7.2.3 Interprétation des résultats selon la
troisième hypothèse spécifique
« Les enseignants sont réticents par rapport
à l'efficacité et à l'avenir de l'éducation
bilingue ».
L'analyse de la variable portant sur le degré de
conviction qu'ont les enseignants de l'efficacité de l'éducation
bilingue a montré que près des 3/4 des individus de notre
échantillon se disent convaincus ou très convaincus de ce
système éducatif. Si l'on ne s'en tenait qu'à ces
données, on pourrait penser peut-être que ceux qui se disent peu
ou pas convaincus sont des enseignants des écoles classiques qui ne
comprennent pas grand-chose au système éducatif bilingue et
conclure sans tarder que ces résultats réfutent notre
hypothèse spécifique.
Toutefois, lorsqu'on met en relation la variable relative au
choix du système éducatif préféré pour la
scolarisation des enfants avec les deux catégories d'enseignants, on se
rend vite compte que ces résultats ne sont pas sans poser question ; en
effet, on remarque que si les enseignants classiques sont évidemment
plus nombreux proportionnellement, soit 61 %, à préférer
inscrire leurs enfants dans les écoles classiques, chez les enseignants
bilingues, la part de ceux qui font le même choix s'élève
à 34%, ce qui n'est pas négligeable pour des gens qui sont des
acteurs de premier plan de ce système éducatif. Bien plus, en
croisant la part de ceux qui se disent convaincus ou très convaincus
avec la variable portant sur le choix de
100
scolarisation préférée des enfants, il
nous est donné de constater que 19% des enseignants qui se
déclarent convaincus et 11% de ceux qui s'affirment très
convaincus préfèrent scolariser leurs enfants dans des
écoles classiques ; alors, comment comprendre que des
enseignants qui oeuvrent dans l'éducation bilingue d'une part, et
d'autres qui disent en être convaincus d'autre part, optent malgré
tout de scolariser leurs enfants dans des écoles classiques ?
Dans les entretiens que nous avons pu réaliser avec les
enseignants, nous avons pu comprendre que ces réticences étaient
la conjonction de plusieurs raisons qui ne sont pas liées en tant que
tel à la nature du système éducatif bilingue mais à
sa gestion ; cette situation est bien résumée par Babil :
« ce n'est pas l'innovation qui n'est pas bonne mais c'est parfois les
conditions de mise en oeuvre ; ça peut être au niveau des
élèves, ça peut être au niveau des enseignants ; si
les conditions d'accompagnement ne sont pas suivis, on ne peut pas aboutir
à de bons résultats »
D'abord, les enseignants reprochent aux autorités
politiques de n'être pas eux-mêmes convaincus et de manquer de
donner le bon exemple aux populations en n'inscrivant pas leurs enfants dans
les écoles bilingues ; c'est l'avis de Manu :
« en regardant les autorités de ce pays se
comporter vis-à-vis du bilingue, on a l'impression que
l'éducation bilingue c'est pour l'enfant du pauvre ; jusqu'à
présent nous n'avons vu aucune autorité de ce pays envoyer son
enfant dans une école bilingue, ce qui
fait que les uns et les autres aussi se disent que c'est
parce que c'est une école au rabais qu'on leur dit d'envoyer leurs
enfants dans ces écoles ; je crois que l'exemple devrait venir de
là haut ».
Ils craignent aussi que l'éducation bilingue ne
disparaisse un jour, comme les innovations pédagogiques qui l'ont
précédée, lorsque les bailleurs de fonds cesseront de
financer son exécution. Sur cette question, Sayoré est formel,
lorsqu'on lui demande son avis sur l'avenir des écoles bilingues :
« Mais là, il faudra peut-être que les
autorités elles-mêmes soient convaincues ; dans l'éducation
y a trop de réformes, maintenant on ne sait pas ;
généralement c'est des projets, ça vient et une fois qu'il
n'y a plus de financement ça disparaît ; donc ça fait que
quand ça rentre dans les questions politiques, là ça
devient compliqué ; sinon y a plusieurs réformes au niveau de
l'éducation ; y a les écoles satellites, les CBNEF où
on
fait les langues nationales ; mais c'est des projets ;
quelqu'un vient avec ça, ça finit et on cherche d'autres trucs
encore ».
101
Ensuite ils dénoncent une gestion chaotique des
écoles bilingues qui contribue à
démobiliser les enseignants ; de l'avis des uns et des
autres, les enseignants bilingues seraient amenés à effectuer un
travail plus exigeant que leurs collègues du classique mais ne sont pas
rémunérés à la hauteur de leurs peines ; en plus,
lorsqu'ils veulent passer d'une école bilingue à une école
classique ils sont retenus tant qu'ils n'ont pas bouclé le cycle des
cinq ans. Manu nous explique la situation en ces termes :
« Premièrement, les enseignants qui sont
affectés dans ce système, si tu n'as pas fini un cycle complet tu
ne peux pas partir , · ça pose problème , · si tu
vas et tu ne t'y sens pas tu vas vouloir partir, mais on te retient pour
boucler le cycle des cinq ans , · alors, si tu restes là
à contre coeur, le travail aussi va prendre un coup ! Ça c'est
d'un, ensuite les moyens ne suivent pas , · ceux qui font
l'éducation bilingue trouvent, que c'est un travail
supplémentaire, un travail beaucoup plus compliqué qu'ils sont en
train d'accomplir , · par conséquent ils voudraient une juste
rémunération des efforts qu'ils sont en train d'effectuer mais
leurs attentes ne sont pas comblées et ça aussi ça cause
des blocages ».
Pour ce qui concerne plus précisément les
aspects financiers, les enseignants nous ont expliqué que cette
année, ils ont dû faire des sit-in dans les Directions
Régionales de l'Enseignement de Base pour enfin bénéficier
des 15000 F CFA d'indemnités qui leur sont allouées :
Babil : « cette année on a attendu nos
indemnités d'octobre, c'est à dire juillet, août septembre,
ce n'est pas venu , · au mois de décembre ce n'est pas venu et
il a fallu qu'on fasse un sit-in à la DREBA13 pour qu'ils
nous payent le 15 janvier ; ça fait que l'engouement prend un
sérieux coup. »
Ou encore Alioud « même cette année on a
eu à faire des sit-in à la DREBA avant qu'on nous paye
, · voilà pourquoi tous ceux qui viennent au bilingue veulent
partir , · mais si le suivi était régulier et si la prise
en charge était conséquente, ça allait mobiliser les gens
un peu , · mais on a remarqué que quand quelqu'un vient,
après ses trois années de formation il veut partir
».
Une autre difficulté qui suscite la crainte chez les
enseignants et nourrit leur réticence vis-à-vis de
l'éducation bilingue a trait à la raréfaction des visites
pédagogiques. Depuis quelques années, l'OSEO s'est
déchargée de sa responsabilité dans la gestion des
écoles
13 Direction Régionale de l'Enseignement de
Base (DREBA)
102
bilingues et les a confiées à l'Etat ; depuis
lors, les visites pédagogiques et le suivi des écoles ne sont
plus réguliers, comme nous l'explique Alioud : « on sent que y
a un relâchement même de l'Etat ; avant que je ne vienne ici, les
suivis c'était chaque mois mais depuis que l'OSEO s'est retiré
c'est parfois une fois par an, parfois tous les deux ans. Mais dans ces trois
dernières années c'est une fois l'année scolaire » ;
il faut remarquer qu'on est déjà très loin des
nombreuses visites pédagogiques effectuées par la DGEB et les
IEPD dont faisait état Cheron (2008) en 2007 lorsque l'OSEO était
encore aux commandes de l'enseignement bilingue. Mais bien plus que le suivi
des écoles, ce sont les structures mêmes qui ont été
mises en place pour les APPC et pour l'accueil des élèves qui
sont en train de péricliter ; dans une des écoles bilingue en
zone sahélienne nomade, l'OSEO avait construit un centre d'accueil pour
permettre la sédentarisation des enfants Peuls et favoriser ainsi les
apprentissages ; l'école était de ce fait subventionnée
par l'OSEO en vivres et les résultats étaient excellents. Mais
malheureusement, avec le retrait de l'OSEO et la suppression de la dotation en
vivres, les parents ont retiré leurs enfants et les locaux construits
à couts de millions de francs CFA sont laissés à l'abandon
:
Alioud : « vous voyez le bâtiment qui est
là, les enfants logeaient ici ; ils étaient nourris, ils
mangeaient ici ; mais depuis que l'OSEO s'est retiré on a fermé
les salles, même d'hébergement, alors que nos enfants viennent de
loin ; donc ce qui fait que le niveau là a baissé (...) ; comme y
a pas de vivres les gens préfèrent garder leurs enfants ; et puis
nous les peuls tant qu'on ne voit pas exactement la chose, on ne peut pas
croire ; il préfère qu'il reste derrière le troupeau ; on
dit l'école et il ne voit rien... C'est ce qui fait qu'ils
n'amènent pas les enfants ».
Cette situation que vit l'éducation bilingue de nos
jours se trouve être, à nos yeux, la concrétisation d'une
conclusion à laquelle était parvenue Hélène Cheron
(2008) dans son travail de recherche sur le projet école bilingue de
l'OSEO à Koudougou et Réo ; dans notre problématique, nous
avions d'ailleurs évoqué cette crainte comme ayant motivé
notre intérêt pour cette présente recherche. Dans son
étude, Hélène Cheron (2008) était parvenue à
la conclusion que l'éducation bilingue telle qu'elle était
organisée ressemblait à une bâtisse portée en tout
point par l'OSEO et qui risquait de tanguer très fort si celle-ci venait
un jour à se retirer. On peut penser, à juste titre que c'est ce
qui commence à se produire avec les indemnités qui ont du mal
à être payées, les visites qui se raréfient, les
activités pratiques et culturelles qui ont de la peine à se
tenir, etc.
103
La dernière épreuve qui participe à
entretenir les réticences chez les enseignants a trait à
l'âge de recrutement des écoliers. Le système de
l'éducation bilingue a été conçu pour accueillir
des enfants d'âge mûr, compris entre 7 et 8 ans, qui parlent bien
leur langue maternelle. Or il se trouve qu'avec la création des
écoles maternelles, notamment dans les villes, les enfants arrivent
très jeunes au primaire, autour de 5 ou 6 ans ; cela constitue une
véritable entorse dans la conception du système éducatif
bilingue et est malheureusement source d'échecs pour certains enfants
comme l'atteste Inno :
« La deuxième difficulté c'est que les
enfants que nous recrutons en fonction du cycle ne répondent pas en
ville , · ça veut dire quoi ? On a des enfants de cinq ans
, · dans notre Koupela, on a des enfants de cinq ans , · or le
bilingue demande des enfants de 8 à 9 ans , · dans nos villes on
ne peut pas avoir des enfants de six ans même qui ne sont pas à
l'école , · donc on se retrouve avec des enfants qui ont
à peine quitté leurs mamans et on veut leur apprendre , ·
donc finalement, comme c'est leur langue, en première année y a
pas de problème , · ils lisent, ils calculent , · la
deuxième année on commence à sentir une baisse du
rendement et en troisième année où l'enfant n'avait acquis
que seulement 20% du Français, on veut que tout se passe maintenant en
Français et à un niveau CE2, ça ne peut pas marcher
».
Dans cette ville où l'éducation bilingue avait
été fortement soutenue par l'enseignement catholique,
l'apparition de cette difficulté qui a servi de justificatif aux
nombreux échecs qui s'en sont suivi à l'examen du CEPE a conduit
les autorités du diocèse à reconvertir les écoles
bilingues en écoles classiques, et ce, conformément aux souhaits
des parents.
Cette troisième hypothèse spécifique
posait que les enseignants font preuve de réticence à
l'égard de l'efficacité et de l'avenir de l'éducation
bilingue. Les résultats montrent toutefois une situation plus
nuancée. On remarque que si les enseignants sont réticents, ce
n'est pas avant tout à cause de l'inefficacité du système
éducatif mais en raison des questions qu'ils se posent sur son avenir et
ce, en référence à la manière dont il est
géré présentement. Nous pouvons donc dire que les
résultats ne supportent que partiellement l'hypothèse.
En résumé, notre hypothèse principale
stipulait que « le rapport des enseignants aux langues nationales, en
tant que médium matières et d'enseignement, révèle
des réticences au sujet de la pertinence et de l'efficacité
même de l'éducation bilingue au Burkina Faso ».
104
En conséquence de l'interprétation qui vient
d'être faite de nos résultats, laquelle interprétation
révèle que ces résultats ne supportent que partiellement
les trois hypothèses spécifiques, nous pouvons en déduire
que notre hypothèse principale est aussi partiellement
corroborée. En effet, s'il est possible d'affirmer de façon
raisonnable, au vu des résultats, que les enseignants sont effectivement
réticents, on ne peut manquer de noter que cette réticence est
beaucoup plus liée à la question de la pertinence ou de
l'efficacité du système éducatif, comme nous le
supposions, qu'à sa mise en oeuvre par ceux qui en ont la
responsabilité.
Une telle analyse du rapport des enseignants aux langues
nationales utilisées comme médiums et matières
d'enseignement nous amène par ailleurs à nous interroger sur leur
rapport à la diglossie. Comment faut-il analyser l'état d'esprit
des enseignants dans la situation de diglossie qui marque le Burkina Faso et
dont nous avions fait l'écho précédemment ?
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