Chapitre III
Phénoménologie du pouvoir social
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Notre interrogation de départ consistait à se
demander pourquoi et comment la
démocratie libérale ne se
présentait pas comme un mode de gouvernement politique
particulier, mais instaurait un régime naturel et universel de
régulation des interactions humaines et partant pouvait se
prévaloir d'incarner l'essence de l'Homme. Nous avons ainsi vu que les
structures mises en place à partir du XVIIe siècle avait
permis l'émergence d'une conception du pouvoir hors les termes
d'aliénation à une autorité transcendante au corps
social. Dans ce cadre, la régulation naturelle intrinsèque
à la société civile, l'idée d'un gouvernement
censé suivre plutôt que diriger cette autorégulation et
enfin la visibilité que la société acquiert
d'elle-même dans la représentation que lui offrait l'espace
public, nous sont apparus comme porteurs d'une définition du
pouvoir en termes de rapport immanent, et partant non violent, de la
société à elle-même. C'est ce rapport à soi
de la société que nous avons nommé Subjectivité
démocratique et sur lequel nous devons revenir. Nous verrons
alors comment la constitution de ce sujet entraîne avec elle
l'élaboration d'un monde signifiant
en lequel ce pouvoir n'apparaît plus comme tel,
mais semble être effectivement l'effet d'un mode non-politique et
partant non-particulier de gouvernement des hommes. C'est
là l'évidence démocratique. Or, au centre de ce
dispositif, l'idée de nature nous semble fondamentale. C'est elle
qui en dernier lieu permet d'expliquer comment le libéralisme
démocratique peut apparaître comme une définition
même de l'homme.
Selon une formule de Marcel Gauchet, " si la démocratie
n'est pas seulement le nom d'un régime, ni même d'un état
social, mais celui d'une nouvelle manière d'être de
l'humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y
a une anthropologie démocratique "1. Or, il nous
semble que vouloir mener une anthropologie de l'homme démocratique
serait reconduire les structures signifiantes à partir desquelles cet
homme démocratique se comprend lui-même et son pouvoir. Notre
ambition sera donc de revenir en-deçà de ces structures
déjà constituées pour observer comment celles-ci se
trouvent investies dans le processus de constitution de la
réalité démocratique.
1 La démocratie contre
elle-même, XVIII.
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Emancipation
Mais avant de nous porter à l'étude de cette
élaboration, nous voudrions revenir sur trois caractéristiques
de ce monde démocratique telles qu'elles apparaissent dans le discours
moderne sur l'inscription politique de l'homme et son
émancipation à l'égard de toute
hétéronomie: l'autonomie de la société, la
question du progrès et la topique du pouvoir démocratique
en tant que lieu vide. Nous aurons dès lors articulé
les principaux cadres permettant de conduire une phénoménologie
du fait démocratique.
La société contre l'Etat 1
Le libéralisme, nous l'avons vu, se caractérise
par une critique du pouvoir en tant que sphère
hétérogène au corps social et à ses lois
propres. Or, un discours nous semble à ce propos
particulièrement significatif et révélateur de
l'idée qui sous-tend cette conception, l'idée de
régulation naturelle des rapports inter-sociaux; il s'agit de l'ouvrage
de Thomas Paine sur Les droits de l'homme faisant réponse
aux Réflexions sur la révolution de France de
Burke et à la défense de la continuité historique
que ce dernier défend à travers l'idée de
préjugé collectif.
Dans son ouvrage, Paine combat l'artificialité de
la médiation gouvernementale au profit du droit naturel de
l'homme. Selon le principe classique du libéralisme, il fonde
les droits civils à partir des droits naturels en montrant,
selon l'argument de la compétence sociale, que l'homme verse
à la société les droits naturels qu'il ne peut exercer par
lui-même. L'on retrouve cette idée, une quinzaine d'année
plus tard, chez Constant, pour qui " il y a une partie de l'existence humaine,
qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante et
qui est,
de droit, hors de toute compétence sociale "2.
Dans cette perspective, le gouvernement naît par
en bas. La constitution est dès lors le fait du peuple
constituant le gouvernement3.
1 Dans son ouvrage La
société contre l'Etat, l'anthropologue Pierre Clastres
montre qu'au sein de certaines sociétés traditionnelles
d'Amérique du Sud, le pouvoir détenu par le Chef est un pouvoir
totalement symbolique qui n'implique en aucune façon une distinction
entre dominants et dominés; p. 11: " On se trouve confronté
à un énorme ensemble de sociétés où les
détenteurs de ce qu'ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans
pouvoir,
où le politique se détermine comme champ
hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute
subordination hiérarchique, où, en un mot ne se donne aucune
relation de commandement-obéissance". Le Chef
possède le pouvoir de la parole, mais seulement en tant
qu'acte ritualisé, sans pouvoir effectif. En contre partie,
la société fait peser sur chacun de ses membres un
pouvoir absolu mais parfaitement immanent dont le groupe
est l'objet; p. 180: " La propriété essentielle
de la société primitive, c'est d'exercer un pouvoir absolu et
complet sur tout ce qui la compose, c'est d'interdire l'autonomie de l'un
quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c'est de maintenir tous les
mouvements intérieurs, conscients et inconscients, qui nourrissent la
vie sociale, dans
les limites et dans la direction voulues par la
société ". Bien entendu, l'analogie entre la
société primitive et l'autonomie de la société
moderne ne saurait être poursuivie très loin. Elle montre
néanmoins que l'absence d'un point central de domination,
détenteur des moyens coercitifs, contient l'affirmation d'un
pouvoir immanent coextensif qui, détenu par aucun, s'exerce sur tous,
mais sans référence directement extérieure et visible.
2 B. Constant, Principes de politique, p.
51-52: " Il y a une partie de l'existence humaine qui, de
nécessité, reste individuelle et indépendante et qui
est, hors de toute compétence sociale. La souveraineté
n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point
où commence l'indépendance de l'existence individuelle,
s'arrête la juridiction de cette souveraineté".
3 Les droits de l'homme, p. 64.
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Ainsi contre la spoliation des droits
inaliénables dont l'homme a été victime par le
passé du fait d'une autorité abusive, les droits de
l'homme, en tant qu'ils reconduisent le pouvoir dans son foyer d'origine,
apparaissent comme une " régénérescence de l'homme
"1. Le gouvernement, lui, est parfaitement artificiel et n'est
qu'une " invention de la sagesse humaine
"2. La révolution constitue, en ce sens, un
retour à l'ordre naturel3. Ainsi peut-on distinguer entre
l'ancien et le nouvel ordre des choses: " le gouvernement, selon l'ancien
système, est un pouvoir usurpé qui a pour objet de s'agrandir;
selon le nouveau, c'est un pouvoir délégué qui vise
l'avantage commun de la société "4. En effet, si la
nature s'exprime à travers la société civile et que le
gouvernement ne se fait que le représentant de cette
société, alors le " système représentatif est
toujours en harmonie avec l'ordre et les lois immuables de la nature et est en
tous points conforme à la raison humaine "5.
Ainsi, trouve-t-on une équivalence entre nature, raison
et droits de l'homme et d'autre part une équation entre artifice,
arbitraire et gouvernement. Cette distinction se retrouve aussi chez Constant
selon lequel " il existe dans la nature une force réparatrice.
Tout ce qui est naturel porte son remède avec soi. Ce qui
est factice, au contraire, a des inconvénients au moins aussi
grands et la nature ne porte pas de remède "6.
L'idée de marché auto-régulé s'impose, par
conséquent, avec une évidence tout aussi
naturelle7: " le commerce n'est rien d'autre qu'une transaction
entre deux individus transposée à l'échelle d'une
multitude de gens. Ayant voulu et inventé le commerce entre deux
hommes, la nature, s'inspirant de la même règle, a fait en sorte
qu'il y ait commerce entre tous "8.
Il existe donc bien une consistance naturelle à la
société non-politique qui assure sa cohésion, avec
toujours pour moyen terme l'idée d'une nature accomplissant la
sociabilité en fonction de ses lois propres. Le Ch. I de la
seconde partie des Droits de l'homme, De la
société et de la civilisation, se révèle
à cet égard particulièrement éclairant. Paine y
montre en effet, que " pour une large part, l'ordre qui règne
parmi les hommes n'est pas un effet du gouvernement. Cet ordre tire
son origine des principes de la société et de la
constitution naturelle de l'homme. Il existait avant le gouvernement et
continuerait d'exister si la structure formelle du gouvernement était
abolie. L'interdépendance et les intérêts mutuels des
hommes
et de toutes les composantes d'une communauté
civilisée créent cette grande chaîne de rapports
réciproques qui assure leur cohésion (...) Bref, la
société accomplit par elle-même la presque totalité
de ce qu'on attribue au gouvernement "9. L'on retrouve
bien l'idée d'une naturalité des rapports sociaux,
naturalité que ruine l'artifice du gouvernement. Le commerce
est en ce sens paradigmatique car il incarne au mieux ce
principe: " toutes les grandes lois de
la société sont des lois de nature
"10.
Quant à la contrainte nécessaire au respect de
tous, elle peut elle-même se réaliser sur
un plan d'immanence totale. C'est en effet ce que montre
le radicalisme d'un Godwin qui
1 Ibid., p. 106.
2 Ibid., p. 109.
3 Ibid. p. 137: " Ce que nous voyons
actuellement dans le monde, grâce aux révolutions
d'Amérique et de France, c'est une régénérescence
de l'ordre naturel des choses, un système de principes aussi universels
que la vérité ou l'existence de l'homme, et qui conjugue la
félicité morale avec le bonheur politique et la
prospérité des nations ".
4 Ibid. p. 165.
5 Ibid. p. 177.
6 Etienne Hofmann, Les principes de politiques de
Benjamin Constant, p. 343.
7 Et l'on peut dire avec un commentateur que "
l'automatisme des lois du marché semblait à Constant aussi
fiable
et aussi universel que les grands principes qui gèrent le
monde physique ", Ibid., p. 344.
8 Les droits de l'homme, p. 210.
9 Ibid., p. 155.
10 Ibid. p. 157. Cf. aussi p. 158: " Dans
ces associations que les hommes forment entre eux pour promouvoir le commerce
ou telle autre activité, associations dans lesquelles le gouvernement
n'a strictement aucune part et où
les individus se contentent de suivre les principes de
la société, on voit bien comment les diverses partis
s'unissent naturellement ".
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pousse à bout le principe libéral de l'autonomie
de la société. Dans son Enquête sur la justice
politique1, il montre que " le contrôle de chacun sur la
conduite de ses voisins constituera une censure tout à fait
irrésistible ". Ainsi s'accomplit, par la voie de l'opinion
publique, une intériorisation de la norme qui, par le biais d'un
pouvoir diffus et invisible, conduit à un auto- contrôle direct de
la société.
Dès lors le degré de perfection d'une
société se mesure à sa capacité à
s'autoréguler elle-même. " Plus une civilisation est parfaite,
moins elle a besoin de gouvernement, car plus elle est propre en effet à
conduire elle-même ses affaires et à se gouverner "2.
Ainsi se met en place comme une certaine philosophie de l'histoire en laquelle
l'hétéronomie de l'Etat et de la société se voit
résorbée par la réappropriation graduelle du pouvoir
de la société sur elle- même. Mais comment penser un
tel processus, à partir du principe d'immanence propre à la
société, sinon en le greffant lui aussi sur un processus naturel?
A ce problème de l'articulation d'un progrès historique et
d'une libération des forces naturelles au sein de la
société, nous allons voir que l'Aufklärung et l'idée
kantienne d'un dessein de la Nature peuvent amener une réponse
originale.
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