelle qui apparaisse comme volonté
de tous. Dans ce processus, il n'existe pas à
proprement parler de liberté politique, ou plutôt cette
liberté n'existe qu'en tant qu'elle est définie
comme aliénation de la puissance particulière au corps
politique. La liberté consistera dès lors à obéir
aux lois puisque, grâce au dispositif de la souveraineté et
à la médiation institutionnelle du représentant du peuple,
ces lois trouvent leur fondement dans le droit de chacun.
Un point important reste néanmoins à remarquer.
Dans son entreprise de justification
du pouvoir absolu, Hobbes semble n'engendrer un homme doué
d'un désir insatiable que pour conduire ce dernier à
reconnaître dans le souverain sa propre volonté. En ce sens, les
mailles
de l'absolutisme ne laisseraient rien passer et finalement la
vérité de l'homme serait l'Etat. Le citoyen absorbe l'homme.
Néanmoins, avec sa théorie du dessaisissement et
de la représentation Hobbes va laisser ouverte une brèche par
laquelle le libéralisme va justement pouvoir s'infiltrer.
Dans le Léviathan, si Hobbes affirme que
les actions de la personne artificielle renvoient à l'auteur,
il ne peut cependant pas faire que le particulier se dessaisisse de
son pouvoir privé de penser. Il peut interdire l'expression de la
pensée, ce qui revient à détruire toute liberté de
pensée, mais il ne peut empêcher le raisonnement intérieur.
D'autre part, s'il y
a bien dessaisissement de la puissance, nous avons vu qu'un
droit ne pouvait réellement se transmettre, aussi même si
l'auteur reconnaît les actions de l'acteur comme sienne, il ne
s'ensuit pas que cet auteur puisse accepter de subir la mort violente à
cause de laquelle il a justement institué une république.
L'auteur autorise le châtiment suivant les axiomes de la science
politique, il peut refuser néanmoins de se laisser mener à la
mort comme un animal1. Nous assistons donc selon l'expression de
Jean Terrel, à la combinaison d'un dessaisissement limité et
d'une autorisation illimitée.
De plus, si pour lutter contre les prétentions de
l'Eglise, Hobbes est forcé de redéfinir
la morale en termes politiques2 et de faire de la
souveraineté absolue une exigence morale et religieuse, il va
néanmoins miner son propre terrain en reconnaissant une conviction libre
de l'homme en secret3. C'est en effet déjà l'amorce
d'une distinction privé/public qui s'amorce, où
les convictions intérieures du particulier sont sans
responsabilités politiques4, mais qui néanmoins
rendent possible une sphère du hors-politique permettant
l'affirmation d'autres
1 Les théories du pacte social, p.
185: " Considérés fictivement comme créateurs de la
république où ils vivent, ces sujets savent en toute certitude,
s'ils acceptent la démonstration génétique que Hobbes leur
propose, que le droit illimité du souverain est absolument
nécessaire à l'exercice de sa fonction, et qu'ils doivent
consentir à la fiction par laquelle ils s'approprient les actes qui
suscitent leur résistance. Autoriser un châtiment ne revient
donc
ni à avouer sa culpabilité, ce que chacun
est libre selon le droit naturel de refuser, ni à plus forte
raison à reconnaître que le châtiment est
mérité ou exactement proportionné à la faute
commise. Autoriser un châtiment revient à accepter un
théorème général de la science politique et qui est
vrai indépendamment des circonstances
où il est appliqué ".
2 R. Koselleck, Le règne de la
critique, p. 21: " La nécessité de fonder l'Etat transforme
l'alternative morale du bien et du mal en alternative de paix et de guerre
".
3 Léviathan, Ch. XL, p. 496: "
Pour la pensée et croyance intérieures des hommes, dont les chefs
humains ne peuvent avoir connaissance (car Dieu seul connaît le coeur),
elles ne sont pas volontaires et ne résultent pas des lois, mais de la
volonté non révélée et du pouvoir de Dieu: en
conséquence elles ne tombent pas sous le coup d'une obligation ".
4 Le règne de la critique, p. 25: "
L'Etat retire aux convictions particulières leur répercussion
politique ".
40
principes et l'émergence d'une positivité de
l'individu. En faisant de la loi morale non pas une
loi extérieurement contraignante par la transcendance du
pouvoir divin, mais en la cantonnant
à l'inefficace de la résolution
intérieure seulement réalisable par l'instauration d'un
pouvoir absolu, Hobbes fait de l'intériorité un fondement
de l'obéissance civile que ses successeurs retourneront contre le
pouvoir lui-même.
Mais avant de nous intéresser au foyer de naissance de
la liberté individuelle, à propos des questions religieuses,
portons-nous à l'étude de celui qui passe pour un des fondateurs
du libéralisme politique, l'anglais John Locke, chez qui les instruments
conceptuels de Hobbes servent à l'affirmation de limites
intrinsèques au pouvoir civil.
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