3/ Le rôle de la raison : contrôler et
défendre les mystères révélés.
Quelle doit donc être l'attitude de la raison face aux
mystères de la foi ? La deuxième partie de la citation nous
indique que la raison a un role de crible, celle-ci est chargée de
montrer l'absurdité d'un dogme lorsqu'il est effectivement
problématique pour toute pensée qui raisonne selon les
règles de la logique vulgaire. Si la raison n'a pas la puissance
nécessaire pour une explication minutieuse du mystère, elle peut
tout du moins les expliquer suffisamment pour les faire croire, le bon
raisonnement ne détournant pas de la foi, mais au contraire, y
conduisant. La raison a donc essentiellement une attitude défensive par
rapport aux mystères, elle ne peut les prouver mais peut les
défendre contre les objections afin de montrer qu'il est raisonnable de
les croire. Leibniz procède d'ailleurs a une distinction dans les termes
que nous venons d'employer car ils sont selon lui source de confusion en
philosophie et en théologie:
<<(...) ils confondent expliquer, comprendre, prouver,
soutenir. (...). Les mystères se peuvent expliquer autant qu'il faut
pour les croire ; mais on ne les saurait comprendre ni faire entendre comment
ils arrivent; (...). Il ne nous est pas possible non plus de prouver les
mystères par la raison; car tout ce qui se peut prouver a priori ou par
la raison pure, se peut comprendre. Tout ce qui nous reste donc, après
avoir ajouté foi aux mystères sur les preuves de la
vérité de la
1 St Bonaventure distingue <<comprendre>> et
<<appréhender >>. <<Comprendre>> consiste a
embrasser un objet dans sa totalité, chose impossible pour un esprit
fini et << appréhender >> consiste a entrer en contact avec
la chose, l'objet se manifestant a nous d'une certaine manière sans que
son mystère puisse être sondé en profondeur. Selon Leibniz,
<<pour comprendre quelque chose, il ne suffit pas qu'on en ait quelques
idées ; il faut les avoir toutes de tout ce qui y entre, et il faut que
toutes ces idées soient claires, distinctes, adéquates>>
(Discours, §73). C'est ce qui fait dire a Leibniz qu'en
réalité nous ne possédons que peu d'idées car la
plupart du temps nous ne poussons pas assez loin leur décomposition afin
de voir si il n'y a pas en elles quelques inconséquences.
2Discours, §23
4/ L'objection de Bayle pour appuyer son rejet de
l'implication de la raison en théologie: la raison détruit plus
qu'elle n'édifie de vérités. La réponse de Leibniz
appuyée par la pensée d'Origène.
Ici la philosophie se montre davantage la servante de la
théologie que sa maItresse mais c'est sous-estimer le rôle
protecteur de la raison, qui, dans sa position défensive, continue
cependant a fortifier et a édifier le temple de la vérité.
Cet argument répond a Bayle pour qui la raison est davantage capable de
réfuter et de détruire que de prouver et d'édifier,
surtout lorsqu'elle s'occupe des questions relevant d'ordinaire de la
théologie. Afin d'appuyer la thèse selon laquelle l'usage de la
raison doit être rejeté en théologie, Bayle fait appel a de
multiples autorités en la matière2. Il fait
successivement appel aux Ecritures, au Nouveau Testament, aux Pères de
l'Eglise (St. Augustin a travers Arnaud), aux scolastiques, a Luther et a
Calvin. Tous disent plus ou moins la méme chose, du moins concernant
notre sujet: on ne saurait soumettre les mystères au <<tribunal de
la raison>> sans par là méme se montrer
téméraire dans la volonté de comprendre ce que Dieu a
pourtant décidé de ne pas révéler a ses
créatures. Selon eux, l'attitude a adopter serait un aveu d'impuissance
afin d'éviter a la raison de s'égarer dans des polémiques
sans fin. A cela, Leibniz répond premièrement que l'objection
faite par Bayle pour blamer la raison (la raison serait essentiellement
destructrice) est, a l'inverse de ce qu'il paraIt, a son avantage, car en
réalité << lorsqu'elle détruit quelque thèse,
elle édifie la thèse opposée >>.3 Ce qui
est en jeu ici est la thèse selon laquelle il peut exister ou non des
objections insolubles pour la raison concernant une vérité,
méme de la foi. Bayle le nie. Deuxièmement, selon Leibniz, le
recours de Bayle a ces autorités ne suffit pas a prouver
<<l'insolubilité des objections contraires a la foi >> par
conséquent la raison doit pouvoir lever les objections faites contre les
mystères.
Leibniz fait, de son côté, appel a
Origène, Père le l'Eglise grecque, afin de le rapprocher des
objecteurs que Bayle a cité (pour montrer leur point commun) mais pour
mieux aussi l'en démarquer. En effet, Origène a montré que
le christianisme était raisonnable, c'est-à-dire fondé en
raison, mais que pour autant il était préférable pour les
chrétiens de croire les dogmes sans
1 Discours, §5
2lbidem, §45 à49 3#bidem,
§80
les examiner (le rapprochement est ici fait en ce que
Origène <<souhaite>> l'ignorance des croyants -il la
conseille- comme les opposants font de l'ignorance une condition de l'homme).
Il justifie son propos en assurant que la raison, loin d'être
opposée au christianisme, y conduit assurément et va même
jusque le fonder en tant que Religion; la raison est dite conduire a la
religion chrétienne pour qui parvient a mener a terme les
réflexions nécessaires a la compréhension des dogmes (la
compréhension apportant la foi), mais une restriction est
apportée: les réflexions nécessaires pour parvenir, par ce
chemin, a la foi, sont longues et difficiles. C'est un fait que dans les plus
anciennes philosophies, l'atteinte de la sagesse, de la vertu,
spécialement dans la philosophie antique, nécessite un mode de
vie particulier, un mode de vie paisible oü il est possible de
méditer a souhait sans avoir soucis des vicissitudes extérieures,
sans avoir de responsabilités contraignantes, provoquant sans
arrêt l'interruption des recherches intellectuelles. Ici, Origène
ne dit rien d'autre que cela: le court ordinaire des choses fait que peu de
personnes ont la possibilité de s'adonner longuement a la
réflexion nécessaire a la compréhension des dogmes
principaux, et la capacité de chacune d'entre elles étant plus ou
moins limitée, cette voie d'accès leur est quasiment
fermée. Origène écrit:
<<S'il était possible que tous les hommes
négligeant les affaires de la vie s'attachassent a l'étude et la
méditation, il ne faudrait point chercher d'autre voie pour leur faire
recevoir la religion chrétienne. >>1
Face a cette difficulté de taille, Origène pense
donc qu'une foi toute nue portant au bien demeure suffisante pour les
chrétiens en général. Leibniz le suit d'ailleurs lorsqu'il
écrit:
<<Cependant tout le monde n'a pas besoin d'entrer dans
des discussions théologiques; et des personnes, dont l'état est
peu compatible avec les recherches exactes, doivent se contenter des
enseignements de la foi, sans se mettre en peine des objections (...).
>>2
Selon Origène, la conversion est le moyen que
Jésus Christ a donné a l'homme pour lui permettre de revenir vers
Dieu facilement, sans faire d'efforts spirituels et pour se délivrer des
vices dans lesquels il se vautre. Il pousse même la réflexion en
demandant quel chemin est préférable pour l'homme en
général, le chemin oü l'on est tiré des vices en
croyant les dogmes sans examen, en croyant qu'il y a un paradis pour les bons
et un enfer pour les méchants ou
1 Origène, Défense de la religion
chrélienne, Livre 1, chapitre 2 2Discours, §40
bien celui oü la conversion vient après l'examen du
fondement des dogmes ? Origene ne cache pas ses doutes quant au deuxième
chemin:
<<Il est certain qu'à suivre cette
méthode, il y en aurait bien peu qui en viendrait jusqu'oü leur foi
toute simple et toute nue les conduit, mais que la plupart demeureraient dans
leur corruption.>>
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