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L'Homme Démocratique

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par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

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Topique du pouvoir social: la liberté des Modernes

Afin de saisir le sens, la finalité et les conséquences du discours libéral, nous nous porterons donc à l'étude de l'organisation démocratique à partir de la triple question de la fonction du gouvernement, de la souveraineté populaire et de l'espace public qui constituent tous trois l'aménagement proprement moderne du pouvoir social.

De la souveraineté à la gouvernementalité

En confrontant la question de la genèse du corps politique chez Hobbes et chez Locke, nous avons pu observer que chez ce dernier, le dispositif d'aménagement de la puissance consistait en quelque sorte à démêler ce qui chez Hobbes permettait de conduire à

la justification du pouvoir absolu. En effet, chez Locke, la question de la souveraineté est en quelque sorte évacuée au profit d'une relation unilatérale des sujets au gouvernement investi

de la confiance des gouvernés. En ce sens, la communauté se voit en quelque sorte jouir d'une consistance propre et, dès lors, peut apparaître une primauté des droits de cette communauté sur ceux de la puissance législative et exécutive.

Or, nous allons le voir, à partir de là, la question proprement politique de la souveraineté se voit déplacée sur le terrain de la gouvernance. La question n'est plus tant pourquoi obéir que pourquoi et comment gouverner. La question ne porte dès lors plus tant sur le problème de l'origine de la société, question qui ne reçoit de traitement que politique à travers la question du pacte social, que sur la question de la régulation à l'oeuvre au sein de la société.

Or pour qu'un tel glissement s'opère, un nouveau sens et une nouvelle finalité du pouvoir a dû se mettre en place. C'est à partir d'une compréhension neuve du pouvoir que pourra émerger une idée fondamentale du libéralisme: le pouvoir politique n'est pas la seule force qui commande aux hommes, il est nécessaire de faire varier les modes de gouvernements pour les adapter à la situation particulière d'un peuple. Ainsi la question se déplace sur le terrain d'une technologie rationnelle de gouvernement. A l'origine d'une telle perspective, Montesquieu nous apparaît comme fondateur d'une nouvelle compréhension du politique.

??Montesquieu et l'Esprit général de la Nation

Avec Montesquieu une nouvelle conception de l'art de gouverner se met en place qui entraîne une redéfinition de l'exercice du pouvoir. En effet, l'Esprit des Lois ne se présente plus comme un miroir en lequel le prince pourrait trouver une casuistique propre à lui assurer

la juste exécution de son office, mais désormais, c'est une science générale de l'Etat qui se met

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en place, science en laquelle le pouvoir se définit moins par son rôle constitutif que par son rôle fonctionnel1.

Dans sa recherche, Montesquieu ne part pas de la genèse du corps politique à partir d'un contrat social passé entre individus libres, mais mène son interrogation en prenant pour point de départ le phénomène du pouvoir pour tenter de circonscrire celui-ci dans les garanties

à même d'assurer la liberté des citoyens2. Ainsi commence-t-il par définir la loi comme un certain rapport nécessaire qui dérive de la nature des choses3. Aussi y-a-t-il rapport de réciprocité entre la loi d'un peuple et la nature même de ce peuple4. Il ne saurait, par conséquent, y avoir une définition unique du pouvoir, mais nous devons, au contraire, concevoir un régime et une économie de pouvoir adaptés à l'inscription naturelle et la complexion de chaque peuple. C'est ce que Montesquieu nomme l'Esprit général de la Nation5.

Et le rôle du législateur en cette matière n'est pas de partir d'un principe abstrait de domination pour l'imposer à son peuple comme à une page vierge. Son rôle est de suivre l'esprit de la nation. Dans le cas contraire, là où une seule force gouverne les hommes, c'est despotisme. Ainsi un élément constitutif de la nation, si puissant soit-il, ne doit pas être considéré à part de tous les autres, mais son efficace sera appréciée en son rapport aux autres éléments. En effet, " toute grandeur, toute force, toute puissance est relative. Il faut bien prendre garde qu'en cherchant à augmenter la grandeur réelle, on ne diminue la grandeur relative "6.

