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Naturalisme et philosophie de l'esprit

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par Lucas GUILLEMOT
Université de Provence - Maitrise de philosophie 2002
  

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1. LE NORMATIVISME : WITTGENSTEIN ET LES WITTGENSTEINIENS

Le plus illustre représentant du normativisme est WITTGENSTEIN. Il semble s'opposer à toute naturalisation, qu'elle soit conçue comme une tentative d'explication causale de l'esprit ou comme une tentative de réduction. Pascal ENGEL, dans Philosophie et psychologie qualifie sa conception de la façon suivante : « la démarche de Wittgenstein est donc strictement opposée à celle d'un Fodor. »1(*).

Remarquons néanmoins que WITTGENSTEIN ne répond pas directement à FODOR, étant donné que les écrits de celui-ci sont postérieurs aux écrits de celui-là. Certains écrits de WITTGENSTEIN semblent répondre à une vision cartésienne dualiste : « Il semble, à première vue (et la raison de cette impression ne nous apparaîtra qu'un peu plus tard) que nous nous trouvons confrontés à deux mondes de nature toute différente : le monde mental et le monde physique. Certes on peut imaginer le monde mental sous une forme gazeuse ou plutôt, dirons-nous, éthérée. Mais souvenons-nous ici du rôle étonnant que l'on a pu attribuer en philosophie à l'élément gazeux, à la matière éthérée. En général, lorsqu'un substantif n'est pas utilisé pour désigner ce que l'on appelle d'ordinaire un objet, nous ne manquons pas de nous convaincre qu'il désigne une sorte d'objet éthéré... »2(*).

Comme nous l'avons déjà exposé dans notre introduction, DESCARTES pensait qu'il existait une substance mentale distincte de la substance physique : « ...je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est. »3(*).

Mais si plus personne ou presque ne soutient qu'il existe une substance mentale distincte de la substance physique, comme nous l'avons souligné dans notre introduction, on peut se demander quel est l'enjeu et l'intérêt du problème soulevé par WITTGENSTEIN : pourquoi vouloir actuellement réfuter la conception cartésienne ? WITTGENSTEIN vise t-il DESCARTES et les cartésiens ? Il vise alors une cible qui n'existe pas, puisqu'il n'y a plus de philosophes de l'esprit cartésiens. En fait, selon l'interprétation de HACKER, qui se base peut-être sur le passage du Cahier bleu cité plus haut, il y aurait une persistance du mythe cartésien, qui a simplement pris une autre forme : « le mythe cartésien, comme tous les grands mythes, est insidieux. Il peut prendre de nombreuses apparences. Même ceux qui pensent s'être libérés du cartésianisme perpétuent certains aspects cruciaux de ce conte. On est ainsi frappé de voir que les philosophes, psychologues et neurophysiologistes contemporains, qui disent rejeter le dualisme esprit/corps, admettent en fait la structure conceptuelle fondamentale véhiculée par l'image - tableau cartésienne. Ils rejettent l'idée de substance immatérielle, mais ils ont tendance à identifier l'esprit au cerveau (ils parlent parfois de  « cerveau-esprit ») ou le mental avec le neuronal - suggérant que les états mentaux ne seraient que des états du cerveau. » 1(*).

Quel que soit l'adversaire que WITTGENSTEIN prétendait réfuter, il semble qu'avec DESCARTES on chosifiait l'esprit (en en faisant une substance), alors que maintenant on spiritualise la chose (le cerveau). Dans les deux cas, il s'agit d'une confusion conceptuelle, mais ce n'est pas la même chose de dire que l'esprit est une chose ou une substance mentale (ce que soutient DESCARTES), et de dire que l'esprit est une chose physique, ce que soutiennent les physicalistes. Dans le premier cas, on explique l'esprit par la catégorie de substance, mais on admet son autonomie, en tout cas son indépendance - une substance ou une chose est ontologiquement indépendante d'une autre substance ou chose - alors que dans le second cas, on procède à une réduction de l'esprit à autre chose, et l'on peut soutenir qu'il n'est qu'une propriété d'une substance physique. Celui qui affirme que la seconde conception est cartésienne, fait lui-même une confusion conceptuelle entre la catégorie de substance et la catégorie de propriété; DESCARTES n'a d'ailleurs jamais soutenu cela.

Sur la « chosification » de l'esprit, nous pouvons nous référer au passage de Philosophie et psychologie2(*) de ENGEL, qui interprète WITTGENSTEIN de la façon suivante : « d'une manière générale, Wittgenstein insiste sur le fait que les concepts mentaux n'appartiennent pas à la catégorie de substance mais à celle des propriétés de substance : ce ne sont pas des choses, des épisodes, des événements, mais les propriétés que nous attribuons à des individus ou à des personnes ».

Ceux qui prétendent réduire l'esprit au cerveau, ne prétendent pas nécessairement que l'esprit est une substance, ce que pensent aussi WITTGENSTEIN et les wittgensteiniens : « ... des expressions comme « l'esprit pense », « le cerveau pense » ou « Untel a des pensées » sont des non-sens logiques ou grammaticaux (au sens wittgensteinien) parce que l'on suppose que l'esprit et le cerveau sont des « choses qui pensent », ou qu'ils ont des pensées. Mais la pensée n'est pas une chose, et une pensée n'est pas une chose qu'on pourrait avoir, comme on a du tabac dans sa tabatière. Une pensée est plutôt un attribut de quelqu'un. »1(*).

On ne peut qu'être d'accord avec WITTGENSTEIN, sauf peut-être sur la proposition  « Untel a des pensées » : pourquoi Untel n'aurait-il pas des pensées ? Il ne les a pas comme il a du tabac dans sa tabatière, mais il les a.

Les wittgensteiniens, dont HACKER, font une double erreur lorsqu'ils disent que la thèse selon laquelle l'esprit peut être réduit ou identifié au cerveau est une thèse cartésienne : premièrement, DESCARTES n'a jamais soutenu une telle chose. Bien au contraire, il soutiendrait plutôt une irréductibilité de l'esprit au cerveau et une indépendance de la sphère mentale par rapport à la sphère de tout ce qui est corporel ou physique. Deuxièmement, les wittgensteiniens postulent que le cerveau est une chose/substance. Cela dépend des critères ontologiques que l'on adopte pour identifier une chose, mais il est certain que le cerveau du point de vue de son activité n'est pas indépendant ni séparable du corps; il est plus une partie d'une substance corporelle qu'une substance lui-même. 

Nous pouvons donc remarquer que si l'interprétation d'ENGEL est correcte, WITTGENSTEIN soutient que les concepts mentaux n'appartiennent pas à la catégorie de substance, et nous pouvons ajouter à cela que les naturalistes font de même.

Remarquons d'autre part que WITTGENSTEIN semble soutenir un dualisme ontologique : il y aurait d'un côté le monde mental, et de l'autre le monde physique (voir extrait cité plus haut).

C'est cette distinction entre deux mondes qui sous-tend la distinction entre raisons et causes. Lorsque nous posons la question « pourquoi ? » dans l'énoncé « pourquoi a-t-il tué son voisin ? », on peut y répondre en termes de raisons, ou en termes de causes ; si l'on posait la question à l'assassin, il pourrait nous répondre : « parce qu'il m'a exaspéré », et il parlerait de ses raisons. Si l'on pose la question à un neurologue chargé de l'examiner, il nous répondra peut-être : « parce qu'il a une lésion cérébrale qui fait qu'il n'a plus le contrôle de lui-même », et ce sera alors une réponse en termes de causes.

Nous ferions encore une confusion conceptuelle ou erreur de catégorie lorsque nous parlons de naturalisation ou d'explications causales de l'esprit, puisque cela revient à appliquer le concept de cause qui est un concept du monde 1 (physique) au monde 2 (mental). Les normativistes comme WITTGENSTEIN « nient qu'on puisse appliquer au domaine des raisons des explications qui relèvent proprement du domaine causal. »1(*). Remarquons que cette objection ne s'applique à la naturalisation que dans la mesure où on la conçoit comme une explication causale.

Il n'est en effet pas évident que les propriétés mentales puissent faire l'objet d'une naturalisation, qu'elle soit entendue comme une explication, ou comme une définition de concepts (intentionnels, moraux) en termes d'autres concepts dits naturels ; cela n'est pas évident parce que tous les concepts ne se prêtent pas à ce type de traitement. Il est par exemple problématique de vouloir fonder la morale ou le droit, et donc le concept de viol par exemple sur des explications naturelles : nous considérons en effet qu'il n'y a pas de viol dans la nature. Ce traitement aurait donc pour effet de faire disparaître un concept dont nous avons besoin, voire de justifier certains actes immoraux. La question se pose néanmoins différemment pour les concepts faisant référence à des entités mentales, car il n'est pas acquis qu'ils soient des normes. Mais laissons de côté cette digression.

La distinction entre raisons/motifs et causes est fondée notamment sur le mode d'accès que nous avons aux unes et aux autres : « ...nous avons un accès direct et immédiat à nos motifs »... « ...les causes ne peuvent pas être connues immédiatement. » 2(*), ainsi que sur la distinction entre les deux mondes. Alors que je connais la raison de mon action, je n'en connais pas nécessairement la cause. Alors que l'énoncé de la cause serait une explication, « l'énoncé du motif est plutôt comme le dit Waismann, une sorte d'interprétation que nous donnons de l'action. »3(*).

Les interprétations dont il est question, pour qu'elles ne soient pas totalement arbitraires, sont basées sur des critères. Il nous faut revenir à ce que dit WITTGENSTEIN :  « si d'un point de vue médical, l'angine est une inflammation causée par un bacille bien défini et que nous nous demandions : « Pourquoi dites-vous qu'un tel a une angine ? » la réponse : « parce que j'ai trouvé le bacille de l'angine dans son sang » nous apporte un critère ; on pourra le nommer « critère de définition de l'angine ». Si par contre, on nous répond : « Parce que sa gorge est enflammée », ce sera le symptôme d'une angine... Ainsi ce ne peut être qu'une tautologie de dire que quelqu'un a une angine parce qu'on a découvert le bacille de l'angine... Mais ce sera formuler une hypothèse que de dire que quelqu'un a une angine quand il a la gorge enflammée ». 1(*). Selon ENGEL, les critères ne sont pas uniquement des comportements, mais « certains comportements peuvent être des critères »2(*).

Néanmoins, l'extrait cité par Pascal ENGEL3(*) : « Quel est le critère de la douleur chez quelqu'un ? Quand il s'agit de moi le fait que je l'éprouve, quand il s'agit de quelqu'un d'autre, ce qu'il fait et dit »  prête à confusion, car ce que fait et dit l'autre, n'implique pas nécessairement qu'il ait réellement cette douleur qu'il prétend avoir : il peut nous tromper, et son comportement est toujours susceptible d'être interprété de plusieurs façons. Le critère pourrait aussi nous induire en erreur, bien qu'il soit une « hypothèse » fondée. On peut néanmoins se demander si un comportement et le bacille de l'angine sont à mettre sur le même plan épistémique, car ils ne possèdent pas le même degré de fiabilité.

Pour en revenir à la distinction entre raisons et causes que WITTGENSTEIN souhaite opérer en vue d'une interprétation du comportement, nous pouvons prendre l'exemple du cycliste qui tend le bras à gauche pour indiquer qu'il va tourner. Il semble bien que seule l'invocation des raisons permet de comprendre le mouvement du cycliste comme une action, et le physiologue qui nous parlerait de ce mouvement nous en parlerait comme un mouvement, et passerait à côté du sens de l'action. Il est certain que le fait d'invoquer des raisons nous permet de comprendre l'action de l'agent en tant qu'action, mais elle ne nous permettrait pas de l'expliquer à cause de la pluralité des raisons; nous ne pourrions pas inférer les raisons du comportement. A cet argument, nous pouvons répondre que, de la même manière qu'il peut y avoir une pluralité de raisons, il peut y avoir une pluralité de causes, et le fait que nous invoquions celle-ci lors de l'explication d'un phénomène n'invalide pas sa valeur explicative. Pour accepter l'argument selon lequel l'invocation de raisons n'a pas valeur explicative, il faudrait accepter qu'il y ait un partage strict entre les raisons et les causes, et que le domaine des raisons ne puisse empiéter sur celui des causes et inversement. La discussion suivante va éclairer le fait que ce n'est pas le cas. Reprenons l'exemple donné par ENGEL : « Supposons qu'un professeur décide de croire qu'il y a 78 étudiants dans sa salle de cours en tirant au hasard le nombre 78 d'une urne contenant, disons, 1000 papiers portant les chiffres de 1 à 1000. A moins d'un hasard étonnant, sa croyance sera fausse, et il ne sera pas justifié à croire, dans de telles circonstances, qu'il y a 78 étudiants dans la salle. Etant donné la méthode de tirage au sort qu'il a utilisée, il sera au contraire justifié à croire la négation de cette proposition, c'est-à-dire Il est faux de croire qu'il y a 78 étudiants dans cette salle, parce qu'il est hautement improbable qu'il puisse tirer de l'urne le papier indiquant le nombre exact des étudiants dans la salle. » 1(*). Si l'on accepte que « être justifié à croire » et « avoir des raisons de croire » signifient à peu prés la même chose, ce qui ne semble pas une concession considérable, il s'ensuit qu'on ne peut « séparer radicalement les considérations causales des considérations sur la justification »2(*) ou sur les raisons. Cela constitue le premier argument. Le second est que WITTGENSTEIN « admet que dans certains cas, la raison d'une action peut être sa cause. Par exemple il admet que certaines émotions, comme la peur qui me fait sursauter, ou la colère qui me fait vociférer, sont bien des causes de mes actions. »3(*). Il n'y a donc pas d'impossibilité logique à ce que la connexion entre les raisons et les actions soit en réalité causale. Si cela est exact, il nous faut accepter une version plus faible de l'argument que l'on peut alors formuler de la manière suivante : les raisons ont une valeur explicative si et seulement si elles sont des causes. Etant donné que la distinction entre raisons et causes n'est pas stricte, et que certaines raisons peuvent être des causes, et en vertu du fait qu'un énoncé causal est explicatif, un énoncé invoquant des raisons peut être explicatif.

Mais ici surgit une première difficulté, WITTGENSTEIN affirmant ceci : « Je voudrais que vous compreniez bien que notre travail ici ne consiste pas à réduire n'importe quoi à toute autre chose, ou à expliquer quoi que ce soit. La philosophie est par nature « purement descriptive. » »1(*). Nous verrons qu'un naturaliste peut partager cette idée. Si l'on en croit HACKER, l'un des commentateurs de WITTGENSTEIN, «  Au sens où les sciences expliquent les phénomènes - c'est-à-dire, par des hypothèses causales et des inférences hypothético-déductives à partir de lois et de conditions initiales - il ne peut y avoir d'explication en philosophie. Les seules formes possibles en philosophie sont des explications par description - à savoir par description de l'usage des mots. »2(*). Nous irions encore plus loin en ce sens : il ne nous semble pas qu'une explication puisse se satisfaire d'une description. WITTGENSTEIN affirme que la philosophie décrit mais n'explique pas. Si l'on accepte qu'un énoncé invoquant des raisons est une description ou une interprétation, en tout cas n'est pas de l'ordre de l'explication, et qu'un énoncé invoquant des causes est une explication, comment se fait-il que nous puissions expliquer un comportement en invoquant des raisons (dans le cas où celles-ci sont des causes) ? A cet argument pourrait être rétorqué que les raisons n'ont un pouvoir explicatif qu'en tant qu'elles sont des causes. Mais à quel ordre de discours appartiendront alors les énoncés invoquant des raisons qui sont des causes ?

Devront-ils être rangés dans les descriptions ou dans les explications, dans la philosophie ou dans les sciences ?

Nous en revenons au problème de savoir comment des états mentaux, qui sont du domaine de l'esprit, peuvent être des causes de notre comportement, ce dernier étant un phénomène physique.

C'est pour résoudre ce problème, que WITTGENSTEIN, n'a ni dissous ni solutionné, que certains naturalistes ont voulu tenter une réduction ou une identification de l'esprit au cerveau, ou plus exactement des propriétés mentales aux propriétés cérébrales. Le normativisme nous renvoie en fait au naturalisme qu'il prétendait réfuter, parce qu'il n'explique pas comment les raisons peuvent être des causes ; ce point valide aussi la démarche qui consiste à appliquer au domaine des raisons et à celui de l'esprit des explications relevant proprement du domaine causal, ce que les wittgensteiniens jugeaient absurde.

Le naturalisme comme explication des états mentaux par des causes est donc possible, même dans un cadre strictement wittgensteinien, puisqu'on considère que dans certains cas, les états mentaux peuvent être des causes de nos comportements.

Un autre argument proposé par les normativistes pour tenter de montrer que les états mentaux ne peuvent être des causes de nos comportements est celui qui consiste à soutenir que la notion de causalité présuppose l'idée de loi et de nécessité : une fois que j'ai A, j'ai nécessairement B. Or, je peux croire que ceci est un verre d'eau, et je peux avoir le désir de le boire (=A), mais cela ne conduit pas nécessairement à le boire (=B), si je désire par exemple battre le record de résistance à la soif. Nous reprenons cet exemple à ENGEL 1(*). Il n'y a pas de nécessité entre cette croyance, ce désir, et ce comportement. Un des tests couramment utilisé pour savoir si nous sommes en présence d'une relation de causalité est l'utilisation des contrefactuels, c'est-à-dire qu'on suppose qu'un certain événement n'a pas eu lieu.

Dans notre cas, on peut supposer que la croyance que ceci est un verre d'eau et le désir de le boire n'existent pas ou n'ont pas lieu. S'ensuit-il que je ne boirais pas le verre d'eau ? Autrement dit, le fait que je boive ce verre d'eau peut-il être causé par un autre événement que ceux proposés ? Je peux effectivement boire de l'eau sans avoir le désir de boire de l'eau dans le cas où ce serait bon pour ma santé par exemple. Je peux aussi croire que c'est du vin et boire de l'eau par erreur (mais dans ce cas, c'est encore ma croyance qui est causalement efficace).

La question se pose en fait à un autre niveau : puis-je boire quelque chose que je crois ne pas être un liquide ? Pourtant, si j'affirme que l'on ne boit que ce que l'on croit liquide, alors il faudra aussi attribuer aux animaux qui boivent la croyance que ce qu'ils boivent est liquide. Or, il ne va pas de soi que les animaux ont des croyances, ni qu'il soit justifié d'un point de vue scientifique de leur en attribuer. Le problème se pose donc dans les termes suivants : il semble que l'on puisse soutenir contre les normativistes qu'il y a une relation nomique (= ayant valeur de loi) entre la croyance que ceci est un liquide et le comportement de boire, étant donné que si je ne crois pas que ceci est un liquide, il ne semble pas que je puisse avoir ce comportement. Mais si cette forme d' « explication » a valeur de loi, il n'y a pas d'objection à ce que l'on puisse l'étendre à tous les êtres vivants ayant ce comportement ; l'objection principale à cette dernière affirmation est que l'on ne voit pas figurer ce vocabulaire intentionnel dans les explications scientifiques. Autrement dit, les biologistes se fixant pour but d'expliquer le comportement de la girafe en train de boire l'expliquent d'une toute autre manière ; et certains qualifieraient même d'anthropomorphisme cette attribution de croyances à une girafe. Cependant, une explication causale d'un autre type serait-elle pertinente et plus explicative ? Qu'est-ce que nous expliquons lorsque nous disons que la girafe boit de l'eau parce qu'elle croit que ce qu'elle boit est un liquide ?

Nous avons perdu en cours de route l'objection qui nous conduisait à affirmer que la relation entre la croyance que ceci est un liquide et le comportement de boire ne peut être nomique, parce que, ayant cette croyance, il n'y a pas de nécessité à ce que je boive. Laissons cette discussion de côté pour l'instant.

Une des autres objections d'importance soulevée par les normativistes, est celle qui consiste à dire que lorsque l'on fait de la croyance ou de tout autre état mental une propriété du cerveau ou d'un état cérébral, on commet ce que l'on peut appeler avec KENNY le « sophisme de l'homoncule » 1(*) (l'homoncule étant un petit sujet ou un petit homme). La conclusion de cet argument s'énonce ainsi : les états mentaux tels que les croyances ne peuvent s'attribuer qu'à des personnes et pas aux cerveaux ou à d'autres parties de cette personne. ENGEL cite WITTGENSTEIN : « il n'y a que d'un être humain ou de ce qui ressemble à (ou se comporte comme) un être humain vivant que l'on peut dire : il a des sensations, il voit, il est aveugle, il entend, est sourd, est conscient ou inconscient. » Puis ENGEL résume l'objection de la façon suivante : « cela n'a tout simplement pas de sens de parler de croyances, de connaissances, ou de règles tacites, parce que tous ces termes renvoient à une grammaire d'états, prédiqués non pas de l'individu mais de sous-systèmes de l'individu qui ne peuvent, par définition, avoir ces caractéristiques. »2(*). Avant d'examiner la réponse qu'il y fait, développons l'argument avec le wittgensteinien DESCOMBES. Nous le citons : « ...c'est là le point difficile de toute philosophie mentale : comment peut-on transférer les attributions d'un sujet personnel à une partie de ce sujet ? »3(*). Cela revient à ne pas faire de « différence entre les capacités mentales de M. Dupont et les capacités mentales du cerveau de M. Dupont. » 1(*). Il nous invite à comparer les énoncés suivants :

«  - J'écris une lettre

- Je fais écrire une lettre par mon secrétaire

- J'écris une lettre de ma main

- Ma main écrit une lettre

- Mon cerveau fait écrire une lettre par ma main

- Mon cerveau écrit une lettre »

Il qualifie les trois derniers énoncés de « figures de style de plus en plus obscures »2(*), et conclut ainsi : « ...le cerveau ne devient le sujet d'attribution de nos activités mentales qu'à la faveur d'une figure (la partie pour le tout). »3(*), ou encore « c'est seulement par figure qu'on peut représenter la partie ou la faculté comme ce qui agit. »4(*).

ENGEL répond à ces objections de la façon suivante : « On pourrait simplement répondre à ces critiques que si on les prenait à la lettre, il faudrait fermer tous les départements de psychologie cognitive, de neuropsychologie, de psychologie animale ou de psycholinguistique. Peut-être faut-il le faire, mais en général, ce genre de décision revient aux savants eux-mêmes. » 5(*).

Nous ne trouvons pas cette réponse satisfaisante. Tout d'abord, il ne s'ensuit pas de l'objection du sophisme de l'homoncule qu'on doive fermer tous les départements de psychologie cognitive, mais simplement que les scientifiques qui font usage de ce type d'attributions le justifient. S'agit-il d'une méthodologie, d'une étape dans le raisonnement, ou devons-nous prendre ces attributions de propriétés à la lettre ? D'autre part, la seconde partie de l'argument nous prive d'un droit de regard sur les recherches et les résultats de nos « savants », et par là-même, de toute recherche de nature épistémologique. N'est-ce pas précisément sur ce genre de problème que la collaboration entre philosophes et psychologues (ou scientifiques en général) peut s'avérer fructueuse ? ENGEL prolonge son argument ainsi : « Et quant à la pratique qui consiste, face à un phénomène complexe et relevant d'un niveau d'organisation global, à le décomposer en sous-systèmes plus simples, quitte à utiliser pour décrire ces sous-systèmes des caractéristiques du système global, elle est monnaie courante en science, et elle a une valeur heuristique certaine. Les neurobiologistes qui parlent de « populations » de neurones, par exemple, ne prêtent pas aux neurones les propriétés des populations humaines, et pourtant, l'analogie peut être utile, et il peut être fécond de comparer les propriétés macroscopiques d'un processus aux propriétés d'un processus décrit à un niveau microscopique. Tout le monde comprend que quand on dit que l'oeil « voit » ; ou qu'un sous-système de la vision « voit », ce n'est pas au même sens que celui où un individu en condition de vision normale « voit » ce qui l'entoure. Ce n'est pas parce que ce genre de terme s'applique par définition à l'individu total qu'il serait interdit de décomposer les processus en question, et d'envisager la contribution que les parties apportent à l'ensemble... »1(*).

Nous sommes plus réservés qu'ENGEL sur ce point à cause des dérives fréquentes des scientifiques qui en arrivent à débiter des absurdités du type : « Nous pouvons ainsi considérer la vision tout entière comme la quête continuelle des réponses aux questions que le cerveau se pose... », ou « Les neurones présentent des arguments au cerveau » 2(*). Ces énoncés n'ont aucune valeur heuristique et engendrent une confusion totale dans l'esprit du lecteur. Pourquoi ne dirais-je pas alors de mon oreille qu'elle marche, court, se lève, s'endort ? Quelle est la contribution que mon oreille apporte au fait de marcher ? Il peut effectivement être intéressant de « décomposer » certains « processus et d'envisager la contribution que les parties apportent à l'ensemble »3(*), mais ce n'est pas ce que nous faisons lorsque nous découpons le tout en parties et transférons simplement les propriétés du tout aux parties ; nous nous interdisons ainsi de saisir les propriétés spécifiques des parties.

Si le transfert des propriétés du tout de la personne à une partie de cette personne est contestable, le fait de vouloir décomposer l'esprit en parties, comme le préconise FODOR, est encore plus problématique. Considérer l'esprit comme séparable en parties ou domaines relativement autonomes et étanches (=les modules) amène à penser l'esprit sur le modèle de la chose matérielle/physique. Cette hypothèse s'est pourtant révélée fructueuse et a permis des résultats significatifs en psychologie. Nous ne pouvons donc l'écarter simplement à cause de son étrangeté : en effet, si l'on comprend de quoi il s'agit lorsqu'on utilise l'expression « les parties du cerveau », cela est moins évident de l'expression « les parties de l'esprit », l'esprit n'étant pas un objet étendu et par là semblable au cerveau.

Pour en revenir au « sophisme de l'homoncule », il existe une objection au normativisme qui nous apparaît comme étant plus probante que celle qui nous a été exposée par ENGEL. Le problème de cette objection est qu'elle suppose que nous ayons déjà fondé le naturalisme. Nous nous contenterons donc simplement de la présenter pour l'instant : les concepts de personne, de sujet, ne figurent pas dans les explications scientifiques naturelles. On peut en effet soutenir que la personne, le sujet ou l'individu sont des fictions. Il est légitime de se demander ce qui reste identique dans la même personne étant donné que ses éléments biologiques et physiques sont en changement et en renouvellement permanent. A cause du fait que le concept de personne et d'autres concepts apparentés ne figurent pas dans les explications scientifiques naturelles, et semblent plutôt être des concepts à expliquer que des concepts qui expliquent, on peut se demander : 1/ si un énoncé dans lequel figurent ces notions est une explication, 2/ si ce concept nous renvoie à une entité réelle qui serait susceptible d'avoir des propriétés mentales. Autrement dit l'objection consiste en ceci : les normativistes nous ont affirmé qu'il est plus correct d'attribuer les propriétés mentales à la personne qu'au cerveau, mais nous nous rendons compte que l'entité que nous appelons « personne » est plus évanescente et moins certaine que l'entité que nous appelons « cerveau », notamment parce qu'elle n'est pas qu'une entité physique ou un corps (on ne peut en effet identifier une personne à son corps). Et comme le naturalisme veut réduire les concepts et les entités figurant dans ses explications à des entités physiques dans la mesure du possible, n'est-il dans cette optique préférable de faire des propriétés mentales des propriétés du cerveau, ou du corps, plutôt que des propriétés de la personne ? Est-il finalement plus correct d'attribuer les propriétés mentales au cerveau plutôt qu'à la personne ? Non, pour les raisons que nous avons invoquées, et surtout parce que le concept de personne ou celui d'agent peut être reconstruit en mettant en rapport le cerveau, le corps, les relations entre ces deux entités, et les relations qu'entretiennent ces deux entités avec le monde extérieur.

Remarquons bien que dans les deux cas ce qui fonde l'argument est ce qui est en usage dans un certain langage : nous n'attribuons pas dans notre langage usuel des croyances à des cerveaux, nous ne faisons pas usage dans le langage scientifique naturel du concept de personne. Dans un cas comme dans l'autre, on écarte une certaine hypothèse en vertu d'un principe : dans le premier cas, le principe qui va servir à écarter l'hypothèse est : « cela se dit-il dans notre langage usuel ? », dans le second, c'est : « cela se dit-il dans notre langage scientifique naturel ? »

Mais ne s'agit-il pas en fin de compte dans les deux cas d'une norme, qui va servir à déterminer ce qui est correct et ce qui est incorrect ? Cela est sans conséquence pour le normativisme, mais il n'en est pas de même pour le naturalisme qui prétendait fournir une explication sans faire usage de normes ; il apparaît qu'il en est une lui-même.

Une seconde objection peut être formulée vis-à-vis du normativisme : on ne peut prédire de nouveaux faits à partir de la norme qui ne nous dit pas ce qu'on va faire à part suivre la norme. Mais il semble qu'elle puisse aussi être faite sous une forme différente au naturalisme : étant donné qu'il faut nous servir des concepts déjà présents dans les explications scientifiques (et cela est une norme comme nous l'avons souligné), comment le scientifique fera-t-il pour introduire un nouveau concept ?

On peut tout d'abord remarquer que le naturalisme est une démarche philosophique, et que la norme selon laquelle il faut se servir des concepts déjà présents dans les explications scientifiques s'impose non au scientifique lui-même, mais au philosophe naturaliste. Le scientifique peut toujours introduire de nouveaux concepts à condition qu'ils aient subi un traitement ou qu'ils soient l'objet d'une élaboration scientifique (le concept étant expérimentalement vérifié par exemple).

Cependant, cette question est presque secondaire par rapport au fait qu'un naturalisme ne semble pas pouvoir se passer de normes.

Quoiqu'il en soit, nous en revenons au débat et à l'opposition classique entre ce qui est normatif et ce qui est naturel. Et la conception normativiste des états mentaux conçoit les choses ainsi : « Des activités telles que « comprendre », « raisonner », « juger », ou même « percevoir », que l'on qualifie traditionnellement de « cognitives » parce qu'elles impliquent un type de connaissance, sont (...) essentiellement « normatives », parce qu'elles sont sujettes à une évaluation en tant que vraies ou fausses, correctes ou incorrectes, valides ou invalides, rationnelles ou irrationnelles, c'est-à-dire relèvent de quelque chose dont on peut rendre raison... » 1(*) et « les philosophes considèrent le plus souvent que la question de savoir si quelqu'un a jugé ou raisonné dépend de l'existence de normes ou de critères, de raisonnement ou de jugement correct, et que ces normes et critères ne peuvent être analysés en termes empiriques et causaux, relatifs à l'environnement biologique ou social des individus ou relatifs aux capacités psychologiques dont ils disposent. C'est pourquoi ils ont le sentiment, quelles que soient les descriptions de ces activités qu'une « science de l'esprit », ou même une quelconque enquête qui prétendrait analyser leurs soubassements causaux, pourrait donner, que ces descriptions manqueront la dimension normative essentielle de ces activités, et confondront le normatif avec le naturel... »1(*).

On voit donc que le normativisme dépend en partie du conceptualisme ou de la conception aprioriste de l'esprit. Les normativistes sont d'ailleurs la plupart du temps conceptualistes. Etant donné que nous avons déjà répondu à certains de leurs arguments concernant la distinction entre les raisons et les causes et « la thèse selon laquelle les notions normatives ou celles qui appartiennent à la sphère des « raisons » et des justifications ne sont pas réductibles à des notions naturelles qui appartiennent à la sphère des causes ... »2(*), il nous reste à souligner les difficultés que peut rencontrer le conceptualisme. Les arguments développés par ENGEL à ce propos semblent assez convaincants. Il commence tout d'abord par exposer le conceptualisme : « ...selon la perspective  « conceptuelle » ou aprioriste, si l'on découvrait que telle ou telle propriété mentale est identique à telle ou telle propriété physique, cette découverte ne pourrait pas changer le sens que nous donnons aux concepts mentaux exprimant cette propriété. C'est ainsi, par exemple, que le philosophe américain Norman Malcolm a soutenu que même si nous découvrions que les rêves sont certaines configurations neuronales dans le cerveau, nous ne parlerions plus, en parlant de ces configurations, de rêves. Nous parlerions d'autre chose. Le sens du mot « rêve » selon Malcolm, est entièrement déterminé par les critères usuels (introspectifs, comportementaux) que nous associons à ce mot. » 3(*).

La difficulté de cette thèse est la suivante : « supposez par exemple que notre concept de vision, ou celui d'image mentale, puissent rester non affectés par ce que peuvent nous apprendre la neurophysiologie de la vision ou la psychologie des images mentales, paraît tout aussi absurde que soutenir que notre concept courant de matière pourrait rester non affecté par des notions telles que celles d'antimatière ou de trou noir »1(*).

Remarquons simplement que la neurophysiologie et la psychologie sont mises sur le même plan épistémologique alors qu'elles ont un statut scientifique différent ; mais cela importe peu pour notre argument étant donné que les conceptualistes considèrent les découvertes empiriques de ces deux sciences comme non-pertinentes pour ce qui concerne les états mentaux. Quoiqu'il en soit, il semble difficile de soutenir ce point de vue puisqu'il est prouvé que des lésions de certaines parties du cerveau affectent certaines de nos capacités mentales. Mais ce fait ne suffit pourtant pas à valider la thèse de la localisation des capacités mentales dans le cerveau, puisque de la privation de la langue, privation qui altère la capacité langagière, nous ne tirons pas la conséquence que la capacité langagière doit être localisée uniquement dans cet organe.

Ce n'est néanmoins pas être téméraire que d'affirmer avec ENGEL que « certains travaux en neurosciences semblent - mais la question reste ouverte de savoir si c'est vraiment le cas - de nature à modifier la conception usuelle que nous avons de certains phénomènes mentaux (comme les travaux de Jouvet sur les rêves, ou comme les travaux sur les cerveaux divisés et sur la vision aveugle)... » 2(*). Etant donné que les raisons peuvent être des causes comme nous l'avons montré, et que le domaine des raisons peut se prêter à une naturalisation comprise comme une explication par les causes de nos états mentaux, il ne semble pas qu'il y ait d'objection de principe à ce que les sciences étudiant les conditions ou les causes de la capacité représentationnelle puissent informer notre conception usuelle du mental. D'autre part, considérer que la caractéristique essentielle des représentations est de se prêter à une appréciation de type normatif comme le soutiennent les normativistes / wittgensteiniens soulève une difficulté : si effectivement la croyance que Chirac va gagner les élections présidentielles pourra être dite vraie ou fausse le jour du résultat de celles-ci, et si la croyance que Madelin va gagner aux élections présidentielles peut être considérée comme irrationnelle vu les circonstances, il n'est pas sûr qu'il puisse en être ainsi de tous les états mentaux. Si je rêve que Chirac gagne aux élections présidentielles et que Chirac ne gagne pas, pourra-t-on dire de mon rêve qu'il est faux ? Si l'on peut soutenir que la fonction de la croyance est d'être vraie, et c'est un point important sur lequel nous reviendrons, il ne semble pas en être de même du rêve. Nous corrigeons, modifions, révisons nos croyances en fonction du réel, mais nous ne corrigeons pas nos rêves, en partie parce que nous n'avons pas de prise sur leur contenu. Et même si nous entreprenons de corriger le rêve que nous avons fait cette nuit, par exemple que Madelin gagne les élections présidentielles, nous ne voyons pas le sens de cette correction. De même, si je rêve que Madelin fait une bonne action pour moi, cela ne va pas faire que je vais voter pour lui, alors que si je crois qu'il a fait une bonne action pour moi, cette croyance jouera en sa faveur lors de mon vote. Nous pourrions objecter à ces considérations que le rêve est un cas particulier d'état mental qui ne se caractérise pas par sa normativité. Qu'en est-il de l'image mentale ? Lorsque je me représente le Père Noël tel qu'il est couramment représenté, (avec une barbe blanche, un costume rouge, etc...), peut-on dire que mon image mentale est correcte ou incorrecte, vraie ou fausse ? Il semble juste de dire que si je me représente le Père Noël avec un costume vert à carreaux, les cheveux longs, et des lunettes de soleil, mon image mentale du Père Noël est fausse. Mais si je crois que cette représentation n'est pas conforme à celle que l'on se fait généralement du Père Noël, et que c'est ma fantaisie qui me le fait représenter ainsi, pourra-t-on dire de mon image mentale qu'elle est fausse ? Oui, dans la mesure où je la dénomme « Père Noël » et que cet objet n'est pas susceptible de se conformer à la description usuelle et commune du Père Noël. Mais si je crée par imagination une image mentale de quelqu'un et que je lui donne un nom dont la description n'est pas rigide, en bref si j'abolis toute référence au réel, il ne sera plus fondé de dire que cette représentation est correcte ou incorrecte. Le rapport que la croyance établit avec le monde ou le réel n'est pas le même que celui que le rêve établit avec le monde ou le réel. La relation du rêve au réel est comparable à celle de l'oeuvre d'art, qui n'a pas pour fonction de se conformer au réel. Et apprécier une oeuvre d'art - par exemple L'Odalisque d'Ingres - en fonction de sa conformité au réel, relève d'une incompréhension de ce qu'est une oeuvre d'art. Les représentations issues de l'imagination n'ont pas la caractéristique essentielle d'être normatives. Ces dernières réflexions nous donnent l'occasion de nous pencher sur la relation des états mentaux avec le monde extérieur.

Mais nous devons auparavant examiner une question préalable. Il nous semble qu'il y a deux idées bien distinctes, celle qui consiste à soutenir que l'esprit n'est qu'au-dehors et ne doit être cherché que dans le monde, et celle qui consiste à soutenir qu'il y a des états mentaux devant être en relation avec quelque chose au-dehors, et se définissant en partie par cette relation sémantique. DESCOMBES a tendance à confondre ces deux idées.

Reprenons l'expression que DESCOMBES emprunte1(*) à Montesquieu ; ce dernier nous parle d'un « esprit des lois ». Est-il justifié d'attribuer ce que nous appelons un esprit à autre chose qu'à une personne ? Comment pouvons-nous attribuer cette propriété à deux objets aussi différents qu'une personne et un texte de loi ? Cette question en soulève une autre formulée par DESCOMBES : « où placez-vous l'esprit ? » 2(*). Toujours selon cet auteur, il a deux réponses à cette question : dedans, « dans un flux interne de représentations », ou dehors, « dans les échanges entre les personnes »3(*), « dans le monde »4(*).

Nous pouvons faire une première remarque : dans notre langage usuel, nous aurions plutôt tendance à attribuer les états mentaux à des personnes et accessoirement aux cerveaux de ces personnes. Et si l'on nous demande où localiser l'esprit, nous le plaçons dans la tête plutôt que dans les livres. Pourtant, toujours selon DESCOMBES, « l'idée selon laquelle le mental est intérieur à la personne n'est pas une évidence première, elle est une thèse exigeante. »5(*). Peut-être, mais placer l'esprit dans les livres nous semble une thèse tout aussi exigeante. L'objection de DESCOMBES à la localisation de l'esprit uniquement dans les têtes est typiquement wittgensteinienne : « tout le vocabulaire des verbes sémantiques s'applique sans peine aux ouvrages de l'esprit. Il n'est pas difficile d'imaginer un bibliothécaire qui nous aide dans notre enquête en pointant du doigt des volumes sur le rayon tout en disant : ce livre soutient telle proposition, ce livre enseigne telle doctrine, voici un autre livre qui montre que le premier est dans l'erreur, voici un livre qui a réfuté tous ses compagnons dans le rayon. »6(*); DESCOMBES présente aussi ce qui pourrait être une objection à cette thèse : « on dira peut-être que, dans ce cas, le vocabulaire est transféré d'un domaine primitif d'application à un domaine dérivé. »7(*), et y répond de la façon suivante : alors que la dérivation du lexique des personnes aux livres n'apparaît pas absurde, la dérivation du lexique des personnes aux cerveaux l'est : « il ne semble pas possible d'appliquer ces mêmes verbes aux cerveaux, pour dire : ce cerveau enseigne des doctrines platoniciennes, mais ce cerveau a été réfuté par un autre cerveau. » 1(*).

Il y a plusieurs points sur lesquels nous pouvons revenir. Tout d'abord nous n'avons pas besoin de répondre à la première objection, car, dans la mesure où elle est valable, elle n'invalide que la conception selon laquelle l'esprit est identique au cerveau ; elle n'infirme pas les thèses naturalistes pour lesquelles la question de l'explication ou de la description des propriétés sémantiques se pose de manière semblable quelle que soit la localisation que l'on donne à celles-ci, ou le type de matériau physique qui les instancie. Remarquons aussi qu'elle n'atteint le naturalisme qu'à condition que nous ayons déjà adhéré au conceptualisme, ou à ce qu'ENGEL appelle la conception aprioriste de l'esprit. DESCOMBES le signale d'ailleurs lui-même : « ces considérations de vocabulaire ne sauraient bien entendu établir quoi que ce soit du point de vue philosophique. »2(*). Et si DESCOMBES soutient que le naturalisme suppose l'identification de l'esprit au cerveau (donc une propriété du tout de la personne à une propriété d'une partie de cette personne), il se trompe, car il ne s'agit pas tant d'identifier le premier au second que de réduire les propriétés sémantiques ou mentales à des propriétés physico-chimiques, d'expliquer, de décrire ou de tenter de définir les premières par les secondes.

Même si l'esprit est « dehors », il n'y a pas de contradiction à ce qu'il puisse se prêter à une naturalisation ; il pourrait simplement être considéré comme une propriété d'autres substances que le cerveau ou la personne. La question du type de  « matérialité » de l'esprit est distincte du fait de penser qu'il y a des états psychologiques internes : « ...il n'est pas nécessaire d'être immatérialiste en philosophie de l'esprit pour récuser l'idée d'une science des états psychologiques internes »3(*). Au contraire de DESCOMBES, la tentative de réduire les états mentaux aux états cérébraux peut apparaître comme un processus d'objectivation et un effort de rendre public et manifeste ce qui était privé et caché.

Il n'en reste pas moins que réduire ou identifier l'esprit au cerveau, c'est d'une certaine manière être internaliste, puisque cela semble impliquer l'abolition de toute relation sémantique. Mais ne peut-on soutenir encore une fois que les états cérébraux ont des propriétés sémantiques, et que ce sont non pas ces états cérébraux qui entretiennent une relation avec le monde extérieur ou relation sémantique, mais seulement les états cérébraux en tant qu'ils possèdent ces propriétés sémantiques ?

Cette discussion nous fournit l'occasion de nous intéresser à l'idée selon laquelle les états mentaux dépendent pour leur définition des conditions extérieures, ce qui est généralement appelé, si nous l'avons bien compris, l'externalisme. Les wittgensteiniens, dont DESCOMBES, s'opposent à l'idée que ce qu'on appelle les états mentaux soient purement internes à un sujet.

Il y a en fait deux façons de concevoir les états mentaux : soit on les considère comme isolés ou détachés du monde extérieur, soit on les considère comme dépendants de ce dernier : la première position est connue sous le nom d'internalisme, la seconde sous le nom d'externalisme. ENGEL résume de façon claire « l'argument externaliste » :

(a') Les états mentaux et leurs contenus intentionnels sont toujours individualisés en relation à des objets et propriétés externes à un sujet (de manière « externaliste »)

(b') or la psychologie cognitive ne s'occupe que de contenus et de propriétés internes aux sujets, individualisés de manière « internaliste »

(c') par conséquent la psychologie cognitive ne porte pas sur les contenus mentaux et intentionnels comme tels. »1(*).

Nous pouvons déjà faire remarquer aux normativistes qu'il leur faut choisir entre un holisme et un externalisme tel qu'il est formulé ci-dessus, puisqu'un holisme affirme qu'un état mental ne peut être individualisé, en vertu de son caractère holistique. Brièvement, les états mentaux seraient donc « individualisés essentiellement de manière externe ».2(*) Quand on veut réduire les états mentaux à des états cérébraux, ce que veulent faire certains tenants d'une naturalisation de l'esprit, on se situerait selon DESCOMBES dans le cadre de l'internalisme. Cette dernière conception repose sur ce que nous pourrions appeler avec DESCOMBES un représentationnisme, dont la thèse peut être formulée de la manière suivante : « le sujet n'est pas directement en rapport avec les choses, mais avec des représentations de choses. »3(*). Cela nous amène à la « séparation du monde et de la sphère du mental. »4(*). DESCOMBES en vient à distinguer une philosophie du mental d'une philosophie de l'esprit, la philosophie mentale étant «  une pensée qui assure d'abord l'autonomie du mental en le détachant du monde extérieur (matériel)... »1(*). Toute philosophie mentaliste « réhabilite la théorie des idées représentatives (tout en insistant sur le fait que pour elle, ces idées n'ont rien d'idéal, que ce sont des entités cérébrales). »2(*).

Etant donné que le « cognitivisme est la réhabilitation de la théorie représentationniste de l'esprit »3(*), c'est essentiellement contre lui et contre FODOR (l'un de ses plus éminents représentants) que sont dirigés les arguments de DESCOMBES. Grossièrement, le problème est de savoir si les états mentaux font référence à l'état interne du sujet (et ce sera alors un état étroit), ou à l'état externe de son environnement. Reprenons l'exemple de l'état consistant à être jaloux, que DESCOMBES emprunte à PUTNAM : « Dans l'emploi ordinaire (...) on usera d'une expression qui nous impose d'admettre l'existence de plusieurs personnes. Le schéma X est jaloux de Y au sujet de Z est de forme triadique : ce drame psychologique familier réclame trois personnages. »4(*). Donc, « l'état du jaloux (X) n'est pas un état de jalousie, au sens ordinaire du mot, s'il n'y a pas rival (Y) dont il est jaloux et quelqu'un (Z) qui fournit le motif de cette jalousie. Du coup, l'état de X dépend de ce qui se passe autour de lui, et nous sortons de la sphère mentale qu'il s'agissait d'isoler. »5(*). Peut-on concevoir la jalousie comme un état étroit ? Cela est possible si l'on imagine « quelqu'un qui passerait par une crise de jalousie à l'égard d'un rival peut-être imaginaire et à propos d'un objet d'amour qui, lui aussi, pourrait ne pas exister. »6(*). On pourrait par exemple considérer que le personnage d'Aurélia dans la nouvelle du même nom 7(*) est un objet d'amour qui n'existe pas pour le protagoniste principal qui est aussi le narrateur, et introduire dans l'histoire un personnage lui aussi imaginaire dont ce protagoniste serait jaloux.

Il y a une absurdité à dire que « le contenu mental d'un sujet » « peut être décrit abstraction faite du monde... » 8(*) et, « il n'est pas possible que la description d'une pensée fasse entièrement abstraction de toute relation sémantique au milieu. »9(*) ; l'argument est le suivant : « supposons que l'homme de Cro-magnon soit frappé par la foudre, qu'il soit placé par la décharge électrique dans un état neuronal identique à celui de quelqu'un qui se souvient qu'il doit aller à la banque. ». Devra-t-on dire qu'il a la pensée qu'il doit aller à la banque ? La conséquence de l'argument est dévastatrice : « ...un bon sauvage, vivant innocemment sur son île du Pacifique, aurait la capacité inexplicable de penser une pensée qui devrait lui être impensable. »1(*).

Vouloir considérer la jalousie comme un état interne du sujet, c'est « substituer une expérience à une relation »2(*). Ces arguments de DESCOMBES nous paraissent tout à fait valables.

Le suivant est moins convaincant : « ... un état ne peut être à la fois intentionnel et interne : s'il est interne, il n'est pas évaluable sémantiquement, mais s'il n'est pas évaluable sémantiquement, il n'est pas interne. »3(*). Encore une fois, DESCOMBES confond l'état et les propriétés de l'état, et l'état n'est pas tant interne que physique. On peut tout à fait concevoir un état cérébral avec des propriétés intentionnelles ; et l'évaluation sémantique porterait alors non pas sur l'état mais sur les propriétés de l'état. Et le monde extérieur peut très bien être conçu comme une condition nécessaire à la survenance des propriétés mentales, celle-ci pouvant être définie comme suit : « une propriété M d'un objet survient ou est survenante sur une propriété P de cet objet, s'il ne peut y avoir de changement de M dans cet objet sans qu'il y ait un changement de P dans cet objet. » 4(*). La survenance n'implique pas seulement que les « propriétés morales ou mentales covarient avec des propriétés physiques », mais aussi que « ce qui est survenant dépend de (est déterminé par) ce sur quoi il survient ; et les propriétés survenantes (en l'occurrence les propriétés mentales) sont irréductibles aux propriétés sur lesquelles elles surviennent. »5(*).

DESCOMBES fait comme si nous étions obligés de soutenir soit l'internalisme, soit l'externalisme, et que nous ne pouvions prendre aucune position intermédiaire. Il n'y a pas d'objection de principe qui nous interdirait d'adopter une telle position, surtout que DESCOMBES n'envisage même pas cette possibilité, tous ses arguments étant dirigés contre l'internalisme. Il existe bien une théorie que l'on appelle la théorie du « double aspect » interne et externe des contenus mentaux qui nous est signalée par ENGEL1(*). Mais nous préférons personnellement nous passer de la métaphore intérieur/extérieur qui nous paraît à plusieurs égards trompeuse.

Une autre difficulté ne peut pour autant être négligée : « pour qu'une théorie puisse formuler des lois psychologiques, dans le sens où une science naturelle formule des lois, il faudrait qu'elle puisse se donner un système psychique clos, de façon à définir des états internes à ce système. »2(*).

On peut reformuler ce problème comme étant celui du holisme : « les croyances n'ont pas seulement un contenu propositionnel. Ces contenus ont une certaine structure : ils sont composés de concepts, en sorte que l'on ne peut être dit avoir une croyance donnée si l'on n'a pas les autres concepts auxquels ceux-ci sont liés. Par exemple, je ne peux pas être dit croire que cet homme est marié si je n'ai pas le concept d' « homme », ni celui de « mariage »... » ; et « ...jusqu'où devons-nous aller, dans la spécification des autres croyances, et des autres concepts, pour pouvoir attribuer à un individu donné, la croyance individuelle que cet homme est marié ? »3(*). Ce holisme empêcherait qu'il y ait des lois psychologiques comparables à celles des sciences naturelles. Nous allons rappeler un passage déjà cité : « on ne peut attribuer par exemple à un agent la croyance que ceci est un verre d'eau que si on peut aussi lui attribuer des croyances à propos des verres, à propos de l'eau, peut-être aussi des désirs de boire, ou même de ne pas boire. Il ne semble pas y avoir de limites précises assignables à de telles attributions. C'est pourquoi, notamment, une croyance ou un désir humain ne sont pas liés nécessairement à un type d'action spécifique : ma croyance que ceci est un verre d'eau peut, avec mon désir de le boire, me conduire à le boire ; mais cette croyance et ce désir peuvent également s'associer à l'action de ne pas le boire, si par exemple j'ai aussi le désir de battre le record de résistance à la soif. »4(*).

Comme nous l'avons précédemment souligné, il n'y a pas de nécessité que je boive alors que j'ai la croyance que ceci est un verre d'eau et le désir de le boire. Malgré le fait que cette nécessité soit absente, on peut néanmoins parler de « lois psychologiques ». Celles-ci ne sont dénuées de toute valeur que lorsqu'on les compare avec les lois des sciences naturelles. Cette comparaison masque l'aspect prédictif des généralisations de notre psychologie populaire (dont nous exposerons les thèses un peu plus loin), généralisations qui sont ceteris paribus, c'est-à-dire « moyennant des conditions spécifiques » ou « provisos »1(*). Il reste vrai qu'en général « un mari jaloux surveille sa femme »2(*), et que quelqu'un qui a la croyance que ceci est de l'eau et le désir de boire a le comportement de boire. ENGEL compare judicieusement les généralisations de la psychologie avec celles que l'on trouve en géologie et qui sont du type « les rivières à méandres ont une forte érosion de leur rive supérieure ».3(*) La vérité de cet énoncé n'est infirmée que par certaines exceptions. Il ne suffit pas aux pourfendeurs des lois psychologiques de dire qu'elles sont des lois avec exceptions, il faut encore qu'ils nous montrent que les lois des sciences naturelles sont toujours vraies sans exceptions.

On peut aussi remarquer que même si les lois de la psychologie populaire sont normatives (c'est-à-dire que si je crois que ceci est de l'eau et que j'ai le désir de boire, il est rationnel que je boive), il n'est pas pour autant justifié de leur refuser le statut de lois, étant donné que nous appelons certaines de nos normes juridiques des lois. Le terme de lois n'est en aucun cas réservé aux lois causales, et vouloir qu'il en soit ainsi serait en contradiction manifeste avec les thèses wittgensteiniennes selon lesquelles la signification d'un mot est fixée par son usage.

Nous avons considéré en quoi l'ouverture de l'esprit au monde (externalisme) ou des états mentaux à d'autres états mentaux - sans qu'on sache très bien lesquels, ni où s'arrêter (holisme) -, pouvait être un obstacle à toute naturalisation de l'esprit. Nous n'en avons pas conclu à une impossibilité d'ordre logique de toute tentative de ce genre, et nous avons montré l'incohérence de la position normativiste qui se trouve dans l'obligation de choisir l'un ou l'autre argument (externalisme ou holisme), parce qu'elle ne peut soutenir les deux à la fois, pour les raisons que nous avons évoquées.

Il nous reste maintenant à aborder un dernier point : qu'est-ce qu'une explication ? Pour ATLAN on peut distinguer une « explication scientifique » d'autres « explications » de type animiste, mystique, ou métaphysique, et il y aurait cinq grands schèmes explicatifs possibles : le causaliste physique, le finaliste physique, le probabiliste, le causaliste animiste, le finaliste animiste4(*). Seuls les trois premiers seraient scientifiques ; « or il s'agit dans tous les cas d'interprétations, c'est-à-dire de projections de schèmes explicatifs abstraits sur les perceptions de nos sens... »1(*).

D'autre part, et c'est ce qui est important pour notre propos, il affirme que « dans le cas d'événements naturels, (...) l'interprétation scientifique n'apporte pas beaucoup plus, au fond, que l'interprétation animiste magique du point de vue de son pouvoir explicatif, c'est-à-dire en tant que rattachement de l'événement à une chaîne causale : la foudre interprétée comme décharge d'électricité ou colère du dieu reste ce qu'elle est, intégrée dans les deux cas à une chaîne causale et donc par là « expliquée ». Comme on l'a vu, ce n'est que si l'on cherche à agir sur certains de ses aspects (ceux précisément ayant trait aux propriétés électriques qu'on peut y reconnaître) à l'exclusion de certains autres (des effets sur un psychisme ou une organisation sociale conditionnés par des interprétations animistes) que l'explication scientifique est plus efficace. »2(*); et « autrement dit, c'est par son efficacité que l'interprétation scientifique est supérieure aux autres (...), et non par son pouvoir explicatif « pur » si l'on peut dire, c'est-à-dire celui qui fait appel à l'expérience intérieure de « soulagement »... »3(*). ATLAN nous parle aussi de la « confusion » entre « deux sortes d'expérience de l'explication », qui sont « l'efficacité technique et le sentiment intérieur de compréhension »4(*). Puis il nous dit qu' « il n'y a plus vraiment d'explication scientifique ».

Bien qu'il soit probable que « le besoin d'explication du réel est, au fond, antiscientifique »5(*), la position d'ATLAN nous semble être un bon exemple de confusion entre l'expérience de l'explication, qui est de l'ordre de la compréhension, et l'explication elle-même. Il ne suffit pas d'intégrer un phénomène à une chaîne causale (par exemple penser qu'un dieu est cause de la foudre), pour que ce dernier phénomène soit expliqué ; sinon il faudrait admettre aussi que l'invocation d'une vertu dormitive de l'opium explique le fait que cette substance ait une forte tendance à nous ensommeiller. Cette invocation peut effectivement produire en nous une « expérience intérieure de soulagement », mais elle n'est en aucun cas une explication, car il faudrait dire que chaque fois que nous faisons cette expérience, nous sommes en présence d'une explication. Or il semble bien que nous puissions éprouver ce sentiment ou cette expérience simplement si l'on nous met en présence d'un énoncé prenant la forme d'une explication, mais cette forme ne suffit pas à faire de lui une explication.

Pour saisir ce qu'est une explication, nous allons citer plusieurs passages de l'ouvrage d'HEMPEL intitulé Eléments d'épistémologie : « les explications scientifiques doivent,..., satisfaire à deux conditions systématiques que nous appelons l'exigence de pertinence dans l'explication et l'exigence de testabilité. »1(*). Il nous donne ensuite un exemple de raisonnement non-explicatif, puis développe son idée : « Considérez en revanche l'explication physique de l'arc-en-ciel. Elle montre que ce phénomène se produit par suite de la réflexion et de la réfraction de la lumière blanche du soleil dans des gouttelettes d'eau sphériques, comme celles qui sont en suspension dans les nuages. Elle fait voir, en recourant à certaines lois de l'optique, qu'on peut s'attendre à voir apparaître un arc-en-ciel dans deux cas : quand des gouttelettes d'eau sont pulvérisées ou qu'elles forment une brume et qu'une forte lumière blanche venant de derrière l'observateur les illumine. Donc, même si nous nous trouvions n'avoir jamais vu d'arc-en-ciel, l'information que fournit cette explication physique nous donnerait de bonnes raisons d'attendre ou de croire que, certaines conditions étant remplies, un arc-en-ciel apparaîtra. Nous désignerons cette caractéristique en disant que l'explication physique satisfait à l'exigence de pertinence dans l'explication : l'information fournie par l'explication donne de bonnes raisons de croire que le phénomène s'est produit ou se produit en fait. Cette condition doit être satisfaite pour que nous soyons autorisés à dire : « voilà l'explication - le phénomène en question devrait bien sûr être attendu dans ces conditions ». »2(*). Mais « cette exigence constitue, pour une explication valable, une condition nécessaire mais non pas suffisante. »3(*). Il continue ainsi : « ... les énoncés sur lesquels repose l'explication physique de l'arc-en-ciel ont effectivement des implications vérifiables variées : celles-ci concernent, par exemple, les conditions dans lesquelles on pourra voir un arc-en-ciel et la gamme des couleurs ; l'apparition de ce phénomène dans les embruns d'une vague se brisant sur des rochers ou au-dessus d'un jet d'eau de jardin. Ces exemples illustrent une seconde condition que doivent remplir les explications scientifiques, que nous appellerons l'exigence de testabilité : les propositions qui constituent une explication scientifique doivent pouvoir se prêter à des tests empiriques. »1(*). Il dit aussi que « ... les deux exigences que nous venons d'examiner sont liées : si l'on propose une explication qui satisfasse à l'exigence de pertinence, elle satisfait aussi à celle de testabilité. (La converse n'est évidemment pas valable.). »2(*).

Nous voyons néanmoins que HEMPEL s'intéresse avant tout à l'explication scientifique. Les critères nous permettant de la distinguer ne pourront donc pas nécessairement s'appliquer à nos explications ordinaires, qui produisent des énoncés dans lesquels figurent des concepts mentaux, c'est-à-dire à celles que nous fournissons dans notre vie de tous les jours. Elle nous permettra néanmoins d'examiner si la naturalisation peut prétendre au statut d'explication.

Les obstacles majeurs à une naturalisation de l'esprit étant levés, il ne nous reste plus qu'à examiner les démarches allant dans ce sens, en ne perdant pas de vue la question de savoir si un naturalisme peut se passer de toute référence à des normes.

* 1 (p.177 / Philosophie et psychologie / Engel / éd. Gallimard Folio-essais)

* 2 (p.114 / Le cahier bleu / Wittgenstein/ éd. Gallimard - coll.TEL)

* 3 (p.55 / Discours de la méthode / Descartes / éd. Nathan )

* 1 (p.26 / Wittgenstein / PMS.HACKER / éd. du Seuil / traducteur J.L.FIDEL)

* 2 (p.171 / Philosophie et psychologie / Engel - nous indiquerons dorénavant cet ouvrage par P&P étant entendu qu'il s'agit toujours de la même édition)

* 1 (p.171 / P&P)

* 1 (p.12 / P&P )

* 2 (p.166 / P&P )

* 3 (p.168 / P&P)

* 1 (p.82 / Le cahier bleu / Wittgenstein / éd. Gallimard)

* 2 (p.168 / P&P)

* 3 (p.169 / P&P)

* 1 (p.117-118 / P&P)

* 2 (p.118 / P&P)

* 3 (p.180 / P&P)

* 1 ( p.70 / Le cahier bleu / Wittgenstein / éd. Gallimard)

* 2 (p.15-16 / Wittgenstein / Hacker / Editions du Seuil / coll. Points-essais)

* 1 (p.190 / P&P)

* 1 (p.238 / P&P)

* 2 (p.238 - 239 / P&P)

* 3 (p.254 / La denrée mentale / Descombes / éd. Minuit, que nous noterons dorénavant DM )

* 1 (p.248 / DM / Descombes)

* 2 (p.254 / DM)

* 3 (p.255 / DM)

* 4 (p.253 / DM)

* 5 (p.239 / P&P)

* 1 (p.239-240 / P&P)

* 2 (p.77-78 / Wittgenstein / Hacker / éd. du Seuil)

* 3 (p.240 / P&P)

* 1 (p.60-61 / P&P)

* 1 (p.61 / P&P)

* 2 (p.111 / P&P)

* 3 (p.4 / Introduction à la philosophie de l'esprit que nous noterons dorénavant IPE / Engel / éd. La découverte )

* 1 (p.5 / IPE)

* 2 (p.5 / IPE)

* 1 (p.74 / DM)

* 2 (p.10 / DM)

* 3 (p.10 / DM)

* 4 (p.12 / DM)

* 5 (p.14 / DM)

* 6 (p.14-15 / DM

* 7 (p.15 / DM)

* 1 (p.15 / DM)

* 2 (p.15 / DM)

* 3 (p.278 / DM)

* 1 (p.268 / P&P)

* 2 (p.269 / P&P)

* 3 (p.20 / DM)

* 4 (p.20 / DM)

* 1 (p.23 / DM)

* 2 (p.33 / DM)

* 3 (p.97 / DM)

* 4 (p.276 / DM)

* 5 (p.276 / DM)

* 6 (p.276 / DM)

* 7 (Aurélia /Les filles du feu / Gérard de Nerval / éd. Gallimard / Folio)

* 8 (p.302 / DM)

* 9 (p.307 / DM)

* 1 (p.311 / DM)

* 2 (p.276-277 / DM)

* 3 (p.278 / DM)

* 4 (p.38 / IPE)

* 5 (p.87 / Comment l'esprit vient aux bêtes / Proust / éd. Gallimard)

* 1 (p.36 / IPE)

* 2 (p.286 / DM)

* 3 (p.96 / IPE)

* 4 (p.190 / P&P)

* 1 (p.52 / IPE)

* 2 (p.52 / IPE)

* 3 (p.52 / IPE)

* 4 (p.99 / A tort et à raison, que nous noterons dorénavant ATR / Atlan / éd. du Seuil)

* 1 (p.214 / ATR)

* 2 (p.233 / ATR)

* 3 (p.233 / ATR)

* 4 (p.233-234 / ATR)

* 5 (p.134 / ATR)

* 1 (p.74 / Eléments d'épistémologie / Hempel / Librairie Armand Colin / 1972)

* 2 (p.75 / Eléments d'épistémologie / Hempel / Librairie Armand Colin)

* 3 (p.75 / idem)

* 1 (p.76 / Eléments d'épistémologie / Hempel)

* 2 (p.76-77 / idem)

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon