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Le lexique alimentaire dans Le ventre de Paris D'Emile Zola: Réalisme et métaphore

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par Fethi Esdiri
Institut de langue de Gabes, Tunisie - Maîtrise 2006
  

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3. Symbolisme

Variée et abondante jusqu'au débordement, la nourriture dans Le Ventre de Paris acquiert une dimension symbolique. Les aliments ne sont pas employés uniquement pour leurs valeurs référentielles. Ils sont dotés d'une charge significative et symbolique.

Pour Zola « l'image et le symbole sont [...] indissociables du premier coup d'oeil jeté sur le réel »10. Dans le long menu que nous propose Zola, on va commencer par analyser la symbolique du pain.

Cet aliment est doté d'une valeur religieuse et sociale. Il est présenté dans le texte comme une unité minimale et indivisible de nourriture, le noyau autour duquel gravitent les aliments. Contrairement aux autres aliments, le pain n'est ni varié ni abondant. Sa présence dans le roman est associée à l'idée de la faim chez le personnage de Florent, au manque de nourriture, bref, à la misère. Le pain est souvent associé à l'image du Christ. Ainsi un rapport semble lier le pain, Flaurent et l'image du Christ. Comme le Christ, Florent est chargé de spiritualité : « Son comportement est marqué par des vertus comme la charité et le partage qui sont à la base de son engagement politique »11. Son amour pour les enfants, montre sa douceur.

10Roger Ripoll, Réalité et mythe chez Zola, cité dans Colette Becker, Zola, Le Saut dans les étoiles, Presses de Sorbonne nouvelle, Paris, 2002, p. 219.

11 Marie Scapra, Op. Cit. , p. 217.

Sacrifiant ses études pour s'occuper de son frère Quenu, il nous rappelle ses sacrifices:

De plus, le parcours de Florent semble être dans un rapport intertextuel (plus ou
moins parodique) avec celui du Christ entrant dans Jérusalem, deux jours avant
la Pâque. Si c'est le cheval Balthazar qui le conduit dans la capitale, Jésus, lui,

arrive dans la ville sainte monté sur un « ânon » ou une « ânesse » ; s'il a fort à
faire avec les légumes et autres verdures des Halles, le fils de Dieu voit son

chemin jonché de « branches d'arbres » coupées par le peuple »12.

Le rapport entre l'image de Florent et celle du Christ nous pousse à étudier le pain, qui semble faire le lien entre les deux, dans une perspective religieuse.Comme c'est dit dans Le Dictionnaire des symboles, :

Le pain est évidemment symbole de nourriture essentielle. S'il est vrai que
l'homme ne vit pas seulement de pain c'est encore le nom de pain que l'on

donne à sa nourriture spirituelle, ainsi qu'au Christ eucharistique, le pain de vie13.

Le pain est aussi, à la limite, « La présence symbolique de Dieu en présence substantielle, en nourriture spirituelle »14, la voix de la justice divine, en quelque sorte, faisant appel à un partage égal des biens terrestres.

Dans une perspective sociale, le pain évoque par métonymie les ouvriers, cette classe prolétaire qui se bat pour la vie, pour gagner son pain. Tandis que la classe bourgeoise mène une vie de luxe incarnant ainsi l'égoïsme. Une iniquité contre laquelle Florent veut lutter. Ne dit-il pas :

« La révolution politique est faite, voyez-vous ; il faut aujourd'hui songer au

travailleur, à l'ouvrier ; notre mouvement devra être tout social » (459) ?.

La présence du pain évoque celle du vin qu acquiert, à l'instar du pain une valeur religieuse et sociale. Dans l'Eucharistie, le vin représente le sang du Christ. Associé à l'image de l'effusion, il symbolise le sang du Christ. Cependant, dans le roman, le vin a aussi une valeur sociale.

Le cabinet de M Le Bigre est presque le seul lieu dans l'oeuvre où l'on boit du vin. Cette boisson est fortement liée aux réflexions et aux débats politiques. Le vin a une valeur intellectuelle en ce qu'il est le symbole « de la connaissance et de

12 Ibid., p. 218.

13 Dictionnaire des symboles, p.722.

14 Ibid.

20

l'initiation »15.

Les personnages qui boivent du vin, qui fument leurs pipes et qui causent politique s'opposent à ceux qui sont plongés dans leurs commerces. Ils incarnent le clan penseur de la société qui fait écho à un autre clan spéculateur et consommateur. Le vin semble représenter, ainsi, l'aspect social du Ventre de Paris.

Zola l'utilise, peut-r~tre, pour encrer son oeuvre, dans son contexte sociopolitique au moment où elle risque de perdre la tramontane dans la description des flots de nourriture. Comme l'affirme Le Dictionnaire des symboles :

[...] le vin apparaît, comme dans les rêves comme, un élément psychique de valeur supérieure : c'est un bien culturel, en rapport avec une vie intérieure positive. L'âme éprouve le monde du vin comme un divin miracle de la vie ; la transformation de ce qui est terrestre et négatif (la nourriture) en esprit libre de toutes attaches16.

En revanche, le vin n'est pas sans établir avec le sang un certain rapport desimilitude. Les deux ont en commun la couleur rouge et le sème de « liquidité ». Dans le texte, le sang représente un élément incontournable, chargé de significations. En signe de vie, il représente par sa couleur l'idée du feu et de l'énergie. Associé à l'image de l'écoulement, le sang acquiert surtout une valeur symbolique. Il nous renvoie à l'idée de la violence et au caractère animal de l'homme, et versé, « il appelle l'idée de la mort qu'on donne »17. Il a aussi une valeur prémonitoire en ce qu'il annonce la révolution qui se prépare et devient ainsi un signe de bestialité:

Mais, voyez-vous, le meilleur signe, c'est encore lorsque le sang coule et que je le reçois en le battant avec la main, dans le sceau. Il faut qu'il soit d'une bonne chaleur crémeux, sans être trop épais (427).

L'image du sang qui coule, récurrente dans l'oeuvre, paraît d'une grande expressivité. Elle dévoile le cannibalisme tacite qui hante l'r~tre humain. En donnant libre cours à ses pulsions, l'homme répond aux appels de son instinct, à l'envie effrénée de tuer, de faire couler le sang voire de le manger. Il se transforme ainsi en vampire, en véritable prédateur. Zola semble adopter la doctrine de Darwin affirmant que l'homme était à l'origine un animal, mais qu'il a évolué par la suite, et que « les divers êtres vivants actuels résulteraient de la sélection naturelle au sein du milieu de

15 Dictionnaire des symboles. p.1016.

16 Ibid.

17 L'expression est à Marie Scapra.

vie »18.

À ce propos, Zola s'adresse aux frères Goncourt : « les caractères de nos personnages sont déterminés par les organes génitaux. C'est de Darwin ! La littérature c'est çà »19.

Par ailleurs, pour préparer le boudin, Quenu se sert du sang. N'est-ce pas une manière civilisée de consommer cette matière ? Comme si le fait de manger de la viande ne pouvait pas satisfaire la voracité de l'homme, seul manger du sang peut étancher cette soif insatiable:

[...] s'il faut bien manger, et notamment de la viande, nous sommes avec elle dans un rapport ambigu, nous valorisons la viande rouge (la vraie viande) tout en tentant de masquer notre envie de consommer du sang, pour l'euphémisation, quand nous le pouvons, de son animalité (et de la nôtre). De la même manière, nous nous efforcerons d'esquiver la question de l'acte de tuer et de « verser le sang », dont N. Vialles montre qu'ils sont pourtant au coeur de notre façon de considérer la viande. Et le roman de Zola nous renvoie à plusieurs reprises à ces faits même qui nous gênent. Si l'abattage des grosses bêtes ne se fait plus aux Halles, les resserres du carreau de la triperie ruissellent de sang20.

Si le vin se transforme dans l'Eucharistie en sang, le sang évoque par métonymie la viande rouge. Dans Le Ventre de Paris, la viande est plus qu'un simple aliment. Elle est dotée d'une valeur culturelle et symbolique. Sa couleur rouge évoque l'idée de l'énergie et du feu. Le feu nous renvoie aux braises du charbon. Le charbon nous rappelle la mine, les mineurs, les machines, bref la Révolution industrielle. C'était, en fait, l'expression de toute une doctrine bourgeoise fondée sur la notion du travail. Les bourgeois spéculateurs visaient à établir leur prospérité et leur domination aux dépens des autres. Ainsi au moment où les rares sociétés se démantèlent, les paysans, les couches moyennes, satisfaites de la prospérité et de l'ordre, étaient favorables au régime. Le mode de vie était remarquablement aisé, le foisonnement de la viande rouge, aliment rare et précieux à l'époque, le dit bien :

Dans le système traditionnel des aliments, les viandes rouges sont les plus appréciées ; ce sont « les vraies » viandes, les plus roboratives, parce que leur consommateur projette sans doute sur elle les pouvoirs du sang qu'il lit dans leur coloration. [... ]. À Paris, (comme dans de nombreuses villes), la corporation des bouchers a été longtemps aussi crainte que puissante et le cortège du Boeuf gras, très populaire, manifeste clairement l'ambivalence et la fascination des rapports

18 Dictionnaire encyclopédique universel, Édition « précis », 1998, p.341.

19 Marie Scapra, Op. Cit. , p. 17.

20 Ibid.,p. 69.

22

qu'entretient le peuple avec cette viande(rare et riche)21.

La viande acquiert ainsi une dimension carnavalesque qui caractérise d'ailleurs la description des aliments en général comme le remarque Marie Scarpa : « Pendant longtemps, et sur toutes les tables, « il n'y a point de frte sans abondance de viande. Le Carnaval qui est la fête de la « grande bouffe » par excellence, en témoigne encore davantage »22.

L'allusion au cortège du Boeuf gras paraît à cet égard importante. Cette tradition remonte au XV siècle : « Il s'agit d'une manifestation de la puissance des bouchers à l'époque comme le présente l'illustration ci-dessous :

IMAGE 3 :

"Et sur la route, sur les routes voisines, en avant et en arrière, des ronflements lointains de charrois annonçaient des convois pareils[...] une bête trop grasse, tenait la tête de la file. Il marchait, dormant à demi, dodelinant des oreilles". (385)

La scène consiste en « un cortège de masques et des chars qui entourent un boeuf splendide paré de rubans et accompagné de violons, tambours et fifres »23. C'était le roi qui donnait aux bouchers le privilège d'organiser ce cortège. Le début du roman y fait allusion. L'expression « sur la route » nous rappelle l'image du carnaval qui traverse les rues. De même, le mot « arrivage » qui exprime l'idée du grand

21 Ibid., p. 186.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 182.

nombre, accentuée par le verbe « traverser », évoque la foule qui forme le carnaval.

Le cheval de Mme François, contrairement à l'image ordinaire du cheval, est décrit comme « une bête trop grasse ». Placé en tr~te de file, il ressemble à un boeuf de cortège.

Par ailleurs, la viande rappelle un autre animal outre le boeuf, c'est le cochon. Cet animal est en effet d'une grande valeur non seulement symbolique mais aussi culturelle:

« Presque universellement, le porc symbolise la goinfrerie, la voracité; il dévore et engouffre tout ce qui se présente. Dans beaucoup de mythes c'est ce rôle de gouffre qui lui est attribué [...]. Il symbolise donc toute une classe sociale, celle par excellence de la bourgeoisie digérant. Le porc emprunte à cette classe les tendances obscures qu'il symbolise : ignorance, gourmandise, luxure et égoïsme. »24.

Zola l'utilise, apparemment, comme symbole d'une classe de la société française, la bourgeoisie. De surcroît, cet animal corrobore l'esthétique de la variété et de l'abondance qui caractérise le texte. Le cochon a aussi une connotation péjorative: « C'est une injure »25. De ce côté, il est lié à Florent.

Si cet animal a une valeur sociale négative, Florent, à son tour, a une mauvaise réputation dans la société qui habite les quartiers des Halles. Comme le cochon, ce dernier mangeait de la nourriture pourrie pendant son exil au bagne. L'image du porc dans le texte est employée pour exprimer l'idée de l'abondance nutritive et de la grande consommation, deux tendances qui caractérisent la vie bourgeoise sous le Second Empire. D'ailleurs :

« la symbolique occidentale a toujours fait du porc l'un des attributs de la luxure et de la gourmandise, double vice que le latin médiéval exprime dans le mot gula dont la représentation allégorisée est toujours un cochon, le porc est une gueule constamment ouverte, un orifice béant, un gouffre »26 .

En sus, La grande quantité de nourriture est surtout le signe d'une société essentiellement consommatrice. Une société occupée par le commerce et l'entassement de l'argent et dont la vie est marquée par l'aisance. Cette aisance est rendue plus visible par la description du marché des poissons et des poissonnières.

24 Dictionnaire des symboles. p. 778.

25 Ibid.

26 Ibid.

24

Au XIXè siècle, les marchés aux poissons sont le symbole des marchés urbains. Le poisson est associé à la richesse et au luxe en vertu de son prix cher et de son goût exquis. C'est ce qui explique, peut-être, le lien entre cet aliment et les bijoux que souligne Zola dans sa description de la marée :

C'était comme les écrins, vidés à terre, de quelque fille des eaux, des parures inouïes et bizarres, un ruissellement, un entassement de colliers, de bracelets monstrueux, de broches gigantesques, de bijoux barbares, dont l'usage échappait. (436).

La métaphore filée des bijoux semble trahir une valorisation des poissons, voire une sacralisation de cet aliment. Par ailleurs, « le poisson est encore symbole de vie et de fécondité en raison sa prodigieuse faculté de production et du nombre infini de ses oeufs [...], il est lié aussi à la prospérité, rrver qu'on mange du poisson est d'heureux augure »27 . C'est, peut-être, pour cette valeur de fertilité et d'abondance que Zola consacre à cet aliment une longue et flamboyante description. Le flamboiement qu'évoque la métaphore des bijoux plonge le lecteur dans un monde merveilleux pareil à celui des contes. Les bijoux, ainsi que les poissonnières, semblent faire l'aspect carnavalesque du roman en ce qu'ils créent une atmosphère de frte et jouent, ipso facto, un rôle ornemental. Ils évoquent l'or qui, avec la chair, représente les deux pôles autour desquels gravite l'oeuvre zolienne en général et Le Ventre de Paris en particulier. L'or et la chair représentent le couple « argent /nourriture ». Chez Zola, c'est dans la scène du repas que se fait l'union entre ces deux éléments : « L'aliment est le substitut ou l'équivalent de l'argent, et le repas, en tant qu'espace de relation entre les personnages, illustre la façon dont circule cet argent »28.

De surcroît, d'autres variantes de la chair sont dignes d'rtre étudiées. On cite la volaille. Sous cette rubrique nous étudierons l'oie. Cet animal est riche en connotations.

En fait, le motif de la volaille est fréquemment présent dans le roman. Zola en fait une description exhaustive, une sorte de dossier qui étudie les volailles depuis leur élevage jusqu'à leur consommation. On a là l'un des grands traits du naturalisme : l'application de la méthode scientifique dans l'étude de la société, de ses moeurs et de ses rites alimentaires. Si « la volaille vivante est toujours donnée sous le signe du

27 Ibid., p. 773-774.

28 Geneviève Sicotte, Op. Cit., p.169..

nombre et du bruit, les poules et les poulets [...] parmi les viandes les plus courantes, les moins chères, servant pour l'alimentation quotidienne et les festins sans prétention »29, l'oie, en revanche, est un signe de « consommation festive ». L'image de Gavard tenant ces oies est à cet égard mérite de s'attarder là-dessus :

Florent s'était aussi retourné, machinalement. Il vit un petit homme, carré, l'air heureux, les cheveux gris et taillés en brosse, qui tenait sous chacun de ses bras une oie grasse dont la tête pendait et lui tapait sur les cuisses. (403).

Ce portrait paraît, en fait, d'une grande expressivité. Gavard, "carré", s'oppose à Florent qui est « grand » et « maigre ». Les gens carrés ou trapus sont, généralement, des gens forts et robustes tant sur le plan physique que social. En témoigne le portrait du père Goriot ou de M Grandet dans les romans de Balzac. Il s'agit, en effet, d'une image stéréotypée du bourgeois.

De mrme, l'image de Gavard portant ses oies sous les bras n'est pas dénuée de symbolisme. Les bras, qui symbolisent le travail et l'activité, sont occupés par les deux oies grasses. Gavard peut rtre l'image du bourgeois qui a renoncé à la doctrine du « Travail », et s'est livré à celle du « manger ». Cette image s'étend sur toute une classe sous le Second Empire. Une classe adulée qui a profité de l'atmosphère de paix, d'ordre, de sérénité, et de la prospérité du commerce pour déguster les saveurs de la nourriture débordante.

De plus, dans un sens vieilli, une oie blanche est une fille très innocente : « oie blanche peut être au lit mais inimitable aux fourneaux » (Orsenna)30 . Ainsi, les aliments « agissent comme des marqueurs de classes, comme des signes positifs ou négatifs qui indiquent l'appartenance sociale »31. En outre, les volailles évoquent, par métonymie, un autre aliment. C'est l'oeuf.

Nonobstant sa petite forme, cet aliment est d'une grande valeur alimentaire et symbolique. Il est à la fois une concentration d'aliments - puisqu'il remplace la viande - et de sens. Il est, pour ainsi dire, une espèce d'aphorisme alimentaire.

L'oeuf est lié à l'idée de la fertilité, de l'abondance, de la naissance et de la renaissance. C'est le symbole de la fécondité et du foisonnement. « [D'ailleurs], voici ce que les anciens disent sur l'oeuf : les uns l'appellent la pierre de cuivre, d'autres la

29 Marie Scapra, Op. Cit., p. 190.

30 Le Petit Robert, sens du mot « oie ».

31 Geneviève Sicotte, Op. Cit. , p. 164.

26

pierre qui n'est pas une pierre, d'autre la pierre égyptienne, d'autres l'image du monde »32.

Cette dernière appellation semble digne d'rtre soulignée. On dit souvent que la terre n'est pas tout à fait circulaire mais qu'elle a plutôt une forme ovale. Imitant la forme du globe terrestre, l'oeuf acquiert donc une valeur cosmique. Sa forme renforce le goJIt du circulaire qui, comme par hasard, balise Le Ventre de Paris : « Lui même enclos dans une coquille, l'oeuf évoque par métonymie le mouvement cyclique de retour à la mère »33.

Si la terre est entourée par le ciel, le jaune de l'oeuf est aussi entouré d'un liquide transparent, comme l'air, appelé l'albumine ou le blanc de l'oeuf. La terre, elle, est liée à l'image de la mère. Elle est conçue comme la mère de l'Homme, symbole de sa naissance et de son premier contact avec le monde extérieur.

De plus, pendant la période de l'accouchement, l'homme en forme de foetus, recroquevillé dans le ventre de sa mère, prend une position d'oeuf. Dans le roman, la clôture qu'exprime la forme circulaire de l'aliment, et notamment l'oeuf, fait écho à une clôture de l'espace. Les lieux sont divisés en clos et ouverts. En effet, le lieu ouvert est un espace de travail tandis que le lieu fermé jouit d'une certaine intimité. En témoigne la salle à manger, le lieu du repas. A dire vrai, le repas, plus qu' « un moment réaliste du texte où s'affirme le regard sociologique et ethnologique du romancier »34, est aussi le lieu de la circulation et de la matière nutritive et de la matière verbale. Comme l'a montré Geneviève Sicotte, la clôture peut être aussi le signe sinon d'une rupture du moins d'un rapport problématique avec le monde, avec le « cosmos ». Ce thème est très développé chez Huysmans. Pour lui «le lieu clos est doublement marginal face à la norme établie par le discours [...]. La clôture du repas désigne le retrait symboliste ou décadent face au monde»35. Le héros huysmanien que semble représenter Florent, souffre d'une absence d'entente avec le monde extérieur, avec la société. Une rupture autant avec la matière nutritive qu'avec la matière verbale et qui prend la forme de l'anorexie:


· table, Quenu le bourrait de nourriture, se fkchait parce qu'il était petit mangeur et qu'il laissait la moitié des viandes dont on lui emplissait son assiette. (415).

32 Dictionnaire des symboles, p. 693.

33 Geneviève Sicotte, Op. cit. , p. 230.

34 Ibid. ,p. 156.

35 Ibid., p. 235.

Revenons à l'oeuf, en effet, la consommation des oeufs permet aussi de ne pas manger de viande, et par conséquent d'échapper au rituel nutritif commun. Aussi, Zola emprunte-t-il l'image du repas huysmanien, c'est-à-dire « lieu conflictuel par excellence, capable de mettre en texte sur le mode métonymique le difficile rapport avec le monde du protagoniste mangeur »36, d'où la nécessité d'une échappée vers l'ailleurs :

Claude avait raison, tout agonisait aux Halles. La terre était la vie, l'éternel berceau, la santé du monde :

ÀL'omelette est prr~te ! cria la maraîchère. (487).

Cette joyeuse collation dans la cuisine de Mme François s'oppose au morne repas dans la cuisine des Quenu, un repas caractérisé, pour Florent, par l'inappétence.

Passons maintenant à la description des légumes qui est aussi au service de ce curieux motif de la circularité qui marque Le Ventre de Paris.

La description du chou, du navet, des radis est reprise plusieurs fois dans le roman. Les légumes sont essentiellement mis au service de l'esthétique de l'abondance qu'illustre le texte. Le navet est un aliment commun, « innombrable » et « impérissable ».

Quant au chou, en plus de sa valeur décorative, il est souvent lié à l'idée de l'enfance et de la naissance. On dit que les enfants naissent dans les choux. D'où le verbe chouchouter : entourer de tendresse, choyer. Cet aliment peut être conçu comme une sorte de berceau alimentaire. Il acquiert aussi une valeur symbolique. Sa forme ronde rappelle « les boules de canon »37. Il fonctionne ainsi comme un élément de prolepse qui, à l'instar du sang, annonce le projet révolutionnaire qui se prépare, un projet qui sera malheureusement tué dans l'oeuf.

De même, la reprise de ces légumes, et notamment celle du chou, donne lieu à une description circulaire, une description « à rallonges »38, ou à une longue spirale descriptive qui nous rappelle le« cercle herméneutique » de Spitzer39 :

36 Ibid,. p. 222.

37 On doit cette idée à Marie Scapra.

38 On doit cette expression à Geneviève Sicotte qui l'a utilisée en la mettant entre deux guillemets sans indiquer son origine.

39 Il s'agit de Léo Spitzer, un linguiste allemend, qui dans Études de style, à sa démarche qu'il a appelé « le cercle herméneutique » dont les principes consistent à guider la lecture. Il faut lire et relire l'ouvrage jusqu'à ce qu'il apparaisse « un détail de style constant », sur lequel l'attention va se focaliser.(Cité dans Introduction à l'analyse stylistique, Op. Cit., p. 94. )

28

Rappelons en quelques mots les principes qui doivent, selon Spitzer guider la lecture : il faut lire et relire l'ouvrage jusqu'à ce qu'apparaisse « un détail de style constant » sur lequel l'attention va se focaliser, puisque ce détail constant « doit correspondre à un élément de l'âme de l'oeuvre et de l'écrivain40.

Le « détail de style » qui marque l'écriture zolienne dans Le Ventre de Paris, relève peut être du goût pour le circulaire. Ce roman exige une lecture peu ou prou spitzerienne caractérisée par un « va-et-vient constant entre le détail et le centre vital »41 de l'oeuvre qui est la métaphore du ventre d'où l'idée de la circularité. Au niveau sémantique, cette circularité peut rtre aussi l'expression du sentiment de vertige qui hante Florent. Ce « petit mangeur » paraît souffrir de la nausée, d'une « forme de paranoïa qui s'empare de lui dans son dégo€~t grandissant du quartier »42.

La circularité évoque aussi l'idée de la folie: « la folie est le rrve d'un seul »43. Ce seul est Florent qui rêve de changer le monde en un lieu utopique, platonicien, outre mesure, où règne la justice et l'égalité. La folie signifie aussi « ce qui échappe au contrôle de la raison »44.On p ne nourriture en montagnes, en flots, en tableaux, en symphonies et qui échappe, ainsi, à l'image ordinaire et logique de la nourriture. Enfin, la folie est un signe de décadence. La voix de la raison se perd dans un grand tourbillon de sensations utopistes pour annoncer la rupture avec la logique et par conséquent avec la réalité, d'où la nécessité d'une euthanasie, d'une mort douce qui permet d'échapper à la souffrance provoquée par la réalité, de rompre avec la vie, et de mettre fin à l'agonie. C'est peut-rtre l'état psychique de Florent. Son corps maigre met en relief la protubérance de ses os. Il peut rtre assimilé au squelette d'un mort. Il s'agit peut-rtre d'un mort vivant. Cette idée de la mort et de la décadence est rendue plus explicite par la description dysphorique des beurres et des fromages :

La chaude après-midi avait amolli les fromages ; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivres rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées ; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi : un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers. (500).

40 Catherine Fromilague, Anne Sancier..., Op. Cit., p. 94.

41 Ibid.

42Marie Scapra, Op. Cit. , p. 31.

43 Le Petit Robert, définition du mot « folie ».

44 Ibid.

En fait, le commerce des beurres connaît une crise à la fin du XIXe siècle. Le verbe « fondaient » nous renvoie aux origines de cet aliment. Cet aliment était, comme le souligne le dictionnaire des symboles, « une énergie vitale fixée ». Corollairement, l'écoulement du beurre est, en quelque sorte, l'écoulement de cette énergie. Le beurre a aussi une valeur religieuse. En Inde, « il était invoqué dans les hymnes comme une divinité primordiale : « voici le nom secret du beurre, langue des Dieux, nombril de l'immortel [...]. Le beurre symbolise toutes les énergies, celle du corps, celle de l'k~me, celle des dieux et des hommes, qu'il est censé revigorer, en grésillant au feu des sacrifices »45.

En revanche, dans notre roman, cet aliment peut être senti comme un mauvais augure. Son effondrement et sa pourriture peuvent symboliser autant la décadence du régime impérial que la déchéance du projet révolutionnaire de Florent. Les deux comparaisons, dans le passage cité plus haut, « semblables à des blessures mal fermées », « qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente grosse d'homme endormi », évoquent la métaphore de l'homme malade. Une métaphore qui, devenue un cliché, désigne l'Empire en décadence. On cite à titre d'exemple l'Empire turc des Ottomans appelé avant sa décadence « l'homme malade ».

Ainsi, dans cette grande première partie consacrée aux registres alimentaires, on a essayé premièrement de classer les aliments en différentes rubriques. Ce travail de taxinomie vise d'abord à organiser les flots de nourriture. Puis, à mettre en exergue l'esthétique de la variété qui caractérise la description des aliments dans Le Ventre de Paris.

Ce travail de taxinomie fait l'objet de la première sous partie. Par la suite, on a abordé l'abondance des aliments. On a essayé de montrer l'esthétique de l'excès et de la déformation des aliments que prône le texte.

Et enfin, on a voulu mettre l'accent sur la dimension symbolique des aliments. On a essayé de montrer que le symbolisme de la matière nutritive tourne autour des valeurs religieuses, socioculturelles, économiques et politiques. Ainsi, variée, abondante, et chargée de symboles, la description de la nourriture dans Le Ventre de Paris, balance entre réalisme et la métaphore, entre la reproduction mimétique et la déformation hyperbolique. Zola plonge le lecteur dans un monde fantastique hanté par une nourriture à grandeur extravagante. Un monde qu'une description

45 Dictionnaire des symboles, p. 119.

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impressionniste, des jeux de lumière et une astucieuse manipulation des couleurs, rendent plus curieux, et qu'on se propose d'analyser de plus près dans notre deuxièm partie.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard