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L'Homme Démocratique

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par François Palacio
Université Montpellier III - Master I Philosophie 2003
  

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L'espace public comme médiation à soi de la société

Le problème qui nous occupe est donc celui du savoir que la société acquiert d'elle- même et par là-même l'espace de visibilité que le corps social se donne pour se maîtriser, entendu que ce corps social n'est fondé lui-même que sur l'indépendance réciproque d'acteurs libres et égaux.

Or nous avons vu que les individus, dont la constitution doit garantir les droits fondamentaux, délèguent à leurs représentants le pouvoir politique d'administration de la nation. Néanmoins, avec d'une part le rejet du mandat impératif, d'autre part la nécessaire soumission de ces représentants aux intérêts des individus et des groupes, ce n'est ni la volonté individuelle de chacun ni la volonté despotique des gouvernants qui finit par s'affirmer comme volonté générale, mais, en quelque sorte, la volonté du corps social, entendu

1 F. Guizot, De la peine de mort en matière politique (1822), in Les libéraux, p. 514: " Si le pouvoir n'a plus de mystères pour la société, c'est que la société n'en a plus pour le pouvoir; si l'autorité rencontre partout des esprits qui prétendent à la juger, c'est qu'elle a partout quelque chose à exiger ou à faire; si on lui demande en toute occasion de légitimer sa conduite, c'est qu'elle peut disposer de toutes les forces et a droit sur tous les citoyens; si

le public se mêle beaucoup plus du gouvernement, le gouvernement agit aussi sur un bien autre public, et le pouvoir s'est agrandi comme la liberté ".

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comme l'entité autonome en laquelle s'inscrivent les rapports naturels et horizontaux d'échanges économiques entre sujets indépendants.

Un point de visibilité est donc nécessaire pour permettre au corps social de se connaître et finalement de se réguler. C'est l'espace public qui constitue ce point de médiation entre savoir et pouvoir de la société.

La liberté de l'écrit

Nous avons vu que le pouvoir des représentants de la nation reposait en dernier lieu sur le consentement des gouvernés1. La voie institutionnelle prévue pour l'expression du consentement repose dans le principe de l'élection qui sanctionne la confiance accordée aux représentants. Néanmoins, il ne s'agit là que d'une liberté passive et toujours seconde, qui ne peut que réagir aux mesures déjà prises. Entre cette liberté politique négative et l'affirmation plénière des droits individuels inaliénables mais non-politiques va donc venir s'inscrire une liberté intermédiaire par laquelle les garanties politiques données à l'exercice des droits inaliénables seront placées sous le contrôle non pas du pouvoir, mais du savoir des individus. L'homme, en tant qu'il est un être libre, a un droit imprescriptible à la recherche de son

propre bonheur. De ce point de vue, la fin de l'Etat ne consiste qu'en l'articulation " de la liberté de chacun à la condition de son accord avec la liberté de tous, en tant que celle-ci est possible selon une loi universelle "2. Dès lors, " personne ne peut me contraindre à être heureux d'une certaine manière, mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu'il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible " 3. L'unique fin de la législation est donc le juste et non le bonheur car " relativement au bonheur, aucun principe universellement valable ne peut être donné pour loi "4. C'est ce principe d'une législation universelle qui constitue la pierre de touche de la république. Cette volonté publique est l'unique critère sur lequel le législateur doit s'orienter5. Néanmoins comme cette volonté générale est l'unique moyen de garantir à chacun la libre recherche de son bonheur, et partant qu'elle en constitue une condition nécessaire, l'individu ne peut s'opposer au législateur incarnant la volonté générale sous le prétexte qu'il va contre son intérêt. C'est là une " illusion habituelle qui consiste à faire intervenir dans leurs jugement le principe du bonheur quand il

est question du principe du droit "6. Néanmoins comme le souverain peut se tromper sur le meilleur moyen de favoriser la fin de ses sujets et qu'il peut ignorer certains effets de la loi, "

il faut accorder au citoyen la faculté de faire connaître publiquement son opinion sur ce qui dans les décrets de ce souverain lui paraît être une injustice à l'égard de la chose publique "7. Ainsi advient-il un moyen de régulation de l'autorité qui, par en bas, doit éclairer le souverain sur ses devoirs. A côté de l'usage que l'individu fait de sa raison dans sa mission civile et qui doit être soumis à l'obligation à laquelle lui incombe sa charge, un usage public de la raison

1 P-P. Royer-Collard in Les libéraux, p. 508: " Une nation qui obéit à des lois qu'elle n'a point consenties peut être sagement gouvernée; elle peut avoir de bons rois, de grands rois, fleurir au-dedans et acquérir de la gloire

au-dehors, elle n'est pas libre; elle ne s'appartient pas à elle-même ".

2 E. Kant, Sur l 'expression courante: il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien,

p. 30.

3 Ibid., p. 31.

4 Ibid., p. 40.

5 Ibid., p. 41: " Quand il s'agit d'apprécier si l'on avait fait preuve de prudence ou non en prenant telle mesure, il

est vrai que le législateur peut se tromper, mais tel n'est pas le cas lorsqu'il se demande si la loi s'accorde ou non avec le principe du droit, car il dispose en ce cas, et même a priori, comme d'un étalon infaillible, de cette Idée

du contrat originaire ".

6 Ibid. p. 44.

7 Ibid. p. 47. Ainsi " la liberté d'écrire est l'unique palladium des droits du peuple ", Ibid., p. 48.

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existe, usage fondé en la liberté essentielle de l'homme en tant que membre d'une société universelle, et qui repose dans le droit inaliénable de se perfectionner. C'est là le principe de l'Aufklärung sur lequel nous aurons à revenir. Selon ce principe, aucun contrat ne peut mettre l'homme dans une situation telle qu'il renonce au devoir essentiel qu'il a de se perfectionner1.

Dès lors, la liberté de l'écrit est un moyen toujours à la disposition de l'homme pour veiller à ce que l'autorité n'outrepasse pas les fins pour lesquelles il a été établi: la sauvegarde des droits que l'individu ne peut assumer par lui-même. Ainsi " la limitation de l'autorité sociale est donc possible. Elle sera garantie d'abord par la même force qui garantit toutes les vérités reconnues, par l'opinion "2. Le pouvoir doit se soumettre au savoir. Aussi éclairer les hommes est un moyen essentiel et fondamental de garantir ces droits3. Dès lors, la diffusion des écrits nous rapproche de l'idéal d'une démocratie directe et peut, dans les grands Etats modernes, prendre la place de l'agora antique, en tant qu'espace public de discussion. " Dans

les grandes associations des temps modernes, la liberté de la presse étant le seul moyen de publicité est par-là même, quelle que soit la forme du gouvernement, l'unique sauvegarde de nos droits "4 et en ce sens, elle peut, face à la liberté politique d'autodétermination collective nécessairement déléguée, remplacer les droits politiques5.

Il existe par conséquent un véritable effet de pouvoir produit par le savoir et qui peut contrecarrer les buts iniques d'un gouvernement hétérogène au corps social. Par là, la société des hommes libres se donne un rempart pour ses droits et un espace de connaissance, et en même temps, de maîtrise de son destin collectif. Mais comment un tel espace a pu voir le jour

et se présenter comme un ersatz des droits politiques? Que le savoir des individus puisse venir s'opposer à un pouvoir politique toujours menaçant et dont ils ne possèdent pas la maîtrise effective n'implique-t-il pas une conception particulière de ce pouvoir, conception issue d'une structuration particulière du fait politique? Comment un droit aussi récent et par conséquent aussi artificiel que la liberté de la presse peut-il être conçu comme un droit essentiel de l'homme, inscrit en sa nature même? 6

La genèse structurelle de l'espace public

Afin de retracer la naissance et le développement de l'espace public, nous suivrons l'étude produite par Jürgen Habermas, qui en 1961, s'est attelé à une archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Cette étude nous permettra

de montrer comment la société libérale a vu se mettre en place les structures historiques par lesquelles elle est venu à se former comme sphère autonome.

Comme nous avons déjà pu l'observer à propos de la définition hobbesienne de la souveraineté, c'est dans le cadre du problème théologico-politique qu'a pu se constituer une sphère de pouvoir réunissant dans les mains du souverain l'essentiel de la puissance publique.

Ici public est entendu comme relevant du pouvoir à qui est confiée la charge politique

1 E. Kant, Réponse à la question: qu'est-ce que les Lumières?, p. 47: " Un tel contrat qui serait conclu pour tenir

à jamais le genre humain à l'écart de toute nouvelle lumière est purement et simplement nul et non avenu ".

2 Benjamin Constant, Principes de politique, p. 59.

3 Ibid., p. 58: " Lorsque certains principes sont complètement et clairement démontrés, ils se servent en quelque sorte de garantie à eux-mêmes ".

4 Ibid., p. 121.

5 Ibid., p. 123: " Dans les pays où le peuple ne participe point au gouvernement d'une manière active, c'est à dire partout où il n'y a pas une représentation nationale librement élue et revêtue de prérogatives imposantes, la liberté de la presse remplace en quelque sorte les droits politiques ".

6 Constitution du 3 septembre 1791, in Les constitutions de la France depuis 1789, p. 36, " Titre premier, Dispositions fondamentales garanties par la constitution ": " La Constitution garantit, comme droits naturels et

civils: (...) La liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que les écrits

puissent être soumis à aucune censure ni inspection avant leur publication ".

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d'organisation de l'Etat1. Les particuliers, qui ne font pas partie de ce public, sont dès lors renvoyés à une sphère privée où ils poursuivent leurs intérêts, en dehors du bien public. La religion, dans ce cadre, appartient elle-même, comme nous avons eu l'occasion de le montrer,

à cette sphère qui tombe en dehors de la puissance publique.

Cependant, au XVIIe, comme il nous est apparu dans notre étude de la gouvernementalité, le pouvoir dont la fonction devient synonyme d'administration d'un territoire et d'une population va voir émerger sur son terrain la sphère purement économique

de reproduction des moyens d'existence qui, depuis Aristote, étaient relégués dans l'intimité

de l'oïkos. Une transformation des rapports sociaux va s'ensuivre qui permet la reconnaissance d'une sphère sociale particulière: la bourgeoisie2. C'est dans ce cadre que commence à se développer une Presse directement rattachée au pouvoir et qui vise à l'échange d'informations

à des fins commerçantes. Or, cette nouvelle classe, ainsi promue par les intérêts du pouvoir, prend conscience de son opposition à ce pouvoir public, en tant qu'elle est concernée directement par ces affaires3. A partir du moment où le pouvoir, dans le cadre de la nouvelle politique mercantiliste, prend en charge un domaine jusque-là cantonné dans l'ordre domestique et privé, la sphère des propriétaires voit dans ses propres affaires une affaire d'intérêt public et commence à se constituer en sphère critique du pouvoir4. " Le médium de cette opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original et sans précédent dans l'histoire: c'est l'usage public du raisonnement "5. Nous sommes donc face à une situation très particulière où, d'une part, une classe non-politique est intéressée par le maniement des affaires publiques, non parce qu'elle souhaite voir réparti le pouvoir hors les mains de l'appareil monarchique, mais parce qu'elle se sait plus habile dans un domaine jusque-là demeuré dans son champ de compétence purement privé; d'autre part, et conséquemment, elle enclenche un mouvement de critique, non pas adressé directement au pouvoir public, mais cantonné dans la sphère qui fut toujours la sienne " la sphère d'intimité propre à la famille restreinte "6.

Dans le domaine public, l'individu ne possède de réalité que comme sujet, mais dans la sphère privée, il cumule d'un côté le rôle de propriétaire sollicité par les affaires publiques, d'autre part celui purement moral de " pur et simple être humain". C'est dans ce cadre que commencent à se développer les Salons littéraires et les cafés, en lesquels les particuliers font usage de leur raisonnement dans le domaine de la critique artistique. Un commerce, au sens d'un lien non-politique, s'établit entre personnes privées, égales entre elles, sans considération

de hiérarchies propre à la sphère publique du pouvoir. Ainsi commence à émerger un public d'hommes privés, débarrassés des liens politiques de sujétions, et livrant à leur critique tout objet susceptible d'être discuté7.

1 Ibid., p. 29: " Le pouvoir s'affirme plus solidement comme un vis-à-vis tangible pour ceux qui lui sont purement et simplement subordonnés et qui ne trouvent en lui d'abord qu'une définition négative d'eux-mêmes. Ceux-ci constituent en effet ce qu'on appelle les personnes privées qui, n'exerçant aucune fonction officielle, se trouvent donc exclues d'une participation au pouvoir public. Public, en ce sens plus restreint, devient synonyme d'étatique ".

2 Ibid., p. 30: " C'est dans la transformation de la structure de l'économie, héritée de l'Antiquité, en économie politique que se reflète la transformation subie par les rapports sociaux ".

3 Ibid., p. 34: " Cette sphère se développe en effet dans la mesure où l'intérêt d'ordre public porté à la sphère

privée qu'est la société bourgeoise n'est plus défendu par le seul pouvoir, mais est pris en compte par les sujets qui y voient leur affaire propre ".

4 Ibid. p. 35: " D'un côté la société bourgeoise, qui se consolide face à l'Etat, délimite clairement par rapport au pouvoir un domaine privé; mais d'un autre côté, elle fait de la reproduction de l'existence, qu'elle libère des cadres du pouvoir domestique privé, une affaire d'intérêt public; et c'est pour ces deux raisons que la zone décrite par le contrat permanent liant l'administration aux sujets devient critique; mais aussi parce qu'elle suppose qu'un public faisant usage de sa raison y exerce sa propre critique ".

5 Ibid., p. 38.

6 Ibid., p. 39.

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Mais cette sphère formée par un public privé ne cherche pas tant à critiquer l'Etat pour exercer à sa place la domination, qu'à rationaliser ce mode de domination pour assurer par elle-même le contrôle de sa propre sphère, économique et morale: la société civile par opposition à la res publica. A cette fin, et contre la pratique du secret d'Etat qui devait conserver les décisions du pouvoir public secrète à l'égard des personnes privées considérées, selon l'expression de Kant, comme mineur1, cette classe bourgeoise revendique un principe de publicité des décisions publiques. C'est donc de ce for intérieur purement moral et critique, que le pouvoir public a déchargé de toute efficace politique, que va émerger un espace public juxtaposé aux lois de l'Etat et obéissant à sa loi propre, la loi d'opinion2. Après la réunion des Etats généraux et la reconnaissance institutionnelle du tiers état, la Révolution ouvre la voie à

la reconnaissance institutionnelle d'un espace public3.

De plus, la diffusion de la Presse se renforçant, produit un élargissement du public qui

ne se voit plus dès lors ouverte qu'au seul propriétaire bourgeois. Un forum émerge où les revendications des classes non possédantes trouve un écho public. Or, et un renversement important et significatif est d'ores et déjà accompli, c'est à l'Etat que ces revendications s'adressent. La société ne peut par elle-même que laisser les lois naturelles du marché à leur autorégulation. Son pouvoir, institutionnalisé par la médiation des représentants de la nation, consiste en une administration rationnelle orientée par la connaissance qu'elle obtient d'elle- même, sur le mode immanent de l'opinion publique, véritable exercice, ou en tout cas condition sine qua non, de la souveraineté populaire. Ainsi " les revendications qui jusque-là étaient refoulées dans la sphère privée éclatent maintenant au sein de la sphère publique; certains groupes sociaux, aux besoins desquels un marché qui obéit à sa propre régulation interne ne saurait plus répondre, attendent désormais que l'Etat joue ce rôle régulateur "4. Dès lors la séparation de l'Etat et de la société, qui avait justement permis l'affirmation d'une sphère publique bourgeoise, se renverse en une prise en compte plus active des besoins de la société par l'Etat. L'on peut dès lors parler d'étatisation du social ou de socialisation de l'Etat5. Désormais les conflits économiques, jusque-là relégués dans l'orbe de la sphère privée, peuvent se traduire politiquement. L'Etat se voit chargé de nouvelles tâches, non plus seulement de contrôle, mais d'organisation et de coordination du champ social6.

7 Ibid., p. 61: " Le processus, au cours duquel le public constitué par les individus faisant usage de leur raison s'approprie la sphère publique contrôlée par l'autorité et la transforme en une sphère où la critique s'exerce contre

le pouvoir de l'Etat, s'accomplit comme une subversion de la conscience publique littéraire, déjà dotée d'un public possédant ses propres institutions et de plates-formes de discussion ".

1 Qu'est-ce que les Lumières?, p. 43.

2 Locke dans son Essai sur l'entendement humain (II, XXVIII, §10-12) montre qu'à côté des lois divines et des lois civiles, la loi d'opinion ou loi philosophique possède une réelle efficace par la superposition qu'elle accomplit entre vertu et vice, d'une part, et devoir et péché, d'autre part. Son mode de contrainte, purement immanent aux relations sociales, jouit même d'une efficace supérieure aux deux autres formes de lois. Cf. §12:

" Il n'y a point d'homme qui venant à faire quelque chose de contraire à la coutume et aux opinions de ceux qu'il fréquente, et à qui il veut le rendre recommandable, puisse éviter la peine de leur censure et de leur dédain ". Cf.

aussi Koselleck, Le règne de la critique, p. 49: " La morale civile devient un pouvoir public qui n'agit que par

l'esprit; elle est cependant politique, puisqu'elle oblige le citoyen à conformer ses actions non seulement aux lois

de l'Etat mais aussi et en particulier à la loi de l'opinion publique ".

3 Cf. supra Déclaration de 1791.

4 L'espace public, p. 140.

5 Ibid., p. 150: " L'interventionnisme a pour origine le fait que des conflits d'intérêts se sont traduits en conflits politiques lorsqu'il n'a plus été possible de les régler sur le seul plan de la sphère privée. C'est ainsi qu'à long terme l'intervention de l'Etat au sein de la sphère sociale provoque également un transfert de compétence: certains domaines qui relevaient de l'autorité publique incombent alors à des organismes privés. Et l'extension de l'autorité de l'Etat à des domaines privés plus nombreux a pour corollaire le processus inverse suivant lequel le pouvoir social se substitue à l'Etat en certaines occurrences ".

6 Ibid., p. 155: " L'Etat prend également en charge, outre les affaires administratives ordinaires, des prestations

de service qui jusque-là relevaient du secteur privé: soit qu'il confie à des personnes privées des tâches de caractère public, soit qu'il ordonne des activités économiques privées grâce à des plans d'encadrement ".

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Ce processus interventionniste est cependant à distinguer du mercantilisme en tant que

le pouvoir n'utilise pas la société civile afin de renforcer son pouvoir mais au contraire en tant qu'il doit servir d'instrument à la société pour articuler ses conflits1. Ce n'est plus le pouvoir qui cherche à obtenir une connaissance de la société pour la dominer, c'est la société qui s'administre à partir de l'Etat grâce au reflet que l'espace public lui offre de sa puissance naturelle, libérée par les lois du marché.

Mais ce mouvement est double. Dans le même temps où le pouvoir public de l'Etat prend en charge les besoins de la société, la société devient elle-même une instance publique

de pouvoir dans la mesure où la sphère privée d'échanges économiques devient une instance déterminante de l'existence collective. Dans ce mouvement par lequel la société civile s'interpénètre avec le pouvoir de l'Etat, la famille, qui avait été le foyer de naissance de cette indépendance privée, se voit redessinée dans son statut pour constituer le domaine purement privé. Dans le même mouvement, la question des moyens de reproduction de l'existence est directement assumée sur le terrain public2. Cette sphère familiale est dès lors concentrée dans

sa fonction purement consommatrice. Le processus de socialisation lui-même n'est plus assuré par le noyau intime de la famille. Parallèlement à ce processus par lequel la société civile marchande se voit constitué en sphère publique, la Presse, d'instrument critique qu'elle était,

se voit elle-même transformée en sphère d'influences marchandes. Par-là même son rôle de garantie contre les abus du pouvoir se voit redéfini en principe de légitimation d'intérêts concurrents et appel à la consommation. La publicité devient réclame. Dès lors, " la Publicité permet de manipuler le public, en même temps qu'elle est le moyen dont on sert pour se justifier face à lui. Ainsi la Publicité de manipulation prend-elle le pas sur la Publicité critique

"3. A partir du moment où la publicité commerciale s'empare de la sphère publique, certaines personnes privées, en tant que propriétaires, exercent leur influence sur le public même qu'elle était en charge de représenter. D'autre part, l'idée des relations publiques instaure entre les représentants et les électeurs une relation de marketing. L'opinion publique devient, dès lors, "

un référent imaginaire, idéal et utopique qui sert essentiellement de principe légitimateur des discours et des actions politiques "4. L'opinion publique n'est dès lors plus un donné, mais une construction5.

Nous avons donc trois modalités de pouvoir propres au corps social: d'une part, le pouvoir politique, dont le principe de législation universelle s'inscrit dans la constitution de la souveraineté populaire; d'autre part, le pouvoir naturel des échanges économiques qui traversent le corps social et composent le tissu de communication entre individus libres et égaux; enfin, le savoir que la société acquiert d'elle-même dans l'espace public et qui sert de

1 Ibid., p. 156: " La société industrielle régie par un Etat-social voit se développer des rapports et des types de relations qui ne peuvent que partiellement être articulés sur les institutions de droit privé ou du droit public; ils obligent au contraire à introduire les normes de ce qu'on appelle le droit social ".

2 Ibid. p. 159: " Dans la mesure où l'on assiste à une interpénétration de l'Etat et de la société, l'institution qu'est

la famille restreinte se détache des processus de reproduction sociale: la sphère d'intimité qui, autrefois, se situait

au centre de la sphère privée prise dans son ensemble, recule en quelque sorte jusqu'à sa périphérie, à mesure que celle-ci perd son caractère strictement privé ".

3 Ibid., p. 186.

4 P. Champagne, Faire l'opinion, p. 42.

5 Ibid., p.243: " L'expression d'espace public tend à prendre comme un donné ce qui est, en fait, le résultat d'un travail de construction complexe engageant différentes catégories d'acteurs situés dans des relations de collaboration conflictuelle: il n'y a pas un espace public qui soit donné et ouvert à tous mais un système plus ou moins différencié d'agents qui ont une définition sociale de ce qui est digne d'entrer dans l'univers des faits méritant d'être rendus publiques ". Cf. aussi M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, p. 362: " les médias deviennent ainsi le théâtre de la réflexion publique, le foyer du travail de la société sur elle-même. Ils ne faisaient jusqu'alors que relayer de façon plus ou moins attentive, les mouvements qui se déroulaient et se définissaient en dehors d'eux. Ils sont désormais le lieu même où ça se passe, la scène où l'élaboration collective prend consistance aux yeux de ses acteurs en acquérant la visibilité ".

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moyen terme à l'articulation de ces deux pouvoirs. C'est ce dernier plan qui constitue proprement le lieu de la subjectivité du corps social par laquelle celui-ci s'appréhende lui- même comme sujet de son action.

Mais l'on aurait tort de penser que cette subjectivité ne se cantonne qu'à un savoir déconnecté du pouvoir. Car, nous l'avons vu avec Locke, il existe bien un pouvoir constitutif

et contraignant de l'opinion. L'effet produit par la force inertiale de l'opinion, entendue au sens

de croyance collective, donne au pouvoir de la société sur elle-même, en tant que ce pouvoir fonctionne sur un mode immanent, le statut d'une évidence et ne laisse plus apercevoir le lieu d'où il naît. De la même façon que l'oeil qui voit ne peut se voir lui-même voyant, ce pouvoir immanent ne saisit pas les structures de sens qu'il met en place et par lesquelles il acquiert réalité et efficace, de même que la constitution du champ perceptif ne se laisse pas saisir dans l'activité de perception même.

C'est cela que nous nous proposons d'appeler pouvoir social, un pouvoir non-violent, fonctionnant sur un mode parfaitement immanent, et ne se laissant par conséquent pas apercevoir, et qui jouit de la même consistance que les moeurs par lesquelles un peuple structure son rapport à lui-même. Mais à la différence des moeurs héritées qui canalisent le pouvoir des générations présentes dans les voies tracées par les aïeux, ce pouvoir social constitue le principe d'une présence à soi de la société et de ses flux qui, dans ce rapport immédiat, ne se laissent penser que comme expression d'une force naturelle et non contraignante. C'est pourquoi l'étude de ce pouvoir social, engendré par une structuration historique particulière, est redevable d'une phénoménologie, en tant qu'étude de la donation de sens constitutive de la réalité que ce pouvoir élabore et en laquelle il agit: le monde démocratique.

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"Et il n'est rien de plus beau que l'instant qui précède le voyage, l'instant ou l'horizon de demain vient nous rendre visite et nous dire ses promesses"   Milan Kundera