Cela étant pour le pouvoir du gouvernant, il n'en va pas autrement pour le peuple qui

lui est soumis. Chez ce dernier, la liberté ne doit pas être entendue comme la licence et l'anarchie, mais comme la juste soumission aux principes qui constituent l'esprit général de la nation. Ainsi la liberté est elle-même relative aux dispositions de la nation7. Cependant la nature du pouvoir est telle qu'il ne cesse de s'accroître jusqu'à trouver une limite qui le borne. C'est pourquoi " pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la

loi permet "8.

1 Les arts de gouverner, p. 59: " C'est un tout autre genre d'ouvrages qui est issu des livres d'Etats du XVIe siècle. Le prince n'y apprend plus à se connaître lui-même dans la méditation solitaire des calculs habiles et des rigueurs nécessaires qu'implique sa position. Il apparaît comme l'une des pièces de la grande machine d'Etat qu'il

ne peut commander qu'en s'assujettissant au mécanisme d'ensemble. La force des choses supplante les jeux humains de la force. Sans doute est-ce Montesquieu qui, dans son analyse systématique des " choses sans

nombres " avec lesquelles les lois entretiennent des rapports innombrables, a montré, de la façon la plus décisive,

comment l'art du prince devait désormais faire place à une science générale de l'Etat ".

2 Le principe de souveraineté, p. 71: " Au fond, l'esprit des lois, c'est la liberté même, et rien que la liberté. Il n'est de liberté que selon la nécessité des lois, que protégée et préparée par les lois. Aussi, ce qu'on appelle loi au sens propre, ce ne peut être que ce rapport existant entre les éléments constitutifs d'un ensemble humain historique et, en premier lieu, entre les niveaux ou les ordres d'autorité et de pouvoir qui le traversent. L'esprit des lois, c'est donc ce que protège et énonce la lettre des lois: la liberté des citoyens. Ainsi doit-on comprendre que, par l'expression si subtile d'esprit des lois, Montesquieu entendait le concept de la loi si le concept de la loi renvoie, justement, à la liberté et aux libertés ".

3 Montesquieu, De l'Esprit des lois, I, 1, p. 37.

4 Ibid., I, 3, p. 44: " Elles doivent être tellement propre au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre ".

5 Ibid. XIX, 4, p. 212: " Plusieurs choses gouvernent les hommes: le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les moeurs, les manières d'où il se forme un esprit général qui en résulte ".

6 Ibid., IX, 9, p. 158.

7 Ibid., XI, 3, p. 166: " Dans un Etat, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir ".

8 Ibid. XI, 4, p. 167.

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Le principe de la bonne législation consiste ainsi en la juste articulation des diverses modalités de détermination concourrant à la nature particulière de chaque peuple. La modalité coercitive du pouvoir politique n'est pas l'unique et souvent la nature même garantit la cohésion et la paix sociale auxquels les lois les plus sévères ne peuvent contraindre le peuple1. Finalement, l'on rencontre chez Montesquieu cette idée d'une force dynamique des

éléments constitutifs de la nation, ce qui peut conduire à envisager la constitution de l'Etat au sens de la constitution physique d'un organisme. Aussi nous voyons-nous ici situés à un autre stade d'élaboration conceptuelle que celui de la science politique hobbesienne qui se résumait

en une mécanique des atomes sociaux. Nous sommes ici face à une physique des forces constitutives de la nation. La fin de la science législatrice sera donc de moduler les différents modes de contraintes (loi civile, moeurs, climat, religion, commerce...) en rapport avec la complexion du peuple2.

Retenons-donc de ce court aperçu de l'enseignement de Montesquieu que les hommes sont soumis à diverses influences face auxquelles le pouvoir ne doit pas user de violence pour réduire leur effet à néant et ainsi réaliser la domination du tout-politique. Mais, au contraire,

le bon législateur sera celui qui saura articuler les principes de son gouvernement avec la nature du peuple.

La gouvernementalité

Ainsi donc, le point visible de l'Etat cesse de s'incarner dans le prince, reflet d'une disposition transcendante ou naturelle du cosmos, pour devenir le corps de la nation. C'est à présent le compte physique des forces présentes en la nation et ouvertes à l'administration rationnelle que doit refléter le livre du prince. Le prince est absorbé dans sa fonction et sa personne finit par se confondre avec l'Etat qu'il administre.

Dès lors apparaît un nouvel art de gouverner, art consistant non plus comme chez Machiavel à assurer la domination du prince, mais art visant à conserver la forme de la République en réalisant la plus grande somme de forces possibles. Déjà chez Hobbes, le sens

de la souveraineté consiste non à accroître la puissance de l'individu qui gouverne, mais à instituer une puissance maximale ayant pour fin le salut du peuple3. Comme le montre Senellart dans son ouvrage sur Les arts de gouverner, " la puissance maximale ne constitue pas le but du gouvernement, mais sa condition "4. De là une redéfinition de la fin du gouvernement, " en fonction non du bien commun ou de l'intérêt du prince, mais des besoins

de l'Etat, corps vivant soumis à la nécessité, pour survivre, de développer au maximum ses ressources matérielles et humaines "5.

1 Ibid. XIX, 6, p. 213: " Qu'on nous laisse comme nous sommes, disait un gentilhomme d'une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout. Elle nous a donné une vivacité capable d'offenser, et propre à nous faire manquer à tous les égards; cette même vivacité est corrigée par

la politesse qu'elle nous procure, en nous inspirant du goût pour le monde, et surtout pour le commerce des femmes. Qu'on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes, jointes à notre peu de malice, font

que les lois qui gêneraient l'humeur sociable parmi nous, ne seraient point convenables ".

2 Ibid., XXVI, 1, p. 300: " Il y a donc différents ordres de lois; et la sublimité de la raison humaine consiste à savoir bien auquel de ces ordres se rapportent principalement les choses sur lesquelles on doit statuer, et à ne point mettre de confusion dans les principes qui doivent gouverner les hommes ".

3 Du Citoyen, XIII, 3, " L'institution de la république n'est pas tant pour elle-même, que pour le bien de ses sujets. Et toutefois, il ne faut pas avoir égard à l'avantage de quelque particulier: car le souverain, en tant que tel,

ne pourvoit point autrement au salut du peuple que par les lois qui sont générales; de sorte qu'il s'acquitte de son

devoir, toutes fois et quantes qu'il fait tout son possible par ses utiles et salutaires constitutions, à ce que plusieurs jouissent d'une entière et longue prospérité, et qu'il n'arrive de mal à personne, que par sa propre faute,

ou par quelque accident imprévu ".

4 Les arts de gouverner, p. 35.

5 Ibid., p. 42.

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Par conséquent, le gouvernement n'a plus pour objet, tel que dans l'ancien ars regnum,

le gouvernement des âmes et des corps, ni même comme chez Machiavel le contrôle d'un territoire et des hommes qui y habitent, mais il a pour principe et pour fin le gouvernement des choses. C'est ce que montre Foucault dans un cours sur La gouvernementalité1. Ainsi assiste-t-on à la mutation du miroir du prince, censé refléter les vertus d'un ordre transcendant,

en une comptabilité physique des forces en présence au sein du royaume. Désormais le territoire comme espace géographiquement structuré fait irruption dans le rapport du prince à son office, ou plutôt à sa fonction.

En effet, avec cette mutation dans la visibilité de la puissance se produit " un effacement progressif du prince au profit de l'Etat "2. Finalement le procédé hobbesien de représentation se renverse contre lui-même. Le prince représente le peuple, non plus comme unité analytique mais, à présent, comme unité synthétique. Le devoir du prince, c'est le rapport de l'Etat à lui-même, d'une administration rationnelle visant à l'augmentation des forces du royaume. En même temps, l'exigence de visibilité se transporte de la personne du prince, autrefois modèle de vertu pour ses sujets, à l'espace social dont il faut acquérir une vision totale propre à sa gestion3.

Or comme le montre Foucault, avec cette mutation de la fonction gouvernementale s'accomplit une opposition du gouvernement et de la souveraineté. Alors que cette dernière s'exprime par la législation et vise, à travers son universalité, la soumission des sujets, la fin

du gouvernement, elle, trouve sa fin dans les choses qu'elle dirige4. Néanmoins, cette distinction ne saurait être trop vite établie. En effet, c'est d'abord au renforcement de la souveraineté qu'a servi la disposition du gouvernement. C'est là l'essence même du mercantilisme. D'un côté, ce dernier vise à la gestion administrée des flux économiques au sein du royaume, mais, d'un autre côté, cette administration ne vise qu'à renforcer la souveraineté du monarque. Ainsi " le mercantilisme essayait de faire entrer les possibilités données par un art réfléchi de gouvernement à l'intérieur d'une structure institutionnelle et mentale de souveraineté qui le bloquait "5. Comment s'accomplit ce déblocage? Selon Foucault, c'est l'irruption d'un objet nouveau qui, au XVIIIe siècle, va permettre au gouvernement de se séparer des cadres politiques de la souveraineté.

En effet, celle-ci, nous l'avons vu dans le langage de Hobbes, ne se réfère qu'à l'existence du peuple juridiquement défini. De ce point de vue, l'économie comme gestion des richesses et des besoins s'accomplit, comme dans la définition aristotélicienne, au sein de la maisonnée. Mais dès lors que la population se découvre comme objet spécifique d'un discours scientifique et statistique, douée de régularités propres, va pouvoir se produire " la

1 M. Foucault, " La gouvernementalité ", in Dits et Ecrits, Tome II, p. 643: " Les choses dont le gouvernement doit prendre la charge, ce sont les hommes, mais dans leurs rapports, leurs liens, leurs intrications avec ces choses que sont les richesses, les ressources, les subsistances, le territoire bien sûr, dans ses frontières, avec ses qualités, son climat, sa sécheresse, sa fertilité; ce sont les hommes dans leurs rapports avec ces autres choses que sont les coutumes, les habitudes, les manières de faire ou de penser, et, enfin, ce sont les hommes dans leurs rapports avec ces autres choses encore que peuvent être les accidents ou les malheurs, comme la famine, les épidémies, la mort ".

2 Les arts de gouverner, p. 55.

3 Ibid., p. 229: " C'est avec l'essor de l'absolutisme que l'exigence de visibilité sera transférée de la personne du prince (être vu) à l'espace social (tout voir). ". Sur la visibilité nouvelle du souverain Cf. aussi p. 280: " Loin de réactiver la forme d'une tyrannie occulte, le monarque invisible illustre la transmutation juridique du corps royal,

la séparation croissante de l'Etat avec la société, la concentration du pouvoir dans une machine administrative centralisée (...). Ainsi le passage de l'exemplarité à l'invisibilité, s'il s'effectue sur l'axe d'une rationalisation

technicienne, ne peut-il se comprendre qu'à l'intérieur d'une recomposition globale du champ pratique, dans ses

dimensions matérielles et spirituelles ".

4 " La gouvernementalité ", p. 646: " Elle (la fin du gouvernement) est à rechercher dans la perfection, la maximalisation ou l'intensification des processus qu'il dirige, et les instruments du gouvernement, au lieu d'être des lois, vont être des tactiques diverses ".

5 Ibid. p. 649.

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constitution d'un savoir de gouvernement indissociable de la constitution d'un savoir de tous

les processus qui tournent autour de la population au sens large, ce qu'on appelle précisément économie "1. L'économie politique, à la fois comme science et comme mode de gouvernement ayant pour objet la constitution physique de la population, du territoire et des richesses, va finir par supplanter la science du politique ne renvoyant circulairement qu'à sa propre définition, via le dispositif de souveraineté.

Pour autant le problème de la souveraineté ne disparaît pas, mais il reçoit un autre éclairage dans son rapport à l'administration rationnelle des choses. Dès lors la question n'est plus de définir un art de gouverner à partir de la souveraineté mais, avec le déploiement d'un nouvel art de gouverner, quelle forme de souveraineté instituer? Selon nous, c'est à une telle question que la démocratie libérale va apporter une réponse.

La gouvernance libérale

Dans son cours sur la Naissance de la biopolitique, Foucault montre que la question libérale primordiale se résume en une formule: " pourquoi donc faudrait-il gouverner? "2. Cette interrogation s'ancre finalement dans une distinction entre Etat et société en train d'émerger au XVIIIe siècle. C'est en effet, au nom de cette dernière " qu'on va chercher à savoir pourquoi il est nécessaire qu'il y ait un gouvernement, en quoi on peut s'en passer, et sur quoi il est inutile ou nuisible de s'en passer ". En ce sens, le libéralisme apparaît comme une critique de la maximalisation du pouvoir contre lequel il cherche à montrer qu'il ne saurait être à lui-même sa fin. " On gouverne toujours trop "3.

Mais qu'entend le libéralisme par gouvernement? C'est contre l'idée d'un gouvernement politique transcendant ou extérieur à la société que se place le libéralisme. Contre les moyens violents visant leur propre perpétuation, le libéralisme ne cherche pas à ignorer toute forme de régulation mais à diversifier, ou en tout cas à laisser s'exprimer, les modes de gouvernements déjà à l'oeuvre dans le champ social. Nous l'avons vu avec Montesquieu, le pouvoir politique n'est qu'une modalité du gouvernement des hommes, modalité artificielle, face à laquelle croissent d'autres déterminations qui, laissées à leur libre cours, seront à même de réguler les interactions au sein de la société4. En ce sens, le libéralisme n'est pas un anarchisme, mais bien un nouveau principe de gouvernement non directement politique.

Or quels sont ces principes de gouvernement immanents à la société et qui lui permettent d'évacuer le pouvoir de l'Etat? Afin de répondre à cette question, revenons en arrière afin de percevoir une certaine mutation accomplie dans la rationalisation de l'exercice

de gouvernement, ce qui va nous conduire à montrer que le principe d'une harmonie immanente à la société n'est pas directement né de la critique libérale mais, comme nous avons eu l'occasion de le voir plus haut, d'une rationalisation des principes de gouvernement

au sein des monarchies du XVIIe siècle, ce qui replace dès lors le discours libéral dans la continuation des moyens de contrôles politiques et sociaux. La différence entre les deux modèles, nous le verrons, ce n'est pas que le libéralisme ne gouverne pas, c'est qu'il gouverne

1 Ibid., p. 633.

2 Foucault, " Naissance de la biopolitique ", in Dits et Ecrits, T. II, p. 820.

3 Ibid., p. 820.

4 Mais par-là même, et c'est là une des thèses que nous ne voudrions pas perdre de vue, un mode de gouvernement identifiable puisque extérieur va être remplacé par un autre mode de gouvernement qui, parce qu'il se donne pour naturel, ne consiste pas en une domination effective mais qui, néanmoins, produit des effets

de pouvoir immanent, cette fois quasiment invisible aux yeux de ses acteurs. C'est ce que nous nous proposons,

en suivant l'expression de Tocqueville, de nommer pouvoir social. Mais nous reviendrons plus loin sur ce phénomène.

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par des moyens qui lui permettent de se donner comme organisation spontanée et par conséquent comme ne gouvernant pas.

Dans son ouvrage sur Les passions et les intérêts, Albert Hirschman montre qu'une mutation capitale se produit à l'époque de la Renaissance, mutation qui ne consiste pas en " l'apparition d'une nouvelle morale, c'est-à-dire de nouvelles règles de comportement pour l'individu. Mais à un renouveau de la théorie de l'Etat, à la tentative d'améliorer l'art de gouverner dans le cadre de l'ordre établi "1. Il ne s'agit dès lors plus de réprimer les passions, mais de les utiliser pour servir à la sociabilité. De ce point de vue, la société agit, non comme

un rempart ou une force de répression mais comme un catalyseur des passions destructrices de l'homme. Il s'agira dès lors d'établir une distinction entre passions inoffensives et destructrices

et d'affaiblir ces dernières par les premières. C'est là le principe de la science mécanique du XVIIe siècle et notamment celle de Spinoza: une force peut toujours être contrée par une force plus grande, " un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment contraire et plus fort que le sentiment à contrarier "2. L'on va donc opposer passions destructrices et intérêts qui sont aussi passions mais qui conduisent à des conséquences heureuses3. Or, à l'origine, cette idée devait servir à diriger les passions du Prince et, à travers lui, à diriger plus efficacement le peuple que ne le permettait la morale antérieure4. Mais ce principe se révéla bien plus efficace s'il était appliqué directement aux groupes en présences

au sein de l'Etat. D'autre part, ce principe d'intérêt en tant qu'il unit passions et raison, offre l'avantage de présenter une conduite " aussi transparente et prévisible qu'un être parfaitement vertueux "5 et rend donc maîtrisables les conséquences prévisibles des actions humaines. Et parmi tous les intérêts présents, l'amour du gain est le plus efficace car il réuni la plus grande douceur avec la rationalité la plus efficace. On le voit, le développement de la théorie économique est avant tout basé sur l'idée d'une régulation non politique des acteurs évoluant

en société et n'agissant pas sous une impulsion morale.

Or nous avons vu que l'idée de contrat social était elle-même une réponse au problème posé par les interactions sociales, interactions qui nécessitaient le détour par une médiation politique transcendante au corps social pour réguler les passions contradictoires des particuliers. C'est contre cette idée d'une médiation nécessaire que vient s'inscrire l'idée d'une régulation immanente au corps social lui-même. Cette idée se voit particulièrement mise en valeur par l'évolution du terme de commerce qui, avant de désigner les échanges purement économiques, sert à nommer tout ce qui donne consistance au lien social hors de la politique.

En ce sens, l'activité économique se découvre comme un système anti-hiérarchique mettant en scène des acteurs égaux et indépendants. En ce sens, l'idée de marché permet " de penser la société comme auto-instituée, ne reposant sur aucun ordre extérieur à l'homme "6. Bien que le contrat social permette d'expliquer l'institution de la société, il n'est pas en mesure de présenter d'autres liens que le lien politique de soumission. L'idée de marché, au contraire, permet de penser la régulation au sein de la société sur un mode parfaitement immanent7.

1 A. O. Hirschman, Les passions et les intérêts, p. 16.

2 Ethique, Quatrième partie, Proposition VII, p. 275.

3 Les passions et les intérêts, p. 33: " Et c'est ainsi qu'on verra apparaître une distinction nouvelle, celle qui oppose les intérêts de l'homme à ses passions et qu'on mettra en contraste les conséquences heureuses des activités dictées par l'intérêt avec les calamités que déchaîne le libre jeu des passions. "

4 Ibid., p. 35: Rohan, De l'intérêt des princes et Etats de la chrétienté, 1638: " Les princes commandent aux peuples, et l'intérêt commande aux princes ".

5 Ibid. p. 49: " C'est de cette manière que l'idée que le jeu des intérêts particuliers peut être profitable à

l'ensemble des parties naît de la réflexion politique bien des années avant que la science économique n'en fasse

un de ses principes essentiels ".

6 P. Rosanvallon, Le capitalisme utopique, p. 11.

7 Adam Smith, La richesse des nations, in Les libéraux, p. 366: " Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait

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Finalement, " les mécanismes du marché, en se substituant aux procédures d'engagements réciproques du contrat, permettent de penser la société biologiquement et non plus politiquement (mécaniquement) "1. En évacuant dès lors toute idée d'assujettissement politique, Adam Smith peut faire passer le terme de nation de son sens juridique et politique à

un sens presque uniquement économique. Selon l'interprétation de Rosanvallon, il entend la société comme société civile, c'est à dire dans son sens moderne de société opposée à l'Etat, alors qu'elle conservait encore chez Locke le sens de société politique.

Ainsi nous voyons que le déplacement conceptuel opéré dans la modalité de gouvernement a permis peu à peu l'émergence du terrain libéral qui retourne contre la souveraineté transcendante l'idée d'une administration physique des forces au sein de la nation. Se découvre par-là un mode de gouvernement autorégulateur n'impliquant plus l'orientation politique extérieure au corps social. Libéré de la médiation transcendante - en droit et non en fait -, la société se conçoit elle-même comme origine et fin des flux qui la traversent et la constituent. Mais nous l'avons vu, le libéralisme n'est pas un anarchisme. Une législation universelle s'avère par conséquent nécessaire pour articuler les libertés individuelles dans le cadre permis par la loi. Cette loi est le garant de la liberté privée en laquelle peut s'épanouir, d'une part, la liberté individuelle de penser que nous avons vu naître avec la question de la tolérance, d'autre part la liberté économique par laquelle la société peut s'autoréguler et acquérir une consistance propre. Le citoyen doit protéger l'homme, l'homme libre penseur et l'homme libre producteur. Aussi le libéralisme ne renie en aucune manière la liberté politique, condition de l'exercice des droits fondamentaux. La question de la souveraineté populaire va donc venir se raccrocher à la problématique des libertés individuelles pour constituer ce mode de gouvernement particulier qu'est la démocratie libérale et dont la structure complexe nous empêche de le concevoir comme une forme de régime politique parmi d'autres.

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius