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L'Homme Démocratique

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par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

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Chapitre II

Genèse et structure de la démocratie libérale

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Il s'agit de montrer comment s'élabore, à partir du XVIIe, une structuration du pouvoir

qui, basée sur une définition neuve de la liberté humaine, a permis l'avènement d'une forme de régime autonome. Ainsi l'apparition de l'Etat-nation, orienté non en vue d'un Bien transcendant, mais circonscrit dans le cadre légal de la souveraineté, lieu propre de la liberté

de chacun universellement (puisque réciproquement) articulée par rapport à la liberté de tous, rend possible l'émergence d'une sphère privée en laquelle l'individu possède l'exercice de ses droits fondamentaux.

Par-là même vont se voir juxtaposées deux formes de liberté : d'une part, une liberté politique, jamais directement assumée par l'individu mais transférée, lors du pacte de souveraineté, à la puissance publique. Cette liberté n'existe que dans et par le peuple juridiquement défini par la représentation d'un tiers, que ce tiers soit transcendant au corps social (le souverain chez Hobbes), immanent (la volonté générale chez Rousseau) ou bien encore, lui-même, médiatisé par l'intermédiaire de ses représentants (démocratie moderne) ; d'autre part, une liberté privée qui, elle, se voit réduite à l'exercice des droits individuels dans

le champ laissé libre par la loi. Cette liberté, liberté de l'individu face à l'Etat, issue de la question des droits de la conscience au moment des guerres de religion, définit ainsi un espace

de non-intervention du pouvoir. Or cette sphère, d'abord purement intérieure et morale, va, à partir de la fin du XVIIIe siècle, se constituer en lieu de jugement et de revendication à l'égard

de la sphère politique jusqu'à enfler au point de devenir l'assise de l'exercice légitime du pouvoir. Cette sphère se constitue dès lors en espace public.

C'est du côté de cette liberté privée que se déploie la sphère des droits de l'homme, alors que la première ne connaît que les droits politiques du citoyen, garants des seconds.

Toutefois cette sphère privée, à la différence de l'ordre politique où la multitude se voit unifiée par l'existence d'une instance supérieure artificielle, ne connaît que l'immédiateté des rapports individuels. Dès lors se pose pour elle le problème du lien effectif qui unit ses membres. Finalement, à partir de la compréhension de l'individu comme égoïsme rationnel va

se développer l'idée d'une organisation immédiate et naturelle de la société, par opposition à la médiation artificielle de l'Etat. Cette sphère sociale qui, avec l'apparition de l'économie politique, devient objet d'une connaissance scientifique, se découvre finalement comme organisme autorégulateur, prévisible et donc maîtrisable. Or cette maîtrise ne se confond justement pas avec l'intervention extérieure et violente de l'Etat mais consiste dans la réalisation de ses lois immanentes. Ainsi contre l'inertie du politique qui ne veille qu'à la conservation en l'état du pouvoir se développe comme une physique des forces sociales qui débouche sur l'affirmation de l'auto-nomie de la société.

De cette scission privé/public va donc naître une dualité société/Etat qui débouche sur une restructuration du champ politique fondé en les forces mêmes du corps social dont l'Etat ne devient qu'un instrument, lieu de l'action du corps social sur lui-même à partir du savoir de

soi acquis dans l'espace public. On assiste finalement ainsi à un déplacement de la topique du pouvoir de la sphère politique à la sphère sociale.

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Or par-là même, la démocratie n'apparaît plus, telle que chez les Anciens, comme un mode de gouvernement politique particulier, mais par une socialisation progressive du politique ou une politisation du social, comme la maîtrise effective de l'homme par lui-même.

En effet, en soumettant peu à peu le pouvoir de l'Etat au savoir de la société, la démocratie libérale se donne le corps social pour objet et par-là même pour sujet. Du sujet soumis au pouvoir au Sujet du pouvoir, ainsi assiste-t-on à la libération progressive de la société1 à l'égard de toute volonté hétérogène et par-là même à l'apparition d'un foyer nouveau du pouvoir : le pouvoir social.

1 La définition de la société civile est fluctuante au cours de l'histoire du pouvoir moderne. Elle s'entend chez Hobbes et chez Locke, comme chez tous les auteurs politiques jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, comme société politique. En ce sens, les rapports immanents à la sphère privée ne reçoivent alors pas de signification réellement positive et ne se conçoivent pas en dehors du dispositif de la souveraineté et de la constitution d'une puissance publique transcendante à la société. Avec Adam Smith et sa compréhension de la nation en termes économiques une distinction entre société et Etat commence à apparaître mais jusqu'aux libéraux du XIXe siècle, et encore chez des auteurs comme Benjamin Constant, la distinction société/Etat se comprend surtout dans les termes d'une opposition entre le gouvernement et individus. Les auteurs anglais, tel que Paine ou Godwin, conçoivent cependant une consistance propre au sein de la société non-politique du fait de l'héritage d'Adam Smith qui découvre l'économie politique. Pour notre part, nous utiliserons le terme de société en trois sens :

- avec les penseurs du contrat, nous entendrons société comme société politique ou société civile

- avec les penseurs libéraux, nous verrons la sphère privée des échanges sociaux opposée au gouvernement puis à l'Etat émerger comme société autonome

- avec l'institutionnalisation contemporaine de la démocratie libérale, nous concevrons la société en termes de

sphère naturelle et auto-régulée d'échanges immanents au corps social, mais qui parvient à intégrer la dynamique administrative de l'Etat comme un moment de la communication à elle-même.

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Souveraineté et droits

Avec la rupture épistémologique produite au XVIIe siècle s'ouvre un nouvel horizon

de compréhension des phénomènes naturels et humains. Désormais la raison peut espérer élaborer par ses propres forces l'édifice du savoir sans nécessairement se référer à la tradition. Mais cette idée nouvelle d'une nature finie et organisée selon des lois fixes et immanentes emporte avec elle une conception du pouvoir des hommes défini dans le même cadre.

A la question politique de l'ordre commun, le XVIIe siècle, plus qu'une réponse nouvelle, promeut un questionnement inédit sur la matière, la forme et le pouvoir de la république ecclésiastique et civile. Dans un monde doué d'une autonomie ontologique suffisante pour ne pas se voir sans cesse ramené à l'ordre d'une volonté transcendante et infinie, un nouveau fondement du pouvoir doit permettre de répondre à la question de la paix civile1. Si Dieu n'existe pas, tout est possible2, comment dès lors concevoir un ordre politique stable ? C'est la deuxième conséquence du retrait du divin de l'orbe du savoir humain qui doit permettre de répondre à cette question. Car en effet, avec l'ontologie de l'immanence, une conception du pouvoir en termes de puissance physique, au sens des forces naturelles, s'élabore sur la base d'une individuation première des corps engagés dans les relations de causalité et de limitation réciproques. C'est donc de l'individu, et de sa tendance fondamentale à " persévérer dans son être " que doit découler la définition des rapports politiques que cet individu institue avec ses alter egos.4

L'on comprend dès lors qu'à partir du moment où l'investigation politique se détourne d'une loi transcendante invitant à la vertu pour se concentrer sur la loi immanente et naturelle

du rapport des hommes les uns à l'égard des autres, la question fondamentale devienne celle

de la légitimité de l'obéissance. A quelles conditions et pourquoi les hommes de libres et indépendants qu'ils sont au sein de la nature en viennent-ils à se soumettre à un pouvoir qui

les limite ? C'est finalement la question de la souveraineté qui se pose; question neuve et dont

la réponse va permettre d'articuler les principaux éléments d'une définition du pouvoir démocratique.

Hobbes: puissance et souveraineté

?Physique des atomes sociaux

Dans le cadre d'un système mécaniste et matérialiste, comme celui de Hobbes, la première question qui se pose est donc celle de l'objet propre du discours politique et de la méthode à même de mettre au jour la véritable genèse du corps politique. Or, s'il est désormais vain de vouloir s'appuyer sur une essence intangible pour juger de la réalité

1 G. Mairet, Principe de souveraineté, Gallimard, 1997, Folio essais, p. 37: " Aux origines du principe de souveraineté, il y a la réponse à la question majeure de la politique: la question de la guerre civile. Les modernes ont dès lors construit le principe de souveraineté en lui donnant un contenu unique: la paix civile ".

2 La question de l'athéisme telle qu'elle est posée dans les Frères Karamazov par Dostoïevski au XIXe siècle semble bien loin de la problématique de la science moderne du XVIIe siècle et pourtant il semble que la mort de

Dieu proclamée deux siècles plus tard guide la réinterprétation du phénomène humain au sein d'un univers

détéléologisé dans le discours hobbesien et spinoziste sur la puissance naturelle.

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humaine, une juste définition des éléments en présence est requise. En effet, le discours n'est autre chose que " le calcul des conséquences des dénominations générales dont nous avons convenu pour noter et signifier nos pensées "1. C'est pourquoi chacune de ces définitions doit être clairement établie et correctement articulée2. Il s'ensuit dès lors que connaître une chose n'est autre que suivre dans le discours l'engendrement d'un tout à partir de ses parties les plus élémentaires. Connaître la matière et la forme de la république, c'est élaborer dans le discours

la juste composition de ses éléments. On ne connaît finalement que ce que l'on fait3. La forme

de la société politique dépend de sa matière et sa matière, ce sont les hommes.

Or pour que cette construction artificielle qu'est l'Etat acquière finalement un poids suffisant pour ne pas s'envoler dans les nues de la république platonicienne, un fondement solide est nécessaire. C'est l'homme, tel qu'il est, et non tel que l'on voudrait qu'il soit4. C'est l'homme en tant que corps et le mouvement qui le dirige. C'est l'appétit, le désir, la passion, qui constituent le plus petit dénominateur commun à tous les hommes. Fondement sûr, qui gagne en réalisme ce qu'il perd en noblesse, mais qui nous assure par-là même de cette matière dont le tissu politique doit naître. Méthode mécaniste et méthode résolutive- compositive sont dès lors inextricablement liées dans la reconstruction rationnelle de la société politique.

Au Ch. VI du Léviathan, Hobbes distingue entre le mouvement vital qui assure la cohésion biologique de l'organisme animal, et le mouvement animal ou volontaire qui est issu

de l'imagination et des représentations que l'action des choses produit sur l'esprit et qui nous pousse à nous diriger vers elle dans l'anticipation du bien qui en résultera. Ainsi à l'origine de l'action se trouve l'effort (conatus) vers l'objet qui agit sur l'imagination. " Cet effort, quant il tend à nous rapprocher de quelque chose qui le cause, est appelé appétit ou désir "5. L'on peut donc appeler passion la cause du mouvement chez l'homme en tant qu'elle est l'action d'un objet sur l'imagination, imagination qui ensuite produit l'effort vers cet objet. Or une passion existe, plus puissante que les autres : le désir de puissance6. Car l'augmentation de la puissance rend possible la satisfaction d'un plus grand nombre d'appétits. Ainsi " le pouvoir

1 Léviathan, Ch. V, p. 38.

2 Ibid. Ch. V, p42: " On voit que la raison ne naît pas avec nous comme la sensation et le souvenir, et ne s'acquiert pas non plus par la seule expérience, comme la prudence, mais qu'on l'atteint par l'industrie, d'abord en attribuant correctement les dénominations, et ensuite en procédant, grâce à l'acquisition d'une méthode correcte

et ordonnée, à partir des éléments, qui sont les dénominations, jusqu'aux assertions, formées par la mise en relation d'une dénomination avec une autre; et de là aux syllogismes, qui sont la mise en relation d'une assertion

avec une autre; pour en arriver à la connaissance de toutes les consécutions de dénominations qui concernent le

sujet dont on s'occupe; et c'est là ce que les hommes appellent science ".

3 Selon l'argument du fabriquant, la connaissance d'un objet est tributaire de la connaissance de l'agencement des éléments qui le composent. C'est pourquoi l'on ne peut connaître cet objet qu'en observant son élaboration

au fur et à mesure qu'il se constitue. Cette analyse génétique est décrite dans la préface du Citoyen, p. 71 : " Car

de même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate dont les ressorts sont un peu difficile à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on

ne la démonte pas, et si l'on ne considère à part la matière, la figure et le mouvement de chaque pièce ; ainsi en

la recherche du droit de l'Etat, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme dissoute ".

4 Spinoza, Traité de l'autorité politique, I, 1, p. 11: " (Les philosophes) conçoivent les hommes, non tels qu'ils sont, mais tels qu'eux-mêmes voudraient qu'ils fussent: de là cette conséquence, que la plupart, au lieu d'une Ethique, ont écrit une Satire, et n'ont jamais eu en Politique de vues qui puissent êtres mises en pratique, la Politique, telle qu'ils la conçoivent, devant être tenu pour une Chimère, ou comme convenant soit au pays d'Utopie, soit à l'age d'or, c'est à dire à un temps où nulle institution n'était nécessaire ".

5 Léviathan, Ch. VI, p. 47.

6 Ibid., Ch. VIII, p. 69: " Les passions qui, plus que toutes les autres, causent les différences d'esprit, sont principalement le désir plus ou moins grand de puissance, de richesses, de savoir et d'honneur: mais tous ces désirs peuvent se ramener au premier, c'est à dire au désir de puissance ".

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d'un homme consiste dans ses moyens présents d'obtenir quelque bien apparent futur "1. Voilà ainsi résumée la nature essentielle de l'homme: être de désir, veillant infiniment à la course de ses désirs prochains2.

Si maintenant nous ajoutons à cette condition naturelle de l'homme un autre facteur, celui de la co-existence avec d'autres individus désirants, que remarquons-nous ? Avant toute chose, l'égalité intrinsèque de tous devant cette nature désirante et la puissance naturelle qui l'accompagne et permet sa réalisation3. Or de cette égalité de nature quant au motif de l'action aussi bien qu'à la puissance naît forcément un heurt des intérêts en présence qui conduit à une défiance mutuelle et instaure par-là même un état de guerre permanent4. En cet état, chacun

est juge de son propre bien et a par conséquent droit à ce qu'il estime nécessaire pour pourvoir à la réalisation de son désir, et à la condition sine qua non de celui-ci, la conservation de sa vie. L'homme est libre pour autant qu'il ne connaît pas d'obstacles extérieurs qui viendraient limiter sa puissance5. On remarquera l'évolution du concept ici produit de liberté humaine par rapport à la conception augustinienne: la liberté ne consiste désormais plus en l'acte originel par lequel l'homme voit se séparer sa puissance et sa volonté. Désormais la puissance est ajustée à la volonté pour autant qu'une autre puissance ne vient pas

la limiter.

Or une puissance vient justement limiter cette liberté, et c'est d'elle que va naître l'édifice entier de la constitution politique. En effet, l'on peut définir le droit de nature comme

" la liberté qu'a chacun d'user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de

sa propre nature "6. Or si cette liberté conduit à justement mettre en danger sa vie pour l'accroissement de son pouvoir propre, une contradiction s'engage qui finalement fait taire le désir même. Car il est en effet une passion plus fondamentale que les autres, puisqu'elle en est

la condition: la crainte de la mort violente7. Or de cette passion va naître un raisonnement propre à assure la conservation. Cette règle rationnelle est en même temps une loi de nature car elle constitue la limite au-delà de laquelle la nature elle-même s'engloutit dans la mort. Cette loi naturelle est, formellement, " un précepte, une règle générale, découverte par la raison, par laquelle il est interdit aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la préserver "8. Néanmoins cette loi naturelle demeure un simple théorème de la raison et si elle peut être dénommée loi divine ou morale9, c'est avant tout pour souligner qu'elle ne contraint que devant le tribunal de la conscience mais n'est en aucun

1 Léviathan, Ch. X, p. 81.

2 Léviathan, ch. XI, p. 95: " La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d'un objet à un autre, la saisie du premier n'étant encore que la route qui mène au second ".

3 Léviathan, Ch. XIII, p. 121: " La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit,

que bien qu'on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d'un homme à un autre n'est pas si considérable qu'un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui ".

4 Le Citoyen, I, 3, p. 94: " La cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l'égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque volonté qu'ils ont de nuire ". Léviathan, p.122-123: " Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger ".

5 Léviathan, Ch. XIV, p. 128: " On entend par liberté, selon la signification propre de ce mot, l'absence d'obstacles extérieurs, lesquels peuvent souvent enlever à un homme une part du pouvoir qu'il a de faire ce qu'il voudrait, mais ne peuvent l'empêcher d'user du pouvoir qui lui est laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement et sa raison ".

6 Ibid., Ch. XIV, p. 128.

7 Leo Strauss, Droit naturel et histoire, p. 165: " La plus forte de toutes les passions est la peur de la mort, et plus particulièrement la peur de la mort violente par le fait d'autrui: ce n'est pas la nature mais ce terrible ennemi de la nature, la mort, qui est la grande conseillère ".

8 Léviathan, Ch. XIV, p. 128.

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cas suffisante pour soumettre les actions extérieures. Car en effet, n'oublions pas que nous avons affaire chez Hobbes, à une élaboration mécaniste de la physique des corps. Par conséquent seule la puissance effective et matérielle peut limiter la puissance d'un être.

??Droit de nature et loi naturelle

Mais intéressons-nous plus particulièrement au contenu de ces lois naturelles. Ces lois n'obligent donc qu'in foro interno et visent à assurer la libre poursuite de la recherche de désir. Elles sont par, conséquent, en même temps des limites au droit naturel et son expression puisqu'elles en constituent la condition. La première loi naturelle affirme ainsi " que tout homme doit s'efforcer à la paix, aussi longtemps qu'il a un espoir de l'obtenir " et suivant le droit naturel " qu'il lui est loisible de rechercher et d'utiliser tous les secours et les avantages

de la guerre " quand il ne peut l'obtenir1. Quel est le moyen que les hommes trouvent à leur disposition pour assurer la possibilité de cette paix ? C'est la seconde loi de nature qui l'énonce : " que l'on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l'on pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu'on

a sur toute chose ; et qu'on se contente d'autant de liberté à l'égard des autres qu'on en concéderait aux autres à l'égard de soi-même ". Ainsi intervient le moment de la réciprocité.

Ce qui permet de garantir le libre exercice du droit naturel à chacun consiste dans l'articulation universelle de cette liberté par rapport à celle de tous les autres2. Or remarquons que, du point de vue du droit en question, il n'est pas question de transfert, mais d'abandon mutuel. On ne peut donner une liberté. Celle-ci ne consiste qu'en l'absence d'obstacle3. Et le droit est justement la définition du champ possible d'exercice de cette liberté. Aussi ce sur quoi s'entendent les particuliers engagés dans la convention, c'est le principe formel qui n'est pas encore une définition commune de l'acte bon ou mauvais, mais un consensus sur la condition négative de la poursuite du désir: éviter la mort violente.

Ici se situe le point décisif de l'art politique. Le passage de l'exigence de paix prononcée in foro interno s'avère problématique dans l'exécution. Comment en effet passer de

la crainte à la confiance? Cela ne peut aller sans l'assurance des moyens suffisants à contraindre l'autre au respect de la convention4. Mais cette puissance ne peut être réunie sans

la volonté de tous de se dessaisir dans le même temps du droit de recourir à la puissance particulière. Comment combler l'écart entre la volonté intérieure de paix et l'acte extérieur de dessaisissement s'il n'existe une assurance claire que les autres respecteront leur parole?

9 Citoyen, III, 27, p. 125: " Dans l'état de nature, il ne faut pas mesurer le juste et l'injuste par les actions, mais par le dessein et la conscience de celui qui les pratique. Ce qu'il faut nécessairement, ce qu'on fait en désirant la paix, ce à quoi on se résout pour la conservation particulière, est toujours fait avec une grande justice. Hors de là, tous les dommages qu'on cause à un homme sont autant d'enfreintes de la loi de nature, et de péchés contre la majesté divine ".

1 Léviathan, Ch., XIV, p. 129.

2 L'on retrouve une formule explicite de ce principe chez Kant pour qui " le droit est l'ensemble conceptuel des conditions sous lesquelles l'arbitre de l'un peut être concilié avec l'arbitre de l'autre selon une loi universelle de

la liberté " Cf. Doctrine du Droit, §B, p. 16.

3 Léviathan, Ch. XIV, p. 130: " Se dessaisir de son droit sur une chose, c'est se dépouiller de la liberté d'empêcher autrui de profiter de son propre droit sur la même chose. Car celui qui renonce à son droit ou le fait passer en d'autres mains ne donne pas à quelque autre homme un droit que celui-ci ne possédait pas auparavant:

il n'est rien en effet sur quoi tout homme n'ait pas, par nature, un droit; il se borne à s'ôter de son chemin, afin que cet homme puisse jouir de son droit originaire, sans empêchement de sa part à lui; mais non pas sans empêchement de la part des tiers. Ce qui échoit à un homme lorsqu'un droit d'un autre s'efface n'est donc qu'une diminution correspondante des obstacles qui nuisaient à l'exercice de son propre droit originaire ".

4 Ibid., p. 133: " Un des contractants peut remettre la chose pour laquelle il s'engage par contrat, et accepter que l'autre partie s'exécute pour son compte en un moment ultérieur déterminé, cependant que dans l'intervalle on lui fera confiance. Le contrat, pour ce qui regarde le second, est alors appelé pacte ou convention ".

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Faudrait-il voir un écart se dessiner entre le contrat et le pacte, le second consistant dans l'engagement à respecter ultérieurement le transfert mutuel du droit que désigne le premier?1

La réponse de Hobbes va consister dans l'énoncé de la troisième loi de nature, loi de justice:

" que les hommes s'acquittent de leurs conventions, une fois qu'ils les ont passées "2. Or, à de multiples reprises, Hobbes répète qu'il n'y a pas de juste ou d'injuste en l'absence d'un décret civil3. Pourquoi donc nommer une loi naturelle loi de justice?

Volonté intérieure et puissance extérieure

C'est ici que prend tout son sens le dispositif hobbesien. Arrêtons-nous donc sur la finalité de l'art politique conçu par Hobbes et qui nous éclairera sur le sens de la souveraineté que ce dernier définit. L'obsession première de Hobbes est de définir les conditions de la paix civile. C'est en effet au milieu des secousses violentes qui agitent l'Angleterre du XVIIe siècle, des dissensions et des factions, des querelles religieuses et politiques, que vient s'inscrire la tentative de définir un ordre stable et sûr. Et dans cette tentative, Hobbes se voit confronté à deux ennemis combattant sur deux fronts opposés: d'une part, les partisans de l'augustinisme politique qui voudraient voir le pouvoir du monarque soumis à la volonté du magister spirituel, d'autre part les monarchomaques qui veulent voir les droits du souverain limités au profit de ses sujets4. Dans les deux cas, Hobbes a à faire à la question de la conscience intérieure. Dans le premier cas, il y va de la revendication de l'Eglise à diriger les volontés intérieures, ce qui conduit à une législation concurrant celle de l'Etat, dans le second cas, les sujets huguenots affirment que le pouvoir du monarque est limité par le consentement des sujets à l'obéissance. Nous aurons à revenir sur la question des droits de la conscience au moment des guerres de religion, mais intéressons-nous pour l'instant à la réponse que Hobbes fournit à ce problème car elle constitue proprement le noeud gordien de son discours sur la souveraineté.

En effet, nous avons vu que le passage de l'engagement intérieur au dessaisissement extérieur est problématique. S'il faut un pouvoir coercitif suffisant pour assurer la confiance

en l'engagement des autres contractants, mais que ce pouvoir ne peut naître qu'avec le contrat qui voit s'accomplir la renonciation de chacun à l'exercice de son droit naturel, ne sommes- nous pas face à une pétition de principe?

Reprenons les éléments en présence. Il n'y a pas de juste ou d'injuste en l'état naturel

où n'existe pas de pouvoir civil. Il existe pourtant un summum malum5 en cet état naturel: la mort violente. Si chacun reçoit en son for intérieur l'injonction divine quoique purement immanente de se conserver, chacun doit vouloir par là-même les moyens de cette conservation (1e loi). Intérieurement donc une définition objective du bien et du mal

1 A ce problème, la réponse de Pufendorf consistait en une théorie du double pacte: entre chacun et entre tous et

le souverain.

2 Léviathan, Ch. XV, p. 143.

3 Par exemple, Du Citoyen, III, 4, Léviathan, Ch. XIII, p. 126.

4 I. Bouvignès, « Monarchomaquie : tyrannicide ou droit de résistance ? » in Tolérance et réforme, p. 74: " Accusés par la violence politique qui, dans le royaume, venait de se déchaîner contre eux, les huguenots ne pouvaient poursuivre leurs intentions de réformes que par l'énoncé d'un programme politique tout entier développé dans les écrits monarchomaques. Il fut celui d'une limitation de la puissance du magistrat sur ses sujets "; p. 76: " Tous défendent une obéissance consentie qui, parce qu'elle est consentie, peut également être refusée et déboucher sur une résistance justifiée à l'égard du magistrat souverain ". Il convient néanmoins de distinguer le problème théologico-politique tel qu'il se pose en Angleterre et en France. Du point de vue conceptuel, c'est en Angleterre que la question des droits du souverain en matière religieuse se pose avec le plus d'acuité du fait du problème de la présence d'une majorité protestante au sein du royaume.

5 Leo Strauss, La philosophie politique de Hobbes: " La mort, le summum malum, est la seule aune de référence par rapport à quoi l'homme peut ordonner sa vie avec cohérence ".

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commence à se faire jour et dépasse les autres opinions particulières sur le bien et le mal dont elle devient la condition. Or parce que la crainte peut invalider une convention, l'existence d'un magistrat civil est nécessaire1. Ce magistrat est proprement l'incarnation de la crainte de

la mort violente: d'une part, parce que son institution doit mettre à l'abri de l'insécurité perpétuelle et d'autre part, mais cette affirmation découle de la première, parce qu'il est investi

de la puissance de tous et par conséquent demeure seul à jouir du droit naturel. Il est en ce sens le " prince des orgueilleux "2. Ainsi le souverain représente-t-il la volonté qu'a chacun d'éviter la mort violente. Il est norme objective du bien, en tant que son existence repose dans l'inclination intérieure à éviter le mal absolu. Aussi la réalisation de la troisième loi naturelle, qui est la condition des deux premières, est-elle au fondement de la justice en la république3, puisqu'en la respectant les particuliers témoignent de leur volonté de faire proclamer extérieurement leur opinion fondamentale: nous voulons quitter cet état de crainte perpétuelle.

En considérant que les deux premières lois naturelles consistent en des règles de droit qui n'acquièrent de positivité qu'avec l'instauration d'un pouvoir civil, nous pourrions considérer cette troisième loi comme une sorte de méta-droit, puisqu'étant condition de possibilité de toutes les autres et, d'autre part, puisque constituant l'assise d'un pouvoir absolu légitime. En effet, mais nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur ce point, c'est à partir de ce fondement que Hobbes va, d'une part, pouvoir ramener le pouvoir spirituelle dans les mains

du monarque civil et, d'autre part, qu'il va faire taire toute expression d'opinion divergente en

la République.

Les sujets ont prouvé - et de facto l'existence de la République le prouve - qu'ils reconnaissaient une norme objective du Bien et du Mal dans les moyens qui permettraient de quitter l'état naturel. Or cette norme toute formelle ne porte pas sur le contenu des propositions ni sur leur vérité intrinsèque mais sur l'obéissance comme critère absolu de la justice à laquelle les hommes inclinaient en leur état de crainte originel. Le Vrai et le Bien se confondent dans l'efficace politique. Le XVIIe siècle a bien tiré les leçons de Machiavel.

Voici pour les principes, mais il nous faut revenir à présent sur la dynamique de constitution de la souveraineté par laquelle la multitude se constitue en peuple doué d'une volonté une4.

1 Léviathan, op. cit., Ch. XIV, p. 137: " Dans une condition civile, où il existe un pouvoir établi pour contraindre ceux qui, autrement, violeraient leur foi, une telle crainte n'est plus raisonnable ".

2 Les orgueilleux sont, par opposition au modeste, ceux qui ne veulent pas accepter de limiter leur droit naturel.

Le souverain, en tant qu'il est seul à conserver, en l'état civil, ses prérogatives naturelles est donc bien l'orgueilleux par excellence; celui qui, représentant une menace pour tous, les soumet à l'égalité de la crainte et

de l'obéissance.

3 Ibid., Ch. XV, p. 143: " C'est en cette loi de nature que consiste la source et l'origine de la justice ".

4 L'on pourrait se demander si l'étude de la souveraineté hobbesienne ne nous éloigne pas de notre propos sur la démocratie libérale. Mais n'oublions pas ce que nous entendons par démocratie libérale: la conjonction d'un mode de souveraineté républicain (unité du peuple, du territoire et de l'Etat) et d'un mode de gouvernement basé sur la reconnaissance des droits des individus. Si ce second élément doit être plutôt recherché chez des auteurs tels que Locke ou bien encore Thomas Paine et Benjamin Constant, il nous semble que c'est Hobbes qui porte à

la plus grande clarté le sens de la souveraineté sur laquelle s'est édifié l'Etat-nation et l'Etat de droit, fondement politique des démocraties libérales. Nous ne cherchons donc pas à relever les indices qui pourraient faire de Hobbes un libéral, mais seulement à mettre au jour les conséquences auxquelles a pu conduire la refonte du discours politique en termes de puissance immanente. Nous le verrons, cette définition nouvelle n'est pas sans effet sur la manière dont fut appréhendée par la suite la fonction du gouvernement, quoique son objet fut profondément modifié par la naissance du domaine privé au moment des guerres de religion. La reconnaissance

de ce domaine privé produira ce grand déplacement par lequel la société pourra s'envisager comme se gouvernant selon ses lois immanentes, le gouvernement effectif n'étant dès lors qu'un moyen au service de ces lois. Mais demeureront alors les fondements politiques que Hobbes a mis au jour (ceux de peuple, de délégation

de la puissance, d'unité de l'Etat et du territoire) et qui, nous le verrons, déterminent pour une part le sens et la finalité de la gouvernementalité démocratique.

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??De la multitude au peuple

Dans son ouvrage sur Les théories du pacte social, Jean Terrel rappelle que Hobbes, dès 1640, met au point une distinction grâce à laquelle pourra être pensée l'articulation du droit naturel et du dessaisissement. En 1640, dans les Elements of Law1, Hobbes distingue le consensus et l'union. " Il y a consensus quand les volontés de plusieurs individus concourent à une unique action tout en restant distinctes. Il y a union quand plusieurs volontés sont enveloppées ou incluses dans la volonté d'un seul ou de plusieurs qui s'accordent "2.

Au Ch.5 §5 du De Cive, Hobbes produit à partir de cette idée une réfutation d'Aristote

à propos du caractère naturel de la Cité. Le Stagirite met en effet sur le même plan les insectes sociaux et les sociétés civiles sous le prétexte que, dans les deux cas, se découvre une union des volontés. Or les assemblées des premiers " ne méritent pourtant point le nom de sociétés civiles, et ils ne sont rien moins qu'animaux politiques; car la forme de leur gouvernement n'est que le consentement ou le concours de plusieurs volontés vers un même objet; et non pas

(comme il est nécessaire en une véritable société civile) une seule volonté"3. En effet, nous l'avons vu, les hommes qui s'engagent sur la voie du contrat reconnaissent en leur for intérieur

la nécessité de quitter un tel état. Il y a donc bien chez chacun un accord sur le bien objectif

(entendons ici objectif comme synonyme d'extérieur): conserver sa vie. Mais il n'empêche que

les hommes n'en demeurent pas moins séparés. Tous portent leur volonté vers le même objet, mais chacun conserve sa volonté propre. Rappelons-nous que la volonté n'est ici que l'expression d'un désir et en tant que tel il ne renvoie qu'à la complexion particulière de l'individu4. Dès lors il y a bien consensus, partage d'un sens en commun - en l'occurrence du mal à éviter et les moyens de s'en prévenir - mais non par union effective de ces volontés en une seule. Cette dernière ne peut être produite que par l'artifice.

Rappelons-nous la situation naturelle. Il n'existe pas de bien et de mal mais seulement

ce que chacun estime tel. Cependant la crainte de la mort violente apparaît comme une sorte

de point limite en-deçà de laquelle seule peut demeurer une satisfaction particulière. Cette passion est donc pourvoyeuse d'un accord minimal, quoique virtuel, sur les conditions de la

co-existence. En effet, chacun désire - les modérés en tout cas - les moyens d'éviter cette mort violente, mais seulement intérieurement. Dès lors une forme de règle universelle se fait jour au sein des consciences. En ce sens, les hommes découvrent un bien commun à désirer plus que tous les autres puisqu'il en sera la garantie. A partir du moment où existera dans l'extériorité un pouvoir incarnant cette loi fondamentale, les particuliers y reconnaîtront leur propre désir. Et s'ils désirent plus de droit que ce que la loi leur accorde pour réaliser le désir premier d'éviter la mort violente, ils se mettront en contradiction avec leur propre conscience. C'est proprement péché5. Mais un tel accord volontaire et conscient des hommes ne pouvant

se produire naturellement puisque chacun reproduit pour lui-même le théorème (rationnel et donc passionnel, or la passion est individuelle) de la conservation dans sa volonté individuelle, il va falloir élaborer une volonté artificielle représentant la volonté de chacun

(pas de volonté générale comme chez Rousseau). A ce moment seulement, une synthèse des

1 Elements of Law, I, Ch. 12, §7-8, cité dans Jean Terrel, Les théories du pacte social, p. 229.

2 Les théories du pacte social, p. 167.

3 Citoyen, p. 142.

4 Nous entendons ici l'individu, non au sens péjoratif, que ce terme recouvre dans les Constitutions de 89, 93 et

95, où il désigne celui qui s'arroge le pouvoir en violation de la souveraineté populaire, ni au sens libéral d'un sujet premier de droit mais au sens quasi-physique d'une monade appétitive indivis et normée par l'unique loi de son désir particulier.

5 Dans le Citoyen, Hobbes produit une équation entre loi naturelle, loi morale (III, 31, p.126) et loi divine (IV, 1,

p. 129).

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désirs particuliers équivalents quant à l'objet à rechercher et donc dans le contenu va pouvoir s'accomplir par le détour de la volonté formelle1 du souverain.

Mais suivons à présent le mécanisme qui conduit du consensus des volontés particulières à la volonté une du peuple. Nous ne suivrons pour ce faire que le modèle abouti

du dessaisissement que Hobbes formule dans le Léviathan au Ch. XVI intitulé Des personnes, des auteurs et des êtres personnifiés et au Ch. XVII, Des causes, de la génération et de la définition de la République.

Comment passe-t-on du consensus à l'union? La médiation par l'extérieur est nécessaire. En effet, nous avons vu que si les hommes ont chacun une même volonté, cette volonté reste néanmoins intérieure à chacun et donc ne représente aucunement une volonté unique. Dès lors, c'est en identifiant leur volonté intérieure avec celle d'un être extérieur que

les hommes pourront s'assurer de la réciprocité de la convention. Celle-ci ne va donc désormais consister qu'en un dessaisissement mutuel de tous au profit d'un homme ou d'une assemblée qui seul conserve son droit naturel de juger du bien et du mal. Cet homme ou cette assemblée apparaît dès lors comme la représentation de la volonté de chacun: quitter cet état mortel pour acquérir la sécurité. Et par suite la volonté de ce tiers est leur volonté propre. Puisque nous avons vu que toutes les passions étaient soumises à la crainte de la mort violente

et que cette crainte était à l'origine des lois naturelles, tous les acceptions particulières sur le juste et l'injuste seront soumises à la volonté de cet être qui est Justice incarnée, puisque le juste consiste à respecter les conventions et que les conventions nous enjoignent de chercher

les moyens de la paix. Cette volonté qui représente extérieurement la volonté de paix prononcée intérieurement par tous est une personne juridique. Il s'agit d'un artifice par lequel

le juste et l'injuste peuvent se voir définir sous un mode universel sans qu'aucune volonté particulière ne puisse s'élever contre, puisque cette volonté est la sienne2. Ainsi passons-nous

du consensus à l'union3.

Aussi, parce que seul l'artifice peut permettre de créer une volonté une, reconnue par tous comme la sienne propre, il ne peut exister de peuple en dehors de la souveraineté de l'Etat4. A travers lui, on peut bien considérer que c'est le peuple qui est souverain puisque ce dernier est auteur des décisions dont la persona est acteur. Mais le peuple n'existe que par la volonté une de cette dernière. Tout comme cette dernière, le peuple est un artifice institutionnel qui n'a de réalité qu'à travers l'appareil législatif et coercitif de l'Etat.

La représentation chez Hobbes n'a que peu à voir avec le processus de représentation dans les démocraties électives mais il n'empêche qu'elle en exprime le sens profond. Il n'est de liberté politique que médiatisée par l'intermédiaire d'un tiers transcendant (et imaginaire). Chez Hobbes, cette transcendance est problématique en tant que la volonté du peuple et celle

du souverain sont confondues. Mais ce dernier n'ayant pas contracté avec les particuliers se

1 Formel parce qu'il n'y a pas de bien et de mal hors ce qu'en juge le souverain qui ne reçoit ce droit qu'en vertu

de l'accord sur la règle du plus grand mal. Le bien et le mal jugés tels par le souverain demeurent particuliers, liés à l'arbitraire d'un individu, mais la reconnaissance de ce bien et de ce mal comme condition de la conservation de soi fournit un critère universel.

2 Léviathan, Ch. XVI, p. 163: " Les paroles et actions de certaines personnes artificielles sont reconnues pour siennes par celui qu'elles représentent. La personne est alors l'acteur; celui qui en reconnaît pour siennes les paroles et actions est l'auteur, et en ce cas l'acteur agit en vertu de l'autorité qu'il a reçue. Car celui qui, en matière de biens de toute espèce, est appelé propriétaire, est appelé, en matière d'action, l'auteur ".

3 Ibid. Ch. XVII, p. 177: " Cela va plus loin que le consensus ou concorde: il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun: j'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit

de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République,

en latin Civitas ".

4 Ibid., p. 178: " Le dépositaire de cette personnalité est appelé souverain ".

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voit mis à distance de la multitude qu'il représente. L'identité du corps politique n'est atteinte qu'à partir d'une volonté à la fois extérieure à ce corps - puisque n'étant pas engagé dans la convention - et immanente - puisque la volonté du souverain et celle des sujets se confondent dans l'adage salus populi suprema lex est.

Le processus moderne d'élaboration de la souveraineté s'accomplit donc par une captation de la puissance particulière qu'il s'agit d'orienter en vue de l'unité fictionnelle du peuple. A partir de là peut s'établir une législation universelle qui apparaisse comme volonté

de tous. Dans ce processus, il n'existe pas à proprement parler de liberté politique, ou plutôt cette liberté n'existe qu'en tant qu'elle est définie comme aliénation de la puissance particulière au corps politique. La liberté consistera dès lors à obéir aux lois puisque, grâce au dispositif de la souveraineté et à la médiation institutionnelle du représentant du peuple, ces lois trouvent leur fondement dans le droit de chacun.

Un point important reste néanmoins à remarquer. Dans son entreprise de justification

du pouvoir absolu, Hobbes semble n'engendrer un homme doué d'un désir insatiable que pour conduire ce dernier à reconnaître dans le souverain sa propre volonté. En ce sens, les mailles

de l'absolutisme ne laisseraient rien passer et finalement la vérité de l'homme serait l'Etat. Le citoyen absorbe l'homme. Néanmoins, avec sa théorie du dessaisissement et de la représentation Hobbes va laisser ouverte une brèche par laquelle le libéralisme va justement pouvoir s'infiltrer.

Dans le Léviathan, si Hobbes affirme que les actions de la personne artificielle renvoient à l'auteur, il ne peut cependant pas faire que le particulier se dessaisisse de son pouvoir privé de penser. Il peut interdire l'expression de la pensée, ce qui revient à détruire toute liberté de pensée, mais il ne peut empêcher le raisonnement intérieur. D'autre part, s'il y

a bien dessaisissement de la puissance, nous avons vu qu'un droit ne pouvait réellement se transmettre, aussi même si l'auteur reconnaît les actions de l'acteur comme sienne, il ne s'ensuit pas que cet auteur puisse accepter de subir la mort violente à cause de laquelle il a justement institué une république. L'auteur autorise le châtiment suivant les axiomes de la science politique, il peut refuser néanmoins de se laisser mener à la mort comme un animal1. Nous assistons donc selon l'expression de Jean Terrel, à la combinaison d'un dessaisissement limité et d'une autorisation illimitée.

De plus, si pour lutter contre les prétentions de l'Eglise, Hobbes est forcé de redéfinir

la morale en termes politiques2 et de faire de la souveraineté absolue une exigence morale et religieuse, il va néanmoins miner son propre terrain en reconnaissant une conviction libre de l'homme en secret3. C'est en effet déjà l'amorce d'une distinction privé/public qui s'amorce, où

les convictions intérieures du particulier sont sans responsabilités politiques4, mais qui néanmoins rendent possible une sphère du hors-politique permettant l'affirmation d'autres

1 Les théories du pacte social, p. 185: " Considérés fictivement comme créateurs de la république où ils vivent, ces sujets savent en toute certitude, s'ils acceptent la démonstration génétique que Hobbes leur propose, que le droit illimité du souverain est absolument nécessaire à l'exercice de sa fonction, et qu'ils doivent consentir à la fiction par laquelle ils s'approprient les actes qui suscitent leur résistance. Autoriser un châtiment ne revient donc

ni à avouer sa culpabilité, ce que chacun est libre selon le droit naturel de refuser, ni à plus forte raison à reconnaître que le châtiment est mérité ou exactement proportionné à la faute commise. Autoriser un châtiment revient à accepter un théorème général de la science politique et qui est vrai indépendamment des circonstances

où il est appliqué ".

2 R. Koselleck, Le règne de la critique, p. 21: " La nécessité de fonder l'Etat transforme l'alternative morale du bien et du mal en alternative de paix et de guerre ".

3 Léviathan, Ch. XL, p. 496: " Pour la pensée et croyance intérieures des hommes, dont les chefs humains ne peuvent avoir connaissance (car Dieu seul connaît le coeur), elles ne sont pas volontaires et ne résultent pas des lois, mais de la volonté non révélée et du pouvoir de Dieu: en conséquence elles ne tombent pas sous le coup d'une obligation ".

4 Le règne de la critique, p. 25: " L'Etat retire aux convictions particulières leur répercussion politique ".

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principes et l'émergence d'une positivité de l'individu. En faisant de la loi morale non pas une

loi extérieurement contraignante par la transcendance du pouvoir divin, mais en la cantonnant

à l'inefficace de la résolution intérieure seulement réalisable par l'instauration d'un pouvoir absolu, Hobbes fait de l'intériorité un fondement de l'obéissance civile que ses successeurs retourneront contre le pouvoir lui-même.

Mais avant de nous intéresser au foyer de naissance de la liberté individuelle, à propos des questions religieuses, portons-nous à l'étude de celui qui passe pour un des fondateurs du libéralisme politique, l'anglais John Locke, chez qui les instruments conceptuels de Hobbes servent à l'affirmation de limites intrinsèques au pouvoir civil.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand