La représentation démocratique
??Forme de gouvernement et forme de
souveraineté
Nous avons vu que le libéralisme se
présentait avant tout comme une critique du politique et une
revendication visant à la reconnaissance de la consistance
intrinsèque à la société. Or quel est l'ordre
naturel inhérent à la société? Nous l'avons
vu à propos de la question de la tolérance comme avec
l'idée de marché: les acteurs sociaux se trouvent dans une
relation à la fois d'indépendance et d'égalité.
Néanmoins l'idée d'Etat-nation, qui s'avérait fondamentale
dans la naissance de cette sphère privée, apparaît aussi
comme une condition essentielle à son maintien. En effet, la
tolérance institutionnalisée a besoin du secours de la loi pour
voir s'articuler le droit de chacun. L'universalité de la loi ne peut
être garantie que par le dispositif institutionnel qui fait de
l'égalité la condition essentielle du rapport des
citoyens. D'autre part, la liberté économique suppose quant
à elle l'existence d'une législation à même
d'assurer la libre disposition de la propriété privée.
C'est ce mécanisme que nous avons vu se mettre en place chez Locke.
Dans un Etat où les droits des citoyens sont reconnus et
proclamés par la constitution, nous sommes face à un Etat
républicain. C'est à la constitution d'une telle res publica
que les penseurs du contrat social se sont acheminés suivant en
cela l'adage: salus populi suprema lex est. L'on trouve ainsi
chez Kant cette définition: " la constitution fondée
premièrement sur le principe de liberté des membres d'une
société (en tant
réellement pour but d'y travailler ".
1 Le capitalisme utopique, p. 46.
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qu'hommes), deuxièmement sur les principes de
dépendance de tous envers une législation unique commune (en
tant que sujets), et troisièmement sur la loi de leur
égalité (en tant que citoyens), seule constitution qui
dérive de l'idée d'un contrat originaire sur lequel doit
être fondée toute législation de droit d'un peuple, c'est
la constitution républicaine "1. C'est donc la constitution
qui garantit les principes selon lesquels les hommes seront
traités en tant que sujet de droit et ne seront pas soumis à
l'arbitraire du gouvernement. De ce point de vue, la fin
de l'Etat est d'aménager en la collectivité,
l'espace d'une juste articulation des libertés. A partir de
là, le citoyen protégé par la loi, peut librement, dans le
cadre prévu par elle, user de ses droits fondamentaux, droits que
le sujet n'a pu déléguer puisqu'étant
inaliénables. La constitution est donc le principe d'existence d'un
peuple particulier (entendons " peuple " au sens hobbesien) et décide de
la forme du gouvernement. Dans le cas qui nous occupe, celle-ci
est nécessairement républicaine2. La
volonté générale est au fondement de la
souveraineté. La fin de la législation sera cantonnée dans
le juste et n'aura pas pour principe le bien3.
Considérons donc ici la liberté du sujet individuel
en cette république: il jouit d'une liberté privée
articulée de façon égale à celle de tous dans le
cadre prévu par la loi. Mais quant
à la liberté politique, celle qui consiste
justement à participer à la législation, elle n'est encore
que négative. On retrouve cette idée dans la distinction
chère à Sieyès entre citoyen actif et citoyen
passif4. Pour ce qui est du pouvoir de décision en
la République, c'est, selon l'expression de Kant, la forme de la
souveraineté qui en décide: " ou bien en effet un seul, ou bien
quelques-uns unis entre eux, ou bien tous les citoyens ensemble,
détiennent le pouvoir
1 E. Kant, Projet de Paix
Perpétuelle, p. 84.
2 Ibid. p. 86: " La forme de
gouvernement concerne la manière fondée sur la constitution
(l'acte de la volonté universelle par laquelle la foule devient
un peuple) dont l'Etat fait usage de sa pleine puissance. Sous ce rapport elle
est soit républicaine soit despotique. Le républicanisme est le
principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (le
gouvernement) et du pouvoir législatif; le despotisme est le
principe selon lequel l'Etat met à exécution de son propre
chef les lois qu'il a lui-même faites, par suite c'est la volonté
publique maniée par le chef
de l'Etat comme si c'était sa volonté privée
".
3 John Rawls, dans son ouvrage sur la
Théorie de la justice, définit ainsi une
procédure par laquelle les acteurs sociaux qui prendraient part à
l'élaboration d'une constitution de droit, dans le cas où il se
trouveraient placés sous un voile d'ignorance,
élaboration rationnelle de l'état de nature, adopteraient, en
tant qu'ils sont placés en position originelle d'égalité,
un ordre hiérarchique de principes à même de garantir la
maximalisation des droits
de chacun. Les principes choisies dans cette position
d'égalité se ramènent au principe selon lequel «
chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus
étendu de liberté de base égale pour tous, compatible avec
un même système pour tous ». Le second principe, soumis au
premier, est « que les inégalités économiques
et sociales doivent être telles qu'elles soient au
plus grand bénéfice des plus désavantagés et
attachées à des fonctions et des positions ouvertes à
tous » (§ 46, p. 341). L'on retrouve donc ici le principe
libéral classique
selon lequel le juste a priorité sur le bien du
point de vue d'une définition collective du vivre-ensemble.
L'articulation des conceptions du bien dont chacun se fait une
idée différente garantit à tous le choix d'une vie bonne.
D'autre part, le second principe qui regarde au statut socio-économique
des individus doit lui-même entré
en ligne de compte comme condition d'une libre poursuite du
désir rationnel. D'où le rôle dévolu à l'Etat
dans la régulation des inégalités, régulation
qui renforce plus qu'il ne détourne le principe libéral
de l'autonomie individuelle. L'Etat n'assigne pas de fin, mais assure
les conditions minimales pour que cette fin puisse être librement
choisie par chaque individu.
4 E. Sieyès, Premier projet de
déclaration, in Droits de l'homme et philosophie,
anthologie de textes choisis par Frédéric Worms, p. 97: " Nous
n'avons exposé jusqu'à présent que les droits naturels et
civils des citoyens. Il nous reste à reconnaître les droits
politiques. La différence entre ces deux sortes de droits consiste en ce
que les droits naturels et civils sont ceux pour le maintien et le
développement desquels la société s'est formée; et
les droits politiques, ceux par lesquels la société se
forme. Il vaut mieux, pour la clarté du langage, appeler les
premiers, droits passifs, et les seconds, droits actifs. Tous les habitants
d'un pays doivent y jouir des droits de citoyen passif: tous ont droit à
la protection de leur personne, de leur propriété, de leur
liberté, etc., mais tous n'ont pas droit à prendre une part
active dans la formation des pouvoirs publics; tous ne sont pas citoyens
actifs.
(...) Tous peuvent jouir des avantages de la
société; mais ceux-là seuls qui contribuent à
l'établissement public sont comme les vrais actionnaires de la grande
entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les
véritables membres de l'association ".
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souverain "1. Seule cette dernière
forme de souveraineté consiste en une liberté active et
positive de tous à l'exercice de la législation. C'est le
modèle de Rousseau: tous statuent sur tous. Nous avons donc affaire
à une double universalité de la loi2.
Néanmoins, un reproche systématiquement adressé à
cette idée d'une démocratie directe, modelée sur
celle des Anciens, tient à son irréalité dans le
cadre des Etats modernes, trop grands et trop peuplés pour voir
le peuple assemblé dans son entier. En outre, dans le cas où
l'unanimité n'est pas réalisée, la majorité risque
d'asservir dangereusement à sa volonté l'opinion minoritaire.
??Le dispositif institutionnel de la démocratie
libérale: représentation, élection et consentement
La démocratie moderne conservant la puissance de la
République, la souveraineté, dans les mains du peuple
aménage donc la liberté politique dans le cadre d'une
représentation,
où les gouvernants sont élus par le
peuple qui leur délègue le pouvoir décisionnel pour
un temps précis établi par la constitution. Les citoyens
usent de leur liberté politique lors de l'élection de ses
représentants qui par conséquent gouvernent avec le consentement
du peuple. Ainsi trois principes sont présents au coeur du schéma
juridique organisateur de la démocratie:
le consentement du peuple au pouvoir, l'égale
liberté de tous les citoyens et la garantie de la légalité
par l'organisation constitutionnelle du pouvoir. Ce qui fait que la
légitimité de l'autorité collective dérive «
du consentement de ceux sur qui elle est exercée ou, en d'autres termes,
que les individus ne sont obligés que par ce à quoi ils ont
consenti "3.
Dès lors l'on peut remarquer qu'avec le principe du
consentement, le peuple n'élit pas des représentants qui vont
exécuter leur volonté. Le peuple désigne simplement ceux
dont les volontés deviendront des décisions publiques.
Aussi, comme le montre Schumpeter, dans Capitalisme, socialisme et
démocratie 4, le peuple ne gouverne pas lui-même "
en élisant des individus qui se réunissent ensuite pour accomplir
sa volonté ". La démocratie représentative doit bien
plutôt être définie comme " le système
institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans
lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces
décisions à l'issue d'une lutte concurrentielle portant sur les
votes du peuple "5. On le voit, cette définition de la
démocratie représentative en fait tout autre chose qu'un pouvoir
exercé indirectement par le peuple. Mais comment dès lors
justifier un pouvoir émanant du peuple, représentant le peuple,
mais n'étant pas la voix effective du peuple?
A cet égard, un texte nous éclaire
particulièrement sur la question de la représentation.
Il s'agit du Fédéraliste écrit sous
le pseudonyme de Publius par John Jay, Alexander Hamilton
et James Madison. Dans ce texte, qui vise à convaincre
d'un intérêt d'une union entre les Etats américains
confédérés, l'on trouve une justification du principe
représentatif qui nous éclairera sur sa légitimité.
Ainsi dans Le Fédéraliste n°9 rédigé
par Hamilton trouve-t-on que l'effet de
la représentation " est d'épurer et
d'élargir l'esprit public, en le faisant passer dans un milieu
formé par un corps choisi de citoyens, dont la sagesse saura distinguer
le véritable intérêt de leur patrie, et qui, par leur
patriotisme et leur amour de la justice, seront moins disposés
à sacrifier cet intérêt à des considération
momentanées ou partiales "6. Ainsi la représentation
des intérêts plutôt que leur expression directe
doit permettre, par l'aménagement
1 Projet de paix perpétuelle, p.
86.
2 J-J Rousseau, Du contrat social, II, 6,
p. 201: " Quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère
que lui-même, et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier
sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans
aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est
générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que
j'appelle une loi ".
3 Bernard Manin, Principes du gouvernement
représentatif, p. 113.
4 Schumpeter, Capitalisme, socialisme et
démocratie, p. 329-330.
5 Ibid. p. 355.
6 Le fédéraliste in Les
libéraux, p. 304.
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institutionnel, de répondre aux difficultés
inhérentes à l'expression directe de la volonté
populaire: canaliser la puissance de la majorité pour éviter
qu'elle ne se retourne contre une partie du peuple. En effet, comme Madison le
montre dans le Fédéraliste 51: " Si la
majorité
est unie par un intérêt commun, les droits
de la minorité seront en péril. Il n'y a que deux
manières pour parer à ce danger; la première c'est
de créer dans la nation une volonté indépendante de
la majorité, c'est à dire de la nation elle-même ". C'est
là le principe de toute autorité transcendante au corps social,
ce qui va à l'encontre du principe de la souveraineté populaire,
" la seconde, c'est de faire entrer dans la nation assez de classes
différentes de citoyens pour rendre très improbables,
sinon impossible, une combinaison injuste de la majorité
"1.
Ainsi dans le procédé de la démocratie
représentative, les représentants n'ont pas pour
fin d'incarner les volontés de ceux qu'ils
représentent mais de défendre leurs intérêts. Aussi
l'élection a ce double privilège de sélectionner, d'une
part, des élites préexistantes2, d'autre part de
représenter les intérêts de la nation plutôt
que les intérêts des individus qui la composent et qui
peuvent facilement se laisser conduire à la faction. C'est sur ce
dernier point que se fonde le rejet du mandat impératif. Ainsi
dans la discussion qui oppose les anti- fédéralistes et les
partisans de l'Union, un point capital d'opposition concerne le statut de la
représentation. " On peut caractériser le point de vue
anti-fédéraliste comme une conception
de la représentation-mandat qui veut que le rôle
des représentants soit de refléter les idées de ceux
qu'ils représentent et de partager leurs attitudes et leurs
sentiments alors que les Fédéralistes auraient conçu
la représentation comme l'activité indépendante d'un
fondé de pouvoir (trustee) dont le rôle est de se former
une opinion personnelle sur les intérêts de ses électeurs
et le meilleur moyen de les servir "3. En ce cas, l'élection
repose effectivement sur la confiance accordée aux gouvernants
et dès lors le point central de la
légitimité du gouvernement demeure effectivement circonscrit
au consentement donné à l'exercice du
pouvoir4.
Mais une autre raison avancée doit être directement
raccrochée à la configuration de la société
libérale en train de naître. Selon Sieyès, en effet, la
supériorité du régime représentatif
ne tient pas tant à ce qu'il produit des décisions
moins partiales et moins passionnelles, mais à
ce qu'il constitue la forme de gouvernement la plus
adéquate à la condition des sociétés
commerçantes modernes où les individus sont avant tout
occupés à produire et à distribuer les richesses. Dans
ce cadre, les avantages de la représentation sont
équivalents à ceux de la division du travail appliquée
à l'ordre politique5. Dès lors que le
représentant a pour tâche de représenter des
intérêts et non pas directement les volontés des
gouvernés quant à ces intérêts, c'est en quelque
sorte le corps social, en lequel s'opère la synthèse des
intérêts particuliers par
1 Ibid. p. 311.
2 Principes du gouvernement
représentatif, p. 125: " Le gouvernement représentatif a
été institué avec la claire conscience que les
représentants élus seraient et devaient être des citoyens
distingués, socialement distincts de ceux qu'ils élisaient. C'est
ce que l'on appelle ici le principe de distinction ".
3 Ibid. p. 149.
4 P-P Royer-Collard in Les
libéraux, p. 482-484: " Le mot représentation est
une métaphore. Pour que la métaphore soit juste, il est
nécessaire que le représentant ait une véritable
ressemblance avec le représenté; et, pour cela, il faut, dans le
cas présent, que ce que fait le représentant soit
précisément ce que ferait le représenté.
Il suit de là que la représentation
politique suppose le mandat impératif, déterminé
à un objet lui-même déterminé, tel que la paix ou
la guerre, une loi proposée, etc. (...) (Or) au fond, l'opinion d'une
nation ne doit être
cherchée, et elle ne se rencontre avec certitude que
dans ses véritables intérêts, tels qu'une raison
exercée les
découvre et que la morale les avoue. (...) Je crois avoir
prouvé que, hors l'élection populaire et le mandat, la
représentation n'est qu'un préjugé politique qui ne
soutient pas l'examen, quoique très répandu et très
accrédité ".
5 E. Sieyès, Observations sur le
rapport du comité de constitution concernant la nouvelle
organisation de la
France, 1789, p. 35, cité in Principes du
gouvernement représentatif, p. 14: " L'intérêt commun,
l'amélioration
de l'état social lui-même nous crient de faire du
gouvernement une profession particulière ".
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voie de libre-échange entre producteurs, qui se
trouve représenté à travers l'appareil des partis.
De ce point de vue, l'Etat qui garantit, via la constitution,
la protection négative des droits individuels, se doit de prendre en
charge, de manière positive, les droits sociaux, c'est à dire ces
droits qui assurent la reconnaissance, non pas de la dignité en tant
qu'homme, mais
de l'estime en tant que composante du corps
social1. Ainsi la notion de représentation politique
change de sens et emporte avec elle une redéfinition du statut de
l'Etat. Ce dernier cesse d'affirmer l'hétéronomie radicale du
pouvoir par rapport au corps social pour devenir médiation active de la
société à elle-même2. A partir du moment
où le pouvoir politique n'est plus qu'un moyen au service de la
société civile, la conversion du pouvoir transcendant en pouvoir
immanent est achevée.
Intéressons-nous donc aux conséquences qui
découlent de la redéfinition du statut de l'Etat dans la
perspective libérale. D'une part, l'appareil politique se voit
en un sens instrumentalisé par la société civile qui
apparaît désormais première. L'équation qui fait de
la société la sphère des moyens et l'Etat la voie
des fins3 semble se renverser. En tant qu'il
représente les intérêts des sociétaires et non leur
volonté expresse, il se révèle être un point de
visibilité pour la société qui acquière grâce
à lui une possibilité supplémentaire d'agir sur elle-
même. Le gouvernement gagne dès lors en étendue et
en domaine de compétence ce qu'il perd en puissance autonome.
La transcendance qui constitue essentiellement le pouvoir politique
cesse d'apparaître comme une transcendance constitutive grâce
à laquelle la collectivité atteint l'unité du peuple,
comme dans le dispositif classique de souveraineté, mais devient simple
point de vue global par lequel se réfléchit le corps social. En
ce sens, c'est la société qui se connaît à travers
lui. Dans ce mouvement, l'autorité personnelle du gouvernant s'efface au
profit de la libération d'une rationalité organisatrice qui doit
veiller au maintien de
la puissance de la société4. En ce
sens, l'administration technocratique, simple moyen
1 Dans un article sur " La reconnaissance- De
l'honneur à l'estime ", F. Fischbach montre que le problème de la
reconnaissance dans les sociétés modernes, reconnaissance
essentielle à une vie bonne, " se laisse ramener à la question
de l'articulation entre, d'une part, une politique de la
dignité, par essence universaliste, égalitaire et aveugle
aux différences et d'autre part, une politique de
l'identité fondée sur la possibilité individuelle et
collective de constituer une identité propre et irréductible
à tout autre ". Or la reconnaissance sociale est fondée
en " la contribution apportée par un individu ou
un groupe à la reproduction sociale ". La reconnaissance
juridico-morale de l'égale dignité finit donc par se
séparer de l'estime sociale acquise au sein du processus de production.
Contre le facteur d'inégalité mis en jeu par cette
évaluation de l'estime sociale et la dignité amoindrie qui en
résulte, l'Etat se voit justement conduit à
protéger, en plus des droits fondamentaux, les conditions
d'existence sociale minimale sans lesquelles la possibilité même
d'une vie digne est menacée.
2 M. Gauchet, La religion dans la
démocratie, p. 153-155: " l'évanouissement du principe
qui assurait la supériorité métaphysique de la
sphère publique modifie la nature du rapport de représentation
entre la société
civile et l'Etat. On pourrait dire : il libère la logique
représentative et la laisse aller au bout d'elle-même ; il rend
la relation intégralement représentative ",
c'est-à-dire " qu'il tend à se transformer en espace de
représentation de
la société civile, sans plus de
supériorité hiérarchique vis-à-vis d'elle ni de
rôle d'entraînement historique. Sa légitimité n'est
plus faite que de la répercussion qu'il assure aux
réquisitions, aux interrogations ou aux difficultés de la vie
commune ".
3 E. Weil, Philosophie politique, p. 246:
" L'Etat est l'organe dans lequel une communauté pense: elle ne peut se
penser qu'à condition de ne pas vivre dans la peur de sa destruction. La
société peut satisfaire à cette condition, mais elle ne
saurait être un Etat véritable: elle n'assigne pas de fin
dernière aux Etats, n'étant que le moyen,
nécessaire (et non suffisant) pour la réalisation de cette fin;
elle est la condition nécessaire pour qu'ils puissent se montrer dans
leur être positif. Ce dont elle est la condition nécessaire est ce
qui la justifie devant la philosophie: c'est l'Etat positif, la morale
consciente d'une communauté libre, plus exactement, la
possibilité de créer et de développer des
communautés libres sous leurs propres lois, concrètement
raisonnables en ce qu'elle permettent à leurs citoyens de mener une vie
sensée pour eux dans la vertu ".
4 Le principe de souveraineté, ,p.
222: " Est juste, chez les modernes, ce qui correspond à la
rationalité de la société. En d'autres termes, la
société n'est pas structurée par une norme du juste qui
viendrait d'on ne sait où, mais, au contraire, c'est le corps social
qui, organisé selon sa propre rationalité, constitue la norme
conformément
à laquelle le juste est défini. "
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impersonnel, devient l'essentiel de la charge
gouvernementale, comme il nous est apparu à propos de la question de la
gouvernementalité. Il y a en ce sens accroissement paradoxal et
parallèle de la liberté et du pouvoir. Le pouvoir
chargé d'assurer l'autonomie de la société devient
finalement un instrument très étendu de contrôle et
de régulation sans pour autant incarner la contrainte
hétéronome d'une autorité
extérieure1.
L'on peut se demander néanmoins comment l'Etat dont la
charge consiste désormais à articuler des revendications
concurrentes au sein de la société parvient à leur
faire droit? Comment se structure cette entité sociale pour parvenir
à se connaître et ainsi à agir sur elle- même? Nous
avons d'un côté une multiplicité d'individus, sujets
de droits inaliénables, engagés dans une relation horizontale
d'échanges. D'un autre côté, l'Etat de droit, fondé
sur une constitution républicaine à base de
souveraineté populaire, qui garantit l'articulation
réciproque des droits de chacun et contribue à la
défense des droits individuels. En même temps, le
dispositif institutionnel de la démocratie représentative
suppose, par la voie des partis politiques, la prise en compte des
intérêts divergents des groupes sociaux composant la nation. Nous
sommes donc en présence d'un sujet collectif, la nation, composée
d'individus libres et égaux en droits, mais rassemblés en
sphères d'intérêts particuliers communs; ce sujet social,
pour articuler les revendications concurrentes de ces groupes,
identifiés par la représentation des partis politiques, met
à sa disposition les moyens que fournit une administration
rationnelle. De ce point de vue, le pouvoir politique est soumis à la
conscience que le corps social a de ses besoins. Ce n'est pas donc pas sur le
terrain politique que nous rencontrons l'affirmation d'une pleine
disposition de la société sur elle-même, mais
directement dans le sujet social.
C'est de cette idée qu'il nous faut à
présent partir pour nous porter à l'étude d'un autre foyer
de pouvoir au sein du monde démocratique, la sphère de
communication propre à assurer le contrôle des gouvernants
par les gouvernés, et qui apparaît de ce fait comme le
véritable point de visibilité de la société sur
elle-même. Cette sphère nous conduira dès lors à
apprécier la distinction capitale qui s'établit dans la
démocratie libérale entre pouvoir et savoir, et les effets
de pouvoir que le savoir social peut produire. C'est, en effet, en
soumettant les moyens du pouvoir au savoir que le corps social
atteint de lui-même dans l'espace public, que la société
parachève son autonomisation, après qu'elle ait commencé
de s'appréhender comme jouissant d'une consistance naturelle.
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