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La magie de Diaz

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par Mélissa Perianez
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - Master 2 Histoire de l'art 2013
  

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Section 3. La Fée de 1860, poursuite d'une réflexion sur la valeur symbolique

En regardant plus précisément, les trois fillettes et les trois femmes de la version de 1860 sont en symétrie. La dame blonde qui offre un bracelet à la petite fille blonde, est secondée par une rousse en arrière-plan qui échange un regard avec la petite rousse elle-même campée en arrière, et enfin la fillette brune semble regarder avec curiosité la brune drapée à l'antique. Le don d'un bracelet peut se comprendre alors comme un symbole de transmission de femme à petite fille. Dans le bijou a priori superflu, une valeur psychologique entre en compte. L'acte de transmission revêt une importance incontournable pour la formation de l'enfant et la construction familiale.

Pour comprendre la sensibilité aiguë de Diaz de la valeur des choses, on peut revenir à son expérience très précoce de la précarité. Dans la situation où il s'était trouvé, ce sont les dons d'adultes bienveillants qui ont donné seulement une chance au garçon qu'il était de se sortir de la misère. C'est aussi la chance de provenir d'une famille dont les relations ne l'abandonneraient pas totalement à son sort. L'entourage fortuné de sa famille, offre du matériel au jeune garçon et s'engage à faire « toutes les démarches nécessaires147 », laissant imaginer que l'on investit déjà l'enfant d'une qualité d'artiste. Or, si le jeune Diaz est investi d'un potentiel artistique par ceux dont il reçoit son premier matériel de peinture, et qu'il en a d'autant plus conscience qu'il connait la

144 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 10.

145 Voir Seigel, pour qui « La fusion de l'art et de la vie proclamée par les artistes d'avant-garde au début du XXe siècle avait des racines profondes dans la bohème », Seigel, Jerrold, Paris bohème. 1830-1930, trad. Odette Guitard, Paris, Gallimard, 1991, p.346-374, cit. p. 366.

146 Voir Piffault, Olivier, dir., op. cit. Sur la lecture oedipienne des contes de fées, voir Bettelheim, Bruno, Psychanalyse des contes de fées, trad. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1976.

147 Lettre de Monsieur Moreau fils à Madame Diaz, 28 novembre 1818, citée par Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 10.

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différence entre sa condition première et celle qu'avaient eu ses amis artistes, on peut relier cet épisode du don dans son enfance à une réflexion plus large sur la transmission dans son oeuvre. Le thème est exploré en mettant en scène des nobles, donnant aux bohémiens, ou encore dans l'allégorie La Charité. Mais surtout, le geste du bracelet offert du bout des doigts et tombant verticalement dans la main d'une enfant est redondant, à l'image de la succession de personnages présentant les mêmes détails dans leurs attitudes. On trouve ce même motif dans des sujets orientaux, notamment, comme Le Bracelet (repr. 10).

Les présents d'une Nymphe aux bois de Lislé (repr. 11) se rapprochent de très près de notre corpus. Diaz fait de cette nymphe une apparition diaphane qui correspondrait de nos jours, après la vogue victorienne des fairies, à l'image que nous nous faisons d'une fée. Diaz fait manifestement le lien entre la fée apparaissant dans les légendes arthuriennes et la nymphe antique dont elle est dérivée. Cette nymphe, vêtue pudiquement et se tenant dans une posture évoquant le gothique international, se comporte comme une fée en offrant un bijou à la famille cheminant en forêt. D'ordinaire, les nymphes ne sont pas connues pour faire des présents aux mortels, il est donc possible que le titre originel représente une fée. Cependant il faut insister sur l'interchangeabilité des deux figures sous le pinceau du peintre, qui baptise La Fée (s. d.) une femme nue en forêt, dans la même posture que la déesse peinte par Prud'hon dans Vénus et Adonis, assise sur une draperie et offrant un bracelet à un amour, à moins que ce ne soit une déformation du titre passant de mains en mains. Comme dans toute l'oeuvre, excepté quelques tableaux dont font partie nos trois « Fées aux », ces dernières nymphes et fées évoluent dans un milieu naturel, tandis que la Fée aux bijoux n'a pour fond naturel qu'un décor de carton sur une scène de théâtre.

La transmission symbolisée dans la deuxième version de la Fée aux bijoux peut se lire comme la conformation de la petite fille à son devenir de femme. Le bijou représente l'art du paraitre et des manières desquelles l'être en société tire sa plus-value. Que serait Diaz, avec sa jambe de bois, et son absence de bagage, qui aurait voulu de lui s'il n'avait pas allié le charme jovial rapporté par tous ceux qui l'ont décrit, à une conscience et une maitrise parfaite des différents niveaux de langue, des usages en différents milieux sociaux ? Le tableau, représentant spécifiquement une transmission de femmes à petites filles, peut se comprendre comme un renouvellement iconographique radical du thème de l'éducation de l'amour, ce qui expliquerait le passage de l'iconographie de Vénus et Cupidon à cette composition originale dont la narration est décousue. Les scènes de genre passant en revue les états amoureux de jeunes filles jalonnent l'oeuvre peint de Diaz, confirmant son intérêt particulier pour la sensibilité féminine, l'apprentissage nécessaire de la femme aux prises avec l'amour et la sociabilité. Vulnérable physiologiquement et privée d'une partie des droits civils, la jeune fille du XIXe siècle ne peut pas vivre indépendamment d'un mari ; du statut d'enfant elle passe

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donc rapidement à celui d'épouse, dans le meilleur des cas. La Fée aux bijoux pourrait mettre en scène la transmission d'une image narcissique solide et d'un patrimoine servant de dot, assurant la viabilité sociale de la femme en devenir. « Quand on est riche, on ouvre les possibles », pourrait-être la réciproque toute trouvée à la tirade attribuée à Diaz.

Cependant le don d'un bijou est aussi une façon de séduire, puisque le don induit un contre-don148. C'est ainsi que se parachève l'importance de donner symboliquement une peinture-bijou, afin d'en tirer le prix d'un objet d'art. Diaz, en plus de soigner les références picturales et sa propre esthétique, joue d'une carte qui séduira tout public, en faisant en sorte que sa peinture vaille en tant qu'objet décoratif autant que comme peinture. C'est l'effet saisissant sur le spectateur que relaye Gautier dans sa critique amicale du Salon de 1846 :

« Avant de savoir ce qu'ils représentent vous êtes déjà charmé par la délicieuse bigarrure de cette gerbe de couleurs. Qu'importe le nom dont on les appelle, les Délaissées, le Jardin des amours, l'Orientale, la Magicienne, Léda, l'Abandon, la Sagesse, ce sont toujours des feuillages de topazes et d'émeraudes criblé de soleil ou de lune (...) tout ce que peut rêver la fantaisie la plus orientalement poétique149. »

La générosité symbolique de l'oeuvre charme par-delà le sujet.

C'est en effet ce qui se vérifie puisque sa montée en cote contribue à alimenter la valeur supposée de son travail, et retentit sur le travail de ses amis paysagistes. Il contribue en effet grandement à asseoir l'autorité de la nouvelle école de paysage.

L'importance du don en général que traduit tout particulièrement cette Fée aux bijoux, est à la fois un don matériel qui permet de sortir de la misère, un acte spirituel pour un fidèle catholique, et un acte éminemment social. Diaz donne régulièrement ses tableaux à des oeuvres de charité, comme par exemple une loterie en faveur des marins perdus en mer vers Étretat en 1840150. Le don et le contre-don fonde l'existence d'une société et structure sa cohérence. Il est le signe d'une interdépendance, qui se traduit autant par la circulation de l'argent que par la circulation d'intentions, comme un maléfice lancé ou des bijoux donnés par une fée. C'est un élément clé sur lequel repose l'éthique personnelle de Diaz, pour maintenir de bons rapports avec son entourage. A Barbizon, il passe un jour pour « le cid victorieux », d'après Sensier qui met ainsi l'accent sur l'aspect

148 Voir Mauss, Marcel, « Essai sur le don », L'Année sociologique, seconde série, t. I, 1923-1924, rééd dans Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 2009, p. 146-279. Pour une introduction à Mauss et un point de vue contradictoire récent, consulter Godelier, Maurice, L'énigme du don, Paris, Flammarion, 1996.

149 Gautier, Théophile, « Diaz », La Presse, 3 avril 1846.

150 Miquel, Pierre et Rolande, op. cit., p. 46.

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héroïque et improbable de l'artiste dont il n'oublie jamais l'origine espagnole, auprès de son ami Millet, quand il lui donne 600 francs « trouvés » le matin même151.

La scène de théâtre représentée dans la toile peut évoquer le spectacle visuel qu'est la féérie, dont le modèle fondateur du genre, Le Pied de Mouton, fut joué le 6 décembre 1806, et qui perdura jusqu'à sa supplantation par le cinéma. Diaz lui-même un amateur de théâtre, avec Paul Huet152, depuis ses jeunes années, trouve sans doute dans cet élément de décorum un affinité personnelle, qui sied au remaniement subjectif de son iconographie. La scène de théâtre peut être à la fois la sociabilité codifiée où l'individu porte son masque social et les parures en accord avec sa condition, et la « féérie » de sa propre oeuvre, si l'on suit encore une fois une lecture « méta-picturale » pour ces Fées si insolites. « [F]orce est de constater que la première moitié du XIXe siècle a été gagnée par une frénésie illusionniste des liens complexes d'échanges.... », remarque Isabelle Michelot, « Artisans de l'illusion, décorateurs et machinistes ont été promus au rang d'artistes magiciens153 ». Diaz partage donc avec les fééries des scènes de spectacle, un engouement spécifique qui fait de lui comme des artistes machinistes, un magicien. « On doit accepter la féérie comme une hallucination de haschisch avec ses déformations (...) qu'on ne discute jamais154 », écrit en 1879 un chroniqueur du monde dramatique, en utilisant exactement le même lexique que Théophile Thoré à propos de Diaz en 1846155. La scène de La Fée aux bijoux de 1860 a donc des raisons d'entretenir un sens symbolique avec le spectacle qu'est devenu la carrière de Diaz pour le milieu de l'art. Les fleurs jetées sur la scène peuvent renvoyer aux Jetés de fleurs de Diaz, qui firent son succès, et jalonnent donc les marches de la scène, marches que Diaz a pu se sentir gravir pas à pas, gagnant sa vie grâce à l'art. Arrivé au sommet des marches, il y a un devoir de transmission pour l'artiste, qui allie la connaissance de la valeur de l'argent, à celle de la valeur de la sensibilité et du narcissisme. Disposées en miroir, les fillettes attendent de recevoir d'une femme en qui elles se reconnaissent. La scène peut aussi être lue, en évacuant la question de la transmission à ses enfants, comme l'arrivée à une connaissance de cette scène de théâtre, où se joue un jeu de correspondance entre offre et demande. Il faut savoir s'accommoder à l'image de ce que l'on attend, a pu se dire Diaz, qui toute sa vie n'a réussi que conformément à une attente du public, et en composant avec son goût.

151 Sensier, Alfred, et Mantz, Paul, La vie et l'oeuvre de Jean-François Millet, intr. Geneviève Lacambre, Paris, Éditions des Champs, 2005, p. 185.

152 Idem., p. 13.

153 Michelot, Isabelle, « Magies et machines : l'atelier de l'illusion de la scène à la salle », Bernard-Griffiths, Simone, et Bricault, Céline, dir., op. cit., p. 246.

154 Stoullig, Edmond, « Chronique théâtrale. Porte Saint Martin. Cendrillon. La féérie au XIXe siècle », septembre 1879, cité par Giret, Noëlle, « Paris est plein du sourire des fées... » dans Piffault Olivier (dir.), op. cit., p. 259.

155 Thoré, Théophile, « Salon de 1846 », op. cit., p. 109, voir citation introductive à l'étude, p. 2 de ce volume.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand