WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Francis Ponge et Bernard Heidsieck: exemples d'un parti pris du banal en poésie contemporaine

( Télécharger le fichier original )
par Delphine Billard-Kunzelmann
ENS-lsh Lyon - DEA stylistique 2004
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

2) Humilité et banalité dans la banalité

Les critères du banal, nous nous contenterons de les énoncer : banalité dans la banalité dans la mesure où aucun des objets ou choses, selon le traitement poétique qui leur est donné, ne sort des critères banals de l'objet ou de la chose en question. Ponge semble défendre la banalité jusque dans ses aspects les plus subtils. En effet, non seulement il choisit ses sujets d'étude parmi les objets les plus banals, les plus « humbles », les plus quotidiens comme nous venons de le montrer dans la partie précédente, mais il les choisit eux-mêmes comme étant les représentants les plus banals de leur catégorie.

Citons « L'Orange » qui est une « vulgaire », banale, ordinaire orange et non une orange sanguine par exemple ou un représentant particulièrement beau ou parfait de forme. « Le Papillon » n'est jamais qu'un papillon, représentant banal de nos jardins. Aucune mention n'est faite de son espèce, de ses couleurs particulières.

Les objets qui meublent comme « La Table » dont il sera question plus loin n'est pas décrite en tant que bel objet ou objet particulier, fruit d'un héritage paternel par exemple. Ce n'est pas la nostalgie qu'il évoque, c'est sa fonction seule qui est digne d'éloges. L'objet n'est donc pas salué dans sa fonction symbolique mais dans sa fonction utilitaire.

« Le Verre d'eau » n'est pas beau en tant que résultat esthétique du travail particulier, unique et délicat d'un artisan, ou en tant que reflet d'une histoire familiale précédente. Il est beau en tant qu'objet générique qui contient de l'eau. Encore une fois, c'est sa fonctionnalité qui lui donne ses lettres de noblesse, comme si l'aspect fonctionnel devenait l'unique critère de l'aspect esthétique et que cette vue si importante chez Ponge -- on se souvient du premier verbe du PPC « regarder » et d'ailleurs du dernier mot-clef qui conclut « Le Galet » : « description » -- ne servait pas à montrer le caractère original de tel ou tel objet mais à décrire implicitement son manque d'originalité, son caractère représentatif de l' « espèce » en question.

Nous sommes très proches de l'analyse sociologique menée par Jean Baudrillard dans Le Système des objets. En effet, il explique que « ce système des objets » correspond aux processus par lesquels les gens entrent en relation avec ces objets et de la systématisation des conduites humaines. Cette analyse est évidemment très « vingtiémiste » dans la mesure où elle s'inscrit dans le constat au vingtième siècle d'une prolifération d'objets et de gadgets typique de la civilisation urbaine. Par conséquent, les rapports des êtres humains à l'égard de ces objets changent.

Cette seule constatation donne un sens au PPC ou à Pièces. En effet, pour quelle raison Ponge s'est-il investi d'une mission de « suscitateur » à l'égard des choses ? Tout laisse à penser, d'après cette étude, qu'elles se sont imposées à lui comme évidentes dans leur présence. Les choses nous entourent de plus en plus et nous les considérons de moins en moins.

Or, il est étonnant que, ce parti étant pris, Ponge ait fait le choix d'objets totalement fonctionnels et absolument pas symboliques d'une part, d'objets qui obéissent, quand ils sont « objets » au sens admis couramment par chacun, au critère de Baudrillard de « RANGEMENT » et non d' « AMBIANCE »52(*). Ce critère de choix de « La Table », « L'Appareil de téléphone », « La Radio », « L'Assiette », « La Barque », « Le Bateau », « La Bougie », « La Bouillotte », « Le Cageot », « La Cruche », « Le Savon », « L'Edredon », « Le Fauteuil », « Les Gants », « La Lessiveuse », « La Montre », « Les Poêles », « Le Pot d'étain », « La Serviette-éponge », « L'Ustensile », « La Valise », « Le Volet » confirme l'absence de tout « objet bourgeois » pour reprendre la terminaison de Baudrillard : pas de lampe, pas de miroir (il rappelle ainsi que ce que nous retenons de Louis XIV c'est la galerie des glaces et ce n'est pas un hasard). Donc Ponge appartient à la nouvelle génération qui choisit l'objet de série et non l'objet particulier doué de valeur affective.

La configuration du mobilier est une image fidèle des structures familiales et sociale d'une époque. (...) En même temps que changent les relations de l'individu à la famille et à la société change le style des objets mobiliers. (...) L'individu n'est plus strictement relatif à la famille à travers eux.53(*)

Ces objets de Ponge sont choisis selon le critère de leur « ordinarité », leur absence d'ornementation et leur neutralité. Prenons l'exemple du « Fauteuil »54(*). Il est certes choisi comme « trône bourgeois » tout en étant le contraire d'un « trône » dans la mesure où seules ses qualités fonctionnelles nous sont données : « siège confortable », « proche du divan et du lit de repos », il a « deux bras et quatre pieds »... Aucun critère de beauté n'est retenu. Seule sa fonctionnalité est traitée.

On soulignera également l'absence d'horloge, de pendule, austère figure hiératique du meuble chargé d'histoire. Non, il sera question de la montre uniquement, objet moderne et non personnalisé par les années de vie familiale.

Nous sommes donc chez Ponge par ce choix d'objets dans l'anti-« buffet » rimbaldien qui non seulement est personnalisé en un tutoiement familier mais qui voudrait aussi raconter bien des histoires. Les objets de Ponge ne racontent pas d'histoire et pourtant Ponge souhaite les sortir de leur mutisme : paradoxe ? Ce n'est plus le « confident tel qu'il fut vécu dans la quotidienneté traditionnelle »55(*).

Par contre, il faut distinguer dans le traitement du banal le singulier et le général. Or, il est vrai que Ponge oscille sans arrêt entre l'article indéfini et l'article défini. Henri Maldiney en fait une étude dans Le Vouloir dire de Francis Ponge.56(*) Il montre en effet l'hésitation de Ponge à définir le banal dans sa généricité, comme « notion » ou comme représentant particulier d'un genre de choses. Ainsi « My creative method » nous présente cet idéal de toucher l'idée de l'objet :

Dire que ce n'est pas tellement l'objet (il ne doit pas nécessairement être présent) que l'idée de l'objet, y compris le nom qui le désigne. Il s'agit de l'objet comme notion.57(*)

Il s'agit donc de l'objet comme « idée » au sens presque platonicien de l'objet et non dans sa singularité. Ainsi il est question en effet de la « notion de la chèvre »58(*), de même il est question de la « notion de pré »59(*). Mais très vite de notion on passe à la chèvre ou au pré devenu une chèvre ou à un pré particulier. Nous allons voir que c'est de l'influence des peintres que Ponge passe ainsi du notionnel au particulier en convoquant une part de sa propre expérience face à un cas particulier. Certes, le but est d'aboutir à cette autre notion qu'est le texte-objet ou objet-texte, mais le recours à l'expérience et à l'émotion particularise l'objet et le rend unique ou support de la notion.

Les peintres (1940-1961) : autre leçon de la banalité

C'est une question de regard qui se pose au centre de sa poésie. Elle prend pour objet des choses que l'homme ne fait que voir et ne regarde plus. Donc c'est la banalisation de ce regard qui est remise en cause par la poétique des choses de Ponge. Cette question du regard provient de l'intérêt des peintres pour le PPC lors de sa parution en 1942. En effet, Bernard Vouilloux montre que le terme même de « parti » est emprunté aux beaux-arts :

Parti. [...] Terme de beaux-arts. De parti pris, se dit d'une manière raisonnée et déterminée de traiter une difficulté, un accessoire du sujet. Ces draperies sont traitées de parti pris. / Prendre un parti, disposer les ombres et les lumières par grandes masses ; ne point les éparpiller.60(*)

Ainsi Ponge explique que c'est la question du regard et de la vision qui fait le lien entre les oeuvres des peintres et les siennes :

On m'a beaucoup dit que ces textes étaient soumis [...] à la vision, c'est-à-dire que la bougie, la cigarette, l'huître, etc., comme je les traite, auraient pu aussi bien être des tableaux que des textes.61(*)

Les peintres sont ainsi pris à témoin et sont cités en exemple parce qu'ils rejoignent Ponge dans leur éloge du « commun ». Qu'il s'agisse de Chardin dès 1940, ou de Braque en 1946, de Charbonnier en 1948, l'éloge du simple par opposition à l'anthropomorphisme est au centre de cet art engagé :

Ce qui m'assure aussi bien de la profondeur où s'est livré le combat, du niveau auquel la victoire est atteinte, la cause gagnée, c'est le choix des sujets dans cette peinture.

Il s'agit des objets les plus communs, les plus habituels, terre à terre. C'est à eux que nous devions nous réadapter. Voilà qui rend bien compte de la profondeur de notre trouble. Nous sommes de nouveau jetés nus, comme l'homme primitif, devant la nature. Les canons de la beauté grecque, les charmes de la perspective, l'historiographie, les fêtes galantes, il n'en est vraiment plus question. Ni même de décoration.62(*)

La banalité est donc source de génie et Ponge s'explique à ce propos plus loin :

Ces pêches, ces noix, cette corbeille d'osier, ces raisins, cette timbale, cette bouteille avec son bouchon de liège, cette fontaine de cuivre, ce mortier de bois, ces harengs saurs, il n'y a aucun honneur, aucun mérite à choisir de tels sujets. Aucun effort, aucune invention, aucune preuve ici de supériorité d'esprit. Plutôt une preuve de paresse, ou d'indigence. Partant de si bas, il va falloir dès lors d'autant plus d'efforts, de talent ou de génie pour les rendre intéressants. Nous savons que nous risquons à chaque instant la médiocrité, la mièvrerie, la platitude, la préciosité. Mais certes leur façon d'encombrer notre espace, de venir en avant, de se faire (ou de se rendre) plus importants que notre regard, le drame que constitue leur rencontre, leur respect, leur mise en place, voilà un des plus grands sujets qui soient.

Nous avons à faire attention tout près. D'ailleurs dans un monde où l'homme (et il a raison) a souvent l'oeil à une lunette ou à un microscope, il est important que quelques-uns le remettent à sa place dans la nature, ne cessent de lui représenter le monde où il doit se déplacer chaque jour.63(*)

Il faut « transfigurer le quotidien » dit Ponge un peu plus loin. Mais l'atelier c'est aussi l'exhibition du travail en cours. Quand Ponge décrit l'atelier du peintre, on ne peut que penser à Courbet dont l'oeuvre picturale deviendra le symbole du mouvement réaliste. Ponge d'ailleurs suivra cette leçon en exhibant à son tour sa « table » et la position particulière qu'il adopte pour écrire. Car la poésie, c'est aussi un « atelier de fabrication » au sens grec de « poïen » et l'artiste en mots est un « faber ». Et cette notion est comprise dans le banal. En effet, elle s'oppose à l'idée romantique du poète inspiré qui trouve le vers parfait, la formule divine. Ses entretiens participent aussi dans leur fréquence à expliciter son oeuvre, à en expliquer la composition dans son mode et son contexte. Ponge dévoile ainsi de plus en plus les circonstances de rédaction de tel texte. Comme s'il ne lui manquait plus que les photos ou le film de sa composition. Il faut exhiber le « poète à l'étude ». Et tant pis si cela se fait rétrospectivement. L'hommage rendu à Denis Roche est à lire en ce sens. Son travail photographique est très intéressant en ce qu'il exhibe non l'oeuvre mais le dispositif pour aboutir à son oeuvre : en un atelier du photographe.

Parmi les peintres dont Ponge fait l'éloge, il y a Hélion et son atelier :

Hélion travaille dans un atelier immense, sorte de gymnase désaffecté aux murs duquel sont accrochés des objets hétéroclites, du caractère le plus familier (nous dit-il) : torchons, carpettes, parapluies, vieilles chaussures. Ce sont ceux qui font le sujet de ses natures mortes, ou dont il entoure, honore à son idée ses nus.64(*)

Or, Ponge émet des réserves envers le travail du peintre, alors que comme lui il semble s'intéresser exclusivement aux objets de la vie courante. On lit en effet une critique à peine déguisée sous le plume de Ponge à l'égard du traitement de ces objets. En effet, Hélion ne les traite pas comme des objets en fonction. Ponge a souvent le souci de décrire l'aspect à la fois esthétique et utilitaire de l'objet, en ce sens que sa fonction est source de beauté aussi et source d'inspiration pour celui qui l'observe. Or chez Hélion, rien de tel :

Il s'agit d'une peinture dans la connaissance, non dans l'expérience ; d'objets conçus par l'esprit, non observés. D'une peinture conceptuelle. (...)

Pourtant, le plus récent souci d'Hélion paraît être de nacrer, d'enrober de salive ou de sperme ses emblèmes graphiques, dans l'espoir de les rendre vivants. Autant jouir sur des statues. Nous avons vu pareille tentative récemment dans Les Justes de Camus. Les concepts ne se fécondent pas.65(*)

Il semble qu'à ce stade, en 1948, Ponge oscille entre deux attitudes : traiter l'objet en général sans en rendre compte dans sa singularité par rapport à l'objet pris dans sa généralité. Il faudra attendre 1950 et Nioque de l'avant-printemps pour que Ponge mène une véritable réflexion sur le singulier, l'individualité de l'objet.

Déjà s'amorce durant cette période l'idée que les objets sont l' « objet » d'un rapport intime avec le peintre. Il s'agit d' « individualiser » les objets comme s'il s'agissait de personnes. Ce ne sont plus des abstractions : « le Cageot », « Le Savon », etc. C'est-à-dire pris dans leur généralité. Le banal se personnalise en un contexte précis. Cette leçon semble se dessiner dans l'esprit de Ponge de ses rapports aux peintres qui choisissent tel objet de leur quotidien pour sujet. Cet objet n'est pas l' « idée » de cet objet, c'est l'unique serviette, l'unique éponge, l'unique pinceau qui les a aidés. Ponge se détache des abstractions du Parti pris des choses où certes l'idée s'amorçait déjà mais restait très floue dans son esprit. Il est vrai que « La Serviette-éponge » était individualisée en un lieu, en une sensation, mais les autres objets sont des porte-parole syndicaux des objets qu'ils représentent et non des individus entrés en relation unique avec le poète. D'où l'aspect politique du Parti pris des choses à une époque où Ponge est le représentant syndical aux éditions Hachette.

* 52 Baudrillard, Le Système des objets, Denoël/Gonthier, p. 24.

* 53 Baudrillard, La Structure des objets, Denoël/Gonthier, 1968, p. 19-22.

* 54 « Le Fauteuil », Textes hors recueil, OC, t. II, p. 1387-1388.

* 55 Baudrillard, La Structure des objets, Denoël/Gonthier, 1968, p. 33.

* 56 Maldiney Henri, Le Vouloir dire de Francis Ponge, « La Parole tenseur de l'être au monde », Ed. Encre marine, 1993, p. 125-135.

* 57 « My creative method», Méthodes, Le Grand Recueil, OC, t. I, p. 33.

* 58 « La Chèvre », Pièces, OC, t. I, p. 806.

* 59 La Fabrique du Pré, OC, t. II, p. 457.

* 60 Vouilloux Bernard, Un Art de la figure, Ponge dans l'atelier du peintre, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 21.

* 61 Philippe Sollers, Entretiens avec Philippe Sollers (1967), Gallimard/Seuil, 1970, 89.

* 62 « Braque ou l'Art moderne comme événement et plaisir », OEuvres complètes, t. I, p. 139.

* 63 « Hommage à Chardin », Pages d'atelier 1917-1982, p. 235-236.

* 64 « Hélion », L'Atelier contemporain, OEuvres complètes, t. II, p. 575.

* 65 « Hélion », L'Atelier contemporain, OEuvres complètes, t. II, p. 577.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway