Elites urbaines et politique locale au Cameroun. Le cas de Bayangam( Télécharger le fichier original )par Paul NUEMBISSI KOM Université Yaoundé II SOA - Master en sciences politiques 2007 |
CONCLUSIONL'analyse de la structuration du pouvoir à Bayangam permet de relever qu'en dépit du pluralisme des élites urbaines en présence, la domination « bigmaniaque » de Sohaing André est un fait indubitable. Cet entrepreneur a réussi à convertir ses ressources économiques en crédit politique. En prenant appui sur une multiplicité de ressources personnelles, institutionnelles et coercitives, il a pu s'imposer politiquement au village depuis les premières élections pluralistes locales de 1996 malgré une véritable concurrence. Si sa trajectoire doit être rapprochée de celle des autres big men de l'Ouest, il présente cependant une spécificité par rapport à Fotso Victor de Bandjoun, qui lui ne rentre en politique qu'à partir des années 1990, et par rapport à Kadji Defosso de Bana qui n'a milité dans le parti au pouvoir qu'après avoir soutenu ouvertement l'opposition. La spécificité de Sohaing tient à son entrée de longue date en politique dans le cadre de l'UNC devenu RDPC depuis 1984. Il convient toutefois de ne pas considérer cette domination dans sa dimension absolue. Le local contribue aussi à restructurer l'activité des élites urbaines qui s'y trouvent confrontées à de nombreuses contraintes et résistances qui limitent leur hégémonie. CHAPITRE 4 : LES LIMITES AU LEADERSHIP POLITIQUE LOCAL DES ELITES URBAINES BAYANGAM
Il s'agit ici de montrer que la domination de l'élite urbaine sur la scène politique locale n'est pas absolue. Elle est contestée et concurrencée. La question est dès lors celle de l'identification des différents protagonistes et de la description des processus conflictuels qui en ont découlés. La mobilisation de l'interaction montre que dans une société d'interconnaissance, les rapports entre les diverses unités sociales débouchent sur des conflits et des rivalités. La politique implique des conflits qui ont trait soit à des avantages matériels, soit à des positions sociales et à des principes moraux (Edelman, 1991 : 129). Dans une arène politique, les acteurs se mesurent toujours à d'autres qu'ils regardent comme des adversaires ou des ennemis. Comme le relève à juste titre Karl Schmitt (1992), la politique est le lieu de discrimination entre l'ami et l'ennemi. L'arène politique de Bayangam obéit plutôt à la configuration amis / adversaires, du fait du processus de « parlementarisation » politique. Dans la perspective de Luc Sindjoun, la parlementarisation renvoie à un processus social contrôlé par l'État en vue de la lutte politique pacifique, de l'exclusion de la violence destructrice de l'adversaire, du renforcement de la légitimité de la compétition (1999 : 33-34). Les conflits sont envisagés ici dans leur dimension relative et non extrême. Toutefois, Julien Fruend, précise qu' « il est impossible d'exprimer une volonté réellement politique si d'avance on renonce à utiliser la puissance, la contrainte et la violence » (Schmitt, 1992 : 14). R. Darendorf a distingué entre deux types de conflits, les conflits de pouvoirs et les conflits d'autorités. Dans cette perspective le pouvoir est considéré comme la probabilité de voir sa volonté s'imposer, tandis que l'autorité renvoie à la probabilité qu'un ordre donné soit exécuté. Deux principaux types de conflits relativisent la domination du jeu politique local par les élites urbaines. Il s'agit des rivalités entre élites urbaines et élites du « terroir » d'une part mais aussi des rivalités entre élites urbaines sur la scène locale d'autre part. Ainsi, les conflits et les rivalités entre élites sur la scène politique locale constituent une limite sérieuse à la domination des élites urbaines. Ce faisant, ces confrontations restructurent de manière constante la politique au village. SECTION 1 : DE LA CONTESTATION ET DE LA RÉSISTANCE DES ELITES DU « TERROIR » Par élite du « terroir » nous entendons dans une perspective large, l'élite traditionnelle constituée du chef traditionnel, ses notables et des représentants locaux des partis politiques. Le principal conflit que l'on peut relever ici est celui qui a opposé le chef et ses notables au bigman Sohaing. Ndjuije Mbogne (1983 : 61) a décrit avec pertinence la situation des chefs traditionnels bamiléké dans le contexte des années 1980. Selon cet auteur, des mouvements politiques extérieurs à la chefferie sont venus affaiblir les chefs : « le christianisme a fait perdre au chef son pouvoir religieux, l'école lui a arraché son pouvoir sacré et les institutions administratives ont pris le reste ». On peut ajouter que la libéralisation politique a constitué à l'Ouest Cameroun un contexte de conflit entre les big men, détenteurs du capital économique et les autorités traditionnelles (Mouiche, 2004, 2005). Pour comprendre la nature des conflits qui ont opposé les autorités traditionnelles à Sohaing, il convient au préalable de présenter la biographie sociale du chef supérieur Bayangam. Elle permettra de comprendre pourquoi à un conflit traditionnel s'est greffé un conflit proprement politique.
PARAGRAPHE 1 : De l'identification sociopolitique du chef Pouokam Kom Pouokam Kom est né vers 1917 et devenu chef du groupement Bayangam le 6 décembre 1964 après la mort de son père Kom Waindja, survenu le 22 août de la même année. Avant son intronisation, il était secrétaire d'état civil de Bayangam, secrétaire général de la commune mixte Bangou40(*). Compte tenu de ces responsabilités, il était un homme politique bien connu dans la Mifi. Sur le plan politique, il a été entre autres vice-président de la section départementale de l'Union Camerounaise (UC) puis du parti unique de l'Union Nationale Camerounaise (UNC), membre du conseil d'administration de la coopérative agricole des planteurs de la Mifi (CAPLAMI), plusieurs fois conseiller municipal de Bangou, etc. (Kuipou Chimba, 1986 : 26). Il apparaît ainsi que le chef et M. Sohaing, ont eu des trajectoires différentes. C'est ce qui peut dans une certaine mesure expliquer une partie des conflits ayant opposé ces deux acteurs politiques majeurs de Bayangam. De par sa carrière, le chef espérait jouer un rôle de premier plan dans la nouvelle unité administrative. PARAGRAPHE 2 : Des luttes hégémoniques entre Pouokam Kom41(*), ses notables et Sohaing André Les conflits de leadership entre le chef et son sujet sont partis selon toute vraisemblance de l'élévation de Sohaing au titre honorifique et prestigieux de Fowagap42(*) et ces conflits se sont confortés avec l'avènement d'une unité administrative en 1992. Le chef raconte : « Un jour je suis resté à la chefferie et Sohaing est venu me voir accompagné de Fotso Victor de Bandjoun et de Kadji Defosso de Bana. Il m'a présenté Fotso que je connaissais déjà bien et Kadji comme étant des Fowagap à Bandjoun et à Bana. Il se plaignait de ce que seuls les Bayangam ne connaissaient pas la valeur de ses enfants. Dans un esprit de consolation, j'ai décidé sur le coup de l'appeler aussi « fowagap », ceci pour éviter des frustrations parmi ses amis, qu'il ne reste pas debout partout où ses amis seront assis. Ce faisant, je savais bien qu'il n'y avait pas de sous-chef à Bayangam et que ce titre était tout simplement honorifique comme bien d'autres titres similaires à Bayangam » (Kanmogne, à paraître). En fait, ce titre représente dans la perspective de Miaffo et Warnier, le couronnement de la réussite de l'itinéraire et de la stratégie d'accumulation des entrepreneurs bamiléké. (1993 : 50). A ceux qui lui reprochaient d'avoir « vendu la tradition » il se défendait en ces termes : « il n'y a personne qui naît avec un titre de notable (...) il n'est attribué aux gens qu'en considération pour ce qu'ils font pour leur village » (Nguemegne, 1998 : 417). Or, comme nous l'avons souligné plus haut, Sohaing a réalisé des investissements considérables en direction du village et en direction du chef. Le problème est survenu de la volonté de ce dernier de s'ériger en sous- chef, même s'il s'en défend. Lors d'un entretien qu'il nous a accordé, il a soutenu que n'étant pas de la famille royale, il ne voit pas comment il pourrait devenir un chef à Bayangam. De manière concrète, après l'obtention de son titre, Sohaing aurait transformé la structure de sa concession familiale en quasi-chefferie : plantation d'un baobab, construction de cases secrètes, implantation de statuettes et symboles qu'on ne rencontre en principe que dans les chefferies43(*). Cette confrontation avec la tradition a dans une certaine mesure contribué à relativiser la légitimité du fowagap et a limité son pouvoir et surtout son influence à Bayangam. Ce conflit traditionnel s'est mué en conflit politique avec la création de l'arrondissement de Bayangam en 1992 à la suite de l'ouverture pluraliste intervenue deux ans plutôt. En effet, le premier conflit est survenu à propos du choix d'un site pour l'implantation de la sous- préfecture. Alors que le chef et une partie importante de la population désirait que le site soit à Mba, quartier situé au centre du village et au bord de la nationale n° 4 reliant Yaoundé et Bafoussam, Sohaing André souhaitait et eut gain de cause que tout se passe chez lui, à Kassap, quartier situé au bout du village (Le journal de Douala n°33 du 17 février 1994, p. 4). Le conflit politique résulte de la création en 1994 d'une sous-section RDPC dont les membres du bureau devaient être élus. C'est ainsi que deux listes concurrentes seront présentées, l'une représentant la faction du chef et de ses notables et l'autre représentant la faction de l'élite urbaine. La compétition tourna à l'avantage de la première liste. En guise de représailles, Sohaing fera arrêter le chef et ses notables du RDPC qui seront enfermés un temps au commissariat central de Bafoussam avec la bénédiction du Gouverneur44(*). Sur un tout autre plan, en 2001, l'organisation d'un congrès des Bayangam sera reportée à cause des conflits de leadership entre le chef et le maire.45(*) Au total, il apparaît que la domination des élites urbaines ne se fait pas sans résistance, même si celle-ci semble se solder le plus souvent par la victoire des premiers, détenteurs du capital économique, intellectuel et symbolique, elle n'en porte pas moins atteinte à leur légitimité. C'est dans cette même perspective qu'il convient de situer les rivalités entre élites urbaines sur la scène politique locale. SECTION 2 : DES RIVALITES ET LUTTES HEGEMONIQUES ENTRE ELITES URBAINES La notion d'élite urbaine est un concept qui permet d'homogénéiser une catégorie sociale hétérogène. En réalité, la catégorie « élites urbaines » renvoie à une pluralité d'acteurs sociaux aux trajectoires différentes, aux niveaux d'instructions et aux fortunes inégales, aux convictions politiques divergentes. C'est sur la base de ces considérations qu'on peut comprendre et par la suite distinguer deux sortes de conflits entre les élites urbaines : d'une part, les rivalités entre élites militant dans un même parti, et d'autre part les conflits entre élites d'affiliation partisane différente. PARAGRAPHE 1 : Les luttes hégémoniques entre élites urbaines RDPC Tchuente Maurice et Sohaing André, respectivement ancien ministre et grand entrepreneur économique, sont des élites urbaines les plus connues au village. Le premier est le plus influent car, son rayonnement, dans la perspective de Parsons, repose sur la persuasion et les intentions positives des villageois. Le second quant à lui détient le plus de pouvoir dont les fondements sont la coercition, l'application des sanctions et les ressources économiques (Birnbaum et Chazal 1971 : 12). Maurice Tchuente jouit du prestige lié à son parcours académique et professionnel. Professeur d'universités, il a été tour à tour Recteur des Universités de Dschang, de Ngaounderé et de Douala avant d'être nommé Ministre de l'enseignement supérieur entre 2002 et 2004. Depuis lors, il est le président du conseil d'administration de la Mission d'Aménagement et de Gestion des Zones Industrielles (MAGZY) cumulativement avec ses responsabilités d'enseignant au département d'informatique de l'Université de Yaoundé I. Comme nous l'avons relevé pus haut, son influence résulte des actions réalisées en direction du village. Mais surtout des décisions qu'il a prises et qui, tout en satisfaisant la population, portait atteinte à la réputation du big man. Deux séries de décision prises par ce dernier alors ministre de l'enseignement supérieur permettent d'illustrer cette réalité. Après sa nomination, le ministre Tchuente, suivant les doléances des populations, avait déplacé la mairie de la concession du maire pour le centre de Bayangam. De même, le défilé avait été organisé à Mba, quartier public de Bayangam marché, alors que son lieu habituel était la cour du maire au bout du village à Kassap. De la même façon, en 2004 lors de la campagne pour les municipales partielles, le maire avait été mis au « banc de touche », l'accent étant mis sur le parti et non plus sur sa personne. On peut ainsi lire dans un journal régional : «il n'échappe à personne que le candidat du RDPC ne s'appelle pas Sohaing André, la tête de liste à Bayangam (Neutralisé et muselé pendant les meeting), mais bien Maurice Tchuente » (Ouest Échos n°361 du 07 au 14 janvier 2004). Un article de Mutation va dans le même sens :
« selon des informations confidentielles de l'équipe de campagne du RDPC, le comité de campagne a estimé que pour une élection qui a toutes les allures d'un défi,le maire en place depuis les élections de juin 2002, André Sohaing, sera un peu en retrait cette fois ci,par tactique. Parce que ses stratèges redouteraient qu'il irrite des populations particulièrement sensibles à ses discours souvent enfiévrés. Il s'est docilement plié à cette « censure » attendant qu'on lui donne un rôle à jouer le cas échéant. Ce qui par contre a surpris plus d'un, c'est l'irruption spectaculaire de son épouse dans la campagne. Mafokam, c'est son nom, a élu domicile à Bayangam depuis l'ouverture de la campagne. Avec une caravane. A ses cotés, les femmes les plus en vue du RDPC du village,redevables au renouveau,comme Mafeu Tchuente Kom Hélène, deuxième secrétaire de l'Ambassade du Cameroun en Italie, par ailleurs conseiller municipal de la commune de Bayangam »46(*). Ces actes publics ont dans une certaine mesure constituer le coeur du conflit entre le maire et le ministre. En dépit de ce que le ministre appelle « différence fondamentale de point de vue par rapport à la gestion du village », il déclare néanmoins : « Sohaing est la seule personne qui peut jouer le rôle de patriarche à Bayangam et je continuerai de le soutenir pour les élections municipales »47(*) L'une des conséquences politiques de ce conflit politique ouvert entre les deux personnalités du village, a eu pour effet de limiter et de porter atteinte à l'hégémonie du maire au niveau local d'une part, et a affaibli la position du ministre au centre d'autre part. Le premier ayant publiquement soutenu avoir contribué au départ du ministre, dont le bilan ministériel semblait pourtant satisfaisant aux yeux des villageois48(*). Ce dernier a par contre été remplacé au Gouvernement par une autre élite urbaine du village, Tchuinte Madeleine. Pour s'exprimer dans les termes de Pareto on peut parler de la rotation des élites Outre ce conflit entre l'homme d'affaires et le ministre, un autre a opposé le big man à un pharmacien réputé de Bayangam. Le docteur Kanmogne Jean Claude, s'est ouvertement opposé au maire lors des primaires organisées par le RDPC. Ce candidat des « intellectuels »49(*) est né en 1949 à Tchala Bayangam. Son parcours est semblable à celui des autres élites étudiées jusqu'ici : après un baccalauréat série D obtenu en 1972, il entre à l'université de Yaoundé, d'où il part deux ans plus tard pour la faculté de pharmacie de Reins en France. En 1980, il dévient pharmacien et soutien une thèse pour le diplôme de doctorat d'État en 1984. Après avoir servi dans l'administration de 1980 à 1987, il se met en clientèle privée à Bafoussam où il crée la pharmacie Binan. Sur le plan politique, il milite de longue date dans le RDPC. Il occupe au sein de ce parti le poste de vice-président de la section du Koung-khi, il est par ailleurs le président du Cercle des pharmaciens de l'Ouest Cameroun.
Le conflit qui a opposé les deux hommes porte sur le bilan « négatif »50(*) du maire à la tête de la mairie depuis 1996. Kanmogne Jean Claude représente ainsi le courant dit des intellectuels qui reprochent au maire sa « gestion patrimoniale » et personnalisée du village. Il est en effet reproché au maire de n'avoir rien fait depuis son accession à la commune. Mais, ce conflit a constitué un accréditif à la domination du maire. On peut lire dans un rapport RDPC du 3 juillet 2002, page 2 :
« Dans le groupement, la discorde qui existait entre les élites et le maire s'est dissipé avec les résultats de la présélection. Le score était de 85% en faveur du candidat maire sortant contre 15% pour son adversaire soutenu par plusieurs élites Bayangam ». A ces luttes internes au RDPC, il convient de relever des luttes de leadership qui ont opposé et opposent encore les deux principaux leaders institutionnels du village, à savoir celui du SDF et celui du RDPC. PARAGRAPHE 2 Des concurrences politiques entre élites urbaines SDF et RDPC Nous avons déjà relevé plus haut que c'est des actes qu'elles posent au village que les élites urbaines tirent leurs renommées. Le premier conflit qui oppose Puepi Bernard au Big man Sohaing trouve son origine à propos de la route principale, route qui traverse le village. Cette route est incontournable pour qui veut se déplacer dans le village et elle n'est pas bitumée. La principale conséquence est qu'en saison de pluies, elle est quasiment impraticable aussi bien pour les véhicules que pour les piétons et, en saison sèche, elle est la source de plusieurs maladies dues à la poussière. Les paysans ont longtemps formulé le souhait de voir cette route bitumée, d'autant plus qu'elle mène chez Sohaing où est logé la mairie et la sous -préfecture. Cette route constitue un enjeu politique important au village, car les critiques formulées contre le maire de Bayangam portent pour l'essentiel sur ce point. En effet, de nombreux paysans que nous avons interviewés sur cette question lui reprochent de n'avoir pas goudronné celle-ci. La même rengaine revient à plusieurs reprises : « En réalité Sohaing n'a rien fait pour ce village. Tout ce qu'il a fait jusqu'ici il l'a fait uniquement pour devenir maire. Regardez ce que fait Fotso à Bandjoun, il a goudronner toutes les routes de son village et Sohaing n'arrive même pas à goudronner celle qui mène chez lui ? De peur qu'on en profite ? Puepi avait commencé à entretenir cette route il a apporté des gros engins des Travaux Publics pour tout racler en nous promettant qu'il allait mettre du vrai goudron et depuis on attend...»
En effet Peupi Bernard est un ingénieur qui a mis ses connaissances en pratique pour aménager cette route pendant trois ans. Cet acte a constitué un important crédit politique pour celui-ci, devenu très populaire au village. Cette popularité n'a pas, semble t'il, plu à Sohaing qui a usé de ses prérogatives de maire pour « détruire » cette route qui portait atteinte à son hégémonie. A ce premier conflit est venu se greffer un autre lors des municipales de 2002. En effet, la Cour Suprême du Cameroun, siégeant en Assemblée Plénière avait rendu un arrêt confirmatif dans l'affaire État du Cameroun (MINATD), Sohaing André,candidat du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais(RDPC), commune rurale de Bayangam Contre/ Puepi Bernard, candidat du Social Democratic Front (SDF)51(*). Cet Arrêt confirmait le jugement rendu en première instance par la Chambre Administrative de la même cour à la demande de Peupi, et qui annulait « l'élection municipale du 30 juin 2002 dans la commune rurale de Bayangam ». Ce contentieux qui opposait Sohaing à Puepi et, à travers eux, le RDPC et le SDF, les deux principaux partis dans l'arène politique de Bayangam, est le résultat d'un ensemble d'actes illégaux que les différents partis se reprochaient. L'Arrêt de la cour suprême invoque de nombreux griefs pour justifier sa décision.52(*) En effet, lors du scrutin de 2002 à Bayangam les différents acteurs politiques ont eu recours à diverses pratiques, notamment la pratique du « vote multiple » qui consiste à faire venir de la ville des électeurs qui votent plusieurs fois dans divers bureaux. La lecture des archives de la sous - préfecture font mention de 915 cas de double emploi. Cette pratique de la fraude53(*)semble avoir cours depuis 1996. Mais lors de ces premières élections compétitives, les têtes de listes du RDPC étaient constituées par trois chefs traditionnels. Or dans l'imaginaire local, les chefs, garants de la tradition, ne pouvaient que servir l'intérêt général. C'est ce qui ressort de cette analyse de M. Tassing, militant SDF : «En 1996, les élections ont été truquées, nous n'étions que des novices dans la politique. Mais les chefs étaient tête de listes ce qui a poussé beaucoup de gens à voter et à soutenir le RDPC. On croyait que une fois ces derniers parvenus à la mairie ils allaient servir l'intérêt général même s'ils étaient du parti au pouvoir. Or, c'est Sohaing et non le chef qui a pris la mairie. En 2002, nous étions un peu plus aguerris... ». La contestation réussie des municipales de 2002 se justifie dans une large mesure par l'absence des autorités traditionnelles sur la liste du RDPC. Ici, contrairement à Bandjoun où le SDF avait été disqualifié par un acte à la « juridicité douteuse » (Mouiche, 2005 : 117) les partis politiques d'oppositions ont pu contester avec succès les résultats des municipales. Ce qui a conduit aux partielles du 13 juin 2004. Tableau 9 : Résultats des élections municipales du 30 juin 2002 annulées par la cour suprême
(Source : Rapport des scrutins législatifs et municipales du 30 juin 2002, MINATD.) Cette concurrence politique entre les deux acteurs politiques s'est poursuivie par avocat interposé lors des élections partielles de 2004. En effet, les deux candidats s'accusaient mutuellement de diffamation. Certaines archives permettent ainsi de retracer ce conflit Dans une requête adressée à la commission communale de supervision des élections dans la circonscription de Bayangam, les avocats de Sohaing soutiennent que : « ...dans le cadre de la campagne électorale relative aux élections municipales du 13 juin 2004, M. Sohaing André est victime de la part de M. Puepi Bernard, candidat SDF aux dites élections et de M. Tchatchoua de nombreuses déclarations diffamatoires ; Qu'en effet, à l'occasion des meetings organisés par le SDF à Bayangam, ces derniers accusent M. Sohaing et ses camarades du RDPC de distribuer des sommes d'argent aux électeurs pour obtenir leurs suffrages (...), qu'il plaise à M. le président de déclarer ces imputations diffamatoires, disqualifier M. Puepi Bernard comme candidat aux municipales du 13 juin 2004 à Bayangam ». Pour sa part, Puepi Bernard formulera une requête au président de la commission dont la teneur suit : « J'ai l'honneur de solliciter de votre haute bienveillance, la disqualification de M. Sohaing André, candidat RDPC aux élections municipales partielles du 13 juin 2004. En effet, M. Sohaing André, dans une requête en date du 8 juin 2004 m'accuse faussement d'avoir déclaré au cours des meetings de campagne « que ses camarades du RDPC et lui distribuent de l'argent aux électeurs pour obtenir leurs suffrages ». .Or il se trouve que, comme vous pouvez aisément le vérifier, je n'ai pas pris la parole dans les meetings depuis celui du 8 juin 2004 au marché de Bayangam .Ces accusations non fondées, diffusées partout, y compris dans les requêtes à vous adressées, constituent irréfutablement des faits diffamatoires contre ma personne. C'est pourquoi je sollicite qu'il vous plaise M. le Président de disqualifier M. Sohaing André comme candidat conformément aux disposition de l'article 28 de la loi n°92/002 du 14-08-1992 fixant les conditions d'élections des conseillers municipaux ».54(*) Ce conflit n'a pas eu l'effet escompté par les deux acteurs. Ils finiront par participer, tous les deux, aux élections municipales partielles qui se solderont par la victoire du RDPC avec un pourcentage 65,04 % des suffrages valablement exprimés. Tableau 10 : Résultats des élections municipales partielles du 13 juin 2004
(Source : archives, sous-préfecture de Bayangam.) Au total, il apparaît que la domination des élites urbaines se trouvent confrontée dans leurs entreprises de domination du village à des nombreuses contraintes et résistances qui contribuent à reconfigurer le système politique local à Bayangam. SECTION 3 : DE LA RECONFIGURATION DU SYSTÈME POLITIQUE LOCAL BAYANGAM Les conflits et les diverses rivalités entre les différents acteurs ont débouché sur le retrait des autorités traditionnelles des compétitions politiques locales. Toutefois, si l'entrée par les conflits est pertinente, elle n'ignore pas les accords, les compromis et la collaboration. PARAGRAPHE 1 : Du retrait des autorités traditionnelles des compétitions politiques locales à Bayangam
Parler de la reconfiguration de la scène politique locale à Bayangam, revient dans une large mesure, à s'inscrire dans la problématique des effets induits de la démocratisation sur la position des chefs traditionnels. En d'autres termes, quelle a été l'influence de la parlementarisation de la vie politique camerounaise sur le pouvoir des chefs ? Trois principales thèses sont en présence. Alors que pour les uns le multipartisme constitue une nouvelle perspective pour les chefs, pour les autres il mine leur position. Le troisième courant est représenté par Ibrahim Mouiche (2005) qui soutien plutôt la thèse de l'ambivalence des chefs. Mouiche a testé sur les localités voisines de Bayangam la pertinence de l'ambivalence de la position des autorités traditionnelles. C'est ainsi que les premières élections pluralistes de 1996 ont tantôt renforcé la position des chefs, c'est le cas du chef Monkam Tchiencheu David de Banka; tantôt affaibli leur position. C'est ainsi qu'à Bamoun, alors que le sultan-roi briguait avec succès la mairie depuis sa création, l'ouverture pluraliste va consacrer l'émergence d'un nouveau leader en la personne de Ndam Njoya au détriment du monarque. A Bandjoun, le big man Fotso Victor va sortir victorieux des luttes hégémoniques qui l'opposaient au feu chef Ngnie Kamga. (Mouiche, 2004). Le trait caractéristique à toutes ces collectivités est qu'elles existaient déjà avant l'ouverture pluraliste des années 1990; ce qui n'est pas le cas de Bayangam. En effet, Bayangam n'est devenu un marché politique distinct qu'entre 1992 et 1996 avec les premières élections municipales. En 1996, la liste RDPC pour les municipales y est conduite par les chefs traditionnels, Pouokam Kom Christophe de Bayangam et de ses pairs de Batoufam et de Bandrefam. La première élite urbaine sur la liste, Sohaing André, n'apparaît qu'à partir de la 4e position. Après les élections, il deviendra « le tout premier maire » de Bayangam. Cette victoire de l'élite urbaine sur l'élite traditionnelle s'explique par l'inégalité des ressources dont disposait chacun des deux acteurs. .....On peut donc en conclure que comme à Banka, les chefs traditionnels Bayangam, Bandrefam et Batoufam avaient été des « banques » de vote, c'est - à - dire utilisés comme des pourvoyeurs de voix pour le compte du RDPC. Tirant les leçons de leur alliance hégémonique réalisée paradoxalement à leur détriment, les autorités traditionnelles vont se retirer des listes RDPC lors des élections municipales de 2002 et de 2004 à Bayangam. Toutefois leur retrait formel n'a pas eu pour conséquence une neutralité politique absolue de leur part. Elles continuent, malgré tout, à participer à la campagne électorale en faveur du parti au pouvoir. L'entrée par les conflits nous a permis de mettre en exergue les rivalités et les conséquences qui en ont résulté sur le plan politique. Il convient cependant de relativiser les effets conflictogènes des antagonismes. Dans la perspective de Glucksman, le conflit doit aussi être envisagé comme un « lien social ».C'est Dans cet ordre d'idées que l'on peut envisager une institution locale comme le comité « PA'A YOGAM ». PARAGRAPHE 2 : Du dépassement des clivages et des antagonismes : le comité de développement « pa'a yogam 55(*)» comme lieu de coopération Comme dans la plupart des villages, Bayangam dispose d'un comité de développement au sein duquel on retrouve toutes les principales élites influentes sans considération partisane. En effet, les « associations des ressortissants », regroupant des cadres issus d'une même région, ou d'un même village se sont multipliées au Cameroun et impulsent des projets de développement de plus en plus nombreux en s'appuyant sur leurs compétences professionnelles et leurs relations sociales ou politiques acquises en ville. Par là, ils gardent un lien avec leur origine sociale (Olivier de Sardan, 1995 :162). L'action concertée des élites Bayangam s'effectue depuis 1965 dans le cadre d'un comité de développement chargé de coordonner la réalisation des grands travaux dans le village. C'est dans ce sens que, de manière constante, la plupart des grandes réalisations sont le fruit d'actions concertées. On peut ainsi à titre d'illustration noter la construction d'un bureau de poste et télécommunications, d'un collège d'enseignement général et technique (Le collège polyvalent saint Christophe), l'adduction d'eau dans certains quartiers, etc. Avec l'arrivée du multipartisme, des rivalités politiques ont certes réduit l'envergure de ce comité de développement. Le dernier congrès général prévu en 2001 n'a pu avoir lieu du fait des conflits hégémoniques entre Sohaing et le feu chef Pouokam Kom. Néanmoins, l'implantation d'un CETIC et d'un Lycée à Bayangam est à inscrire dans le cadre d'une action concertée des élites urbaines. C'est dire qu'en dépit des nombreux conflits, les différents acteurs urbains de la politique au village coopèrent. C'est ainsi qu'à la tête du comité de développement « Pa'a yogam », on retrouvera aussi bien les élites de l'opposition que les élites du RDPC. En effet, le bureau exécutif de ce comité est présidé par le professeur Tchuente Maurice entouré entre autres de Kanmogne Jean Claude et Sohaing André du RDPC, de Puepi Bernard et Kago Lele Jacques du SDF, ainsi que de nombreuses élites urbaines politiquement non engagées. * 40 Bangou est le chef lieu de l'arrondissement de Bangou dont dépendait administrativement Bayangam jusqu'en 1992, année de création de l'arrondissement de Bayangam. * 41 Il convient de préciser que le chef supérieur de Bayangam est mort en 2001.Les conflits entre les deux hommes relèvent donc du passé. * 42 Littéralement Fowagap signifie celui qui tue le gibier et le partage, autrement dit quelqu'un qui fait preuve d'une très grande générosité. Ce titre semble avoir été taillé sur mesure pour les « néo- notables » qui investissent les chefferies traditionnelles. * 43 Sur les rapports entre architecture et pouvoir chez les bamilékés, confère Dominique Malaquais, 2002, Architecture, pouvoir et dissidence au Cameroun, Yaoundé /Paris, Karthala et Presses de l'UCAC. * 44Entretien * 45 Ouest Echos, n° 178 du 21 au 27 février 2001, p .6. * 46 Cf. http:// www.cameroon-info.net. * 47 Source : entretien. * 48 Source : entretien. * 49 Source : archive de la sous-préfecture de Bayangam. * 50 Source : entretien. * 51 Arrêt n°95/A/2003-2004 du 19 Avril 2004. * 52 Les griefs sont relatifs aux listes électorales, aux cartes d'électeurs, à la campagne électorale, aux inscriptions sur les listes électorales faites par l'Administration et non par la Commission Communale de Supervision, le non affichage des listes d'électeurs, la non distribution des cartes d'électeurs, la nomination des présidents de bureau de vote sympathisants du RDPC, l'expulsion arbitraire des représentants du SDF des bureaux de votes, l'intrusion de l'autorité administrative dans le processus électoral, la violation du secret de vote .( cf. Arrêt sus cité) * 53 La fraude n'est pas entendue ici dans son sens juridique. La fraude, plus froidement est considérée comme relevant des règles pragmatiques mises en oeuvre par les compétiteurs soucieux d'efficacité. * 54 Source : archives privés des deux protagonistes. * 55 Signifie littéralement, les gens de Bayangam. |
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