Topique du pouvoir social: la liberté des
Modernes
Afin de saisir le sens, la finalité et les
conséquences du discours libéral, nous nous porterons donc
à l'étude de l'organisation démocratique à
partir de la triple question de la fonction du gouvernement, de la
souveraineté populaire et de l'espace public qui constituent tous trois
l'aménagement proprement moderne du pouvoir social.
De la souveraineté à la
gouvernementalité
En confrontant la question de la genèse du
corps politique chez Hobbes et chez Locke, nous avons pu observer que
chez ce dernier, le dispositif d'aménagement de la puissance
consistait en quelque sorte à démêler ce qui chez Hobbes
permettait de conduire à
la justification du pouvoir absolu. En effet, chez Locke, la
question de la souveraineté est en quelque sorte évacuée
au profit d'une relation unilatérale des sujets au gouvernement
investi
de la confiance des gouvernés. En ce sens, la
communauté se voit en quelque sorte jouir d'une consistance propre et,
dès lors, peut apparaître une primauté des droits de cette
communauté sur ceux de la puissance législative et
exécutive.
Or, nous allons le voir, à partir de là,
la question proprement politique de la souveraineté se voit
déplacée sur le terrain de la gouvernance. La question
n'est plus tant pourquoi obéir que pourquoi et comment
gouverner. La question ne porte dès lors plus tant sur le
problème de l'origine de la société, question qui ne
reçoit de traitement que politique à travers la question du pacte
social, que sur la question de la régulation à l'oeuvre au sein
de la société.
Or pour qu'un tel glissement s'opère, un nouveau
sens et une nouvelle finalité du pouvoir a dû se mettre
en place. C'est à partir d'une compréhension neuve du
pouvoir que pourra émerger une idée fondamentale du
libéralisme: le pouvoir politique n'est pas la seule force qui
commande aux hommes, il est nécessaire de faire varier
les modes de gouvernements pour les adapter à la situation
particulière d'un peuple. Ainsi la question se déplace sur
le terrain d'une technologie rationnelle de gouvernement. A l'origine d'une
telle perspective, Montesquieu nous apparaît comme fondateur d'une
nouvelle compréhension du politique.
??Montesquieu et l'Esprit général de la
Nation
Avec Montesquieu une nouvelle conception de l'art de gouverner
se met en place qui entraîne une redéfinition de l'exercice du
pouvoir. En effet, l'Esprit des Lois ne se présente plus comme
un miroir en lequel le prince pourrait trouver une casuistique propre à
lui assurer
la juste exécution de son office, mais désormais,
c'est une science générale de l'Etat qui se met
52
en place, science en laquelle le pouvoir se définit moins
par son rôle constitutif que par son rôle
fonctionnel1.
Dans sa recherche, Montesquieu ne part pas de la genèse
du corps politique à partir d'un contrat social passé entre
individus libres, mais mène son interrogation en prenant pour point de
départ le phénomène du pouvoir pour tenter de circonscrire
celui-ci dans les garanties
à même d'assurer la liberté des
citoyens2. Ainsi commence-t-il par définir la loi comme
un certain rapport nécessaire qui dérive de la nature des
choses3. Aussi y-a-t-il rapport de réciprocité
entre la loi d'un peuple et la nature même de ce
peuple4. Il ne saurait, par conséquent, y avoir une
définition unique du pouvoir, mais nous devons, au contraire,
concevoir un régime et une économie de pouvoir
adaptés à l'inscription naturelle et la complexion de
chaque peuple. C'est ce que Montesquieu nomme l'Esprit
général de la Nation5.
Et le rôle du législateur en cette matière
n'est pas de partir d'un principe abstrait de domination pour l'imposer
à son peuple comme à une page vierge. Son rôle
est de suivre l'esprit de la nation. Dans le cas contraire, là
où une seule force gouverne les hommes, c'est despotisme. Ainsi un
élément constitutif de la nation, si puissant soit-il, ne
doit pas être considéré à part de tous les
autres, mais son efficace sera appréciée en son rapport aux
autres éléments. En effet, " toute grandeur, toute force,
toute puissance est relative. Il faut bien prendre garde qu'en
cherchant à augmenter la grandeur réelle, on ne diminue
la grandeur relative "6.
Cela étant pour le pouvoir du gouvernant, il n'en va pas
autrement pour le peuple qui
lui est soumis. Chez ce dernier, la liberté ne
doit pas être entendue comme la licence et l'anarchie, mais comme
la juste soumission aux principes qui constituent l'esprit
général de la nation. Ainsi la liberté est
elle-même relative aux dispositions de la nation7.
Cependant la nature du pouvoir est telle qu'il ne cesse de s'accroître
jusqu'à trouver une limite qui le borne. C'est pourquoi " pour qu'on ne
puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le
pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle
que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne
l'oblige pas, et à ne point faire celles que la
loi permet "8.
1 Les arts de gouverner, p. 59: "
C'est un tout autre genre d'ouvrages qui est issu des livres d'Etats du
XVIe siècle. Le prince n'y apprend plus à se connaître
lui-même dans la méditation solitaire des calculs habiles et des
rigueurs nécessaires qu'implique sa position. Il apparaît comme
l'une des pièces de la grande machine d'Etat qu'il
ne peut commander qu'en s'assujettissant au
mécanisme d'ensemble. La force des choses supplante les
jeux humains de la force. Sans doute est-ce Montesquieu qui, dans son
analyse systématique des " choses sans
nombres " avec lesquelles les lois entretiennent des rapports
innombrables, a montré, de la façon la plus décisive,
comment l'art du prince devait désormais faire place
à une science générale de l'Etat ".
2 Le principe de souveraineté, p.
71: " Au fond, l'esprit des lois, c'est la liberté même,
et rien que la liberté. Il n'est de liberté que selon la
nécessité des lois, que protégée et
préparée par les lois. Aussi, ce qu'on appelle loi au sens
propre, ce ne peut être que ce rapport existant entre les
éléments constitutifs d'un ensemble humain historique et, en
premier lieu, entre les niveaux ou les ordres d'autorité et de pouvoir
qui le traversent. L'esprit des lois, c'est donc ce que protège et
énonce la lettre des lois: la liberté des citoyens. Ainsi doit-on
comprendre que, par l'expression si subtile d'esprit des lois, Montesquieu
entendait le concept de la loi si le concept de la loi renvoie, justement,
à la liberté et aux libertés ".
3 Montesquieu, De l'Esprit des lois, I, 1,
p. 37.
4 Ibid., I, 3, p. 44: " Elles doivent
être tellement propre au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est
un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à
une autre ".
5 Ibid. XIX, 4, p. 212: " Plusieurs
choses gouvernent les hommes: le climat, la religion, les lois, les maximes du
gouvernement, les exemples des choses passées, les moeurs, les
manières d'où il se forme un esprit général qui en
résulte ".
6 Ibid., IX, 9, p. 158.
7 Ibid., XI, 3, p. 166: " Dans un Etat, la
liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit
vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit
pas vouloir ".
8 Ibid. XI, 4, p. 167.
53
Le principe de la bonne législation consiste ainsi en la
juste articulation des diverses modalités de détermination
concourrant à la nature particulière de chaque peuple. La
modalité coercitive du pouvoir politique n'est pas l'unique et
souvent la nature même garantit la cohésion et la paix
sociale auxquels les lois les plus sévères ne peuvent contraindre
le peuple1. Finalement, l'on rencontre chez Montesquieu cette
idée d'une force dynamique des
éléments constitutifs de la nation, ce qui peut
conduire à envisager la constitution de l'Etat au sens de la
constitution physique d'un organisme. Aussi nous voyons-nous ici situés
à un autre stade d'élaboration conceptuelle que celui de la
science politique hobbesienne qui se résumait
en une mécanique des atomes sociaux. Nous sommes
ici face à une physique des forces constitutives de la nation. La
fin de la science législatrice sera donc de moduler les
différents modes de contraintes (loi civile, moeurs, climat,
religion, commerce...) en rapport avec la complexion du
peuple2.
Retenons-donc de ce court aperçu de l'enseignement de
Montesquieu que les hommes sont soumis à diverses influences face
auxquelles le pouvoir ne doit pas user de violence pour réduire leur
effet à néant et ainsi réaliser la domination du
tout-politique. Mais, au contraire,
le bon législateur sera celui qui saura articuler
les principes de son gouvernement avec la nature du peuple.
La gouvernementalité
Ainsi donc, le point visible de l'Etat cesse de s'incarner
dans le prince, reflet d'une disposition transcendante ou naturelle du cosmos,
pour devenir le corps de la nation. C'est à présent le compte
physique des forces présentes en la nation et ouvertes à
l'administration rationnelle que doit refléter le livre du prince.
Le prince est absorbé dans sa fonction et sa personne finit par se
confondre avec l'Etat qu'il administre.
Dès lors apparaît un nouvel art de
gouverner, art consistant non plus comme chez Machiavel à
assurer la domination du prince, mais art visant à conserver
la forme de la République en réalisant la plus grande somme de
forces possibles. Déjà chez Hobbes, le sens
de la souveraineté consiste non à
accroître la puissance de l'individu qui gouverne, mais à
instituer une puissance maximale ayant pour fin le salut du
peuple3. Comme le montre Senellart dans son ouvrage sur Les
arts de gouverner, " la puissance maximale ne constitue pas le but du
gouvernement, mais sa condition "4. De là une
redéfinition de la fin du gouvernement, " en fonction non du bien
commun ou de l'intérêt du prince, mais des besoins
de l'Etat, corps vivant soumis à la
nécessité, pour survivre, de développer au maximum ses
ressources matérielles et humaines "5.
1 Ibid. XIX, 6, p. 213: " Qu'on
nous laisse comme nous sommes, disait un gentilhomme d'une nation qui
ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée.
La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité
capable d'offenser, et propre à nous faire manquer à tous les
égards; cette même vivacité est corrigée par
la politesse qu'elle nous procure, en nous inspirant du
goût pour le monde, et surtout pour le commerce des femmes.
Qu'on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes,
jointes à notre peu de malice, font
que les lois qui gêneraient l'humeur sociable parmi nous,
ne seraient point convenables ".
2 Ibid., XXVI, 1, p. 300: " Il y a donc
différents ordres de lois; et la sublimité de la raison humaine
consiste à savoir bien auquel de ces ordres se rapportent principalement
les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de
confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes ".
3 Du Citoyen, XIII, 3, " L'institution
de la république n'est pas tant pour elle-même, que pour
le bien de ses sujets. Et toutefois, il ne faut pas avoir égard
à l'avantage de quelque particulier: car le souverain, en tant que
tel,
ne pourvoit point autrement au salut du peuple que par les lois
qui sont générales; de sorte qu'il s'acquitte de son
devoir, toutes fois et quantes qu'il fait tout son
possible par ses utiles et salutaires constitutions, à ce que
plusieurs jouissent d'une entière et longue prospérité, et
qu'il n'arrive de mal à personne, que par sa propre faute,
ou par quelque accident imprévu ".
4 Les arts de gouverner, p. 35.
5 Ibid., p. 42.
54
Par conséquent, le gouvernement n'a plus pour objet, tel
que dans l'ancien ars regnum,
le gouvernement des âmes et des corps, ni
même comme chez Machiavel le contrôle d'un territoire et des
hommes qui y habitent, mais il a pour principe et pour fin le gouvernement des
choses. C'est ce que montre Foucault dans un cours sur La
gouvernementalité1. Ainsi assiste-t-on à la
mutation du miroir du prince, censé refléter les vertus d'un
ordre transcendant,
en une comptabilité physique des forces en
présence au sein du royaume. Désormais le territoire comme
espace géographiquement structuré fait irruption dans le rapport
du prince à son office, ou plutôt à sa fonction.
En effet, avec cette mutation dans la visibilité
de la puissance se produit " un effacement progressif du prince au
profit de l'Etat "2. Finalement le procédé
hobbesien de représentation se renverse contre lui-même. Le
prince représente le peuple, non plus comme unité analytique
mais, à présent, comme unité synthétique. Le
devoir du prince, c'est le rapport de l'Etat à lui-même,
d'une administration rationnelle visant à l'augmentation des
forces du royaume. En même temps, l'exigence de visibilité se
transporte de la personne du prince, autrefois modèle de vertu pour ses
sujets, à l'espace social dont il faut acquérir une vision totale
propre à sa gestion3.
Or comme le montre Foucault, avec cette mutation de
la fonction gouvernementale s'accomplit une opposition du gouvernement et de
la souveraineté. Alors que cette dernière s'exprime par la
législation et vise, à travers son universalité, la
soumission des sujets, la fin
du gouvernement, elle, trouve sa fin dans les choses
qu'elle dirige4. Néanmoins, cette distinction ne saurait
être trop vite établie. En effet, c'est d'abord au
renforcement de la souveraineté qu'a servi la disposition du
gouvernement. C'est là l'essence même du
mercantilisme. D'un côté, ce dernier vise à la gestion
administrée des flux économiques au sein du royaume, mais,
d'un autre côté, cette administration ne vise qu'à
renforcer la souveraineté du monarque. Ainsi " le mercantilisme
essayait de faire entrer les possibilités données par un art
réfléchi de gouvernement à l'intérieur d'une
structure institutionnelle et mentale de souveraineté qui le
bloquait "5. Comment s'accomplit ce déblocage? Selon
Foucault, c'est l'irruption d'un objet nouveau qui, au XVIIIe
siècle, va permettre au gouvernement de se séparer des
cadres politiques de la souveraineté.
En effet, celle-ci, nous l'avons vu dans le langage
de Hobbes, ne se réfère qu'à l'existence du peuple
juridiquement défini. De ce point de vue, l'économie comme
gestion des richesses et des besoins s'accomplit, comme dans la
définition aristotélicienne, au sein de la maisonnée. Mais
dès lors que la population se découvre comme objet
spécifique d'un discours scientifique et statistique, douée
de régularités propres, va pouvoir se produire "
la
1 M. Foucault, " La gouvernementalité ", in
Dits et Ecrits, Tome II, p. 643: " Les choses dont le gouvernement
doit prendre la charge, ce sont les hommes, mais dans leurs
rapports, leurs liens, leurs intrications avec ces choses que sont les
richesses, les ressources, les subsistances, le territoire bien sûr, dans
ses frontières, avec ses qualités, son climat, sa
sécheresse, sa fertilité; ce sont les hommes dans leurs rapports
avec ces autres choses que sont les coutumes, les habitudes, les
manières de faire ou de penser, et, enfin, ce sont les hommes dans leurs
rapports avec ces autres choses encore que peuvent être les
accidents ou les malheurs, comme la famine, les épidémies,
la mort ".
2 Les arts de gouverner, p. 55.
3 Ibid., p. 229: " C'est avec l'essor de
l'absolutisme que l'exigence de visibilité sera transférée
de la personne du prince (être vu) à l'espace social
(tout voir). ". Sur la visibilité nouvelle du souverain Cf.
aussi p. 280: " Loin de réactiver la forme d'une tyrannie occulte, le
monarque invisible illustre la transmutation juridique du corps royal,
la séparation croissante de l'Etat avec la
société, la concentration du pouvoir dans une machine
administrative centralisée (...). Ainsi le passage de
l'exemplarité à l'invisibilité, s'il s'effectue sur
l'axe d'une rationalisation
technicienne, ne peut-il se comprendre qu'à
l'intérieur d'une recomposition globale du champ pratique, dans ses
dimensions matérielles et spirituelles ".
4 " La gouvernementalité ", p. 646:
" Elle (la fin du gouvernement) est à rechercher dans la
perfection, la maximalisation ou l'intensification des processus qu'il dirige,
et les instruments du gouvernement, au lieu d'être des lois, vont
être des tactiques diverses ".
5 Ibid. p. 649.
55
constitution d'un savoir de gouvernement indissociable de la
constitution d'un savoir de tous
les processus qui tournent autour de la population au sens
large, ce qu'on appelle précisément économie
"1. L'économie politique, à la fois comme science et
comme mode de gouvernement ayant pour objet la constitution physique de la
population, du territoire et des richesses, va finir par supplanter la
science du politique ne renvoyant circulairement qu'à sa propre
définition, via le dispositif de souveraineté.
Pour autant le problème de la souveraineté
ne disparaît pas, mais il reçoit un autre éclairage
dans son rapport à l'administration rationnelle des choses. Dès
lors la question n'est plus de définir un art de gouverner à
partir de la souveraineté mais, avec le déploiement d'un nouvel
art de gouverner, quelle forme de souveraineté instituer? Selon nous,
c'est à une telle question que la démocratie libérale va
apporter une réponse.
La gouvernance libérale
Dans son cours sur la Naissance de la biopolitique,
Foucault montre que la question libérale primordiale se résume
en une formule: " pourquoi donc faudrait-il gouverner? "2.
Cette interrogation s'ancre finalement dans une distinction entre Etat
et société en train d'émerger au XVIIIe
siècle. C'est en effet, au nom de cette dernière "
qu'on va chercher à savoir pourquoi il est nécessaire qu'il y
ait un gouvernement, en quoi on peut s'en passer, et sur quoi il est inutile ou
nuisible de s'en passer ". En ce sens, le libéralisme apparaît
comme une critique de la maximalisation du pouvoir contre lequel il cherche
à montrer qu'il ne saurait être à lui-même sa fin. "
On gouverne toujours trop "3.
Mais qu'entend le libéralisme par
gouvernement? C'est contre l'idée d'un gouvernement politique
transcendant ou extérieur à la société que
se place le libéralisme. Contre les moyens violents visant leur
propre perpétuation, le libéralisme ne cherche pas à
ignorer toute forme de régulation mais à diversifier, ou en tout
cas à laisser s'exprimer, les modes de gouvernements
déjà à l'oeuvre dans le champ social. Nous l'avons
vu avec Montesquieu, le pouvoir politique n'est qu'une modalité
du gouvernement des hommes, modalité artificielle, face à
laquelle croissent d'autres déterminations qui, laissées à
leur libre cours, seront à même de réguler les
interactions au sein de la société4. En ce
sens, le libéralisme n'est pas un anarchisme, mais bien un
nouveau principe de gouvernement non directement politique.
Or quels sont ces principes de gouvernement immanents
à la société et qui lui permettent d'évacuer
le pouvoir de l'Etat? Afin de répondre à cette question,
revenons en arrière afin de percevoir une certaine mutation accomplie
dans la rationalisation de l'exercice
de gouvernement, ce qui va nous conduire à
montrer que le principe d'une harmonie immanente à la
société n'est pas directement né de la critique
libérale mais, comme nous avons eu l'occasion de le voir plus haut,
d'une rationalisation des principes de gouvernement
au sein des monarchies du XVIIe siècle, ce qui
replace dès lors le discours libéral dans la continuation
des moyens de contrôles politiques et sociaux. La
différence entre les deux modèles, nous le verrons, ce n'est
pas que le libéralisme ne gouverne pas, c'est qu'il gouverne
1 Ibid., p. 633.
2 Foucault, " Naissance de la biopolitique
", in Dits et Ecrits, T. II, p. 820.
3 Ibid., p. 820.
4 Mais par-là même, et c'est
là une des thèses que nous ne voudrions pas perdre de
vue, un mode de gouvernement identifiable puisque extérieur va
être remplacé par un autre mode de gouvernement qui,
parce qu'il se donne pour naturel, ne consiste pas en une domination effective
mais qui, néanmoins, produit des effets
de pouvoir immanent, cette fois quasiment invisible aux yeux de
ses acteurs. C'est ce que nous nous proposons,
en suivant l'expression de Tocqueville, de nommer pouvoir
social. Mais nous reviendrons plus loin sur ce
phénomène.
56
par des moyens qui lui permettent de se donner comme
organisation spontanée et par conséquent comme ne gouvernant
pas.
Dans son ouvrage sur Les passions et les
intérêts, Albert Hirschman montre qu'une mutation capitale se
produit à l'époque de la Renaissance, mutation qui ne consiste
pas en " l'apparition d'une nouvelle morale, c'est-à-dire de
nouvelles règles de comportement pour l'individu. Mais à
un renouveau de la théorie de l'Etat, à la tentative
d'améliorer l'art de gouverner dans le cadre de l'ordre établi
"1. Il ne s'agit dès lors plus de réprimer les
passions, mais de les utiliser pour servir à la sociabilité. De
ce point de vue, la société agit, non comme
un rempart ou une force de répression mais comme un
catalyseur des passions destructrices de l'homme. Il s'agira dès lors
d'établir une distinction entre passions inoffensives et
destructrices
et d'affaiblir ces dernières par les premières.
C'est là le principe de la science mécanique du XVIIe
siècle et notamment celle de Spinoza: une force peut toujours
être contrée par une force plus grande, " un sentiment ne
peut être contrarié ou supprimé que par un
sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier
"2. L'on va donc opposer passions destructrices et
intérêts qui sont aussi passions mais qui conduisent
à des conséquences heureuses3. Or, à
l'origine, cette idée devait servir à diriger les passions du
Prince et, à travers lui, à diriger plus efficacement le peuple
que ne le permettait la morale antérieure4. Mais ce principe
se révéla bien plus efficace s'il était appliqué
directement aux groupes en présences
au sein de l'Etat. D'autre part, ce principe
d'intérêt en tant qu'il unit passions et raison, offre l'avantage
de présenter une conduite " aussi transparente et prévisible
qu'un être parfaitement vertueux "5 et rend donc
maîtrisables les conséquences prévisibles des actions
humaines. Et parmi tous les intérêts présents, l'amour du
gain est le plus efficace car il réuni la plus grande douceur avec la
rationalité la plus efficace. On le voit, le
développement de la théorie économique est avant tout
basé sur l'idée d'une régulation non politique des acteurs
évoluant
en société et n'agissant pas sous une impulsion
morale.
Or nous avons vu que l'idée de contrat social
était elle-même une réponse au problème posé
par les interactions sociales, interactions qui nécessitaient le
détour par une médiation politique transcendante au corps
social pour réguler les passions contradictoires des
particuliers. C'est contre cette idée d'une médiation
nécessaire que vient s'inscrire l'idée d'une régulation
immanente au corps social lui-même. Cette idée se voit
particulièrement mise en valeur par l'évolution du terme de
commerce qui, avant de désigner les échanges purement
économiques, sert à nommer tout ce qui donne consistance au lien
social hors de la politique.
En ce sens, l'activité économique se
découvre comme un système anti-hiérarchique mettant en
scène des acteurs égaux et indépendants. En ce sens,
l'idée de marché permet " de penser la société
comme auto-instituée, ne reposant sur aucun ordre extérieur
à l'homme "6. Bien que le contrat social permette
d'expliquer l'institution de la société, il n'est pas en
mesure de présenter d'autres liens que le lien politique de
soumission. L'idée de marché, au contraire, permet de penser
la régulation au sein de la société sur un mode
parfaitement immanent7.
1 A. O. Hirschman, Les passions et les
intérêts, p. 16.
2 Ethique, Quatrième partie,
Proposition VII, p. 275.
3 Les passions et les
intérêts, p. 33: " Et c'est ainsi qu'on verra
apparaître une distinction nouvelle, celle qui oppose les
intérêts de l'homme à ses passions et qu'on mettra
en contraste les conséquences heureuses des activités
dictées par l'intérêt avec les calamités que
déchaîne le libre jeu des passions. "
4 Ibid., p. 35: Rohan, De
l'intérêt des princes et Etats de la
chrétienté, 1638: " Les princes commandent aux peuples, et
l'intérêt commande aux princes ".
5 Ibid. p. 49: " C'est de cette
manière que l'idée que le jeu des intérêts
particuliers peut être profitable à
l'ensemble des parties naît de la réflexion
politique bien des années avant que la science économique n'en
fasse
un de ses principes essentiels ".
6 P. Rosanvallon, Le capitalisme utopique,
p. 11.
7 Adam Smith, La richesse des
nations, in Les libéraux, p. 366: " Tout en ne
cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent
d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de
la société, que s'il avait
57
Finalement, " les mécanismes du marché, en
se substituant aux procédures d'engagements réciproques du
contrat, permettent de penser la société
biologiquement et non plus politiquement (mécaniquement)
"1. En évacuant dès lors toute idée
d'assujettissement politique, Adam Smith peut faire passer le terme de
nation de son sens juridique et politique à
un sens presque uniquement économique. Selon
l'interprétation de Rosanvallon, il entend la société
comme société civile, c'est à dire dans son sens moderne
de société opposée à l'Etat, alors qu'elle
conservait encore chez Locke le sens de société politique.
Ainsi nous voyons que le déplacement
conceptuel opéré dans la modalité de
gouvernement a permis peu à peu l'émergence du terrain
libéral qui retourne contre la souveraineté transcendante
l'idée d'une administration physique des forces au sein de la
nation. Se découvre par-là un mode de gouvernement
autorégulateur n'impliquant plus l'orientation politique
extérieure au corps social. Libéré de la
médiation transcendante - en droit et non en fait -, la
société se conçoit elle-même comme origine et fin
des flux qui la traversent et la constituent. Mais nous l'avons vu, le
libéralisme n'est pas un anarchisme. Une législation
universelle s'avère par conséquent nécessaire
pour articuler les libertés individuelles dans le cadre permis
par la loi. Cette loi est le garant de la liberté
privée en laquelle peut s'épanouir, d'une part, la
liberté individuelle de penser que nous avons vu naître avec la
question de la tolérance, d'autre part la liberté
économique par laquelle la société peut
s'autoréguler et acquérir une consistance propre. Le citoyen doit
protéger l'homme, l'homme libre penseur et l'homme libre producteur.
Aussi le libéralisme ne renie en aucune manière la liberté
politique, condition de l'exercice des droits fondamentaux. La
question de la souveraineté populaire va donc venir se
raccrocher à la problématique des libertés
individuelles pour constituer ce mode de gouvernement particulier qu'est
la démocratie libérale et dont la structure complexe nous
empêche de le concevoir comme une forme de régime
politique parmi d'autres.
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