L'espace public comme médiation à soi de la
société
Le problème qui nous occupe est donc celui du savoir
que la société acquiert d'elle- même et par
là-même l'espace de visibilité que le corps social
se donne pour se maîtriser, entendu que ce corps social n'est
fondé lui-même que sur l'indépendance réciproque
d'acteurs libres et égaux.
Or nous avons vu que les individus, dont la
constitution doit garantir les droits fondamentaux,
délèguent à leurs représentants le pouvoir
politique d'administration de la nation. Néanmoins, avec d'une
part le rejet du mandat impératif, d'autre part la
nécessaire soumission de ces représentants aux
intérêts des individus et des groupes, ce n'est ni la
volonté individuelle de chacun ni la volonté despotique
des gouvernants qui finit par s'affirmer comme volonté
générale, mais, en quelque sorte, la volonté du corps
social, entendu
1 F. Guizot, De la peine de mort en
matière politique (1822), in Les libéraux, p. 514:
" Si le pouvoir n'a plus de mystères pour la société,
c'est que la société n'en a plus pour le pouvoir; si
l'autorité rencontre partout des esprits qui prétendent à
la juger, c'est qu'elle a partout quelque chose à exiger ou à
faire; si on lui demande en toute occasion de légitimer sa conduite,
c'est qu'elle peut disposer de toutes les forces et a droit sur tous les
citoyens; si
le public se mêle beaucoup plus du gouvernement, le
gouvernement agit aussi sur un bien autre public, et le pouvoir s'est
agrandi comme la liberté ".
63
comme l'entité autonome en laquelle s'inscrivent
les rapports naturels et horizontaux d'échanges
économiques entre sujets indépendants.
Un point de visibilité est donc nécessaire
pour permettre au corps social de se connaître et finalement de se
réguler. C'est l'espace public qui constitue ce point de
médiation entre savoir et pouvoir de la société.
La liberté de l'écrit
Nous avons vu que le pouvoir des représentants de la
nation reposait en dernier lieu sur le consentement des
gouvernés1. La voie institutionnelle prévue pour
l'expression du consentement repose dans le principe de l'élection qui
sanctionne la confiance accordée aux représentants.
Néanmoins, il ne s'agit là que d'une liberté passive et
toujours seconde, qui ne peut que réagir aux mesures déjà
prises. Entre cette liberté politique négative et l'affirmation
plénière des droits individuels inaliénables mais
non-politiques va donc venir s'inscrire une liberté
intermédiaire par laquelle les garanties politiques données
à l'exercice des droits inaliénables seront placées
sous le contrôle non pas du pouvoir, mais du savoir des individus.
L'homme, en tant qu'il est un être libre, a un droit imprescriptible
à la recherche de son
propre bonheur. De ce point de vue, la fin de l'Etat
ne consiste qu'en l'articulation " de la liberté de chacun
à la condition de son accord avec la liberté de tous, en tant que
celle-ci est possible selon une loi universelle "2. Dès
lors, " personne ne peut me contraindre à être heureux
d'une certaine manière, mais il est permis à chacun de chercher
le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la
bonne, pourvu qu'il ne nuise pas à la liberté qui peut
coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible "
3. L'unique fin de la législation est donc le juste et non
le bonheur car " relativement au bonheur, aucun principe universellement
valable ne peut être donné pour loi "4. C'est
ce principe d'une législation universelle qui constitue la pierre
de touche de la république. Cette volonté publique est
l'unique critère sur lequel le législateur doit
s'orienter5. Néanmoins comme cette volonté
générale est l'unique moyen de garantir à chacun la libre
recherche de son bonheur, et partant qu'elle en constitue une condition
nécessaire, l'individu ne peut s'opposer au législateur
incarnant la volonté générale sous le prétexte
qu'il va contre son intérêt. C'est là une " illusion
habituelle qui consiste à faire intervenir dans leurs jugement le
principe du bonheur quand il
est question du principe du droit "6. Néanmoins
comme le souverain peut se tromper sur le meilleur moyen de favoriser la fin de
ses sujets et qu'il peut ignorer certains effets de la loi, "
il faut accorder au citoyen la faculté de faire
connaître publiquement son opinion sur ce qui dans les décrets de
ce souverain lui paraît être une injustice à l'égard
de la chose publique "7. Ainsi advient-il un moyen de
régulation de l'autorité qui, par en bas, doit éclairer le
souverain sur ses devoirs. A côté de l'usage que l'individu fait
de sa raison dans sa mission civile et qui doit être soumis à
l'obligation à laquelle lui incombe sa charge, un usage public de la
raison
1 P-P. Royer-Collard in Les libéraux,
p. 508: " Une nation qui obéit à des lois qu'elle n'a point
consenties peut être sagement gouvernée; elle peut avoir de bons
rois, de grands rois, fleurir au-dedans et acquérir de la gloire
au-dehors, elle n'est pas libre; elle ne s'appartient pas
à elle-même ".
2 E. Kant, Sur l 'expression courante: il se peut
que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut
rien,
p. 30.
3 Ibid., p. 31.
4 Ibid., p. 40.
5 Ibid., p. 41: " Quand il s'agit
d'apprécier si l'on avait fait preuve de prudence ou non en
prenant telle mesure, il
est vrai que le législateur peut se tromper, mais tel
n'est pas le cas lorsqu'il se demande si la loi s'accorde ou non avec le
principe du droit, car il dispose en ce cas, et même a priori,
comme d'un étalon infaillible, de cette Idée
du contrat originaire ".
6 Ibid. p. 44.
7 Ibid. p. 47. Ainsi " la liberté
d'écrire est l'unique palladium des droits du peuple ", Ibid.,
p. 48.
64
existe, usage fondé en la liberté
essentielle de l'homme en tant que membre d'une société
universelle, et qui repose dans le droit inaliénable de se
perfectionner. C'est là le principe de l'Aufklärung sur lequel nous
aurons à revenir. Selon ce principe, aucun contrat ne peut mettre
l'homme dans une situation telle qu'il renonce au devoir essentiel qu'il a de
se perfectionner1.
Dès lors, la liberté de l'écrit est un
moyen toujours à la disposition de l'homme pour veiller à ce que
l'autorité n'outrepasse pas les fins pour lesquelles il a
été établi: la sauvegarde des droits que l'individu ne
peut assumer par lui-même. Ainsi " la limitation de
l'autorité sociale est donc possible. Elle sera garantie d'abord par la
même force qui garantit toutes les vérités reconnues, par
l'opinion "2. Le pouvoir doit se soumettre au savoir. Aussi
éclairer les hommes est un moyen essentiel et fondamental de garantir
ces droits3. Dès lors, la diffusion des écrits nous
rapproche de l'idéal d'une démocratie directe et peut,
dans les grands Etats modernes, prendre la place de l'agora antique, en tant
qu'espace public de discussion. " Dans
les grandes associations des temps modernes, la liberté
de la presse étant le seul moyen de publicité est par-là
même, quelle que soit la forme du gouvernement, l'unique sauvegarde de
nos droits "4 et en ce sens, elle peut, face à la
liberté politique d'autodétermination collective
nécessairement déléguée, remplacer les droits
politiques5.
Il existe par conséquent un véritable effet de
pouvoir produit par le savoir et qui peut contrecarrer les buts iniques d'un
gouvernement hétérogène au corps social. Par là, la
société des hommes libres se donne un rempart pour ses droits et
un espace de connaissance, et en même temps, de maîtrise de son
destin collectif. Mais comment un tel espace a pu voir le jour
et se présenter comme un ersatz des droits politiques?
Que le savoir des individus puisse venir s'opposer à un pouvoir
politique toujours menaçant et dont ils ne possèdent pas la
maîtrise effective n'implique-t-il pas une conception particulière
de ce pouvoir, conception issue d'une structuration particulière du fait
politique? Comment un droit aussi récent et par conséquent
aussi artificiel que la liberté de la presse peut-il être
conçu comme un droit essentiel de l'homme, inscrit en sa nature
même? 6
La genèse structurelle de l'espace public
Afin de retracer la naissance et le
développement de l'espace public, nous suivrons l'étude
produite par Jürgen Habermas, qui en 1961, s'est attelé
à une archéologie de la publicité comme dimension
constitutive de la société bourgeoise. Cette étude
nous permettra
de montrer comment la société libérale a vu
se mettre en place les structures historiques par lesquelles elle est venu
à se former comme sphère autonome.
Comme nous avons déjà pu l'observer
à propos de la définition hobbesienne de la
souveraineté, c'est dans le cadre du problème
théologico-politique qu'a pu se constituer une sphère de pouvoir
réunissant dans les mains du souverain l'essentiel de la puissance
publique.
Ici public est entendu comme relevant du pouvoir à
qui est confiée la charge politique
1 E. Kant, Réponse à la question:
qu'est-ce que les Lumières?, p. 47: " Un tel contrat qui serait
conclu pour tenir
à jamais le genre humain à l'écart de toute
nouvelle lumière est purement et simplement nul et non avenu ".
2 Benjamin Constant, Principes de politique,
p. 59.
3 Ibid., p. 58: " Lorsque certains principes
sont complètement et clairement démontrés, ils se servent
en quelque sorte de garantie à eux-mêmes ".
4 Ibid., p. 121.
5 Ibid., p. 123: " Dans les pays
où le peuple ne participe point au gouvernement d'une manière
active, c'est à dire partout où il n'y a pas une
représentation nationale librement élue et revêtue de
prérogatives imposantes, la liberté de la presse remplace en
quelque sorte les droits politiques ".
6 Constitution du 3 septembre 1791, in
Les constitutions de la France depuis 1789, p. 36, " Titre
premier, Dispositions fondamentales garanties par la constitution ": " La
Constitution garantit, comme droits naturels et
civils: (...) La liberté à tout homme de
parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans
que les écrits
puissent être soumis à aucune censure ni inspection
avant leur publication ".
65
d'organisation de l'Etat1. Les particuliers,
qui ne font pas partie de ce public, sont dès lors
renvoyés à une sphère privée où ils
poursuivent leurs intérêts, en dehors du bien public. La religion,
dans ce cadre, appartient elle-même, comme nous avons eu l'occasion de le
montrer,
à cette sphère qui tombe en dehors de la puissance
publique.
Cependant, au XVIIe, comme il nous est apparu
dans notre étude de la gouvernementalité, le pouvoir
dont la fonction devient synonyme d'administration d'un territoire et
d'une population va voir émerger sur son terrain la sphère
purement économique
de reproduction des moyens d'existence qui, depuis Aristote,
étaient relégués dans l'intimité
de l'oïkos. Une transformation des rapports
sociaux va s'ensuivre qui permet la reconnaissance d'une sphère
sociale particulière: la bourgeoisie2. C'est dans ce
cadre que commence à se développer une Presse directement
rattachée au pouvoir et qui vise à l'échange
d'informations
à des fins commerçantes. Or, cette nouvelle
classe, ainsi promue par les intérêts du pouvoir, prend
conscience de son opposition à ce pouvoir public, en tant
qu'elle est concernée directement par ces affaires3. A
partir du moment où le pouvoir, dans le cadre de la nouvelle politique
mercantiliste, prend en charge un domaine jusque-là
cantonné dans l'ordre domestique et privé, la
sphère des propriétaires voit dans ses propres affaires
une affaire d'intérêt public et commence à se constituer
en sphère critique du pouvoir4. " Le médium de cette
opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original
et sans précédent dans l'histoire: c'est l'usage public du
raisonnement "5. Nous sommes donc face à une situation
très particulière où, d'une part, une classe
non-politique est intéressée par le maniement des affaires
publiques, non parce qu'elle souhaite voir réparti le pouvoir
hors les mains de l'appareil monarchique, mais parce qu'elle se sait
plus habile dans un domaine jusque-là demeuré dans son champ
de compétence purement privé; d'autre part, et
conséquemment, elle enclenche un mouvement de critique, non pas
adressé directement au pouvoir public, mais cantonné dans la
sphère qui fut toujours la sienne " la sphère d'intimité
propre à la famille restreinte "6.
Dans le domaine public, l'individu ne possède de
réalité que comme sujet, mais dans la sphère
privée, il cumule d'un côté le rôle de
propriétaire sollicité par les affaires publiques, d'autre part
celui purement moral de " pur et simple être humain". C'est dans ce
cadre que commencent à se développer les Salons
littéraires et les cafés, en lesquels les particuliers font usage
de leur raisonnement dans le domaine de la critique artistique. Un commerce, au
sens d'un lien non-politique, s'établit entre personnes privées,
égales entre elles, sans considération
de hiérarchies propre à la sphère
publique du pouvoir. Ainsi commence à émerger un public d'hommes
privés, débarrassés des liens politiques de
sujétions, et livrant à leur critique tout objet susceptible
d'être discuté7.
1 Ibid., p. 29: " Le pouvoir
s'affirme plus solidement comme un vis-à-vis tangible pour ceux
qui lui sont purement et simplement subordonnés et qui ne trouvent en
lui d'abord qu'une définition négative d'eux-mêmes. Ceux-ci
constituent en effet ce qu'on appelle les personnes privées qui,
n'exerçant aucune fonction officielle, se trouvent donc exclues d'une
participation au pouvoir public. Public, en ce sens plus restreint, devient
synonyme d'étatique ".
2 Ibid., p. 30: " C'est dans la
transformation de la structure de l'économie, héritée de
l'Antiquité, en économie politique que se reflète la
transformation subie par les rapports sociaux ".
3 Ibid., p. 34: " Cette sphère se
développe en effet dans la mesure où l'intérêt
d'ordre public porté à la sphère
privée qu'est la société bourgeoise n'est
plus défendu par le seul pouvoir, mais est pris en compte par les sujets
qui y voient leur affaire propre ".
4 Ibid. p. 35: " D'un côté
la société bourgeoise, qui se consolide face à l'Etat,
délimite clairement par rapport au pouvoir un domaine privé;
mais d'un autre côté, elle fait de la reproduction de
l'existence, qu'elle libère des cadres du pouvoir domestique
privé, une affaire d'intérêt public; et c'est pour ces deux
raisons que la zone décrite par le contrat permanent liant
l'administration aux sujets devient critique; mais aussi parce qu'elle suppose
qu'un public faisant usage de sa raison y exerce sa propre critique ".
5 Ibid., p. 38.
6 Ibid., p. 39.
66
Mais cette sphère formée par un public
privé ne cherche pas tant à critiquer l'Etat pour exercer
à sa place la domination, qu'à rationaliser ce mode de
domination pour assurer par elle-même le contrôle de sa
propre sphère, économique et morale: la
société civile par opposition à la res
publica. A cette fin, et contre la pratique du secret d'Etat
qui devait conserver les décisions du pouvoir public secrète
à l'égard des personnes privées considérées,
selon l'expression de Kant, comme mineur1, cette classe
bourgeoise revendique un principe de publicité des décisions
publiques. C'est donc de ce for intérieur purement moral et
critique, que le pouvoir public a déchargé de toute efficace
politique, que va émerger un espace public juxtaposé aux lois de
l'Etat et obéissant à sa loi propre, la loi
d'opinion2. Après la réunion des Etats
généraux et la reconnaissance institutionnelle du tiers
état, la Révolution ouvre la voie à
la reconnaissance institutionnelle d'un espace
public3.
De plus, la diffusion de la Presse se renforçant, produit
un élargissement du public qui
ne se voit plus dès lors ouverte qu'au seul
propriétaire bourgeois. Un forum émerge où les
revendications des classes non possédantes trouve un écho
public. Or, et un renversement important et significatif est d'ores et
déjà accompli, c'est à l'Etat que ces
revendications s'adressent. La société ne peut par
elle-même que laisser les lois naturelles du marché à leur
autorégulation. Son pouvoir, institutionnalisé par la
médiation des représentants de la nation, consiste en une
administration rationnelle orientée par la connaissance qu'elle obtient
d'elle- même, sur le mode immanent de l'opinion publique,
véritable exercice, ou en tout cas condition sine qua non,
de la souveraineté populaire. Ainsi " les revendications qui
jusque-là étaient refoulées dans la sphère
privée éclatent maintenant au sein de la sphère
publique; certains groupes sociaux, aux besoins desquels un
marché qui obéit à sa propre régulation
interne ne saurait plus répondre, attendent désormais que l'Etat
joue ce rôle régulateur "4. Dès lors la
séparation de l'Etat et de la société, qui avait
justement permis l'affirmation d'une sphère publique bourgeoise, se
renverse en une prise en compte plus active des besoins de la
société par l'Etat. L'on peut dès lors parler
d'étatisation du social ou de socialisation de l'Etat5.
Désormais les conflits économiques, jusque-là
relégués dans l'orbe de la sphère privée,
peuvent se traduire politiquement. L'Etat se voit chargé de
nouvelles tâches, non plus seulement de contrôle, mais
d'organisation et de coordination du champ social6.
7 Ibid., p. 61: " Le processus, au cours
duquel le public constitué par les individus faisant usage de leur
raison s'approprie la sphère publique contrôlée par
l'autorité et la transforme en une sphère où la critique
s'exerce contre
le pouvoir de l'Etat, s'accomplit comme une subversion de
la conscience publique littéraire, déjà dotée
d'un public possédant ses propres institutions et de plates-formes de
discussion ".
1 Qu'est-ce que les Lumières?, p.
43.
2 Locke dans son Essai sur l'entendement
humain (II, XXVIII, §10-12) montre qu'à côté des
lois divines et des lois civiles, la loi d'opinion ou loi philosophique
possède une réelle efficace par la superposition qu'elle
accomplit entre vertu et vice, d'une part, et
devoir et péché, d'autre part. Son mode
de contrainte, purement immanent aux relations sociales, jouit même
d'une efficace supérieure aux deux autres formes de lois. Cf.
§12:
" Il n'y a point d'homme qui venant à faire quelque chose
de contraire à la coutume et aux opinions de ceux qu'il
fréquente, et à qui il veut le rendre recommandable, puisse
éviter la peine de leur censure et de leur dédain ". Cf.
aussi Koselleck, Le règne de la critique, p. 49:
" La morale civile devient un pouvoir public qui n'agit que par
l'esprit; elle est cependant politique, puisqu'elle oblige le
citoyen à conformer ses actions non seulement aux lois
de l'Etat mais aussi et en particulier à la loi de
l'opinion publique ".
3 Cf. supra Déclaration de 1791.
4 L'espace public, p. 140.
5 Ibid., p. 150: " L'interventionnisme a
pour origine le fait que des conflits d'intérêts se sont traduits
en conflits politiques lorsqu'il n'a plus été possible de les
régler sur le seul plan de la sphère privée. C'est ainsi
qu'à long terme l'intervention de l'Etat au sein de la
sphère sociale provoque également un transfert de
compétence: certains domaines qui relevaient de l'autorité
publique incombent alors à des organismes privés. Et l'extension
de l'autorité de l'Etat à des domaines privés plus
nombreux a pour corollaire le processus inverse suivant lequel le pouvoir
social se substitue à l'Etat en certaines occurrences ".
6 Ibid., p. 155: " L'Etat prend
également en charge, outre les affaires administratives ordinaires, des
prestations
de service qui jusque-là relevaient du secteur
privé: soit qu'il confie à des personnes privées
des tâches de caractère public, soit qu'il ordonne des
activités économiques privées grâce à des
plans d'encadrement ".
67
Ce processus interventionniste est cependant à distinguer
du mercantilisme en tant que
le pouvoir n'utilise pas la société civile afin
de renforcer son pouvoir mais au contraire en tant qu'il doit servir
d'instrument à la société pour articuler ses
conflits1. Ce n'est plus le pouvoir qui cherche à obtenir
une connaissance de la société pour la dominer, c'est la
société qui s'administre à partir de l'Etat
grâce au reflet que l'espace public lui offre de sa puissance
naturelle, libérée par les lois du marché.
Mais ce mouvement est double. Dans le même temps
où le pouvoir public de l'Etat prend en charge les besoins de la
société, la société devient elle-même une
instance publique
de pouvoir dans la mesure où la sphère
privée d'échanges économiques devient une instance
déterminante de l'existence collective. Dans ce mouvement par
lequel la société civile s'interpénètre avec le
pouvoir de l'Etat, la famille, qui avait été le foyer de
naissance de cette indépendance privée, se voit redessinée
dans son statut pour constituer le domaine purement privé. Dans le
même mouvement, la question des moyens de reproduction de l'existence est
directement assumée sur le terrain public2. Cette
sphère familiale est dès lors concentrée dans
sa fonction purement consommatrice. Le processus de
socialisation lui-même n'est plus assuré par le noyau intime
de la famille. Parallèlement à ce processus par lequel
la société civile marchande se voit constitué en
sphère publique, la Presse, d'instrument critique qu'elle
était,
se voit elle-même transformée en sphère
d'influences marchandes. Par-là même son rôle de garantie
contre les abus du pouvoir se voit redéfini en principe de
légitimation d'intérêts concurrents et appel à la
consommation. La publicité devient réclame. Dès lors, " la
Publicité permet de manipuler le public, en même temps
qu'elle est le moyen dont on sert pour se justifier face à lui.
Ainsi la Publicité de manipulation prend-elle le pas sur la
Publicité critique
"3. A partir du moment où la
publicité commerciale s'empare de la sphère publique, certaines
personnes privées, en tant que propriétaires, exercent leur
influence sur le public même qu'elle était en charge de
représenter. D'autre part, l'idée des relations
publiques instaure entre les représentants et les
électeurs une relation de marketing. L'opinion publique
devient, dès lors, "
un référent imaginaire, idéal et utopique
qui sert essentiellement de principe légitimateur des discours et des
actions politiques "4. L'opinion publique n'est dès lors plus
un donné, mais une construction5.
Nous avons donc trois modalités de pouvoir
propres au corps social: d'une part, le pouvoir politique, dont le
principe de législation universelle s'inscrit dans la constitution de la
souveraineté populaire; d'autre part, le pouvoir naturel des
échanges économiques qui traversent le corps social et
composent le tissu de communication entre individus libres et
égaux; enfin, le savoir que la société acquiert
d'elle-même dans l'espace public et qui sert de
1 Ibid., p. 156: " La
société industrielle régie par un Etat-social voit se
développer des rapports et des types de relations qui ne peuvent que
partiellement être articulés sur les institutions de droit
privé ou du droit public; ils obligent au contraire à introduire
les normes de ce qu'on appelle le droit social ".
2 Ibid. p. 159: " Dans la mesure où
l'on assiste à une interpénétration de l'Etat et de la
société, l'institution qu'est
la famille restreinte se détache des processus de
reproduction sociale: la sphère d'intimité qui, autrefois, se
situait
au centre de la sphère privée prise dans son
ensemble, recule en quelque sorte jusqu'à sa périphérie,
à mesure que celle-ci perd son caractère strictement privé
".
3 Ibid., p. 186.
4 P. Champagne, Faire l'opinion, p. 42.
5 Ibid., p.243: " L'expression d'espace
public tend à prendre comme un donné ce qui est, en fait, le
résultat d'un travail de construction complexe engageant
différentes catégories d'acteurs situés dans des
relations de collaboration conflictuelle: il n'y a pas un espace public qui
soit donné et ouvert à tous mais un système plus ou moins
différencié d'agents qui ont une définition sociale
de ce qui est digne d'entrer dans l'univers des faits méritant
d'être rendus publiques ". Cf. aussi M. Gauchet, La démocratie
contre elle-même, p. 362: " les médias deviennent ainsi le
théâtre de la réflexion publique, le foyer du
travail de la société sur elle-même. Ils ne
faisaient jusqu'alors que relayer de façon plus ou moins
attentive, les mouvements qui se déroulaient et se
définissaient en dehors d'eux. Ils sont désormais le lieu
même où ça se passe, la scène où
l'élaboration collective prend consistance aux yeux de ses acteurs en
acquérant la visibilité ".
68
moyen terme à l'articulation de ces deux
pouvoirs. C'est ce dernier plan qui constitue proprement le lieu de
la subjectivité du corps social par laquelle celui-ci
s'appréhende lui- même comme sujet de son action.
Mais l'on aurait tort de penser que cette
subjectivité ne se cantonne qu'à un savoir
déconnecté du pouvoir. Car, nous l'avons vu avec Locke, il existe
bien un pouvoir constitutif
et contraignant de l'opinion. L'effet produit par la force
inertiale de l'opinion, entendue au sens
de croyance collective, donne au pouvoir de la
société sur elle-même, en tant que ce pouvoir fonctionne
sur un mode immanent, le statut d'une évidence et ne laisse plus
apercevoir le lieu d'où il naît. De la même façon que
l'oeil qui voit ne peut se voir lui-même voyant, ce pouvoir immanent ne
saisit pas les structures de sens qu'il met en place et par lesquelles il
acquiert réalité et efficace, de même que la constitution
du champ perceptif ne se laisse pas saisir dans l'activité de perception
même.
C'est cela que nous nous proposons d'appeler pouvoir social,
un pouvoir non-violent, fonctionnant sur un mode parfaitement immanent,
et ne se laissant par conséquent pas apercevoir, et qui jouit
de la même consistance que les moeurs par lesquelles un peuple
structure son rapport à lui-même. Mais à la
différence des moeurs héritées qui canalisent le pouvoir
des générations présentes dans les voies
tracées par les aïeux, ce pouvoir social constitue le
principe d'une présence à soi de la société
et de ses flux qui, dans ce rapport immédiat, ne se
laissent penser que comme expression d'une force naturelle et
non contraignante. C'est pourquoi l'étude de ce pouvoir social,
engendré par une structuration historique particulière, est
redevable d'une phénoménologie, en tant qu'étude de la
donation de sens constitutive de la réalité que ce pouvoir
élabore et en laquelle il agit: le monde démocratique.
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