7.2.2 Interprétation des résultats selon la
seconde hypothèse spécifique
« Les enseignants sont réticents par rapport
à la capacité des langues nationales à servir de
médium et de matières d'enseignement »
Ø Sur l'utilité disciplinaire des langues
nationales
L'analyse du rapport des enseignants aux disciplines
scolaires bilingues a montré que si les enseignants sont nombreux
à déclarer qu'il n'y a pas de matières inutiles ou
inadaptées dans l'éducation bilingue, tous ne partagent cependant
pas cet avis ; en effet, près d'un tiers d'entre eux affirment le
contraire. Et lorsque nous scrutons de près les exemples
évoqués par ces derniers pour justifier leur point de vue, il
apparaît que ce qu'ils pointent du doigt ce n'est pas tant
l'utilité didactique des disciplines que leur inadaptation aux exigences
de l'école, implicitement ou explicitement exprimées. Ces
exigences se rapportent notamment à la nécessité de la
réussite aux différentes évaluations et examens dont les
conditions sont fixées selon les normes des écoles classiques
mais aussi aux préoccupations liées à la suite à
donner à la scolarité des élèves qui, en l'absence
du continuum bilingue, doivent intégrer les collèges classiques.
C'est ainsi qu'une matière comme l'APPC12 peut
paraître, aux yeux des
12 APPC (Activités Pratiques Productives et
culturelles)
96
enseignants, utile pour l'équilibre humain de
l'élève comme le reconnaît David : «
l'école bilingue intègre les activités pratiques
productives et culturelles en se basant sur les possibilités du milieu ;
de même les langues maternelles suscitent l'intérêt de
l'enfant qui favorise sa compréhension des notions enseignées ;
l'école bilingue recherche ainsi la formation intégrale de
l'enfant » mais en même temps problématique parce
qu'elle n'est pas prise en compte dans l'évaluation, comme nous le
rappelle Honorine : « l'enfant n'est pas évalué à
l'examen dans cette matière ». Il nous semble donc
évident que ce n'est pas l'intérêt didactique des contenus
d'enseignement en jeu qui sont remis en cause mais plutôt leur
concordance aux exigences qui conditionnent la progression de
l'élève.
Ø L'expression de la construction d'une
conscience disciplinaire bilingue ?
Le regard que portent les enseignants sur
l'intérêt des langues nationales utilisées comme
matières d'enseignement nous amène par ailleurs à nous
interroger sur la manière dont ils conçoivent les disciplines
scolaires, la valeur qu'ils leur accordent. Dans les raisons qui sont
évoquées pour justifier l'existence des matières inutiles
ou inadaptées dans le système éducatif bilingue, les avis
exprimés réfèrent entre autres aux lieux de transmission
du savoir : « ils n'ont pas besoin d'aller à l'école
pour apprendre ces choses », aux enjeux culturels comme dans le cas
des élèves peuls qui rechignent à faire des
récitations ou des chants au seul motif qu'ils ne sont pas des griots,
ou encore au manque de référence aux notions de la grammaire
française.
Derrière toutes ces difficultés
exprimées par les enseignants sur l'intérêt des langues
nationales utilisées comme médiums et matières, il nous
semble possible de percevoir un souci de définition de ce que pourrait
être une discipline pour eux. Cet effort de cadrage de la discipline
qu'on pourrait désigner comme étant une conscience disciplinaire
bilingue en construction se tisserait sur la base d'une certaine tension
portant sur les finalités mêmes des disciplines. Reuter (2010) a
expliqué que toute discipline pouvait s'organiser autour de
visées propres à l'école et à l'ensemble des
disciplines ou excédant le cadre scolaire ; dans le cas présent,
il nous semble que la tension part de la conception de la discipline scolaire ;
elle porte, à notre avis, sur une divergence d'approche entre une
conception traditionnelle, classique et scolaire de ce que devrait être
une discipline scolaire, centrée notamment sur l'évaluation et la
validation par les examens d'un côté et la nécessité
d'intégrer de nouveaux référents scolaires non
évaluables à l'examen (apprentissage des langues nationales) ou
extra-scolaires (APPC) induites par le système éducatif bilingue
et centré plutôt sur le souci de la
97
formation humaine intégrale de l'homme de l'autre. Sur
cette question, Reuter (2010 : 41) a aussi montré que la notion de
conscience disciplinaire est née entre autres du constat que «
les représentations d'élèves du collège ou du
lycée pouvaient parfois être éloignées du projet
d'enseignement disciplinaire et, par voie de conséquence, source
d'obstacles ou de conflits... ». Si l'on considère que
l'objectif poursuivi par l'éducation bilingue est d'oeuvrer à
l'éducation intégrale de l'homme, on peut estimer que les
enseignants qui jugent que les matières du système
éducatif bilingue sont utiles et adaptées, donc «
enseignables » selon la visée fondamentale de toute discipline
définie par Chervel (1998) ont intégré parfaitement le
projet et les objectifs de l'éducation bilingue en étant parvenus
à une conception plus large et ouverte de la notion de discipline
scolaire. En référence à notre cadre théorique, on
pourrait aussi considérer ces enseignants comme étant les bons
sujets de l'institution « école bilingue ». En revanche, ceux
pour qui certaines matières de l'éducation bilingue paraissent
problématiques nous semblent restés dans une conception des
disciplines scolaires liée à la sphère scolaire avec en
toile de fond le souci de préparer les enfants aux évaluations et
aux examens ; ce groupe d'enseignants dont le rapport au savoir ne correspond
pas à celui de l'institution pourraient être
désignés, selon la théorie anthropologique du rapport au
savoir, comme de mauvais sujets de l'institution ici en question. Dans tous les
cas, il nous semble que ce qui justifie le plus l'inquiétude des
enseignants c'est surtout la question du rapport des disciplines et de
l'évaluation. Cheron (2008) avait déjà montré que
cette hantise des résultats, entretenue par ailleurs par les
protagonistes de l'éducation bilingue était au centre des
préoccupations des enseignants ; ce discours qu'elle rapporte d'un
entretien qu'elle a réalisé avec un directeur d'école en
est illustratif : « C'est les résultats qui nous
intéressent ! Au-delà des résultats il n'y a rien d'autre
qui nous intéresse, maintenant le chemin par lequel on va passer pour
atteindre les résultats bon... » (Cheron, 2008 : 22)
Sur cette question du rapport des disciplines à
l'évaluation, Delcamdre (2006 : 132) a par ailleurs montré que
l'évaluation était un outil de légitimation externe de la
discipline scolaire. Traitant de la question de l'évaluation de l'oral,
elle déclarait ceci : « Pour les élèves comme
pour les parents, l'évaluation justifie l'effort d'apprentissage, donne
légitimité aux contenus de savoirs visés (...) Cet aspect
de légitimation externe renvoie au rôle des examens et des
concours dans la définition des contenus d'une discipline scolaire
(savoirs et savoirs faire) ». A la suite de cette réflexion de
Delcambre (2006), il est possible de penser que pour les enseignants bilingues,
cette question de légitimation de matières qui ne sont pas prises
en
98
compte à l'examen ou aux concours n'est pas sans effet
dans la manière dont ils conçoivent les disciplines de ce
système éducatif.
Ø Sur les effets néfastes de l'utilisation
des langues nationales comme matières sur les autres
disciplines
Dans l'analyse des données de notre enquête, il
est ressorti que sur 10 enseignants bilingues, 7 avaient reconnu que les
langues nationales utilisées comme médiums et matières
d'enseignement pouvaient avoir des effets néfastes sur les autres
matières. Si cette proportion est sans doute considérable,
faudrait-il pour autant en conclure que les enseignants reconnaissent d'une
certaine manière l'inutilité ou l'inadaptation de ces
matières ? En considérant les situations décrites par les
enseignants, nous remarquons que ce qui revient dans les discours ce sont les
questions relatives aux interférences, qu'elles soient d'ordre
grammatical, lexical ou phonologique. Nous osons donc penser raisonnablement
que ce que dénoncent les enseignants c'est la répartition des
temps d'enseignement entre les langues nationales et le Français. La
réponse des enseignants à la question portant sur la
réorganisation de la répartition de ces temps d'enseignement
semble d'ailleurs confirmer notre opinion ; en effet, comme nous l'avons
souligné antérieurement, le système éducatif
bilingue consacre 90% des temps d'enseignement aux langues nationales en
première année, 80% en deuxième année, 50% en
3° année, 20% en quatrième année et 10% en 5°
année. En partant de cette organisation et en considération de
leur expérience, nous avons demandé aux enseignants de nous
proposer une répartition qui leur semblerait plus adéquate. Les
résultats à cette question que nous publions en annexe montrent
que la moyenne de temps d'enseignement des langues nationales proposée
par les enseignants est de 68,36% en première année contre 90%
selon les instructions officielles et de 58,81% en deuxième année
contre 80%. En première année, seuls 23% des enseignants
s'alignent sur le temps officiel édicté par les curricula ; en
deuxième année, c'est encore moins, soit 21%. Tous les autres
enseignants proposent de réduire le temps d'enseignement consacré
aux langues nationales en première année. Cet enjeu de la
répartition des temps d'enseignement nous est amplement expliqué
ici par Alioud :
« Moi, en ce qui me concerne, je dirai que ce qui a
été fait là...il faudra quand même revoir parce que
si nous prenons ce qui est écrit sur papier, on dit : première
année 90% en langue nationale et 10% de Français alors que la
scolarité dure cinq ans, donc si dès la première
année il ne voit pas très bien quelques notions en
Français, en deuxième
99
année encore 80%, vous voyez que l'enfant en
cinquième année il écrit bien, il peut même lire des
textes mais il ne comprend pas parce qu'on n'a pas pris du temps pour leur
apprendre beaucoup de choses en Français ; donc selon moi je me dis que
dès la première année s'ils pouvaient aller à 20%
et deuxième année 40 % je crois que là ç'allait
permettre aux enfants de voir beaucoup de notions en Français
».
Au regard de ce qui précède, nous pouvons
affirmer que notre seconde hypothèse spécifique est seulement
partiellement corroborée par les résultats obtenus, en ce sens
que nous estimons que les enseignants ne doutent pas de l'efficacité des
langues nationales à servir de médiums et de matières
d'enseignement mais reconnaissent la nécessité de faire un
certain nombre d'aménagements du point de vue didactique et
organisationnel pour les rendre plus crédibles et plus efficaces.
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