Section 3. La Fée de 1860, poursuite d'une
réflexion sur la valeur symbolique
En regardant plus précisément, les trois
fillettes et les trois femmes de la version de 1860 sont en symétrie. La
dame blonde qui offre un bracelet à la petite fille blonde, est
secondée par une rousse en arrière-plan qui échange un
regard avec la petite rousse elle-même campée en arrière,
et enfin la fillette brune semble regarder avec curiosité la brune
drapée à l'antique. Le don d'un bracelet peut se comprendre alors
comme un symbole de transmission de femme à petite fille. Dans le bijou
a priori superflu, une valeur psychologique entre en compte. L'acte de
transmission revêt une importance incontournable pour la formation de
l'enfant et la construction familiale.
Pour comprendre la sensibilité aiguë de Diaz de la
valeur des choses, on peut revenir à son expérience très
précoce de la précarité. Dans la situation où il
s'était trouvé, ce sont les dons d'adultes bienveillants qui ont
donné seulement une chance au garçon qu'il était de se
sortir de la misère. C'est aussi la chance de provenir d'une famille
dont les relations ne l'abandonneraient pas totalement à son sort.
L'entourage fortuné de sa famille, offre du matériel au jeune
garçon et s'engage à faire « toutes les démarches
nécessaires147 », laissant imaginer que l'on investit
déjà l'enfant d'une qualité d'artiste. Or, si le jeune
Diaz est investi d'un potentiel artistique par ceux dont il reçoit son
premier matériel de peinture, et qu'il en a d'autant plus conscience
qu'il connait la
144 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 10.
145 Voir Seigel, pour qui « La fusion de l'art et de la
vie proclamée par les artistes d'avant-garde au début du XXe
siècle avait des racines profondes dans la bohème », Seigel,
Jerrold, Paris bohème. 1830-1930, trad. Odette Guitard, Paris,
Gallimard, 1991, p.346-374, cit. p. 366.
146 Voir Piffault, Olivier, dir., op. cit. Sur la
lecture oedipienne des contes de fées, voir Bettelheim, Bruno,
Psychanalyse des contes de fées, trad. Théo Carlier,
Paris, Robert Laffont, 1976.
147 Lettre de Monsieur Moreau fils à Madame Diaz, 28
novembre 1818, citée par Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 10.
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différence entre sa condition première et celle
qu'avaient eu ses amis artistes, on peut relier cet épisode du don dans
son enfance à une réflexion plus large sur la transmission dans
son oeuvre. Le thème est exploré en mettant en scène des
nobles, donnant aux bohémiens, ou encore dans l'allégorie La
Charité. Mais surtout, le geste du bracelet offert du bout des
doigts et tombant verticalement dans la main d'une enfant est redondant,
à l'image de la succession de personnages présentant les
mêmes détails dans leurs attitudes. On trouve ce même motif
dans des sujets orientaux, notamment, comme Le Bracelet (repr. 10).
Les présents d'une Nymphe aux bois de Lislé
(repr. 11) se rapprochent de très près de notre corpus. Diaz
fait de cette nymphe une apparition diaphane qui correspondrait de nos jours,
après la vogue victorienne des fairies, à l'image que
nous nous faisons d'une fée. Diaz fait manifestement le lien entre la
fée apparaissant dans les légendes arthuriennes et la nymphe
antique dont elle est dérivée. Cette nymphe, vêtue
pudiquement et se tenant dans une posture évoquant le gothique
international, se comporte comme une fée en offrant un bijou à la
famille cheminant en forêt. D'ordinaire, les nymphes ne sont pas connues
pour faire des présents aux mortels, il est donc possible que le titre
originel représente une fée. Cependant il faut insister sur
l'interchangeabilité des deux figures sous le pinceau du peintre, qui
baptise La Fée (s. d.) une femme nue en forêt, dans la
même posture que la déesse peinte par Prud'hon dans
Vénus et Adonis, assise sur une draperie et offrant un bracelet
à un amour, à moins que ce ne soit une déformation du
titre passant de mains en mains. Comme dans toute l'oeuvre, excepté
quelques tableaux dont font partie nos trois « Fées aux », ces
dernières nymphes et fées évoluent dans un milieu naturel,
tandis que la Fée aux bijoux n'a pour fond naturel qu'un
décor de carton sur une scène de théâtre.
La transmission symbolisée dans la deuxième
version de la Fée aux bijoux peut se lire comme la conformation
de la petite fille à son devenir de femme. Le bijou représente
l'art du paraitre et des manières desquelles l'être en
société tire sa plus-value. Que serait Diaz, avec sa jambe de
bois, et son absence de bagage, qui aurait voulu de lui s'il n'avait pas
allié le charme jovial rapporté par tous ceux qui l'ont
décrit, à une conscience et une maitrise parfaite des
différents niveaux de langue, des usages en différents milieux
sociaux ? Le tableau, représentant spécifiquement une
transmission de femmes à petites filles, peut se comprendre comme un
renouvellement iconographique radical du thème de l'éducation de
l'amour, ce qui expliquerait le passage de l'iconographie de Vénus et
Cupidon à cette composition originale dont la narration est
décousue. Les scènes de genre passant en revue les états
amoureux de jeunes filles jalonnent l'oeuvre peint de Diaz, confirmant son
intérêt particulier pour la sensibilité féminine,
l'apprentissage nécessaire de la femme aux prises avec l'amour et la
sociabilité. Vulnérable physiologiquement et privée d'une
partie des droits civils, la jeune fille du XIXe siècle ne
peut pas vivre indépendamment d'un mari ; du statut d'enfant elle
passe
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donc rapidement à celui d'épouse, dans le
meilleur des cas. La Fée aux bijoux pourrait mettre en
scène la transmission d'une image narcissique solide et d'un patrimoine
servant de dot, assurant la viabilité sociale de la femme en devenir.
« Quand on est riche, on ouvre les possibles », pourrait-être
la réciproque toute trouvée à la tirade attribuée
à Diaz.
Cependant le don d'un bijou est aussi une façon de
séduire, puisque le don induit un contre-don148. C'est ainsi
que se parachève l'importance de donner symboliquement une
peinture-bijou, afin d'en tirer le prix d'un objet d'art. Diaz, en plus de
soigner les références picturales et sa propre esthétique,
joue d'une carte qui séduira tout public, en faisant en sorte que sa
peinture vaille en tant qu'objet décoratif autant que comme peinture.
C'est l'effet saisissant sur le spectateur que relaye Gautier dans sa critique
amicale du Salon de 1846 :
« Avant de savoir ce qu'ils représentent vous
êtes déjà charmé par la délicieuse bigarrure
de cette gerbe de couleurs. Qu'importe le nom dont on les appelle, les
Délaissées, le Jardin des amours,
l'Orientale, la Magicienne, Léda,
l'Abandon, la Sagesse, ce sont toujours des feuillages de
topazes et d'émeraudes criblé de soleil ou de lune (...) tout ce
que peut rêver la fantaisie la plus orientalement
poétique149. »
La générosité symbolique de l'oeuvre charme
par-delà le sujet.
C'est en effet ce qui se vérifie puisque sa
montée en cote contribue à alimenter la valeur supposée de
son travail, et retentit sur le travail de ses amis paysagistes. Il contribue
en effet grandement à asseoir l'autorité de la nouvelle
école de paysage.
L'importance du don en général que traduit tout
particulièrement cette Fée aux bijoux, est à la
fois un don matériel qui permet de sortir de la misère, un acte
spirituel pour un fidèle catholique, et un acte éminemment
social. Diaz donne régulièrement ses tableaux à des
oeuvres de charité, comme par exemple une loterie en faveur des marins
perdus en mer vers Étretat en 1840150. Le don et le
contre-don fonde l'existence d'une société et structure sa
cohérence. Il est le signe d'une interdépendance, qui se traduit
autant par la circulation de l'argent que par la circulation d'intentions,
comme un maléfice lancé ou des bijoux donnés par une
fée. C'est un élément clé sur lequel repose
l'éthique personnelle de Diaz, pour maintenir de bons rapports avec son
entourage. A Barbizon, il passe un jour pour « le cid victorieux »,
d'après Sensier qui met ainsi l'accent sur l'aspect
148 Voir Mauss, Marcel, « Essai sur le don »,
L'Année sociologique, seconde série, t. I, 1923-1924,
rééd dans Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 2009,
p. 146-279. Pour une introduction à Mauss et un point de vue
contradictoire récent, consulter Godelier, Maurice, L'énigme
du don, Paris, Flammarion, 1996.
149 Gautier, Théophile, « Diaz », La
Presse, 3 avril 1846.
150 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 46.
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héroïque et improbable de l'artiste dont il
n'oublie jamais l'origine espagnole, auprès de son ami Millet, quand il
lui donne 600 francs « trouvés » le matin
même151.
La scène de théâtre
représentée dans la toile peut évoquer le spectacle visuel
qu'est la féérie, dont le modèle fondateur du genre,
Le Pied de Mouton, fut joué le 6 décembre 1806, et qui
perdura jusqu'à sa supplantation par le cinéma. Diaz
lui-même un amateur de théâtre, avec Paul
Huet152, depuis ses jeunes années, trouve sans doute dans cet
élément de décorum un affinité personnelle, qui
sied au remaniement subjectif de son iconographie. La scène de
théâtre peut être à la fois la sociabilité
codifiée où l'individu porte son masque social et les parures en
accord avec sa condition, et la « féérie » de sa propre
oeuvre, si l'on suit encore une fois une lecture « méta-picturale
» pour ces Fées si insolites. « [F]orce est de
constater que la première moitié du XIXe siècle
a été gagnée par une frénésie illusionniste
des liens complexes d'échanges.... », remarque Isabelle Michelot,
« Artisans de l'illusion, décorateurs et machinistes ont
été promus au rang d'artistes magiciens153 ».
Diaz partage donc avec les fééries des scènes de
spectacle, un engouement spécifique qui fait de lui comme des artistes
machinistes, un magicien. « On doit accepter la féérie comme
une hallucination de haschisch avec ses déformations (...) qu'on ne
discute jamais154 », écrit en 1879 un chroniqueur du
monde dramatique, en utilisant exactement le même lexique que
Théophile Thoré à propos de Diaz en 1846155. La
scène de La Fée aux bijoux de 1860 a donc des raisons
d'entretenir un sens symbolique avec le spectacle qu'est devenu la
carrière de Diaz pour le milieu de l'art. Les fleurs jetées sur
la scène peuvent renvoyer aux Jetés de fleurs de Diaz,
qui firent son succès, et jalonnent donc les marches de la scène,
marches que Diaz a pu se sentir gravir pas à pas, gagnant sa vie
grâce à l'art. Arrivé au sommet des marches, il y a un
devoir de transmission pour l'artiste, qui allie la connaissance de la valeur
de l'argent, à celle de la valeur de la sensibilité et du
narcissisme. Disposées en miroir, les fillettes attendent de recevoir
d'une femme en qui elles se reconnaissent. La scène peut aussi
être lue, en évacuant la question de la transmission à ses
enfants, comme l'arrivée à une connaissance de cette scène
de théâtre, où se joue un jeu de correspondance entre offre
et demande. Il faut savoir s'accommoder à l'image de ce que l'on attend,
a pu se dire Diaz, qui toute sa vie n'a réussi que conformément
à une attente du public, et en composant avec son goût.
151 Sensier, Alfred, et Mantz, Paul, La vie et l'oeuvre de
Jean-François Millet, intr. Geneviève Lacambre, Paris,
Éditions des Champs, 2005, p. 185.
152 Idem., p. 13.
153 Michelot, Isabelle, « Magies et machines : l'atelier
de l'illusion de la scène à la salle », Bernard-Griffiths,
Simone, et Bricault, Céline, dir., op. cit., p. 246.
154 Stoullig, Edmond, « Chronique théâtrale.
Porte Saint Martin. Cendrillon. La féérie au
XIXe siècle », septembre 1879, cité par Giret,
Noëlle, « Paris est plein du sourire des fées... » dans
Piffault Olivier (dir.), op. cit., p. 259.
155 Thoré, Théophile, « Salon de 1846 »,
op. cit., p. 109, voir citation introductive à l'étude,
p. 2 de ce volume.
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