WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Du declin du mythe imperial a l'affirmation de l'identite noire dans Au coeur des tenebres (1902) de Joseph Conrad, Batouala (1921) de Rene Maran et Cahier d'un retour au pays natal (1939) d'Aime Cesaire

( Télécharger le fichier original )
par Amadou Hame NIANG
Université Cheikh Anta Diop de DAKAR - DEA 2008
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

PARTIE REDIGEE

CHAPITRE III:

Manifestations de la décadence du

mythe.

III.1 : Expression du malaise impérial

Au XXe siècle, doutes, inquiétudes et critiques commencent à naître en Europe quant au bien fondé du projet colonial. L'Afrique est le centre de toutes les cruautés envers les populations indigènes. En Angleterre, d'abord, naît la première société anticoloniale, puis le débat s'amplifie au Parlement de Londres, en France et en Belgique. Le Congo-belge, propriété de Léopold II, théâtre des massacres et atrocités perpétrés sur les indigènes entre 1885 et 1908, est au coeur de ces débats. Arthur Conan Doyle y revient longuement dans son livre : Le crime du Congo belge (1910), Paris, Les Nuits Rouges, 2006.

C'est dans ce sillage que l'écrivain anglo-polonais, Joseph Conrad écrit Au Coeur des ténèbres publié en 1902. Dans cette nouvelle, le héros Marlow, confronté aux forces obscures des ténèbres de la jungle congolaise, symbolise l'impossibilité de la « mission civilisatrice ». La trame narrative relate le chant de cygne de l'empire, en restituant dans la fiction les métaphores de la décadence du mythe de l'homme blanc. La conscience des émissaires de l'Europe impérialiste d'être observés par les indigènes, donne naissance à un sentiment nouveau d'inquiétude dans leur relation avec l'autre. En effet, si le Blanc a essayé de percer le mystère de la nature africaine, il en est autrement avec l'homme noir, jusque là considéré comme une ombre. Ce dernier déstabilise la domination par son mutisme assourdissant. Les Européens le croyaient incapable de comprendre leurs agissements, mais la littérature africaine coloniale s'est exercée à prouver le contraire. Dans cette continuité, dix neuf ans après Au Coeur des ténèbres, paraît Batouala de René Maran, sous-titré « Véritable roman nègre », écrit par un « nègre », né à Fort-de-France.

Dans Batouala, le Martiniquais rompt avec la représentation de l'indigène comme élément du décor. La fiction narrative met en scène des hommes noirs, conscients de leur statut de dominés et de l'imposture idéologique de l'Empire.

Si Marlow s'interroge sur le mystère que recèlent la jungle et le sauvage, il en est autrement de Batouala, héros éponyme du roman de René Maran. L'épouvante de Marlow devant l'inconnu inaugure le malaise impérial. On se souvient de ses frayeurs, d'abord au contact de la jungle : « Là voilà devant vous, souriante, renfrognée, aguichante, majestueuse, mesquine, insipide ou sauvage et toujours muette avec l'air de murmurer, venez donc voir » (C.t.99), puis de sa peur viscérale des indigènes, de l'apparition de la femme sauvage, en particulier : « Elle était debout à nous regarder sans un geste, pareille à la brousse même, avec un air de méditer sur un insondable dessein » (C.t.176). L'impossibilité de décoder ces messages visuels accentue le sentiment de profonde anxiété des « pionniers du progrès ». Ce qu'imaginaient et redoutaient les Européens, c'est-à-dire, l'éventualité d'une prise de conscience des Africains, est mis en scène dans la narration de Batouala. Pour rappel, la polémique qu'avait suscitée la parution de ce livre est l'illustration du malaise qui s'est installé dans la société européenne. Aussi, quand René Maran osa-t-il donner à des indigènes le statut de personnages principaux, ce fut l'ouverture d'une ère nouvelle dans la relation des Européens et des indigènes et dans une large mesure de l'Occident et de l'Afrique.

En effet, Maran, en donnant la parole aux Africains, exprime le malaise impérial dans sa version africaine. Les indigènes, à l'opposé des Blancs, sont représentés dans des figures assez bouffonnes, sous le regard démythificateur de ceux-là dont parlera Sartre, plus tard dans Orphée noir : « Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d'être vu. Car le blanc a joui de trois mille ans du privilège de voir sans qu'on le voie »3.

Ainsi, le récit de Batouala bouleverse la structure du roman impérialiste. Ce sont les personnages africains qui observent l'Européen, le peignent dans ses

3 Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », préface de Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, P.U.F., 1948, p.IX.

moindres traits physiques, psychologiques et son comportement à l'égard des indigènes. Ces derniers, dans une fine analyse, loin des canaux du rationalisme, confrontent des aspects de leur culture nettement « supérieurs » à celle du « maître ». On voit donc que « contrairement à ce que pense le philosophe existentialiste, l'Africain, même colonisé, a su lui aussi s'arroger « le privilège de voir sans qu'on le voie »4. Le mépris du Blanc consiste à ignorer la présence de l'indigène, tant physique que rationnelle. Mais il n'y a aucun doute sur la lucidité et la clairvoyance de ce dernier qui va donner lieu à une série de représentations railleuses de l'Européen. Ils mettent en valeurs des acquis de leur culture dont le Blanc ne peut apprécier la sagesse. C'est cette référence à une Afrique mythique, qu'Aimé Césaire s'efforce de traduire en partie dans son Cahier d'un retour au pays natal, publié en 1939. Pour ce chantre de la négritude, les valeurs « nègres » sont la seule force culturelle susceptible d'être opposée à la force de l'Occident impérialiste.

A l'image de Marlow, Batouala s'interroge sur la raison de la présence des Européens en Afrique : « Aha ! Les hommes blancs de peau. Qu'étaient-ils donc venus chercher, si loin de chez eux, en pays noir ? » (Batouala, 27). Ce malaise, causé par la présence étrangère, se convertit en velléités de révolte, dont fait allusion Césaire, mais sévèrement réprimées : « et le jarret coupé à mon audace marronne / et la fleur de lys qui flue du fer rouge sur le gras de mon épaule » (Cahier, 53).

La prise de conscience de la condition réelle des indigènes amène les trois auteurs à s'écarter des canons de l'exotisme qui ont forgé le mythe de l'Afrique et de l'Africain. Leurs récits rendent compte de ce malaise impérial. Si Conrad opère une distanciation ironique, Césaire, par contre, rejettera cette façade séduisante des romans exotiques qui ont bercé son enfance. Son poème condamne la conception européenne de l'imagologie africaine : « Oh ces reines que j'aimais jadis aux jardins printaniers et lointains avec derrière

4 Jacques Chevrier, Les Blancs vus par les Africains, Lausanne (Suisse), Favre, 1998, p.9, 213pages.

l'illumination de toutes les bougies marronniers ! » (Cahier, 52). La personnification de la nature africaine dans Batouala porte une tonalité ambivalente. L'Afrique est vue mais elle aussi observe : « La brousse, d'autre part, abonde en oreilles secrètes, est peuplée de trop d'yeux invisibles. Les uns et les autres sont à craindre comme la lèpre » (Batouala, 63). Tout au long du récit, Maran réitère ce conflit à l'échelle de la dérision. Les personnages indigènes se rient des Européens effrayés par l'adversité de la nature inhospitalière qui réduit la volonté de rationaliser un peuple, imbu de sa supériorité culturelle : « Les boundjous se trompent en se figurant que la brousse est morte. Elle parle, au contraire, du matin au soir, comme une vieille femme » (Batouala, 144). Ils observent impuissant le piège de l'Afrique se refermer sur eux. L'hostilité de la nature leur apparaît comme une opposition à leur « mission ». Cependant, vu sous un autre aspect, on peut avancer l'hypothèse que leur vulnérabilité résulte du non-sens et de l'absence de tout fondement rationnel que les émissaires de l'Europe perçoivent dans l'idéologie de l'empire.

Tous les romanciers qui ont écrit sur l'Afrique, à cette période de la colonisation, n'ont pas manqué de représenter dans leurs fictions narratives le malaise des personnages blancs, tourmentés face aux effets désastreux du cadre spatio-temporel. On peut citer des romans tels La route des Indes (1924) de E.M.Forster, Voyage au Congo (1927) de Gide, Coup de lune (1933) de Simenon, Burmese Days (1934) de Georges Orwell, ou l'épisode africain du Voyage au bout de la nuit (1952) de Céline. Déjà, à la fin du 19e siècle, Loti en peignant cyniquement le paysage de Saint-Louis, montrait implicitement les doutes de Jean Peyral, héros du Roman d'un spahi : « De quel droit avait-on fait de lui cet être à part qu'on appelle spahi, traîneur de sabre à moitié africain, malheureux déclassé, oublié de tous, et finalement renié de sa

fiancée ». Ces interrogations de Jean Peyral résument en substance la déception

5

que vivent les émissaires de la civilisation européenne. C'est à travers ces « héros troubles »6 que les auteurs de fiction suggèrent dans leurs récits le malaise impérial. Le héros-narrateur de Au Coeur des ténèbres soutient que l'éloignement et la grande solitude dans ces contrées éloignées et hostiles entraînent progressivement les personnages blancs dans la déchéance et ils finissent par trahir l'idéal de leur « mission ». On se rappelle Kurtz, retranché dans son poste de l'intérieur et qui finit par embrasser les coutumes indigènes : « La brousse sauvage l'avait trouvé de bonne heure et avait tiré de lui une terrible vengeance après sa fantastique invasion » (C.t. 171). Loin de tous les carcans qui fondent les principes sacro-saints de la « Civilisation », les exilés versent dans un excès de liberté. Le destin tragique de Fresleven, réputé calme et de Kurtz, commandant une tribu de sauvages, nous amène à relativiser la prétendue « solidité » de la civilisation européenne, quand ses émissaires peinent à s'y conformer dans des situations extrêmes. Marlow dira que « ces petites choses font toute une énorme différence. En leur absence, il faut retomber sur sa force intérieure, sur sa propre capacité de fidélité » (C.t. 157).

Dans le roman de René Maran, ce qui ne manque pas de frapper c'est l'inversement des rôles attribués aux personnages. A l'opposé de Conrad, Maran s'évertue à présenter à travers le protagoniste de son récit une image autre de l'indigène qui s'oppose à tous les stéréotypes coloniaux.

Si dans Au Coeur des ténèbres, la jungle se montre particulièrement inhospitalière aux Blancs, elle réagit autrement avec les indigènes de la tribu Banda. Batouala dénonce avec mépris tous les clichés dépréciatifs sur le paysage africain. Entre l'Africain et la nature, existe une proximité presque filiale : « Louée soit la brousse ! On la croit morte : elle est vivante, bien vivante, et ne parle qu 'à ses enfants, et à eux seuls ! » (Batouala, 145).

5 Pierre Loti, Le roman d'un spahi, Paris, Calmann-Lévy, 1987, p.153.

6 Jean-Marc Moura, « Francophonie et critique postcoloniale », Revue de littérature comparée N°281, p.68.

Cette harmonie que les protagonistes de Maran revendiquent fièrement, entre dans une optique contestataire de l'exotisme facile des premiers récits de voyage sur l'Afrique. Le Martiniquais invite aussi l'Europe à avoir un autre regard sur les Africains. En effet, il sort ces derniers de la mutité dans laquelle une littérature tendancieuse les avait confinés depuis plusieurs siècles. Maintenant, ils observent et jugent le colonisateur et sa « civilisation ». Le malaise impérial ne doit plus s'appliquer aux seuls Européens dans la littérature coloniale.

III.2 : Emergence d'un contre discours colonial

Le malaise impérial qui apparaît en filigrane dans les récits qui ont d'abord construit le mythe de l'empire va entraîner un discours qui va à l'encontre du regard de l'Occident sur le monde non européen. Les premières critiques surgissent cependant dans la littérature qui avait forgé le mythe de l'empire. Elles sont l'oeuvre d'écrivains ayant effectué un voyage dans les pays colonisés ; et découvrant l'oppression que subissent les peuples indigènes.

Si l'on ne peut contester la sincérité de ces écrivains, force est de constater un certain paternalisme dans leurs récits. Dans Voyage au Congo, Gide s'offusque des mauvaises conditions de vie des indigènes de l'Afrique équatoriale mais ne remet jamais en cause l'idéologie coloniale. Batouala, en dépit du scandale qui a suivi sa publication dans le milieu conservateur colonial, reçoit de la part de certains critiques africains un accueil moins enthousiaste. Ils reprochent à René Maran « sa conception du négrisme et l'ont accusé de soutenir un colonialisme au visage « humain «» 7. Toutefois, si on remet le « véritable roman nègre » dans le contexte des années 20, l'on perçoit en Maran le précurseur de la Négritude et de la critique africaine.

Au début du XXe siècle, partout en Europe le malaise colonial s'installe. Au Coeur des ténèbres inaugure cette littérature de contestation du principe même de la colonisation. Même si Conrad est ambiguë, de par ses élans de défenseur de l'esprit des Lumières et en même temps de pourfendeur du système colonial, l'on accepte qu'à travers l'échec de Kurtz, sa pensée embrasse l'échec de toute l'entreprise impériale en Afrique, car « Toute l'Europe avait contribué à la création de Kurtz » (C.t.158).

Ce fantôme, ruiné par la maladie et son appétit démesuré de l'ivoire, symbolise
le déclin de l'impérialisme. Conrad ne s'affranchit néanmoins pas du

7 Josiane Grinfas, « Présentation, notes, questions et après-texte » de Batouala, Paris, Editions Magnard, 2002, p.10.

paternalisme blanc. Ainsi, note t-on une présence in absentia des indigènes dans la narration ou s'ils apparaissent, leurs rapports avec les Blancs rappellent ceux de l'adulte et de l'enfant : « Je ne vis rien d'autre à faire que de lui offrir un des biscuits de marin de mon bon Suédois, que j'avais en poche » (C.t. 106). La condamnation de la colonisation semble plus attraire au souci de perpétuer la morale de la civilisation européenne et les « vertus » de l'idéologie des Lumières. On comprend donc l'accusation d'un racisme conradien du critique nigérian Chinua Achebé dans son essai: An Image of Africa: Racism in Conrad's Heart of Darkness (Massachusetts Review 18 (1977) and was reprinted in Heart of Darkness an Authoritative Text, Background and sources, Criticism.3rd ed. Ed. Robert Kimbrough, London :W.W Norton and Co, 1988.)

Ces réactions aux productions européennes sont en principe à l'origine des théories postcoloniales. Aimé Césaire avait salué en l'auteur de Batouala celui qui « le premier fit accéder le Nègre à la dignité littéraire »8 . En fait, Maran retourne la perspective du récit conradien. A l'opposé de l'histoire narrée par le marin Marlow, les personnages européens dans Batouala n'occupent plus le devant de la scène, mieux ils sont représentés dans des figures assez bouffonnes dans leurs « manières de blancs » (Batouala, 44). Ils sont soumis sous le regard accusateur des indigènes qui les jugent.

Dans Cahier d'un retour au pays natal, le discours anti-colonial, prend un aspect singulier. En fait, le poète martiniquais expose la situation des Antilles, avec la prise de conscience du Nègre, de sa situation d'être sans valeur mais qui se relève et revendique sa place.

De Conrad à Césaire en passant par Maran, les trois auteurs inaugurent chacun, à une époque donnée de l'histoire un palier dans la relation colonisateurs / colonisés.

8 Aimé Césaire cité par Michel Fabre, « Autour de Maran », Présence Africaine N° 86 (1973) in Iheanacho Egonu, « Portée révolutionnaire du premier « roman nègre » ; Ethiopiques numéro 19, Revue socialiste de culture négro-africaine, juillet 1979, p.3.

Par ailleurs, si les contextes diffèrent, l'expression de la décadence du mythe impérial reste une constante dans ces textes. Conrad passe par plusieurs subtilités narratives pour contourner la censure de la morale victorienne. Il utilise l'ironie pour déconstruire le mythe sur lequel est bâti la prétendue supériorité de l'homme blanc, d'où la récurrence des termes comme : « imaginez » (C.t.88) et « si » (C.t.110). L'Anglo-polonais bouleverse la structure du récit exotique, pour laisser s'imaginer les Européens à la place des indigènes : « Si un tas de Noirs mystérieux, munis de toutes sortes d'armes terribles, se mettaient tout d'un coup à suivre la route de Deal à Gravesend, attrapant les culs-terreux à droite et à gauche pour leur faire porter de lourds fardeaux, j'imagine que toutes les femmes et toutes les chaumières du voisinage auraient vite fait de se vider » (C.t.110). Ce roman, comme le sera par la suite Batouala, est une oeuvre d'avant-garde d'une littérature de révolte. Dans la fameuse préface, l'auteur du « véritable roman nègre » défend le point sur lequel la critique européenne a été le plus sensible, celui du « nègre-raisonneurcritique-juge » : « J'ai poussé la conscience objective jusqu'à y supprimer des réflexions qu'on aurait pu m'attribuer » (Batouala, 15). A l'image de Conrad, Maran rompt le charme de la littérature coloniale. Leurs textes s'évertuent à désaffubler l'Africain de tous les stéréotypes qui ont justifié sa domination. La fête des « Ga'nza » a servi de prétexte à Batouala et ses congénères de revendiquer leur humanité : « L'homme, quelle que soit sa couleur, est toujours un homme, ici comme à M'Poutou (France) » (Batouala, 99). En dépit d'une présence infime dans la nouvelle de Conrad, les rares indigènes qui sortent de l'arrière-plan de la trame narrative présentent un caractère humain. Marlow, tout au cours de sa progression dans la colonie belge du Congo, ne cesse de remettre en question la volonté de déshumaniser les indigènes. Dans tous les récits qui prolongeront l'idéologie d'Au Coeur des ténèbres un fait revient fréquemment : c'est le démenti de l'anthropophagie des Africains. Marlow dira que « c'était des hommes avec qui on pouvait travailler, et (qu'il) leur (était) reconnaissant.

Et après tout ils ne se mangeaient pas l'un l'autre sous (son) nez » (C.t.134). Bardamu, héros du Voyage au bout de la nuit, alité dans la jungle mais sauvé par des « sauvages », embouche la même trompette : « Ils auraient bien pu me balancer au jus les porteurs pendant que nous franchissions un marigot. Pourquoi ils ne l'ont point fait ? (...) Ou bien encore ils auraient pu me bouffer puisque c'était dans leurs usages ? »9. Ces observations ironiques tendent à mettre le doute dans l'esprit des européens. Claude Maisonnat verra en ces textes une « écriture visant à déloger le lecteur des leurres des captations imaginaires (...) de ne pas se trouver aveuglé par la certitude d'être du côté du savoir et de la lumière, alors qu'il est au coeur des ténèbres »10. Pour le lecteur du Cahier d'un retour au pays natal aussi, le poète tente d'ébranler en lui des certitudes. Césaire s'adresse d'abord à lui-même, d'où le recours au style direct. Par sa présence, le poète s'implique, engage sa responsabilité. Il s'assume en tant que Noir, frère de race de ceux qu'on opprime. Refusant de parler à travers la bouche d'un Marlow ou d'un Batouala, il accepte d'être : « l'homme famine, l'homme insulte (...) un homme-juif, un homme pogrom, un chiot, un mendigot » (Cahier, 20). En fait, le poème témoigne d'un refus de l'ordre régissant l'idéologie coloniale, en atteste la violence du lexique, de l'écriture : « ASSEZ DE CE SCANDALE ! » (Cahier, 32). Aux Noirs descendants d'esclaves, la dénonciation visera à les arracher de leur passivité et de leur rendre leur dignité d'hommes. Toutefois, la force persuasive du discours qui s'exprime à travers les insultes, les invectives et les cris s'adoucira dans la clausule de l'oeuvre : « debout et libre » (Cahier, 62). L'image de la « colombe » (Cahier, 65) qui ferme le poème se situe en réaction aux images de l'Afrique sombrant dans les ténèbres et de l'Africain existant dans l'anonymat le plus obscur. Le poète insère tous les clichés : soleil, mer et paysage dans un contexte qui vient

9 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1952, p.1 77.

10 Claude Maisonnat, « Truth stripped of its cloack of time » Ou l'énigme de la littéralité dans Heart of Darkness, Joseph Conrad 2 «Heart of Darkness» une leçon des ténèbres. La Revue des Lettres Modernes - Textes réunis et présentés par Josiane Paccaud-Huguet, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, 2002, p.1 01.

démentir le charme trompeur des Antilles. De sorte que, les Antillais se libèrent de la puissance idéologique et dominatrice de l'Occident. Césaire recherche l'insolite pour arracher les indigènes à la passivité que préconisait le vieux père de Batouala : « Il n' y a plus rien à faire. Résignez-vous » (Batouala, 101). Ce complexe d'infériorité dont s'acharne Césaire est le sédiment idéologique hérité de la philosophie des Lumières, des études anthropologiques et ethnologiques sur les Africains. Toute cette imagerie avec ses démonstrations « scientifiques » tendait à justifier l'impérialisme. Dans Emile, Rousseau affirme que « l'organisation du cerveau est moins parfaite aux deux extrêmes (la zone torride et la zone polaire). Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le sens des Européens »11.

Batouala réfutait ces théories absurdes qui étaient destinées à la hiérarchisation des races. Le Nègre représenté dans la dignité humaine et littéraire, conscient de son statut de dominé, dément le substrat philosophique hégélien sur lequel l'Occident s'est basé pour dominer le monde non européen. On avait montré la différence entre les personnages d'Au Coeur des ténèbres, muets, déniés de toute manifestation rationnelle et ceux du « véritable roman nègre » qui observent le colonisateur et le juge : « Les frandjés nous ont asservis. Nous connaissons maintenant leurs qualités et leurs défauts » (Batouala, 92). On peut aussi mettre en parallèle le raisonnement des indigènes de la tribu banda et certaines idées de l'époque des Lumières. Batouala remet en cause les considérations d'ordre esthétiques sur les critères de la « beauté blanche ». En fait, on se souvient que dans Essais sur les moeurs, Voltaire affirmait sans ambages que « Si leur intelligence (aux Noirs) n'est pas d'une autre espèce que (leur) entendement, elle est fort inférieure 12». Le héros de Maran perçoit dans ces propos l'intolérance culturel et un racisme latent. Il dénonce ainsi les « manières de

11 Emile, livre Ie, 1762. Cité par Mercer Cook, « J.-J. Rousseau and the Negro », The journal of Negro History, 1936, p.294-303; repris par Léon François Hoffman, Le nègre romantique. Personnage littéraire et obsession collectives, Paris, Payot, 1973, p.71.

12 Voltaire, Essais sur les moeurs, 1756, chap.CXLI, cité par Hoffman, Op.cit. ; p.71.

blancs » (Batouala, 44) : « Les traditions valent ce qu'elles valent. Certaines sont infiniment désagréables. D'autres sont tout le contraire. Du nombre, la propreté corporelle. Seuls les blancs n 'en ont cure » (Batouala, 67).

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius