3.2 La situation de diglossie au Burkina Faso
Selon Wolff (2004), cité par Nikiema et
Kabore-Paré (2010 : 21), « le terme de
« diglossie » est... utilisé pour
décrire toute situation dans laquelle deux langues différentes ou
deux variétés d'une même langue sont utilisées et
parlées dans la vie quotidienne d'une communauté linguistique
pour des fonctions différentes, souvent complémentaires, l'une de
ses fonctions étant généralement associée à
des fonctions sociolinguistiques supérieures, et l'autre à des
fonctions inférieures, c'est-à-dire que la première est
considérée comme plus prestigieuse que la seconde ».
Si aujourd'hui, les linguistes s'accordent à
reconnaître à Jean Psichari (1854- 1929) la paternité du
concept, on peut admettre que c'est avec Charles Fergusson, dans son article
célèbre, « Diglossia » (1959) que le concept va
connaître une véritable théorisation. En partant de
différentes situations sociolinguistiques comme celles des pays arabes,
la Suisse alémanique, Haïti, ou la Grèce, Ferguson (1959)
considère qu'il y a diglossie lorsque deux variétés de la
même langue sont en usage dans une société avec des
fonctions socioculturelles différentes. Cette différence
s'explique du fait que l'une de ces variétés est
considérée comme « haute » donc valorisée,
investie de prestige par la communauté : on la retrouve essentiellement
à l'écrit et dans la littérature en particulier ou dans
des situations d'oralité formelle, et elle est enseignée. A
l'opposé, l'autre, considérée comme « basse »,
est utilisée dans les communications ordinaires de la vie quotidienne,
et est réservée à l'oral.
De l'avis des sociolinguistes et didacticiens (Ilboudo, 2009 ;
Nikiema, Kaboré/Paré, 2010), la situation de diglossie se serait
construite au Burkina Faso à la faveur de la mise en place de deux
systèmes éducatifs parallèles : l'éducation
formelle avec comme support de langue le Français et l'éducation
non formelle utilisant comme support les langues nationales. Dans le contexte
burkinabè, les politiques éducatives et linguistiques auraient
oeuvré à associer les fonctions supérieures au
Français, langue officielle, langue de scolarisation et
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langue administrative et les fonctions inférieures aux
langues nationales, utilisées seulement dans le cadre de
l'alphabétisation.
Ces deux systèmes éducatifs diffèrent non
seulement par leur langue d'enseignement (le Français pour
l'éducation formelle et les langues nationales pour l'éducation
non formelle), mais aussi par leur public cible, le traitement
réservé aux sortants et la classe sociale de ces derniers.
En s'inspirant des catégories définies par
Charles Fergusson (1959), Nikiema et Kabore/Paré (2010)
représentent succinctement les fonctions attribuées à
l'une et l'autre de ces formes d'éducation comme suit :
Tableau n°8 : Représentation de la
situation de la diglossie au Burkina Faso d'après Nikiema et
Pare-Kabore/Paré (2010)
|
Education formelle
|
Education non formelle
|
Langue
|
Français
|
Langues nationales
|
Public cible
|
Jeunes en âge de scolarisation (7-12 ans)
|
Adultes analphabètes « Rebuts » de
l'école
|
Certification
|
Diplômes officiels
|
Attestations non reconnues
|
Traitement des
sortants
|
Accès à la fonction publique, au travail
rémunéré par des salaires réguliers
|
Pas de débouchés particuliers
|
Classe sociale
des sortants
|
Elite, classe dirigeante, privilégiés
|
Classe des dominés et laissés-pour-compte
|
A partir de ce tableau, on peut comprendre aisément que
du point de vue des représentations, « le Français
jouira des préjugés les plus favorables, tandis que les langues
nationales seront accablées de toutes sortes de préjugés
défavorable » Nikiema et Pare-Kabore/Paré (2010 :
21).
Selon ces auteurs, cette situation de diglossie a pour
conséquence d'entretenir un certain nombre de préjugés
néfastes sur les langues nationales, allant du doute sur leur
efficacité pédagogique à l'affirmation de leur
incapacité à véhiculer le progrès ; comme le
signifie bien Nikiema (1995 : 219), « on établit
allègrement une synonymie entre « langue nationale », «
culture ancestrale », « arriération », « ignorance
», « retro... », « arrière-garde », cependant
qu'on fait rimer « progrès » et « modernité »
avec « Français » »
Partant de ce constat, nous nous interrogeons sur les effets
que pourrait produire cette situation de diglossie sur les rapports des
enseignants à ces langues nationales et partant à
l'éducation bilingue. En effet, comme nous le souligne Daunay (2010 :
189), dans le
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Dictionnaire des concepts fondamentaux des
didactiques, « dans toute situation d'apprentissage (...) le
sujet apprenant est confronté à des contenus d'enseignement qu'il
doit maîtriser progressivement. Cette confrontation l'amène
à donner du sens, à accorder une valeur aux contenus, autrement
dit à supposer notamment leur utilité sociale, leur
légitimité dans la situation d'apprentissage, leur pertinence
dans la discipline. » Dans ce cas précis, nous faisons
l'hypothèse que la valeur, la pertinence et la légitimité
que ces enseignants, qui ont grandi dans le même contexte social,
accordent à ces langues nationales ne peuvent être
dénuées de toute influence de la diglossie.
La question que nous nous posons dans cette étude est
de comprendre les rapports qu'entretiennent les enseignants avec les langues
nationales utilisées comme médiums et objets d'enseignement dans
les écoles bilingues au Burkina Faso ; Malgré certaines opinions
favorables qui vantent l'efficacité du système d'éducation
bilingue, la motivation des enseignants et les taux de succès
satisfaisants qui confirment cette efficacité, d'autres études
tendent à prouver que la réussite tant proclamée de
l'éducation bilingue n'est en réalité qu'un château
de carte car elle a été savamment fabriquée par ses
protagonistes. D'autre part, on remarque que malgré le dynamisme de ses
acteurs, l'éducation bilingue, qui est appelée à remplacer
le système classique, a de la peine à s'imposer. Certains
chercheurs (linguistes et didacticiens) expliquent cette difficulté par
la situation de diglossie qui prévaut au Burkina et qui dessert
l'éducation bilingue fondée essentiellement sur l'usage des
langues nationales comme médiums et matières d'enseignement. Face
à ce constat, nous nous sommes dit qu'il était important
d'interroger le rapport des enseignants aux langues nationales car un rapport
aux langues de ces enseignants conforme ou non à celui de l'institution
scolaire pourrait favoriser ou freiner le développement de
l'éducation bilingue. Tout cela nous conduit donc à formuler
notre question de recherche comme suit : quel est le rapport des
enseignants aux langues nationales, en tant que médiums et
matières d'enseignement dans l'éducation bilingue au Burkina
Faso?
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