Toujours dans le registre de l'intérêt
disciplinaire des langues nationales, et pour rendre compte de la valeur que
les enseignants accordent aux connaissances produites par suite de
l'utilisation des langues nationales comme médiums et matières,
il leur a été demandé de se positionner entre trois
propositions : les langues nationales utilisées comme matières
d'enseignement apportent-elles des connaissances « plus utiles »,
« moins utiles » ou « aussi utiles » que dans
l'éducation classique ? Dans leur ensemble, les enseignants ont
plutôt une bonne appréciation des langues nationales : 58% de
l'échantillon soutient qu'elles apportent des connaissances aussi utiles
que dans l'éducation classique, 34% d'entre eux pensent que ces
connaissances sont même plus utiles et seulement 5% estiment qu'elles
sont moins utiles.
Ce résultat ne doit toutefois pas cacher les fortes
variations d'appréciations qui
existent entre les enseignants du bilingue et ceux du
classique ; en effet, rapporté à ces deux groupes d'enseignants,
on remarque que les enseignants du classique sont plus nombreux à penser
que les connaissances qu'apportent les langues nationales en tant que
matières d'enseignement sont aussi utiles que dans le classique, soit 3
enseignants sur 4 contre 2 sur 4 dans le bilingue. Quant à la part de
ceux qui pensent que ces connaissances sont moins utiles, elle est plus
élevée chez les enseignants du classique que chez leurs
collègues du bilingue, soit 9% contre 3% ; en revanche, et comme on
aurait pu s'y attendre, les enseignants du bilingue se trouvent être
proportionnellement plus nombreux à soutenir que les connaissances
qu'ils dispensent sont plus utiles que celles enseignées par leurs
confrères des écoles classiques, soit 41% contre 12%.
Ø Les effets néfastes
Si les enseignants des écoles bilingues sont
plutôt minoritaires à soutenir qu'il y a des matières
inutiles ou inadaptées dans l'éducation bilingue, ils sont,
à l'opposé, beaucoup plus nombreux à reconnaître que
les langues nationales utilisées comme matières d'enseignement
ont des effets négatifs sur les autres matières, soit près
de 7 enseignants sur 10. Là aussi, plusieurs effets sont
évoqués selon les matières indexées :
75
- L'expression orale française : Les
difficultés d'expression en langue française figurent en
tête des effets néfastes des langues nationales cités par
les enseignants pour ce qui concerne la discipline « expression orale
française ». Ces difficultés d'expressions qui sont communes
à toutes les langues nationales seraient dues au fort ancrage des
élèves dans la langue nationale et à la faiblesse du temps
d'études et de pratiques accordé à la langue
française durant les premières années de la scolarisation.
La conséquence directe en est que les élèves
éprouvent de fortes carences en vocabulaire :
C'est ce que nous explicite cet enseignant en langue
nationale dagara : « le fait de rester longtemps dans la
langue maternelle pour aboutir aussi brusquement en Français en 2°
année par le biais de la phonétique appauvrit le vocabulaire des
élèves qui manquent à s'exprimer aisément
».
Ou encore Martin, un enseignant en gourmantchema :
« manque d'effort de la part des élèves (utilisation de
mots gulmancema pour combler les mots inconnus du Français
».
Mais pour Honorine, une enseignante en langue Bissa,
cette carence en vocabulaire n'apparait que lorsque le transfert de la langue
nationale vers le Français est mal fait : « lorsque le
transfert est mal fait, cela peut entraîner une insuffisance de bagages
en vocabulaire à l'oral ».
A cette carence en vocabulaire s'ajoutent les
interférences avec les langues nationales : certaines lettres de
l'alphabet français n'existent pas toujours dans les langues nationales
(c, j, q) et inversement comme le [kp], [?], [?m], [ny] en dagara ; ou
quand elles existent, elles ne se prononcent pas de la même
manière ; c'est le cas des lettres homographes non homophones. Et
lorsque l'élève n'a pas été entraîné
très tôt et intensément à les prononcer, il
éprouve des difficultés par la suite ou les prononce avec
l'accent de la langue ; c'est l'avis d'Alioud qui cite l'interférence
linguistique comme effet néfaste de l'utilisation des langues nationales
dans le bilingue : « interférence linguistique : les
élèves ne peuvent pas faire la différence entre e,
é, è, ê » ou encore Zacharie, enseignant dans une
école bilingue mooré : « les
interférences linguistiques : l'accent des langues nationales domine
».
Tous ces effets auraient pour conséquence, de l'avis
des enseignants, de créer un sentiment de honte chez les
élèves comme nous l'exprime Babilenwé, directeur
d'école bilingue lyèlé : « ils ne
peuvent pas bien prononcer les mots en français. Ils ont honte de
s'exprimer ». C'est aussi le point de vue de cet enseignant
dioula : « à ce niveau, certains élèves
restent collés à la langue nationale parce qu'ils ont des
difficultés ou honte de s'exprimer ».
76
- La lecture et l'expression écrite
française : les difficultés de lecture et
d'écriture
des élèves des écoles bilingues telles
que décrites par les enseignants s'inscrivent toujours dans le registre
des interférences linguistiques. Elles sont évoquées par
des enseignants issus d'écoles bilingues mooré,
fulfuldé, bissa, lyèlé,
gourmantchéma et dagara. Deux causes sont
invoquées pour justifier ces difficultés ; il y a d'abord le
problème des interférences : les élèves auraient
tendance à écrire selon le code orthographique des langues
nationales plutôt que selon le code orthographique français.
Sayoré nous l'explique en ces termes :
« sinon y a quand même des inconvénients
aussi ; par exemple y a la confusion des sons
de la langue nationale et du Français ; un exemple
: en première année on va peut-être dire à l'enfant
que le "U" là se dit" OU"[u]; et quand il va arriver au Français
on dit mais écoute, ce n'est pas OU mais U, [y] ; en plus,
généralement en mooré, un "S" entre deux voyelles se dit
"SE" [s] mais en Français ça devient "ZE" [z]; ça fait que
lors de nos dictées, l'enfant peut écrire un mot et pour
quelqu'un qui sait lire le mooré le mot est bien écrit avec des
sons en mooré ; par exemple on dit "toute la famille" ; l'enfant peut
écrire le "TOUTE" là en "TUT" avec "T" à la fin. "TUT en
mooré, ça se lit TOUTE ; ça fait que l'enfant a tendance
à utiliser ses acquis du mooré là pour mélanger
avec le Français ».
La même difficulté apparaît en
lyèlé : « quand on prend l'alphabet
français et l'alphabet lyèlé, il y a des lettres qui se
prononcent de la même manière par contre il y'en a qui
diffèrent ; quand on prend le C il se lit "kié" en
lyèlé ; quand on prend le G il se lit "gyé", le ZH se lit
"g"..., le U se lit "OU"[y]; ça fait que quand on finit la
phonétique lyèlé et on entame la phonétique
française y a une interférence linguistique qui est là ;
mais ça se corrige dans les autres classes ». (Babil)
A tout cela s'ajoute le fait des conventions orthographiques
françaises qui n'existent
pas dans les langues nationales, telles que gn, ch , un, oie,
in, ph ou des terminaisons muettes du genre « ent ». Ces
difficultés orthographiques, les élèves des écoles
bilingues auraient tendance à les surmonter en lisant ou écrivant
selon le code orthographique appris dans la langue nationale, d'où les
confusions.
- Le calcul : sur l'ensemble des 68
enseignants qui soutiennent que les langues nationales ont des effets
néfastes sur les autres matières, seulement 7 d'entre eux
mentionnent le calcul. Ces enseignants sont issus de quatre groupes
linguistiques : le mooré, le dioula, le
fulfuldé et le gourmantchema. C'est donc la
matière la moins citée en termes d'obstacles. Ici,
77
les enseignants évoquent surtout des difficultés
de conversion des grands nombres appris dès la première
année dans les langues nationales en Français comme nous le
signifie Martin : « difficulté de la lecture
des nombres connus du gulmancema au Français » ; il est aussi
question de problèmes de compréhension des énoncés
; c'est l'avis partagé par Alioud : « les grandes
difficultés, c'est au niveau des problèmes car ils ne comprennent
pas bien le Français».
- Grammaire française : Cette
difficulté est évoquée par les enseignants des
écoles bilingues mooré, fulfuldé,
kassena, lyèlé, gourmantché et
dagara. Sur les 68 enseignants qui ont reconnu
l'existence d'effets néfastes des langues nationales, 13 en
parlent. Le souci rencontré par les
élèves mais aussi par les enseignants au niveau de la grammaire
française se rapporte au fait que les structures grammaticales de
certaines langues nationales diffèrent du Français ; c'est ce que
nous explique Alioud : « certaines formes syntaxiques changent de la
langue nationale en Français. Ex .
· Oumarou de Sadou est riche
se dit .
· jom (est) jawdi (riche) yo (de) Umaru (Oumarou) Saadu
(Sadou ») ; de ce fait, les élèves qui ont bien
assimilé les constructions grammaticales auraient du mal à
comprendre ces variations et à s'en détacher comme le souligne
Saïdou, enseignant dans une école bilingue mooré :
« apprentissage difficile dû au problème de
détachement du mécanisme de fonctionnement du mooré pour
le français. »
Ø Les effets positifs
Les enseignants des écoles bilingues reconnaissent,
à une majorité écrasante, soit 93%, que l'utilisation des
langues nationales a des effets positifs sur l'enseignement des autres
matières.
Toutefois, à la différence des avis portant sur
les effets négatifs où une diversité de raisons
était convoquée, les avantages induits par l'usage des langues
nationales tels qu'ils sont cités ici mettent en avant la maîtrise
des techniques d'apprentissage par les élèves des écoles
bilingues. L'usage des langues nationales comme médiums et
matières serait un atout dans la mesure où il permet aux
élèves de mieux comprendre et de s'approprier les contenus
d'enseignement. Ce phénomène est présent dans toutes les
disciplines évoquées telles que nous pouvons le percevoir
à travers les propos des enseignants contenus dans le tableau ci-dessous
:
78
Tableau n°11 : Récapitulatif des effets
positifs de l'utilisation des langues nationales comme médiums et
matières sur les autres matières selon les
enseignants
79
Au vu des déclarations des enseignants, il ressort
clairement qu'un accord unanime se
dégage en faveur de la reconnaissance de l'apport des
langues nationales utilisées comme médiums et matières
d'enseignement dans la facilitation des enseignements et apprentissages des
autres matières. La matière qui recueille le plus
d'unanimité reste néanmoins le calcul. Sur cette matière
précise, 73 des 92 enseignants qui ont reconnu l'impact positif des
langues nationales ont tenu à marquer leur avis ; Babil nous explique
l'intérêt de cette matière :
« Ici, quand nous avons fait nos premiers pas dans
le bilingue, avec les résultats que nous avons eu, nous avons compris
tout de suite que la maîtrise des connaissances dans la langue maternelle
permet facilement à l'enfant d'acquérir des connaissances dans
d'autres langues ; par exemple, quand on prend le calcul, lorsque l'enfant
acquiert une connaissance en calcul dans sa langue, tout ce qu'on peut faire
c'est de lui donner la notion en Français mais la technique est
déjà acquise en langue ; si tu montres à un enfant comment
il faut faire une conversion des unités de mesure des longueurs, c'est
la même technique en langue ; tu ne peux pas lui dire 18 et il va
écrire 8 là dans la colonne des décamètres! Quand
tu lui donnes la technique en langue c'est la même chose en
Français ; c'est l'appellation du terme qui change ».
L'effet positif des langues nationales sur la lecture, pour
sa part est moyennement cité, soit 41 enseignants sur 92, tandis que
l'expression écrite et orale qui comptent chacune 17 et 14 citations
d'exemples restent faiblement marquées.