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Naturalisme et philosophie de l'esprit

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par Lucas GUILLEMOT
Université de Provence - Maitrise de philosophie 2002
  

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2. LE MATERIALISME ELIMINATIF : PS. CHURCHLAND

WITTGENSTEIN et ses disciples nous ont affirmé que la philosophie a une valeur interprétative (des actions en tant qu'actions par exemple) que les sciences en général ne nous fournissent pas, parce qu'elles se situent du côté de l'explication ; cela conduit tout wittgensteinien qui se respecte à éliminer les sciences pour les questions relatives au domaine de l'esprit et des raisons.

D'autre part, les wittgensteiniens visent entre autres choses à réfuter que les états mentaux puissent être réduits à des états du cerveau ou intégralement expliqués par leurs causes et par leurs effets. Dans ce cadre, toute « explication » considérant que les phénomènes mentaux sont des causes de nos comportements est mythologique, et toute recherche portant sur des éventuelles causes de nos états mentaux est vouée à l'échec. Les matérialistes qu'on appelle « éliminativistes » partagent cette thèse avec les normativistes.

Comme son nom l'indique, le matérialisme éliminatif veut procéder à une élimination des entités mentales, et cette démarche se distingue d'une réduction ou d'une identification. En effet, parce que les entités mentales ne seraient qu'une fiction, il veut procéder à leur élimination, ainsi qu'à celle des concepts mentaux usuels y faisant référence, au profit d'entités matérielles et de concepts ne renvoyant qu'à des entités matérielles, ces derniers étant extraits de la neurophysiologie.

Avant d'exposer le plus clairement possible les différentes thèses auxquelles s'oppose le matérialisme éliminatif, qui sont appelées les thèses de la psychologie populaire, nous devons nous arrêter sur quelques points.

Tout d'abord, il nous faut dire que le matérialisme éliminatif est un naturalisme au sens où il vise à remplacer le vocabulaire intentionnel usuel que nous utilisons pour « expliquer » nos comportements, par des concepts et des explications issues de la neurophysiologie. Il nous faudra donc examiner si une élimination peut être une explication, et si elle n'en est pas une, quelle explication nous fournit le matérialisme éliminatif. Rappelons qu'il correspond à la seconde branche de la définition du naturalisme proposée par ENGEL : « ...la philosophie de l'esprit et de la connaissance...doit laisser la place à ce que l'on concevra, selon les cas, comme une « psychophilosophie », une « biophilosophie », ou une  « neurophilosophie ». » 1(*). Dans le cas qui nous intéresse, il s'agirait plutôt d'un projet de « neurophilosophie », car les entités destinées à remplacer les entités mentales dans nos explications usuelles sont des états cérébraux ou neuronaux.

Cela n'est légitime que dans la mesure où le matérialisme éliminatif prétend nous parler des propriétés mentales, étant donné que les propriétés sémantiques semblent pouvoir être instanciées par d'autres états physiques que les seuls états cérébraux. Pour la suite de notre développement, il est important de souligner que nous sommes en présence d'une philosophie cérébraliste qui se préoccupe plus du mental que de l'esprit.

Disons maintenant quelques mots sur le matérialisme.

André MACE, dans son introduction consacrée au recueil de textes intitulé La matière soutient l'idée suivante à propos de celle-ci : « Il semble tout d'abord que nous utilisons ce terme pour isoler un type d'objets que nous appelons « matériels », par opposition à d'autres objets dits «immatériels », comme par exemple, des choses simplement imaginées, des fantasmes, ou des choses comme ce que certains appellent des âmes, des dieux, « Dieu », des monstres, entendant par là des êtres à la fois bien réels et immatériels. » 1(*). Il dit aussi : « on remarque immédiatement qu'il existe une sorte de compétition entre ces deux types d'objets. Il y a, en effet, une prétention sous-jacente au fait de différencier l'immatériel et le matériel, prétention qui consiste à poser en même temps que l'une de ces deux catégories est la mesure de la réalité : soit les objets matériels sont les seules véritables choses existantes, réelles, soit, inversement, « Dieu », le « Concept », sont des réalités plus véritables encore. »2(*).

Le matérialisme, quel qu'il soit, soutient la thèse suivant laquelle la matière est la mesure de la réalité, celle affirmant qu'il n'existe d'autres entités que les entités matérielles.

Plutôt que de chercher à faire des états mentaux des objets matériels, comme pourrait le faire un réductionnisme, le matérialisme éliminatif préfère leur dénier toute réalité, et éliminer ces états de notre ontologie, et les concepts et expressions qui renvoient à ces états de notre vocabulaire usuel.

Avant de revenir aux thèses et aux arguments du matérialisme éliminatif, tâchons d'exposer clairement les thèses auxquelles il s'oppose ; elles sont rassemblées sous l'expression de « psychologie populaire » ou « psychologie du sens commun ». On peut les résumer ainsi avec ENGEL : « nous expliquons le comportement de nos semblables (et de nous-mêmes) en leur attribuant des états mentaux doués de contenus, en particulier des « attitudes propositionnelles », telles que les croyances, désirs, craintes ou souhaits. Que les attitudes propositionnelles aient des contenus veut dire que les contenus sont sémantiquement évaluables, c'est-à-dire ont des conditions de vérité (par exemple la croyance que cette pomme est bonne est vraie si et seulement si cette pomme est bonne). Nous supposons aussi que ces attitudes propositionnelles ont des pouvoirs causaux sur d'autres attitudes (par exemple la croyance que cette pomme est bonne peut causer le désir de manger cette pomme) et sur le comportement (manger la pomme). Enfin nous supposons que ces attitudes propositionnelles forment la base de lois et de généralisations largement vraies, qui permettent d'expliquer et de prédire les comportements. « Largement », car ces généralisations sont vraies mutatis mutandis : si X désire manger une pomme, et si X croit que cette pomme est bonne, il mangera la pomme, sauf si d'autres croyances (par exemple la croyance qu'elle est souillée) interviennent pour contrecarrer son action. »1(*).

Nous pourrions ajouter qu'en plus de vouloir expliquer les comportements de nos semblables par des états mentaux, nous les considérons généralement comme réels, et pas comme de simples attributions fictives que nous projèterions sur nos congénères parce qu'elles nous permettraient d'expliquer leurs comportements. Le matérialisme éliminatif nous dit au contraire que ces états ne sont pas réels, et que nos « explications » du type « la croyance que cette pomme est bonne peut causer le désir de manger cette pomme » sont fausses. Remarquons que pour dire qu'elles sont fausses, il faut avoir une théorie de la vérité. Quelle est la théorie de la vérité du matérialisme éliminatif ? Mais il faut surtout considérer que ce qu'on appelle la psychologie populaire est une théorie, et c'est sur ce postulat que sont fondées l'idée générale qu'il faut la réfuter, et l'idée particulière qu'il faut l'éliminer. Cette objection est présentée par ENGEL dans Introduction à la philosophie de l'esprit 2(*). Si l'on refuse ce postulat, il n'y a plus lieu d'avoir une telle attitude vis-à-vis de la psychologie populaire.

Le matérialisme éliminatif ne partage pas la thèse selon laquelle nous devrions identifier les états mentaux aux états cérébraux. ENGEL nous le dit clairement : « ...l'éliminativisme n'est pas, justement, un partisan de la théorie de l'identité du mental et du cérébral. »1(*). Le matérialisme éliminatif ne « prêche » pas la réduction du mental au cérébral, il prêche son élimination ou sa disparition... »2(*). Il n'est pas non plus un réductionnisme et ne prétend d'ailleurs pas l'être. Pour comprendre ce qu'est un réductionnisme, regardons un peu ce que nous en dit ATLAN : « la pratique réductionniste consiste à séparer un tout en ses constituants, avec l'espoir de trouver dans les propriétés des constituants de quoi expliquer celles du tout. »3(*).

Mais le matérialisme éliminatif ne veut pas réduire un état mental tel que la croyance à ses constituants car, pour que le tout soit réductible à ses parties, il faut que le tout existe, et comme le dit ENGEL : « il n'y a pas de réduction possible s'il n'y a rien à réduire. »4(*). Or, selon le matérialisme éliminatif, la croyance n'est qu'un mot, et il n'existe aucune entité ou état qui serait la référence de ce concept. Parler de croyance, d'intention ou de désir n'aurait pas de sens, et vouloir réduire les états mentaux à leurs constituants serait comme vouloir réduire un elfe, une sorcière, ou toute autre entité fictive à ses constituants.

ENGEL résume ainsi les thèses du matérialisme éliminatif : « selon... le « matérialisme éliminatif », les états mentaux ordinaires de la psychologie du sens commun ou « populaire », tels que « croyance », « désir », ou « douleur », ne désignent tout simplement rien, et ne sont qu'un mythe que nous projetons sur les structures propres à notre comportement (en ce sens le béhaviorisme peut être aussi un éliminativisme) ou nos structures neuronales, tout comme des termes tels que « sorcière » ou « possession démoniaque » ne désignent rien et ne sont que des projections fictives. Selon l'éliminativisme, une science future de l'esprit qui aura pu expliquer causalement en termes d'un vocabulaire neurophysiologique et ultimement physique l'ensemble de nos comportements, montrera que l'ensemble de notre psychologie populaire est une théorie fausse, au même titre que la théorie phlogistique ou la théorie de la génération spontanée. »5(*).

Il y a plusieurs choses à dire sur cet extrait de texte ; on peut déjà remarquer que si les termes de « elfe », « sorcière », ou « possession démoniaque », n'ont aucune référence, les « explications » dans lesquelles ils figureront, (du type « c'est cette sorcière qui m'a rendu malade ») n'auront aucune valeur explicative, car elles ne satisfont qu'à la forme de l'explication causale (cf p.32).

ENGEL nous donne une raison de considérer que des notions comme celles de « sorcellerie » et de « croyance » ne peuvent être mises sur le même plan : la dernière « paraît beaucoup plus enracinée dans nos explications communes », et « ce n'est pas le même arrière-plan de principe qui les gouverne ».1(*)

Nous ne voyons pas en quoi le fait que la notion de croyance soit « plus enracinée dans nos explications communes », c'est-à-dire est plus employée que l'autre, établit quoi que ce soit de sa réalité. De même, si nous employions constamment la notion de « sorcellerie » pour « expliquer » certains événements dans le monde, il ne faudrait pas pour autant en inférer que cette notion fait référence à des propriétés réelles.

On peut aussi objecter qu'il y a une différence entre attribuer des croyances à quelqu'un pour expliquer son comportement, et postuler des causes telles que des elfes pour « expliquer » certains phénomènes physiques. La première attribution peut être considérée comme rationnelle, alors que la seconde serait considérée comme irrationnelle. Cela ne prouve peut-être rien quant à la réalité des entités postulées, mais c'est néanmoins une distinction que nous faisons.

Il y a en fait une difficulté à mettre sur le même plan une croyance et une sorcière, la seconde n'étant pas conçue comme une propriété d'une substance physique, mais comme une substance physique pourvue de certaines propriétés. Pour que l'objection du matérialisme éliminatif soit plus intelligible, il faudrait la reformuler ainsi : les propriétés mentales attribuées au cerveau (telles que les croyances), sont à mettre sur le même plan que les propriétés magiques de la sorcière, elles sont fictives et n'ont aucune référence dans la réalité ; ces entités ne peuvent par conséquent avoir les propriétés causales qu'on leur prête. En vertu de ce que nous avons dit précédemment, l'énoncé « c'est cette sorcière qui m'a rendu malade » serait donc faux.

Pourtant, si je dis de ma voisine grippée qui s'habille toujours en noir, a un nez crochu, et qui l'autre jour m'a malencontreusement éternué dessus, « c'est cette sorcière qui m'a rendu malade », cet énoncé pourra être considéré comme vrai.

La réponse que le matérialiste pourrait faire à cette objection est que nous ne surnommons notre voisine « sorcière » que parce qu'elle ressemble à une sorcière. Mais nous ne faisons pas appel à ses propriétés magiques pour « expliquer » qu'elle nous ait rendu malade ; nous invoquons simplement un fait matériel (l'éternuement) pour expliquer notre contamination. Le matérialiste éliminatif pourrait donc nous dire que l'énoncé « c'est cette sorcière qui m'a rendu malade » n'est faux qu'en tant qu'il fait référence ou renvoie à des propriétés magiques de cet objet que l'on dénomme « sorcière », et que ce n'est que par figure que l'on emploie ce terme pour désigner notre voisine. En fait la valeur de vérité de ce genre d'énoncés a fait l'objet de discussions. FREGE aurait plutôt tendance à soutenir que ce type d'énoncé ne peut recevoir de valeur de vérité, étant donné que celle-ci dépend de l'existence de l'entité à laquelle il est fait référence. Autrement dit, du fait de l'inexistence des propriétés magiques, les propositions dans lesquelles elles figurent ne pourraient être dites vraies ou fausses.

Pour accepter l'argumentation du matérialisme éliminatif, il faut assimiler les propriétés mentales à des propriétés magiques (c'est-à-dire à des propriétés dont les objets sont dénués, mais qui sont attribués à ceux-ci par des observateurs/interprètes). Cela ne va pourtant pas de soi. Peut-on mettre sur le même plan les énoncés suivants : « cette croyance que ceci est de l'eau a fait qu'il a bu » et « cette sorcière m'a rendu malade » ?

Même en admettant que nous considérions les propriétés mentales comme des propriétés magiques, cela ne nous oblige qu'à réviser notre ontologie, et pas nécessairement nos concepts et nos explications.

Le matérialisme éliminatif part du présupposé que l'absence de référent d'un concept prive ce concept de tout sens. Autrement dit, il ne tient pas compte de la distinction fregéenne entre le sens et la référence : « on peut... concevoir un sens sans avoir pour autant avec certitude une dénotation. ». FREGE donne deux propositions à l'appui de cette thèse : «le corps céleste le plus éloigné de la terre »1(*) et « Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un profond sommeil. »2(*).

D'autre part, si nous étendons le raisonnement du matérialisme éliminatif à d'autres objets que les seuls états mentaux, devrons-nous dire « sers-moi un verre de molécules d'H2O » ? Il semble que nous appellerions « eau » toute substance présentant les mêmes qualités phénoménales que ce que nous avons pour habitude de désigner ainsi : nous ne désignons pas en fait par le terme d'« eau » une certaine composition chimique. En fait, par le concept d' « eau », nous désignons plutôt un ensemble de qualia ou qualités phénoménales (transparence, liquidité...), et/ou ce qui répond à une certaine fonction dans notre vie de tous les jours, c'est-à-dire à un ensemble d'actions que nous pouvons normalement faire avec une telle substance (boire, se laver...). Si les expressions « H2O » et « eau » ont le même sens, comment se fait-il que cette question nous paraisse bizarre et incongrue ?

Devrons-nous dire aussi « J'ai un mouvement de molécules » plutôt que « J'ai chaud » ? Nous ne pouvons sans absurdité décider que nous devons remplacer nos énoncés et nos concepts usuels par des énoncés et des concepts scientifiques, en justifiant simplement cette entreprise par le fait que certaines expressions auraient le même référent. Autrement dit, nous venons d'établir la proposition suivante : le fait que deux phénomènes relèvent d'un même niveau d'organisation n'implique pas que nous devons les faire relever d'un même niveau de description, ou que nous devons confondre leur description ; (cette proposition ne pourra être comprise que plus tard, lorsque nous aurons explicité les concepts qui la composent).

De plus, il n'est absolument pas établi que des termes comme « chaleur » et « mouvement de molécules » aient la même dénotation ou référent, le premier énoncé renvoyant à une réalité phénoménale, le second à une réalité physique, et ce dernier état étant le plus souvent une cause de l'autre. On pourrait en effet très bien imaginer qu'il puisse y avoir mouvement des molécules sur la terre sans qu'aucune chaleur ne soit ressentie - pour la bonne raison qu'il n'y aurait pas d'organismes sensibles à ce phénomène physique - la chaleur étant une sensation plutôt que tel ou tel mouvement de telles ou telles molécules.

Nous voyons donc que l'élimination de nos concepts mentaux et de nos énoncés usuels ne peuvent se faire sur la base de la postulation d'une équivalence entre les référents, parce qu'ils n'ont pas le même sens ; d'autre part, nous ne pouvons pas non plus dire qu'ils ont le même référent, car il faudrait alors considérer qu'une cause et un effet puissent désigner un même phénomène.

Le problème est néanmoins de savoir si nous pouvons dire de l'état cérébral X qu'il est une cause de l'état mental Y. Si nos remarques visant à montrer que les énoncés tels que « mouvement de molécules » et « chaleur » n'ont pas le même référent, et sont problématiques, la non-équivalence de signification, quant à elle, est établie par le fait que les concepts ne sont pas interchangeables ou substituables.

D'autre part, le matérialisme éliminatif, dans la mesure où il veut nier l'existence des états mentaux pour ne considérer comme réels que les états cérébraux ou neurophysiologiques, peut être compris comme un internalisme au sens où il semble se priver de toute relation sémantique. Il s'expose donc aux critiques que nous avons déjà pu faire à l'internalisme.

Ce qui fait la différence entre un état comme la douleur, et un simple état cérébral ou corporel, c'est que dans le premier cas la douleur est une sensation et se réfère au monde extérieur (ou au monde intérieur) où quelque chose fait mal, alors que dans le second cas, il s'agit simplement d'un état interne de l'organisme. La conception qui vise à ne faire de la douleur qu'un état interne de l'organisme (que celui-ci soit « mental » ou qu'il soit cérébral) est dans l'incompréhension de ce à quoi sert une douleur. La fonction de la sensation de douleur est en effet d'indiquer qu'un phénomène réel à l'extérieur ou à l'intérieur de l'organisme est en train de menacer l'intégrité de celui-ci pour que l'organisme puisse réagir (en fuyant, évitant, combattant l'objet menaçant).

L'internaliste que constitue le matérialiste éliminatif pourrait nous rétorquer que nous pouvons ressentir une douleur sans qu'il y ait de phénomène réel externe ou interne causant cette douleur ; autrement dit, elle pourrait n'être qu'une hallucination tactile ou kinesthésique.

Nous pourrions lui répondre qu'il s'agit d'un dysfonctionnement du mécanisme de la douleur. De la même manière, ce n'est pas parce qu'il arrive au train de dérailler que le train n'est pas fiable ; d'ailleurs nous le prenons et nous nous en servons. Le déraillement et l'hallucination sont des dysfonctionnements anormaux et relativement exceptionnels, qui ne remettent pas en cause la fiabilité du mécanisme. Le cas de l'hallucination kinesthésique est un déraillement qui ne remplit plus la fonction d'indiquer un objet réel menaçant l'intégrité de l'organisme, fonction qui est normalement celle de la douleur, et qui permet à ce dernier de prendre les dispositions qui s'imposent pour assurer sa survie et son intégrité.

Ne tenir compte que du référent interne pour statuer sur la réalité des entités mentales est absurde, comme nous l'a fait remarquer DESCOMBES par ses objections à l'internalisme.

Ce n'est pas en effet parce que l'une des caractéristiques principales des états mentaux est leur intensionnalité qu'il faut les priver de toute référence à quelque chose de réel, ce « quelque chose » pouvant être aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'organisme. L'intensionnalité se caractérise de la façon suivante: si X croit que a est F, et si a = b, il ne s'ensuit pas que X croit que b est F. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'il peut y avoir une opacité référentielle de nos états mentaux qu'il faut supprimer systématiquement tout référent externe. N'oublions pas que la plupart de nos états mentaux sont des états intentionnels, et qu'il faut bien qu'ils soient la représentation de quelque chose. Et le fait que ce « quelque chose » puisse être inexistant ou illusoire n'invalide pas la thèse selon laquelle les états mentaux ont pour fonction de représenter une réalité, qu'elle soit intérieure ou extérieure, et de nous informer sur cette réalité.

Pour mieux comprendre cette question de la révision de notre ontologie et du remplacement des énoncés renvoyant à des entités absentes dans les sciences de la nature par des énoncés renvoyant à des entités figurant dans les explications scientifiques naturelles, nous voudrions introduire le concept de niveau d'organisation. Ce concept apparaît et semble avoir été initialement élaboré par Henri LABORIT dans La nouvelle grille notamment 1(*). Avant d'expliciter cette notion par la lecture d'ATLAN, nous voudrions critiquer la définition que LABORIT fait du réductionniste qu'il présente ainsi : « ...le « réductionniste » est celui qui s'enferme dans un seul niveau d'organisation. »2(*).

Cela nous paraît justement ne pas être le cas, parce que le réductionniste s'efforce d'étudier deux niveaux d'organisation pour pouvoir réduire l'un à l'autre ; il prend justement en compte le fait qu'il y ait deux niveaux, et sa démarche implique l'idée d'une irréductibilité possible du premier niveau au second.

Il est par contre probable que la définition de LABORIT s'applique plus aisément à ce que nous appelons le matérialisme éliminatif.

La compréhension de ce qu'est un niveau d'organisation chez ATLAN ne manquera pas de nous paraître évidente, une fois cités certains passages : « En effet, c'est maintenant le même objet - un organisme - qui est à la fois un objet physique (atomique), chimique (moléculaire), biologique (macromoléculaire, cellulaire), physiologique, psychique, linguistique, social. » 3(*).

Ces différents niveaux d'étude du même objet sont ce qu'il appelle les niveaux d'organisation, ce qui n'est pas sans poser un problème d'importance que nous reformulerons un peu plus loin : « et ceci pose d'ailleurs une question à laquelle il n'est peut-être pas possible de répondre de façon certaine : dans quelle mesure la séparation en différents niveaux d'intégration dans un système intégré existe-t-elle « objectivement », ou bien est-elle dépendante des techniques d'observation, d'expérimentation et d'analyse par lesquels nous avons accès à ces différents niveaux ? »1(*)

Le matérialisme éliminatif remet en cause le niveau d'organisation psychique en doutant de son existence objective, et privilégie ou affirme la supériorité explicative des niveaux atomique, chimique et biologique (et peut-être aussi physiologique). Selon lui, nous n'aurions pas à postuler des entités telles que les croyances et les intentions, parce qu'elles ne figurent pas dans les explications des niveaux « inférieurs » que nous venons de citer ; nous devrions éliminer de notre ontologie ce niveau d'organisation fictif (ce que l'on a appelé ailleurs le niveau de description) et les propriétés qui y sont afférentes, ainsi que les concepts y faisant référence.

Pourtant, et c'est ce qui est paradoxal, le matérialisme éliminatif qui refuse en principe le niveau intentionnel, suppose en fait un pré-découpage intentionnel, comme nous le montre le passage suivant de ENGEL : « L'objection la plus évidente à la position éliminativiste en épistémologie est qu'elle semble s'autoréfuter. Car si l'épistémologie naturalisée doit remplacer l'épistémologie traditionnelle, elle doit bien, d'une manière ou d'une autre, porter sur la connaissance. Si elle ne le fait pas, et si elle doit être remplacée par la psychologie, ou la neurophysiologie, quelles sont, parmi toutes les régularités causales qu'étudient ces disciplines, celles qui concernent le domaine du connaître proprement dit ? L'étude des réflexes moteurs, ou celle du comportement émotionnel, semblent, peut-on présumer, moins directement porter sur une connaissance que l'étude des processus de la vision ou de l'audition. Mais au nom de quoi fera t-on cette distinction, sinon parce qu'on dispose d'un critère de ce que c'est que  « connaître » ?...Comment, en d'autres termes, parler de connaissance sans présupposer au moins une définition minimale de cette notion ? »2(*). Le matérialisme éliminatif est en fait obligé de procéder à un pré-découpage intentionnel, c'est-à-dire de se servir des catégories déjà existantes de la psychologie populaire pour comprendre à quoi les différentes réactions neurophysiologiques qui ont pu être observées correspondent ; il n'aurait autrement qu'un ensemble de données physico-chimiques anarchiques. En effet, comme le remarquent RENCK et SERVAIS : «... plus on se débarrasse d'une terminologie dite intentionnelle..., plus on risque de se retrouver avec un ensemble désorganisé de données. »1(*).

Comme le développe Bernard ANDRIEU dans La neurophilosophie, le matérialisme éliminatif se distingue d'un « physicalisme radical et simpliste »,2(*), parce qu'il prend en compte des réseaux neuronaux. Il s'agirait donc d'une explication complexe et respectueuse des différents niveaux d'organisation. Quels sont-ils ? Chez CHANGEUX et DEHAENE, il s'agit 1/ du niveau cellulaire, 2/ du niveau circuit, 3/ du niveau méta-circuit3(*). Il en est de même pour P.S.CHURCHLAND, qui distingue aussi des niveaux d'organisation : respectivement, le comportement / le circuit / l'assemblée cellulaire / la synapse / la cellule / la membrane4(*).

Mais comme le remarque très justement ANDRIEU, cette « complexité... permet d'éviter l'accusation de réductionnisme pur et simple ; mais cette hiérarchie n'articule pas l'écart entre le corps et l'esprit autrement que sous le mode matérialiste... » 5(*). On peut aussi remarquer qu'il n'y a pas dans les niveaux d'organisation de P.S.CHURCHLAND un niveau des représentations internes. Par conséquent, contrairement à ce que nous disait DESCOMBES, et conformément à ce que nous avions souligné, « l'élimination se définit avant tout par une volonté arbitraire de refuser toute référence à une philosophie mentaliste. »6(*).

Mais ne pouvons-nous dire à ce moment-là que nous n'avons pas à postuler les entités théoriques que semblent être les masses et les électrons, parce qu'elles ne figurent pas dans les explications des niveaux « supérieurs » (en se situant évidemment hors des niveaux d'organisation définis par le matérialisme éliminatif) ? Cette réflexion nous est venue à la suite de la lecture d'un passage d'ENGEL : « mais pourquoi les croyances et les désirs ne seraient-ils pas, comme les masses et les électrons, des entités théoriques postulées pour rendre compte de l'observation ? »7(*), et d'un passage de JACOB extrait de Autrement 8(*), où il s'interroge sur la réalité des électrons. Les électrons sont-ils finalement des entités plus certaines que les croyances et les intentions ?

De plus, comme nous l'avons déjà fait remarquer, l'attaque du matérialisme éliminatif ne s'adresse pas qu'à un ensemble d'entités inexistantes que nous devrions éliminer de notre ontologie, mais aussi aux différentes sciences étudiant d'autres niveaux d'organisation que ceux décrits par P.S.CHURCHLAND, qui perdraient du fait de cette inexistence, leur objet et leur légitimité. Il y aurait en effet chez P.S.CHURCHLAND, un projet de « dissolution de toutes les sciences humaines dans les neurosciences. » 1(*). C'est en tout cas de cette façon que le décrit ANDRIEU :  « ...il s'agirait d'abandonner ces sciences humaines désuètes face aux progrès réalisés par les sciences de la vie dans l'analyse et l'explication de la nature humaine. Ou plutôt les sciences humaines ne devraient leur avènement et leur développement qu'en raison de l'insuccès provisoire de la biologie, de la phrénologie, de l'anthropométrie, de la raciologie, de l'histoire naturelle ou encore de la neurologie. »2(*).

Au-delà de ces questions sur la réalité ontologique de certaines entités postulées aussi bien par les sciences physiques que par la psychologie, le matérialisme éliminatif formule en fait une critique de la scientificité de la psychologie (qui fait comme la psychologie populaire l'hypothèse d'entités mentales) et de ses méthodes, parce qu'elle fait appel, dans ses explications, à des entités non physiques, et qu'elle ne semble pas pouvoir énoncer de lois autres que ceteris paribus.

Il est pourtant tout à fait légitime que la psychologie mette en oeuvre d'autres méthodes étant donné qu'elle étudie un niveau d'organisation différent (il nous reste encore à établir qu'il s'agit non pas simplement d'un niveau de description, mais d'un niveau d'organisation).

Laissons pour l'instant de côté cette question des lois à laquelle nous avons déjà répondu dans notre première partie.

S'agissant des explications de la psychologie, nous allons voir que la norme de ne faire figurer dans nos explications que des concepts faisant référence à des entités strictement physiques et présentes dans les sciences naturelles peut être transgressée, car la présence de concepts faisant référence à des entités mentales dans ces explications, ne paraît pas impliquer pas qu'elles soient dénuées de tout pouvoir explicatif ; de même, il semble que nous puissions construire des énoncés absurdes ne contenant que des concepts scientifiques naturels, et qui seraient de ce fait dénués de toute valeur explicative.

D'autre part, « comme l'a noté Fodor ..., il y a un sens où, si l'on tient la physique pour la science la plus fondamentale, toutes les propriétés, y compris celles qui sont non intentionnelles, sous lesquelles nous décrivons un objet quelconque apparaissent comme « épiphénoménales ». Par exemple, la propriété d'être une montagne est une propriété qui entre dans des explications causales : elle explique pourquoi par exemple le Mont Blanc a des neiges à son sommet, pourquoi les alpinistes veulent le grimper, ou pourquoi il fait sombre si tôt dans les vallées (quel que soit le détail de ces explications). Mais les pouvoirs causaux du Mont Blanc, selon l'analyse physicaliste présente, sont déterminés eux-mêmes par les propriétés physiques de la montagne : sa hauteur, les roches qui le composent, etc ... Il s'ensuit que la propriété d'être une montagne est causalement inerte ou épiphénoménale par rapport à ces propriétés physiques... »1(*).

Si on laisse pour l'instant de côté le problème de l'efficacité causale des propriétés non physiques que l'on peut appeler fonctionnelles, il y a ontologiquement une difficulté quant à considérer qu'il n'y a de propriétés que physiques. Il semble bien qu'au cas par cas, chaque propriété fonctionnelle se révèle finalement être une propriété physique, mais la description de certains phénomènes par ses propriétés fonctionnelles semble posséder une autonomie, une validité qui lui est propre.

Mais s'agit-il de la description abstraite d'un processus qui n'a de réalité que physique et déterminée, ou s'agit-il d'une propriété réelle et relativement autonome ?

S'il ne s'agit pas d'une propriété réelle (étant entendu qu'il n'y aurait de propriété réelle que physique), mais d'une description, elle ne peut avoir d'efficacité causale. Or nous verrons qu'il y a une objection probante à la thèse selon laquelle les propriétés mentales seraient irréelles et inefficaces causalement.

Pour y voir un peu plus clair, reprenons un exemple à Pierre JACOB : la propriété d'être un antalgique peut se prêter à au moins deux propriétés chimiques : l'acide acétylsalicylique et le paracétamol. Nous aurions plutôt tendance à appeler l'acide acétylsalicylique et le paracétamol des  substrats, mais JACOB emploie l'expression de « propriétés chimiques » pour les désigner parce qu'ils ont la propriété chimique d'« être composés de molécules d'un certain type chimique ».1(*)

La propriété d'être un antalgique est donc une propriété disjonctive au sens où elle peut être instanciée par au moins deux propriétés chimiques distinctes : « ...une substance est un antalgique si elle est composée de molécules chimiques qui agissent causalement sur la douleur - comme l'acide acétylsalicylique (pour l'aspirine) et le paracétamol (pour le Doliprane). »2(*). Autrement dit : « plusieurs molécules distinctes peuvent conférer à une substance la propriété F d'être un antalgique. »3(*).

Si l'on reste dans la logique du matérialisme éliminatif (et nous verrons que l'argument est transposable au problème qui nous occupe), l'énoncé « mon mal de tête a cessé car j'ai pris un antalgique » devra être remplacé par « mon mal de tête a cessé car j'ai pris de l'acide acétylsalicylique », parce que la propriété d'être un antalgique n'est pas une propriété physico-chimique, et qu'elle relèverait par conséquent d'un niveau d'organisation et de description illusoire. (Il est entendu que l'antalgique et l'acide acétylsalicylique désignent des causes dans ces énoncés.)  Nous devrions donc renoncer à l'explication suivant laquelle la prise d'un médicament ayant la propriété d'être un antalgique est cause de la cessation de mon mal de tête.

Pourtant, nous voyons bien que cet énoncé n'est pas trivial et non-informatif, puisqu'il écarte d'autres alternatives : « mon mal de tête a cessé parce que j'ai fait de la relaxation », « mon mal de tête est parti tout seul sans que j'aie pris aucun médicament »...

Cet argument montre simplement que l'énoncé « mon mal de tête a cessé parce que j'ai pris un antalgique » ne semble pas dénué de toute valeur descriptive. Mais s'agit-il d'une explication ?

De la même manière qu'il y a une réalisabilité multiple de la propriété d'être un antalgique, il pourrait y avoir une réalisabilité multiple des propriétés mentales telles que les croyances et les désirs ; et les énoncés dans lesquels ces derniers concepts figurent, du type « il a bu le contenu de ce verre parce qu'il croyait que c'était de l'eau », pourraient avoir une valeur explicative du fait qu'ils écartent d'autres possibilités, et ne sont ni faux ni non-informatifs.

Mais cet argument n'établit pas pour autant la réalité de ces propriétés disjonctives ou fonctionnelles. Il s'agit de savoir si l'invocation de ces propriétés renvoie à un niveau de description qui serait simplement une autre façon de décrire les mêmes propriétés physico-chimiques, ou si elle renvoie à un niveau d'organisation relativement autonome.

Reprenons l'argument de JACOB : « ...même si l'on concède qu'une propriété fonctionnelle de second ordre est causalement inefficace vis-à-vis des effets normaux des propriétés de premier ordre qui rentrent dans sa définition, sans l'intermédiaire d'un processus de formation de croyances, elle n'en a pas moins une efficacité ou un rôle explicatif. En disant que la douleur d'un malade a été supprimé par l'ingestion d'un antalgique, - conformément à la définition logique d'une propriété fonctionnelle -, on affirme que la douleur du malade a été supprimée par l'une des molécules susceptibles de supprimer la douleur. Sans nommer la molécule, on fournit une explication du fait que la douleur du malade a disparu. Cette explication est bel et bien une explication causale : elle écarte d'autres explications rivales possibles - que, par exemple, le malade est guéri ou qu'il est mort. Comment le fait d'invoquer une propriété causalement inerte peut-il entrer dans une explication causale ? Tout simplement - en vertu des caractéristiques logiques des propriétés de second ordre - en nous indiquant qu'il existe une propriété causalement efficace de premier ordre sans la nommer. »1(*).

Il nous faut prêter une attention particulière à ce passage important. Examinons tout d'abord la seconde partie de l'argument : selon JACOB, il semble que la question de l'explication soit distincte de celle de la causalité réelle des propriétés qui y figurent. Autrement dit un énoncé pourrait être explicatif bien que les concepts qui le composent ne renvoient pas à des propriétés causalement efficaces.

La question porte sur le critère que nous adoptons pour la détermination de la réalité de certaines propriétés. Si l'on accepte que la réalité de certaines propriétés est établie par le fait qu'elles sont causalement efficaces (et nous ne voyons pas d'autres manières d'établir cette réalité), il faut soutenir la thèse selon laquelle un énoncé pourrait être explicatif bien que les concepts qui le composent ne renvoient pas à des propriétés réelles. Mais cela nous amènerait à ne plus pouvoir distinguer des énoncés comme « cette croyance que ceci est de l'eau a fait qu'il a bu » et « cette sorcière m'a rendu malade ». Nous irions ainsi à l'encontre du but que nous nous étions fixé, et nous ferions les apologistes du matérialisme éliminatif qui veut renvoyer dos à dos ces deux énoncés.

Nous aurions donc plutôt tendance à soutenir qu'il ne suffit pas qu'un énoncé soit informatif pour lui accorder le statut d'explication. Un énoncé tel que « mon mal de tête a cessé parce que j'ai pris un antalgique » est une description informative mais pas une explication, car dans celle-ci doivent figurer des propriétés réelles et causalement efficaces. Nous ne pouvons donc assimiler la propriété mentale que constitue la croyance à la propriété d'être un antalgique sous prétexte qu'elles seraient toutes les deux des propriétés fonctionnelles.

Comme nous allons le voir par l'examen de la première partie de l'argument de JACOB, l'efficacité causale de la propriété d'être un antalgique dépend de la croyance que ceci est un antalgique. Les énoncés tels que « mon mal de tête a cessé parce que j'ai pris un antalgique » et « mon mal de tête a cessé parce que j'ai cru que ceci était un antalgique » ont un statut différent : le premier tient sa valeur de la description informative qu'il nous fournit, alors que le second semble pouvoir prétendre au moins au statut d'explication ordinaire, si ce n'est scientifique, notamment à cause du fait que la psychologie scientifique prétend expliquer nos comportements par nos croyances. Nous voudrions simplement montrer ici que les propriétés mentales semblent être causalement efficaces.

Là encore, nous nous référons à JACOB : au début de l'extrait de texte que nous venons de citer, il affirme « qu'une propriété fonctionnelle de second ordre est causalement inefficace vis-à-vis des propriétés de premier ordre qui entrent dans sa définition, sans l'intermédiaire d'un processus de formation de croyance ... ».1(*)

Nous pouvons déduire de ce passage qu'une propriété fonctionnelle est causalement efficace vis-à-vis des propriétés qui entrent dans sa définition si et seulement si il y a un processus de formation de croyances. Autrement dit, il semble que ce soit la croyance qui rende la propriété fonctionnelle de second ordre causalement efficace.

Ce qui fonde cette affirmation est le passage suivant : « être un antalgique n'est pas la cause directe de la suppression de la douleur d'un organisme dépourvu de la capacité cognitive de former le concept d'antalgique. Cependant, de même qu'une propriété de premier ordre peut avoir des effets secondaires, de même une propriété fonctionnelle de second ordre peut exercer une action causale sur un dispositif cognitif capable d'acquérir le concept de la propriété fonctionnelle - comme l'attestent les effets placebo - : le fait de tenir une substance pour un antalgique peut provoquer une diminution ou une suppression de la douleur chez une créature capable de former des croyances... »1(*). Cet argument est extrêmement intéressant et rarement envisagé dans les discussions sur l'efficacité causale des croyances et des états mentaux en général. Il semble que nous puissions l'élargir à d'autres états mentaux : « ...il est établi que le chagrin d'un deuil ou la dépression grave affaiblissent le système immunologique pendant plusieurs mois, et que les maux de l'esprit peuvent devenir maladies du corps... ; l'hypnose peut déclencher des perturbations physiologiques et somatiques ; l'auto-éducation de la volonté peut conduire à contrôler les battements du coeur (yogisme). Plus encore, le phénomène le plus intensément psycho-culturel, la foi, peut provoquer mort ou guérison ; ainsi les tabous, envoûtements, malédictions peuvent tuer, les miracles peuvent guérir, et les placebo sont efficaces sur un tiers des malades. ».2(*)

Pour continuer en ce sens, on peut citer un exemple médical spécialisé du neurologue Antonio R. DAMASIO, qui fait plus que constater la corrélation entre un certain état mental et un état général d'immunité du corps. :  « ...le stress mental chronique, un état affectant de nombreux systèmes cérébraux, au niveau du néo-cortex, du système limbique et de l'hypotalamus, semble conduire à la surproduction d'une substance chimique, le peptide dérivé du gène de la calcitonine ou CGRP, au sein des terminaisons nerveuses figurant dans la peau. Par suite, ce peptide recouvre de façon excessive la surface des cellules de Langherans qui sont apparentées au système immunitaire et ont pour fonction de capter les agents infectieux et de les présenter aux lymphocytes, de telle sorte que le système immunitaire puisse éliminer ces microbes de l'organisme. Lorsqu'elles sont complètement recouvertes de CGRP, les cellules de Langherans sont moins fonctionnelles et ne peuvent plus jouer leur rôle de gardien. Le résultat final est que le corps devient vulnérable aux infections, puisqu'une porte d'entrée majeure pour les agents infectieux est désormais moins bien défendue... » 3(*).

Soit, mais comment constatons-nous qu'il y a « stress mental chronique » si ce n'est par des perturbations physiologiques ? D'autre part, le fait que l'on puisse établir une corrélation entre le « stress mental chronique » et des états du corps n'implique pas qu'il y ait nécessairement une relation de cause à effet entre le premier et les seconds. Ne peut-on soutenir au contraire que le stress mental est causé par un état du corps ? Même dans la mesure où nous acceptons que le stress mental cause la production d'une substance chimique ayant pour effet des modifications des états du corps qui atteignent son immunité, les réflexions de DAMASIO ne nous disent pas de quelle façon se produit cette causalité entre l'esprit et le corps.

Nous pensons néanmoins que ce n'est pas parce que nous ne savons comment expliquer ces phénomènes qu'il faut renoncer à les comprendre et à tenter de les expliquer. Il est en effet dommageable à la science de faire de ces faits encore inexpliqués des faits inexplicables. Ils sont extrêmement intéressants, et l'on pourrait croire qu'ils constituent le dernier bastion d'arguments contre le matérialisme pur et dur et la causalité strictement physique, ainsi que le résidu non-intégré et non-intégrable de ces théories. Cela est en fait en partie faux, puisque toute propriété mentale est une propriété d'une substance physique. Il nous paraît néanmoins erroné de nier que des états mentaux puissent être des causes de certains états physiques de notre organisme, ou d'écarter cette hypothèse en classant les faits que nous venons de citer comme des cas particuliers ou des exceptions, notamment parce que la connaissance des croyances d'autrui nous permet dans une certaine mesure de prédire ses comportements.

Quoiqu'il en soit de l'explication de ces faits, nous voyons bien qu'il est avéré que les états mentaux en général peuvent être des causes des phénomènes physiques (et donc de nos comportements). Bien que nous devions nous arrêter sur cette question, notamment pour réfuter le matérialisme éliminatif, il ne nous appartient pas ici de résoudre le problème de la causalité mentale, qui ne constitue qu'un aspect de notre problème. Nous reviendrons néanmoins un peu sur cette question dans notre troisième partie.

Nous pouvons maintenant en revenir à une critique plus directe des ambitions du matérialisme éliminatif. Considérons son projet d'élimination des entités mentales : que nous dit le matérialisme éliminatif sinon que nous ne devons pas croire à l'existence de certaines entités ?

Le matérialiste éliminatif devra t-il croire en l'existence des entités neurophysiologiques destinées à remplacer nos entités mentales ? De son point de vue, il n'est pas plus juste de croire aux unes qu'aux autres, et le matérialiste éliminatif, s'il est conséquent avec lui-même, ne pourra pas croire en la vérité de la thèse qu'il soutient, ni en la fausseté de la thèse adverse.

S'il peut y avoir une certaine légitimité du projet d'élimination des entités mentales, rien ne justifie la décision selon laquelle seule la neurophysiologie doit servir de science de référence à l'entreprise de naturalisation de l'esprit, ni même le fait que nous devrions remplacer nos concepts usuels par les concepts uniquement issus de la neurophysiologie. Nous avons déjà montré l'absurdité qu'il y a à vouloir modifier notre langage usuel en fonction de ces derniers, et il serait bien plus raisonnable de demander aux scientifiques de ne pas employer dans leurs explications des concepts faisant référence à de telles entités, s'il n'est pas démontré qu'elles existent ou qu'il est nécessaire de les postuler, mais nous ne nous situerions plus alors dans le cadre d'un matérialisme éliminatif.

Nous ne voyons pas non plus pour quelles raisons nous ne devrions faire référence qu'à des concepts de la neurophysiologie lorsque nous voulons expliquer nos comportements. Pourquoi devrions-nous suivre le matérialisme éliminatif dans cette voie nous conduisant à une cérébralisation excessive ?

La psychologie scientifique nous fournit elle aussi une naturalisation de l'esprit tout à fait acceptable, et le fait qu'elle postule des entités mentales ne suffit pas à lui ôter toute valeur prédictive ou explicative (bien que cette dernière soit problématique), notamment parce qu'il semble que les entités mentales soient causalement efficaces, comme nous avons déjà pu le montrer par l'exemple de l'effet placebo. Certains maux semblent bel et bien cesser après l'ingestion d'un médicament causalement inefficace. Si la référence à l'effet placebo, c'est-à-dire en fait aux croyances, ne possède pas une valeur explicative, elle est une description valable de la réalité qui nous permet certaines prévisions : nous pouvons prévoir qu'environ 30% des malades verront leurs maux cesser après l'ingestion d'un médicament causalement inefficace.

Etre naturaliste n'implique pas que le discours philosophique ne doive emprunter des concepts qu'aux sciences de la nature (ce serait en ce cas un naturalisme stricto sensu) ; il doit fournir des explications ou descriptions dans lesquelles ne figurent que des concepts scientifiques, mais il peut aussi bien les emprunter à la psychologie par exemple. Et, dans une certaine mesure, le naturalisme peut ne pas être matérialiste, et ne l'est effectivement pas, lorsque l'on fait appel aux concepts psychologiques. On pourrait en effet très bien imaginer qu'il ne figure dans nos explications scientifiques que des termes faisant référence à des entités immatérielles. Et l'emprunt que le philosophe, formulant des énoncés philosophiques, ferait à ces sciences et à leurs énoncés scientifiques pour construire son discours philosophique pourrait, sans contradiction, être taxé de naturalisme. Il nous semble donc que le naturalisme est avant toute chose une norme qui nous prescrit de ne nous servir que des entités postulées dans les sciences et des concepts faisant référence à ces entités dans nos explications, descriptions ou définitions.

Concernant le matérialisme éliminatif, nous voyons que le fait de ne faire référence qu'à des concepts désignant des entités neurophysiologiques n'est rien d'autre qu'une idéologie affirmant que les seules véritables choses existantes et réelles sont les objets matériels, et qui fait comme si l'on pouvait, sans perte d'information, expliquer nos comportements en nous passant de toute référence à des représentations. Mais, ce faisant, le matérialisme éliminatif n'a pas conscience qu'il est lui-même un phénomène de l'esprit, en tant que théorie, et il est intéressant de remarquer avec HEIDEGGER que « le matérialisme n'est absolument rien de matériel. Il est lui-même une forme de l'esprit. »1(*). Nous ne sommes pas tout à fait d'accord avec le fait que le matérialisme ne serait « absolument rien de matériel », mais cette objection reste néanmoins valide dans la mesure où une théorie ne nous semble pas être quelque chose d'exclusivement matériel.

Remarquons aussi que le matérialisme éliminatif ne rend pas compte de l'effet placebo, et cette dernière remarque nous amène à tirer la conséquence suivante : l'élimination n'est pas une explication, et « expliquer un phénomène n'est pas expliquer sa dissolution. » 2(*).

D'autre part, nous pouvons aussi nous demander quel est le statut de la philosophie dans le matérialisme éliminatif. S'il est déjà problématique dans le cadre d'un naturalisme, notamment à cause du fait que la philosophie risque de se subordonner aux sciences de son époque, il l'est encore plus, nous semble-t-il, dans le cadre du matérialisme éliminatif, car elle pourrait ne pas bénéficier d'un niveau autonome de description ou d'explication.

Nous savons que le matérialisme éliminatif a pour objet d'éliminer les entités et les concepts faisant référence à d'autres entités que celles établies par les neurosciences, et nous nous demandons si les énoncés naturalisés de la philosophie, c'est-à-dire les énoncés n'utilisant que les concepts désignant ces entités, sont des énoncés philosophiques, ou s'ils ne sont pas en fin de compte, des énoncés scientifiques. Autrement dit, selon le matérialisme éliminatif, il ne semble pas qu'il puisse y avoir d'autres explications ou description que celles utilisant des concepts scientifiques naturels. Mais quel est alors le statut du discours philosophique ? Doit-il être éliminé ? En ce cas le matérialisme éliminatif devra aussi être éliminé, car il ne constitue pas un discours scientifique, et si l'on peut lui accorder une légitimité qui pourra être refusée à un discours philosophique classique, c'est-à-dire non-naturaliste, il n'est pas plus ni mieux établi que tout autre naturalisme (et sans doute même moins bien, au regard de toutes les difficultés qu'il rencontre).

Les problèmes philosophiques doivent-ils toujours être reformulés en faisant usage de concepts scientifiques ? Le travail de la philosophie ne doit-il consister qu'en une reformulation des énoncés comportant des concepts usuels en des énoncés ne comportant que des concepts scientifiques ? Remarquons que s'il en est ainsi, elle s'interdit toute vulgarisation des théories scientifiques, étant donné qu'il s'agit de la démarche inverse. Or la vulgarisation ne constitue t-elle pas une forme d'explication ? Le langage ordinaire est-il à ce point imparfait pour qu'il doive en permanence faire l'objet d'une reformulation ?

Si la philosophie est encore de la philosophie, et qu'elle ne peut utiliser dans ses énoncés que des concepts scientifiques, il faut qu'il y ait une différence entre les énoncés scientifiques (qui utilisent eux aussi des concepts scientifiques) et les énoncés philosophiques, (la distinction entre les énoncés philosophiques et les énoncés scientifiques se situant peut-être dans l'articulation de concepts identiques) sinon la philosophie n'existe plus et est éliminée. Cela conviendrait peut-être aux matérialistes éliminatifs, mais ne ferait pas l'affaire des philosophes naturalistes.

Les énoncés naturalisés que la philosophie nous soumet sont-ils des explications ?

C'est pour tenter de répondre à ces différentes questions qu'il nous faut maintenant créditer un naturalisme évolutionniste, en examinant la description ou définition qu'il se propose d'accomplir à l'aide de concepts provenant uniquement des sciences naturelles.

* 1 (p.52 / P&P)

* 1 (p.11 / La matière / Introduction de André Macé / GF / Flammarion)

* 2 (p.11-12 / idem)

* 1 (p.50 / IPE)

* 2 (p.62-63 / IPE)

* 1 (p.57 / IPE)

* 2 (p.57 / IPE)

* 3 (p.65 / A tort et à raison / Atlan / éd. du Seuil)

* 4 (p.57 / IPE)

* 5 (p.29 / IPE)

* 1 (p.63 / IPE)

* 1 (p.104 / Sens et dénotation / Ecrits logiques et philosophiques / Frege / éd. du Seuil)

* 2 (p.108 / idem)

* 1 (La nouvelle grille / Laborit / éd.Gallimard / Folio-essais)

* 2 (p.43 / La nouvelle grille / Laborit / éd. Gallimard / Folio-essais)

* 3 (p.57 / ATR)

* 1 (p.75 / ATR)

* 2 (p.349-350 / P&P)

* 1 (p.272 / L'éthologie / Renck et Servais / éd. du Seuil / coll. Points-sciences)

* 2 (p.9 / La neurophilosophie / Andrieu / PUF / coll. Que sais-je ?)

* 3 (p.31 / idem)

* 4 (p.95 / idem)

* 5 (p.33 / idem)

* 6 (p.21 / idem)

* 7 (p.56 / IPE)

* 8 (Autrement n°102 / article : A quoi pensent les philosophes ? L'analyse en philosophie : réduction ou dissolution ? / Jacob / Novembre 1998)

* 1 (p.24 / La neurophilosophie)

* 2 (p.120 / idem)

* 1 (p.30 / IPE)

* 1 (p.345 / Introduction aux sciences cognitives / Le problème du corps et de l'esprit aujourd'hui, que nous noterons dorénavant ISC-PCE / article de P.Jacob / éd.Gallimard / Folio-essais)

* 2 (p.345 / ISC-PCE)

* 3 (p.345 / ISC-PCE)

* 1 (p.348-349 / ISC-PCE)

* 1 (p.348-349 / ISC-PCE)

* 1 (p.348 / ISC-PCE)

* 2 (p.73 / 3.La connaissance de la connaissance / La méthode / Morin / éd. du Seuil)

* 3 (p.168-169 / L'erreur de Descartes / A.R.Damasio / éd. Poches - Odile Jacob)

* 1 (p.257 / Conférence ajoutée au livre Le principe de la raison / Heidegger / éd. Gallimard / cité par Atlan dans ATR p.67)

* 2 (p.122 / Eléments d'épistémologie / Hempel)

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"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984