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Le concept d'Ontologie Sociale

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par Jules Donzelot
Université de Provence - Master 1 - Maà®trise de philosophie 2004
  

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«X compte comme Y» ou «X compte comme Y dans un contexte C» »

Où X désigne l'objet physique, le fait brut, Y le nouveau statut de X, et C le contexte dans lequel X reçoit Y comme statut. A chaque statut est attaché une fonction et à chaque fonction certaines propriétés. Prenons l'exemple favori de Searle : l'argent. Pourquoi est-ce une règle constitutive qui est cause que l'argent est argent, et non une règle normative ? Voici la raison : rien ne se trouve dans le billet qui incline spontanément à considérer le billet comme de l'argent. C'est-à-dire que rien dans le billet, d'un point de vue physique, n'indique qu'il peut s'agir d'argent. Le cas d'une chaise ou d'un banc, par exemple, est différent : en marchant dans la forêt, je peux rencontrer un tronc d'arbre disposé de telle manière que je sois incliné à m'y asseoir pour me reposer. De même, dans ma maison je peux rencontrer différents objets en bois dont la forme m'incline à m'asseoir dessus pour me reposer, pour travailler sur une table et ainsi de suite. Une chaise fonctionne naturellement comme une chaise, même si elle a été fabriquée en vue de fonctionner comme une chaise. Un billet, par contre, ne fonctionne pas naturellement comme de l'argent. Il faut qu'une certaine règle, constitutive, le fasse exister comme de tel. En effet, les propriétés d'être-argent que possède le billet, à la différence des propriétés d'être-chaise que possède la chaise, ne se trouvent pas naturellement dans le billet, il faut qu'elles y soient apportées par un biais institutionnel. Par conséquent, les règles constitutives ne consistent pas en un ajout apporté à l'objet physique : elles transforment littéralement celui-ci pour le faire devenir une chose ontologiquement différente de ce qu'il était jusque là. Un morceau de papier, en tant que tel, n'est rien ; Mais certaines règles le constituent en tant qu'argent.

On pourrait songer à récuser la dimension proprement ontologique du changement qui est apporté au fait brut qui devient fait institutionnel. Un argument consisterait à dénoncer l'arbitraire de la transformation opérée : ce sont des morceaux de papier qui comptent comme argent, mais la société aurait pu choisir d'utiliser d'autres faits bruts pour la même finalité. Searle considère au contraire que dans l'argent comme dans tous les faits institutionnels, la nécessité prédomine sur l'arbitraire. Il ne s'agit pas de « conventions » précise-t-il, mais bien de « règles. » Quelle est la signification que Searle attribue au concept de règle ? D'où provient ce concept ? Afin de répondre à ces questions, nous allons rendre compte de l'interprétation de Searle des travaux de Wittgenstein. C'est en effet dans celle-ci que se trouve la clef de l'ontologie sociale de Searle : dans l'interprétation des concepts de règles et de forme de vie d'une part et dans le concept de background d'autre part. Tous ces concepts ayant été empruntés aux Recherches Philosophiques (1953) de Wittgenstein.

i) SEARLE, INTERPRÈTE DE WITTGENSTEIN

Nous avons évoqué, précédemment, l'interprétation de Peter Winch des Recherches Philosophiques de Wittgenstein. De l'idée que la pensée signifiante des individus trouve toujours son origine dans un langage social53(*), Winch tire la conclusion que la société préexiste toujours à la pensée des individus : que tout comportement porteur de signification, par conséquent, doit être social. Cette thèse s'appuie en particulier sur deux concepts de Wittgenstein : le concept de règle et celui de forme de vie. Plus précisément, l'interprétation de ces deux concepts constitue le point d'ancrage des théories non seulement de Winch, mais aussi de Searle et de nombreux autres philosophes54(*). Afin de bien comprendre ce que signifie l'interprétation de Searle, nous allons partir des énoncés eux-mêmes de Wittgenstein et nous appuyer sur l'article de Sandra Laugier, intitulé « Où se trouvent les règles ? »55(*).

Forme de vie [Lebensformen]

« Se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie » (RP, §19)

« L'expression «jeu de langage» doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une activité, ou d'une forme de vie » (RP, §23)

§241 : « «Dis-tu donc que l'accord entre les hommes décide du vrai et du faux ?» - C'est ce que les hommes disent qui est vrai et faux ; et c'est dans le langage que les hommes s'accordent. Cet accord n'est pas un consensus d'opinion, mais de forme de vie. »

Suivre une règle [folgen eine Regel]

Les paragraphes 199 à 240 des RP portent sur ce que c'est que suivre une règle. On citera quelques passages :

. « Suivre une règle, transmettre une information, donner un ordre, faire une partie d'échecs sont des coutumes (des usages, des institutions) » (§199)

. « (...) «suivre une règle» est une pratique. Croire que l'on suit la règle n'est pas la suivre. » (§202)

. « La manière d'agir commune aux hommes est le système de référence au moyen duquel nous interprétons une langue qui nous est étrangère. » (§206)

. « Quand je suis la règle, je ne choisis pas.

Je suis la règle aveuglément. » (§219)

. §232 : « Suppose qu'une règle me suggère comment je dois la suivre ; c'est-à-dire qu'une voix intérieure me dit, pendant que je suis la ligne des yeux : « continue ainsi ! » - Quelle différence y a-t-il entre les deux processus suivants : Suivre une sorte d'inspiration et suivre une règle ? Car ils ne sont certainement pas identiques. Dans le cas de l'inspiration, j'attends la directive. Je ne pourrai pas enseigner à quelqu'un d'autre ma «technique» pour suivre la ligne. A moins que je ne lui enseigne une sorte d'écoute, de réceptivité. Mais je ne peux naturellement pas exiger qu'il suive la ligne comme moi. Il ne s'agit pas ici de mes expériences de l'action qui suit une inspiration et de l'action qui suit une règle ; mais de remarques grammaticales. »

. « Aucune querelle n'éclate pour savoir si la règle a été ou non suivie. (...) Cela fait parti du cadre qui permet à notre langage de fonctionner (de donner, par exemple, une description). » (§240)

Retenons les éléments essentiels :

« Parler un langage fait partie d'une forme de vie. »

« C'est dans le langage que les hommes s'accordent. » Et cet accord est un consensus de forme de vie.

Suivre une règle relève de la coutume.

Suivre une règle n'implique pas que l'on soit conscient de la règle, mais qu'on l'applique aveuglément.

Le suivi des règles ne peut donner lieu à des querelles, car les règles appartiennent au cadre à l'intérieur duquel notre langage fonctionne.

L'article de Sandra Laugier s'efforce de retrouver l'idée de règle telle qu'elle est énoncée dans les Recherches Philosophiques. Selon elle, toutes les interprétations existantes du concept de règle manquent le propos réel de Wittgenstein. Leur erreur commune est de présupposer qu'il existe une conception wittgensteinienne de la règle. A l'idée de conception elle oppose celle de méthode. Les considérations des RP portant sur la notion de règle viseraient à procurer « une méthode pour les chercher et les regarder. » On retrouve ici les deux versants opposés des interprètes de Wittgenstein : ceux qui voient dans son oeuvre une théorie du langage et ceux qui pensent y trouver l'énonciation d'une nouvelle méthode philosophique. Parmi les premiers, on trouve entre autres Saül Kripke et John Searle, et parmi les seconds, R. Rhees, Cora Diamond et Cavell.

Avant d'en venir à l'interprétation searlienne du concept de règle, suivons d'abord l'opinion de Laugier quant à la signification de ce mot dans les RP de Wittgenstein. Selon elle, le concept de règle ne doit pas être interprété comme désignant les rails qui guideraient notre comportement linguistique et pratique. Une telle interprétation, qu'à la suite de McDoweel elle désigne comme platonisante, manquerait complètement l'intention de Wittgenstein. Considérer les règles comme des rails dont le propre serait de gouverner revient en effet à situer les règles ailleurs que dans la pratique elle-même. Cela revient à considérer les règles comme extérieures à l'action qu'elles gouvernent. Et c'est cette extériorité qui pousse McDowell à parler de « platonisme. » « Les règles, dit Wittgenstein, ne sont pas des rails, c'est-à-dire qu'elles ne contiennent pas, ne nous donnent pas, leur application. Elles ne nous ordonnent pas quoique ce soit. » Au contraire, elles se trouvent dans la pratique elle-même. Elles se montrent dans l'action, mais elles ne sont pas préalablement hors de l'action. La question qu'il convient de poser à propos des règles n'est alors pas : « Que sont les règles ? » ou bien « Les règles existent-elles ? » Il convient plutôt de demander : « Où se trouvent les règles ? » « Où se manifestent-elles ? ». Les deux interprétations erronées de la règle seraient les suivantes. Il y aurait d'abord une conception platoniste des règles qui voit en elles des rails ordonnant le comportement. Il y aurait ensuite une conception interprétativiste « qui ne voit dans la règle rien d'autre que son interprétation. » John Searle fait partie de ceux qui proposent une conception platoniste des règles. Parallèlement à Kripke, il soutient que les règles sont le produit des institutions sociales. Mais si pour Kripke les règles reposent sur des accords de communauté, Searle soutient pour sa part qu'elles sont instituées par l'intentionnalité collective avant d'être intégrées, de générations en générations, au fond de capacité de chaque individu. Sa lecture de Wittgenstein consiste justement à défendre que l'essentiel du travail de celui-ci porte sur la notion d'arrière-plan [Hintergrund].

Kripke fait reposer la notion de règle sur celle d' «accord de communauté». La règle possède une signification, affirme-t-il, et celle-ci se résout dans des «conditions d'assertion déterminées par la communauté». Son idée est que si l'individu, pris isolément, est incapable de déterminer la signification de la règle qu'il suit, c'est parce que cette signification prend sa source dans la communauté. Partant du présupposé selon lequel la règle comporterait en elle-même sa signification, il cherche à isoler cette dernière en discutant des «applications correctes ou incorrectes de la règle». Et par ce biais, il aboutit à la communauté, c'est-à-dire à l'idée que c'est la collectivité dans son ensemble et non l'individu pris isolément qui détermine les conditions d'application de la règle. L'individu ensuite reçoit la règle et l'applique aveuglément. Kripke s'accorde ainsi avec le paragraphe 219 des Recherches.

Searle de son côté récuse la conception interprétativiste de la notion de règle56(*) : « Avec Wittgenstein, je veux réserver le mot «interprétation» aux cas où nous réalisons un acte conscient et délibéré d'interprétation, c'est-à-dire où nous substituons une expression à une autre. » Searle ne conçoit donc pas le problème de la règle comme un problème d'interprétation. Wittgenstein dit en effet, au paragraphe 201 des Recherches : « C'est donc qu'il y a un penchant à dire : toute action qui procède selon la règle est une interprétation. Mais nous ne devrions appeler «interprétation» que la substitution d'une expression de la règle à une autre. » Mais Searle affirme immédiatement après : « A partir de cette mise en garde, je veux soutenir que la compréhension des manifestations et de l'expérience des états ordinaires de conscience requiert des capacités d'arrière-plan [background capacities]. »

L'état ordinaire de conscience, dans lequel se manifestent les règles, suppose un background. Citons le paragraphe 102 des Recherches, au cours duquel apparaît le terme de background : « Les règles rigoureuses et claires de la structure logique des propositions nous apparaissent comme quelque chose qui se trouve à l'arrière-plan - caché dans le medium de la compréhension. Je les vois déjà (bien qu'à travers un médium), puisque je comprends le signe et que je veux dire quelque chose par son moyen. » (§ 102 ) Wittgenstein parle ici de l'arrière-plan comme de la représentation que nous nous faisons de la structure logique des propositions lorsque nous les observons d'un point de vue phénoménologique. Mais en aucun cas, semble-t-il, le terme d'arrière-plan n'est présenté comme le lieu réel où résiderait la structure logique des propositions. Nous suivons ici le propos de Laugier, qui explique : « Pour Searle, l'oeuvre du second Wittgenstein porte essentiellement sur l'arrière-plan. Le problème est que le seul moyen de donner un sens à cette notion est précisément d'en récuser le sens institutionnel. Le terme d'arrière-plan apparaît dans les Recherches pour indiquer une représentation que nous nous faisons, pas pour expliquer quoique ce soit. L'arrière-plan ne peut donc avoir de rôle causal, car il est le langage même. » Conformément à son interprétation du concept wittgensteinien de règle, Laugier nie ici tout caractère explicatif à la notion d'arrière-plan. Règle et arrière-plan sont des termes qui appartiennent eux-mêmes à certains jeux de langage : ils ne sont pas capables d'expliquer quoique ce soit. Et la meilleure leçon qu'on puisse tirer de leur usage par Wittgenstein consiste à les recevoir dans le cadre de l'enseignement d'une méthode philosophique. Wittgenstein veut nous apprendre à chercher les règles, non pas ce qu'elles sont, mais bien plutôt le lieu où elles se manifestent. Car il y a quelque chose comme des règles qui se manifeste dans le comportement humain. Searle lui-même envisage cette interprétation lorsqu'il dit : « si nous disons que les règles ne jouent aucun rôle causal dans le comportement, alors nous devons dire que le background n'est rien d'autre que ce qu'une personne fait, que c'est seulement la manière dont agit la personne. » (p. 140) Pourtant, il refuse d'accepter une telle opinion. Searle reproche explicitement à Wittgenstein de ne pas expliquer le rôle que joue la structure de la règle. De son côté, il recherche le rôle des règles quant à la constitution des faits institutionnels : « Nous désirons dire que les institutions comme l'argent, la propriété, la syntaxe, et les actes de langage sont des systèmes de règles constitutives, et nous voulons connaître le rôle que joue cette structure de règle dans l'explication causale du comportement humain. » (id.) Comment, partant de ce besoin théorique, Searle réunit-il les notions de règles constitutives et d'arrière-plan ?

II) LE CONCEPT DE « BACKGROUND »

Les règles constitutives émanent de l'intentionnalité collective humaine en tant que celle-ci est capable d'actes symboliques. Seule l'intentionnalité humaine peut appliquer aux objets physiques une règle telle que : « X compte comme Y dans un contexte C. » Les faits institutionnels sont donc créés par l'intentionnalité collective humaine sur la base de règles constitutives. Pour qu'une telle conception fonctionne, il est nécessaire de reconnaître aux règles un pouvoir causal. Pourtant, Searle refuse d'accepter une conception interprétative des règles. Les règles ne se transmettent pas d'individus en individus à travers un enseignement duquel suivrait une mise en application par interprétation de la règle. Nous ne passons pas notre temps à interpréter des règles qui nous auraient été enseignées au cours de notre vie. Les règles sont là et elles s'appliquent, mais d'une autre manière. Ici intervient le concept de background. Il va désigner le fond de capacités dont dispose naturellement un être humain et qui lui permet de recevoir les règles sans les apprendre par un biais explicite. C'est grâce à ce fond de capacités que les règles peuvent se transmettre de génération en génération et devenir des coutumes qui déterminent notre comportement sans que nous ayons conscience d'appliquer des règles particulières.

« Une personne, ou peut-être un groupe de gens, inventent des outils, par exemple des tournevis et des marteaux. Dans un tel cas, ils créent des genres de dispositifs auxquels ils imposent diverses fonctions par le biais de l'intentionnalité collective. Mais les générations suivantes naissent d'emblée dans une culture qui contient des tournevis et des marteaux. Ils ne songent jamais à l'imposition de fonctions par une intentionnalité collective ; Ils tiennent simplement pour acquis que ces objets sont un certain type d'outils utiles. Ce qui correspondait d'abord à l'imposition explicite d'une fonction par des actes d'intentionnalité collective existe maintenant comme partie de l'Arrière-plan. » (p. 126)

L'arrière-plan est ce qui vient se substituer à l'intentionnalité collective en tant que capacité à reconnaître et à utiliser des entités institutionnelles. Si l'intentionnalité collective est nécessaire pour l'imposition des fonctions, la connaissance de ces fonctions relève dans un second temps de la coutume, dont la pérennisation est assurée par les capacités d'arrière-plan. Le concept d'arrière-plan se présente alors comme une solution au problème de ce que c'est que suivre une règle. En effet, si suivre une règle ne consiste pas à apprendre la règle pour ensuite l'interpréter lors de son application, si suivre une règle doit au contraire avoir lieu sur un mode inconscient, alors l'idée selon laquelle nous recevrions les règles de manière spontanée, comme un fond de capacités relevant de la coutume et non de l'enseignement, cette idée permet d'expliquer de manière causale l'ensemble des comportements humains. Une intentionnalité collective institue des règles qui constituent des entités institutionnelles ou bien qui régulent des activités préexistantes ; Ces règles sont dans un premier temps intégrées de manière explicite par le cerveau ; progressivement, elles deviennent des habitudes de comportement, des coutumes ; Finalement, elles sont intégrées à un arrière-plan de capacités qui se transmet de générations en générations par un biais parfois conscient et parfois inconscient. Voici donc comment les concepts d'intentionnalité collective, de règles constitutives et d'arrière-plan fournissent chez Searle une explication de la création de la réalité institutionnelle ainsi que de la pérennisation de son existence.

« Le fait est que nous ne devrions pas dire de l'homme qui se sent chez lui dans sa société qu'il se sent ainsi parce qu'il s'est rendu maître des règles de la société, mais plutôt que l'homme a développé une série de capacités et d'aptitudes qui sont causes qu'il se sent chez lui dans sa société ; et il a développé cette série d'aptitudes parce que celles-ci sont les règles de sa société. L'homme se sentant chez lui dans sa société est dans une position aussi confortable que celle d'un poisson dans la mer ou d'un globe oculaire dans son orbite, et nous n'avons à rendre compte de la totalité du comportement en termes de règles dans aucun de ces trois cas. » (p. 147)

* * *

CONCLUSION

En guise de conclusion à cette présentation de la théorie de la réalité sociale de John Searle, revenons sur les deux modèles d'ontologie sociale qu'il propose. Searle isole deux catégories de phénomènes sociaux auxquels il applique la hiérarchie suivante : il existe d'une part les faits sociaux en général, qui concernent aussi bien l'homme que d'autres espèces animales, et il existe d'autre part les faits institutionnels, qui concernent seulement une partie des faits sociaux humains. Chaque catégorie de phénomène social constitue en soi-même un problème : on se demande d'une part comment existent les faits sociaux en général et d'autre part comment existent les faits institutionnels. La première question renvoie à l'ontologie sociale en tant qu'elle concerne les faits sociaux. On y retrouve la problématique qui constituait le point de départ de l'ouvrage de Margaret Gilbert : Quelle est l'essence des phénomènes sociaux ? La seconde question dénote en revanche un autre modèle d'ontologie sociale, qui se soucie plus du mode d'existence des objets sociaux que des relations sociales elles-mêmes. L'ouvrage de Searle tente de résoudre aussi bien les problèmes de l'ontologie des phénomènes sociaux que ceux de l'ontologie des objets sociaux. Pourtant, certaines théories seront proposées à la suite de celle de Searle qui traiteront ces deux problématiques séparément. L'ouvrage de Gilbert, déjà, ne posait pas la question du mode d'existence des objets sociaux ; Il se contentait de rechercher la propriété commune à l'ensemble des phénomènes sociaux, propriété qu'il présentait comme étant l'existence d'un sujet pluriel. D'un autre côté, Barry Smith reprend la question du mode d'existence des objets sociaux sans se soucier de celle des phénomènes sociaux57(*). La théorie de Searle se présente donc bien comme conciliant deux terrains apparemment antagonistes. Elle résout de la manière suivante  le problème du mode d'existence des faits sociaux:

1) L'intentionnalité collective est un phénomène biologiquement primitif commun à diverses espèces animales dont l'homme.

2) Tous les phénomènes qui impliquent une intentionnalité collective sont des faits sociaux.

D'un autre côté, elle résout de la manière suivante  le problème du mode d'existence des faits institutionnels :

1) L'intentionnalité collective est un phénomène biologiquement primitif commun à diverses espèces animales dont l'homme.

2) L'intentionnalité collective humaine possède la capacité d'assigner des fonctions aux objets, c'est-à-dire de créer des symboles.

3) L'assignation de fonctions aux objets naturels a lieu à travers des règles de la forme : X compte comme Y dans un contexte C.

4) Un objet naturel qui reçoit un statut symbolique par l'effet d'une règle devient un fait institutionnel.

5) Les faits institutionnels sont les entités qui composent la réalité sociale humaine.

6) Si la réalité institutionnelle est créée par l'intentionnalité collective et par les règles constitutives, elle se maintient dans son existence par la transmission inter-générationnelle d'un background de capacités.

7) Le background est ce qui assure l'existence de la réalité sociale en tant qu'elle se fonde dans une structure invisible.

L'élément commun aux deux modèles d'ontologie sociale, chez Searle, semble être le concept d'intentionnalité collective. En effet, qu'il s'agisse d'expliquer les phénomènes sociaux en général ou bien les objets sociaux (faits institutionnels) en particulier, il lui semble impossible de se passer de ce concept. Pourtant, il distingue entre l'intentionnalité collective animale et l'intentionnalité collective humaine :

« De nombreuses espèces animales, la nôtre spécialement, ont une disposition à l'intentionnalité collective. Par ce terme, je veux dire non seulement qu'ils s'engagent dans des comportements impliquant une certaine coopération, mais qu'en plus ils partagent des états intentionnels comme des croyances, des désirs et des intentions. »58(*)

« La forme la plus simple de faits sociaux implique des formes elles-mêmes simples de comportement collectif. (...) Les animaux n'ont besoin ni d'un appareil culturel, ni de conventions culturelles ni de langage pour se déplacer en groupe ou pour chasser ensemble. »59(*)

« [Même] les animaux peuvent imposer des fonctions aux phénomènes naturels. (...) Imo, un macaque japonais, utilisait de l'eau pour enlever le sable de ses pommes de terre et parfois de l'eau salée à la fois pour enlever le sable et pour améliorer le goût. (...) Mais la vraie rupture qui s'établit par rapport aux autres formes de vie apparaît lorsque les humains, à travers leur intentionnalité collective, imposent des fonctions à des phénomènes où la fonction ne peut pas être réalisée seulement en vertu de la physique et de la chimie, mais requiert une coopération humaine continue dans des formes spécifiques d'acceptation et de reconnaissance d'un nouveau statut auquel la fonction est assignée. Il s'agit là du point de départ de toutes les formes institutionnelles de la culture humaine, et il doit toujours endosser la structure X compte comme Y en C. »60(*)

Seule l'intentionnalité collective humaine est capable de partager la reconnaissance d'une structure symbolique et de transmettre cette reconnaissance de générations en générations. Les animaux parfois sont susceptibles d'assigner des fonctions à des objets naturels, mais ces fonctions ne peuvent pas avoir été inventées indépendamment des propriétés physico-chimiques les plus évidentes des objets en question. Après avoir remarqué que l'eau salée avec un goût différent de l'eau douce, un singe peut utiliser l'eau salée pour saler l'aliment sur lequel elle la verse. Mais un singe ne peut pas assigner une règle de la forme «X compte comme Y en C» à un objet physique et ensuite transmettre cette règle à ses congénères. Il ne peut ni inventer ni enseigner des fonctions symboliques. Seul l'homme est capable d'une activité intentionnelle aussi complexe. L'intentionnalité collective humaine est donc la condition aux faits sociaux en même temps qu'elle la cause de l'existence des objets sociaux.

C'est justement sur la question de l'intentionnalité collective que va porter notre troisième partie. Cette notion est commune, nous l'avons remarqué, aux analyses de Searle et de Gilbert. Plus, ce sont quasiment tous les théoriciens de l'ontologie sociale qui tentent d'en rendre compte. Cette dernière partie va ainsi nous permettre de mettre en relief les deux théories qui viennent d'être présentées. En les comparant à celles de Michael Bratman et de Raimo Tuomela, nous comprendrons quels sont les enjeux les plus décisifs de l'ontologie sociale.

* * *

TROISIÈME PARTIE

* 53 L'argument de Wittgenstein visant surtout à montrer qu'il ne peut pas exister de langage privé, la conséquence naturelle semble être que tout langage est d'origine sociale.

* 54 Citons par exemple Jacques Bouveresse, Saül Kripke, Vincent Descombes, Margaret Gilbert, Frank Hindriks, Cora Diamond, R. Rhees, Cavell, etc.

* 55 Sandra Laugier, 2001, disponible sur Internet à l'adresse suivante :

http://formes-symboliques.org/article.php3?id_article=155

* 56 Searle, The Construction of Social Reality, p. 134.

* 57 Barry Smith, Social Objects, 2002.

* 58 The Construction of Social Reality, p. 23.

* 59 Id. p. 38.

* 60 Id. P. 40.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon